Corps de l’article

Le développement des relations internationales du Québec représente l’une des impulsions majeures de la Révolution tranquille. Stéphane Paquin souligne, à cet égard, le rôle moteur qu’a joué la France dans ce qu’il qualifie de « changement de paradigme » (p. 9). Sans doute l’engagement international du Québec n’était-il pas absent avant 1960, mais, par contraste avec les décennies suivantes, ses traductions politiques ont été à la fois modestes et non cumulatives. Le dossier du Bulletin d’histoire politique a pour finalité de proposer un retour sur soixante ans de relations qualifiées d’« exception » entre la France et le Québec. Sur une thématique qui bénéficie à tout le moins d’une large historiographie, les quatre contributions font preuve d’originalité.

L’approche que développent Daniel Latouche et Luc Bernier accorde une attention singulière à l’impact des relations franco-québécoises sur la « capabilité » de l’État québécois à mettre en oeuvre de nouvelles politiques publiques. La construction d’une telle aptitude à caractère générique prend corps, au cours de la période 1960-1975, dans la mobilisation de « capacités » spécifiques dont l’examen successif structure l’analyse : la mobilisation de ressources financières, la conduite d’une action autonome et redevable, la planification et l’aménagement, le renforcement de l’administration étatique et, enfin, la politique de contrôle et de sécurité. La longue liste des événements qui ont jalonné l’institutionnalisation de la présence internationale du Québec permet de saisir le rôle éminent joué par la France. L’ouverture de la Maison du Québec à Paris en 1961, élevée trois ans plus tard au rang de Délégation générale dotée de privilèges diplomatiques, a fait figure de légitime reconnaissance de la capacité du Québec à agir comme un État, une reconnaissance qui pouvait donc aussi se lire comme un programme d’action. Lorsque Georges-Émile Lapalme s’est attelé à la rédaction du programme du Parti libéral de 1960, le projet de création d’un ministère des Affaires culturelles était aussi largement redevable au modèle français, incarné alors par André Malraux, au point qu’« il s’agit sans doute de la contribution la plus directe et la plus immédiate de la France à la construction étatique québécoise » (p. 27). Cette innovation gouvernementale a été source d’une connivence franco-québécoise qui s’est incarnée dans la francophonie institutionnelle et la protection de la diversité culturelle et qui a fait office de terrain d’apprentissage : la double entente, en éducation et en culture, conclue en 1965 a officialisé un accord sur des objectifs devenus communs. La création en juillet de la même année de la Caisse de dépôt et placement en tant que réservoir financier public a constitué à son tour l’une des manifestations à effet structurant de l’influence française : avec la Caisse des dépôts et consignations, fondée en 1816, « il y avait un modèle français qui correspondait à ce dont le Québec avait besoin, qui fonctionnait bien et qui pouvait remplir diverses missions d’intérêt général » (p. 24). Quand bien même « la planification à la française n’a guère trouvé preneur au Québec » (p. 48), la conception selon laquelle l’État doit jouer un rôle important dans le développement économique s’est inscrite en syntonie avec l’orientation traditionnellement mise en oeuvre par les dirigeants politiques français. En outre, le passage du paradigme de la planification à celui de l’animation sociale ou du développement par la base, comme ce fut le cas au sein du BAEQ, a emprunté à l’humanisme chrétien de l’économiste et père dominicain Louis-Joseph Lebret. Mais l’influence française a aussi trouvé ses limites, singulièrement dans le domaine de la réforme de la fonction publique québécoise : ainsi, lors des tractations qui ont entouré l’élaboration du cursus de formation des administrateurs québécois, c’est le statut d’une composante universitaire qui a été choisi pour l’ENAP, à l’encontre du modèle de l’ENA française. L’analyse par Latouche et Bernier de la contribution de la France au renforcement des capacités de l’État québécois emporte globalement l’adhésion. Toutefois, peut-être leur aurait-il fallu prendre soin de définir ce qu’ils entendent par la notion, souvent employée, de « modernisation de l’État ». En outre, le lecteur peut s’interroger sur les effets, non intentionnels, mais non moins prégnants, que l’ancrage de la France et du Québec dans une « mémoire » catholique partagée et donc dans une vision de la bonne gouvernance que l’on peut aussi imaginer en partie commune a pu entraîner sur le processus de construction et de transformation de l’appareil étatique québécois.

