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Le nouvel opus des didacticiens Marc-André Éthier de l’Université de Montréal et David Lefrançois de l’Université du Québec en Outaouais porte sur un sujet brulant : celui de l’histoire profane, et plus particulièrement de l’usage et de l’impact des jeux vidéos historiques dans le cadre scolaire. Comme le rappellent les auteurs, « par le truchement des jeux vidéos, l’histoire profane […] oppose une concurrence accrue à la mémoire formatée par l’école » (p. 12). Il apparaissait donc important pour les auteurs de rencontrer les historiens professionnels consultés et de « savoir ce qu’ils pensaient du processus auquel ils avaient été mêlés et de ses résultats » (p. 16). Les auteurs ont divisé le livre en quatre sections qui contiennent quinze entrevues avec des historiens impliqués dans l’une ou l’autre des neuf moutures du jeu Assassin’s Creed produites par Ubisoft entre 2007 et 2015.
L’ouvrage débute par une préface de l’historien et académicien Pascal Ory. Elle est suivie par une présentation coécrite par Éthier et Lefrançois qui survole le cadre théorique, les modalités de la mise en place du projet de recherche ainsi qu’une synthèse des entrevues. Ces entretiens sont répartis en quatre sections : L’histoire et les jeux vidéos ; Les anciens ; Les modernes et L’ère des révolutions. Enfin, le livre se termine par les notices biographiques des historiens consultés, une bibliographie et une table des matières. Il appert difficile de brosser un portrait total de l’ouvrage avec l’espace qui nous est imparti, mais nous pouvons en faire ressortir différentes idées. On saisit notamment que la quête de crédibilité des jeux Assassin’s Creed n’a jamais été un absolu. La reconstitution parfaite de chacun des univers explorés est une utopie qui doit se plier aux impératifs commerciaux et techniques. Ainsi, « le but n’a jamais été de plaire aux historiens » (p. 38). Les jeux se concentrent plutôt sur ce que Maxime Durand appelle « les moments pivots » de l’humanité parce que cela permet d’inclure l’action dans des moments historiques forts. Les jeux ne sont donc pas fondamentalement formatés pour répondre aux besoins scolaires, même si l’engouement des joueurs pour l’exploration historique et archéologique des univers a provoqué l’ajout du mode Discovery Tour en 2018 qui permet de rejoindre les intérêts variés des joueurs d’Assassin’s Creed et par le fait même de répondre à certains besoins académiques.
D’emblée, il faut dire que les entrevues ne suivent pas toutes le même plan de questionnement, ce qui permet de dynamiser l’ouvrage. Il ne faut donc pas le voir comme une simple série de commentaires répétitifs sur un quelconque apport historique aux jeux vidéos ou une réflexion systématique sur l’apport pédagogique d’Assassin’s Creed. Les entrevues permettent d’identifier les champs de compétence des consultants, la manière dont Ubisoft les a approchés, leurs apports à la conception, des analyses sur les contenus sélectionnés, des rétroactions sur les enjeux éthiques de certains choix artistiques, la fusion de la jouabilité d’Assassin’s Creed avec la réalité de la composition des classes d’enseignement et des programmes, une réflexion sur la violence intrinsèque du jeu ou encore sur les anachronismes. Les discussions autour du mode éducatif Discovery Tour ouvrent d’intéressantes discussions et les entrevues deviennent aussi un espace de réflexion plus large sur certains débats historiographiques, mais clairement, les entrevues ne sont pas toutes suffisamment dirigées vers une réflexion didactique profonde sur les usages scolaires d’Assassin’s Creed, ce qui peut parfois laisser un sentiment de dialogues inaboutis.
Ce qui ressort, c’est que le jeu est perçu par la majorité des consultants comme un prétexte pour apprendre. Il peut introduire certains sujets en classe, mais n’en brosse jamais une histoire complète. Un travail doit donc être fait en profondeur avec les enseignants pour poser des questions, pour mettre les élèves au défi d’identifier ce qui est véridique ou pas (p. 48). L’équipe noyau d’Ubisoft fonctionne comme une entité autonome qui prend des décisions et impose ses choix. Cela ne plait pas toujours aux historiens consultés qui jugent que des relectures supplémentaires auraient permis d’éviter des erreurs, ce qui n’est pas sans créer des insatisfactions. On peut donc parler d’un décalage entre l’histoire profane inscrite dans Assassin’s Creed et l’histoire universitaire. Certains notent aussi que la « vitesse » de réalisation du jeu projette aussi un biais interprétatif, celui de l’exécution rapide des choses, ce que la lenteur de la recherche, de la lecture et de l’intégration des savoir-faire et des connaissances contredit. À ce chapitre, la réflexion sur le parallèle du temps nécessaire en classe afin de réaliser une séquence d’apprentissage n’est pas développée.
Les jugements des historiens contractuels sur le jeu sont nuancés. Ils constatent d’abord que la violence, qui est au coeur du processus du jeu, ne neutralise pas la valeur ajoutée des dimensions historiques. Même si les efforts d’Ubisoft pour construire des représentations crédibles des différentes sociétés sont remarquables, personne n’est dupe de la récupération faite aux fins d’une narration fictive et commerciale. Le livre apporte donc une mise en garde salutaire à ce propos.
De plus, malgré leurs grandes qualités, le livre fait bien comprendre que les jeux vidéos historiques ne permettent pas l’intégration de la démarche historique chez les jeunes. Selon les commentaires des historiens consultants, la rétention d’informations à long terme n’est pas confirmée non plus, bien que certains noms de personnages soient mieux ancrés que d’autres. Enfin, la plupart des thèmes abordés dans le jeu ne sont pas traités dans le programme d’histoire nationale.
Le livre Le jeu et l’histoire – Assassin’s Creed vu par les historiens est un ouvrage bien conçu pour refléter les limites de la retranscription historique dans les jeux vidéos historiques. Outre un premier chapitre au ton très universitaire, les interviews sont une mine d’or d’informations, d’anecdotes et de vécus. Toutefois, on aurait aimé une postface liée davantage à une analyse du rapport d’histoire profane et de programmes actuels enseignés du primaire à l’université, au Québec. Une lecture pertinente qui permet de réfléchir sur l’enseignement concret de l’histoire à la lumière de l’histoire profane, mais qui laisse encore de la place à bien des débats sur le sujet.