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Comment les sociétés européennes qui prônent la liberté des individus ont-elles pu causer autant de ravages à la suite de leur rencontre avec les peuples autochtones d’Amérique, pour qui la liberté était au coeur même du rapport au monde ? Le piège de la liberté explore comment la colonisation européenne est parvenue, sous prétexte de vouloir « civiliser » et « émanciper », à encarcanner le territoire et la culture des Premières Nations. Refusant la notion réductrice d’un choc technologique des civilisations, les auteurs abordent la colonisation de l’Amérique comme la rencontre de deux visions du monde distinctes : le paradigme européen, orienté vers le « progrès », et la cosmogonie autochtone, fondée sur la circularité du don et du contre-don pour générer des alliances et équilibrer le monde.

Les auteurs reconnaissent d’emblée que les « Autochtones » sont présentés ici au sens large, sans distinction entre les cultures et les parcours historiques propres à chaque Nation. Il ne s’agit donc pas de rendre compte de trajectoires particulières, mais de présenter une vision d’ensemble de la colonisation. Le résultat de cette approche « grand angle » n’est pourtant pas caricatural, car les perspectives autochtones sont citées et mises en relation avec un corpus de sources diversifié et robuste. Les témoignages des premiers missionnaires, marchands et explorateurs permettent en effet de saisir les perspectives autochtones selon le prisme des valeurs européennes de l’époque, ce qui sert bien l’intention de l’ouvrage. Bien qu’il aurait été souhaitable de solliciter davantage de sources autochtones pour accéder aux interprétations que des membres des Premières Nations font de leurs propres paradigmes, l’exercice de décentration effectué par les auteurs pour comprendre la colonisation du point de vue des Premières Nation est convaincant.

Le regard posé sur l’Europe est d’ailleurs tout aussi rigoureux, étayé et distancié, les auteurs brossant un portrait à la fois lucide et surprenant de la cosmogonie européenne. En relevant les contrastes entre Autochtones et Européens dans leur rapport au commerce, au pouvoir politique, à l’autorité ou à la mort, les auteurs démontrent simultanément la complexité et le raffinement de la cosmogonie autochtone, tout en relevant ses points de divergence avec la vision européenne du monde. Il en résulte un ouvrage limpide et éclairant, qui démontre avec éloquence que la décentration historique est un outil fort efficace pour aller vers l’Autre et comprendre son rapport à l’Histoire. En s’intéressant ainsi au « temps long » de la colonisation, Le piège de la liberté mène une réflexion philosophique plus large, non seulement sur les mécanismes de l’altérité, mais aussi sur la place des individus et des groupes dans le modèle libéral importé d’Europe. Il constitue un ouvrage de référence fort pertinent pour les enseignantes d’histoire cherchant à diversifier les perspectives historiques inhérentes au territoire nord-américain.