La consultation de fonds d’archives permet à Aymeric Durez de retracer avec précision les longues négociations, y compris avec des États africains, qui ont conduit à l’organisation du premier Sommet de la Francophonie, à Versailles en février 1986. Il avait été convenu avec Ottawa que le Québec participerait pleinement à la partie de la rencontre consacrée aux enjeux de la coopération et du développement, mais qu’il s’en tiendrait à un rôle de simple observateur au moment de la séquence dédiée à l’examen de la situation politique mondiale. À la fin du premier quinquennat de François Mitterrand et à la veille d’importantes échéances électorales, cet aménagement reflétait une relative remise en cause de la priorité québécoise de la France et, corrélativement, un rapprochement franco-canadien : « Le gouvernement français a fait prévaloir pour la première fois l’avancée du projet de Francophonie sur les enjeux du couple franco-québécois » (p. 106).

La dynamique des relations franco-québécoises ne paraît pas avoir souffert de la présence à la tête du gouvernement du Québec, de 2003 à 2012, du fédéraliste Jean Charest. Samy Mesli, Jean-François Payette et Jérémy Scraire entendent « démontrer » (p. 114 et 126 ) que cette période a été non seulement marquée par la préservation du dispositif politique et institutionnel mis en place quarante plus tôt, mais qu’elle a aussi été celle d’une intensification de cette coopération binationale. Parmi les dossiers majeurs figurent la signature, en 2008, de l’entente France-Québec sur la reconnaissance mutuelle des qualifications professionnelles, l’organisation d’une mission économique franco-québécoise conduite au Mexique en novembre 2004 par Jean Charest et le premier ministre français Jean-Pierre Raffarin et la célébration en 2008 du 400e anniversaire de la fondation de Québec. Les auteurs soulignent les divergences de vues entre le président Nicolas Sarkozy, attaché à la promotion de l’unité canadienne, et son premier ministre François Fillon, qui a joué un rôle majeur dans la présence du Québec, en 2009, à la COP 15 sur le climat organisée à Copenhague.

C’est un regard à la fois inhabituel et contrasté que propose Arnaud Chaniac dans son analyse des relations entre la France et le Québec anglophone au cours des années 1950 et 1960. Un « simple » (p. 72) constat est estimé suffisant pour montrer que la construction des relations franco-québécoises n’a pas reposé sur le seul fait français : depuis la conquête, une partie notable des élites de la Belle Province se trouvait héritière des Canadiens anglais. L’auteur considère comme « certaine » l’idée selon laquelle « la Révolution tranquille constitue l’acte de naissance d’un véritable sentiment d’appartenance anglo-québécois » (p. 73). Il inscrit son propos dans le champ des relations internationales pour dégager les liens qui se sont noués entre la France et le Québec anglophone dans le triple registre de la politique, de la diplomatie culturelle et de l’économie. Une attention particulière est portée au Département de langue romane de l’université McGill ainsi qu’à la famille d’ascendance franco-écossaise de David Macdonald Stewart, qui s’est notamment consacrée à la revitalisation des lieux de mémoire franco-canadiens.

Ce dossier contribue à ouvrir ou à élargir des voies judicieuses de l’analyse des relations, que l’on peut effectivement qualifier d’exceptionnelles, entre la France et le Québec. Ces relations ont pu fluctuer au cours des soixante dernières années, mais elles ont conservé le caractère d’un partenariat privilégié en fidélité à l’adage devenu quasi prescriptif pour les autorités françaises à l’égard du Québec : « Non-ingérence et non-indifférence ». Les effets attendus d’un tel « jeu à somme positive » inauguré par le général de Gaulle invitent à ne pas y voir une simple révision du traité de Paris de 1763…