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Ce livre méconnu sur l’éducation des jeunes enfants et les mutations de la figure parentale depuis le milieu du 20e siècle dérive d’une thèse de doctorat soutenue en 2014 à l’Université de Lausanne. On ne saurait toutefois réduire cette recherche allant hors des sentiers battus à une simple histoire de l’association genevoise : l’École des parents, organisme privé destiné à former des adultes pour devenir de « bons parents ». Il en existait quatorze en 1960, rien qu’en Suisse romande. L’approche privilégiée dès les premiers chapitres est interdisciplinaire, sociohistorique et comparative, proche de la sociologie de l’éducation et de la sociologie de la famille. Dès l’introduction, on comprend rapidement que cette interrogation sera basée principalement sur des données statistiques, démographiques et une analyse comparative des discours sur la famille, selon les époques. Mais vivons-nous vraiment une période de bouleversements quant à notre définition de la famille après des siècles de stabilité apparente et d’immobilisme en matière de famille ? Quelques constats préliminaires s’imposeront : « [à] titre d’exemple, le nombre de familles monoparentales était plus élevé dans les années 1920 et 1930 qu’à la fin des années 1990 (alors même que la Suisse ne participa pas à la Première Guerre mondiale) » (p. 11). Un autre constat bouscule cette impression infondée voulant que « tout aurait changé » dans nos conceptions de la famille recomposée à partir des années 1970 ; ici encore, la situation au début du 20e siècle n’était pas si différente de la nôtre, même en l’analysant à un siècle de distance : « il était courant que des enfants “issus de plusieurs lits” grandissent dans un même foyer, ou que des enfants soient élevés par des personnes du même sexe (par exemple deux soeurs), ceci bien avant l’augmentation du nombre de divorces et l’apparition des dénominations “familles recomposées”, “familles homoparentales” ou “familles monoparentales” » (p. 11). On pourrait sans doute ajouter à ces constatations le nombre élevé de crèches et d’orphelinats, en plus des refuges pour filles-mères ; mais là n’est pas la question.
Le cadre théorique est solidement élaboré dans une trentaine de pages du premier chapitre, partant entre autres des écrits de Michel Foucault sur le travail d’historicisation de la sexualité et la production de discours situés historiquement et culturellement, mais il y est aussi question de sujets et de subjectivité. Plusieurs prolongements théoriques plus récents s’ajouteront, notamment sur l’évolution des rôles sociaux des parents face à l’enfant, sur le genre et la question des droits de l’enfant. À partir des archives consultées (environ 600 documents, procès-verbaux, rapports et programmes d’activités) à l’École des parents de Genève, on revoit les paradigmes dominants qui se sont succédé durant un demi-siècle pour guider la formation du « parent éducateur » et des futurs parents ; on se remémore selon les décennies le recours aux tests de Rorschach, les approches centrées sur « l’estime de soi », ou encore la psychanalyse à la Françoise Dolto pour privilégier le modèle de « l’enfant comme personne » et les innombrables étiquettes accolées autrefois aux différents types d’enfants déviants ou défavorisés, comme autant de diagnostics apparemment immuables. L’analyse – centrée sur les discours – est bien documentée et évite les jugements à postériori. Différentes dynamiques sont mises en évidence selon les activités organisées par l’École des parents : cercles de parents, groupes de discussion, etc. Les discours étudiés nous révèlent les mentalités, les normes et les modèles mis de l’avant pour guider les actions et les politiques, à chaque période.
Contrairement à ce que l’on pourrait penser, Métamorphoses de la question parentale n’est pas un ouvrage prévisible qui stigmatiserait le rôle maternel uniquement à l’affectif et celui du père au seul support économique ; c’est une étude approfondie, bien documentée et nuancée. La question de la figure parentale (puis de l’identité parentale sexuée) apparait comme étant beaucoup plus complexe, toujours genrée, mais selon des critères flexibles qui évoluent et semblent se préciser au fil des décennies afin de répondre aux normes édictées par l’ordre social et les rôles respectifs des mères et des pères. On ne peut plus expliquer tous les problèmes familiaux simplement par une « théorie de la carence d’affection maternelle » chez l’enfant perturbé ou déviant, comme on le faisait souvent durant les années 1950 ; on parle désormais d’autres modèles comme celui de « parent réflexif communicant » et de « parent vecteur de l’épanouissement de l’enfant ». C’est en montrant la pluralité et la complexité de la figure parentale, avec ses possibilités de mutations, mais aussi en tenant compte de ce qui change et ce qui ne bouge pas, que ce livre ambitieux réaffirme la pertinence de ses analyses de discours et la justesse de ses diagnostics. Il sera utile notamment pour les doctorants en sciences de l’éducation et en études sur le genre. L’écriture est claire, exempte de jargon. Le corpus utilisé, s’il semble au départ anodin, devient en fait un puissant révélateur des conventions en place et des moyens de stabiliser ces normes acceptées socialement ou de désamorcer les velléités de tout changement social perçu comme étant trop brusque. Qui pourrait s’en étonner ?