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Professeur au département de sociologie de l’Université d’Ottawa, Robert Leroux est décédé prématurément à l’âge de 58 ans. Robert Leroux avait obtenu un baccalauréat en histoire de l’Université de Montréal et une maîtrise en sociologie sous la direction de Marcel Fournier. Il a par la suite fait ses études de doctorat en sociologie sous la direction de Fernand Dumont, dont il fut le dernier étudiant à passer son diplôme. Il a par la suite effectué des études postdoctorales au CNRS à Paris avec Raymond Boudon, avec qui il avait noué une solide amitié.

Formé d’abord en histoire, Robert Leroux avait développé un grand intérêt pour l’histoire de la pensée sociologique – notamment pour l’histoire de la sociologie québécoise – et, plus largement, pour l’histoire de la pensée libérale. Il accordait une grande importance au travail scientifique et à l’élaboration de « savoirs fondés » (Raymond Boudon) en dehors de toute idéologie. Sa production scientifique est considérable. On lui doit de nombreux ouvrages (certains traduits en anglais, italien et espagnol) dont on trouvera plus bas la liste, de même que de nombreuses contributions sous la forme d’articles ou de chapitres d’ouvrages collectifs. Il est à noter que ses livres ont paru dans des maisons d’édition prestigieuses et reconnues, ce qui fait de lui l’un des sociologues québécois les plus connus à l’étranger.

L’apport de Leroux aux études québécoises

Robert Leroux a publié un bon nombre de contributions dans le champ des études québécoises. Il a ainsi contribué à faire connaître la pensée de plusieurs auteurs, parfois oubliés ou moins connus, en présentant notamment leurs idées sur la question nationale et en éditant leurs textes importants. Ainsi, il a choisi et présenté plusieurs textes d’Édouard Montpetit, dont l’oeuvre « se trouve au coeur même de l’histoire des sciences sociales québécoises », selon ses mots.

Robert Leroux avait une grande admiration pour Fernand Dumont, dont il a contribué à faire connaître l’oeuvre sociologique et en particulier ses liens avec la sociologie durkheimienne. Avec Simon Langlois, il a rassemblé les écrits de Jean-Charles Falardeau (sociologie, Université Laval), identifié par eux comme un précurseur de la Révolution tranquille. L’ouvrage Sociologie du Québec en mutation. Aux origines de la Révolution tranquille est paru aux PUL en 2013. Mentionnons aussi un essai original sur les liens intellectuels et scientifiques entre historiens et sociologues dans une contribution parue dans un ouvrage collectif sous la direction de Joseph Yvon Thériault et Martin Meunier.

Spécialiste de la pensée libérale au 19e siècle

Robert Leroux est reconnu comme l’un des meilleurs spécialistes de la pensée libérale française du 19e siècle – son « âge d’or » selon son expression –, époque où elle était en concurrence avec les approches du socialisme et du marxisme naissant. La grande caractéristique de ses ouvrages est la manière objective avec laquelle il aborde la pensée de plusieurs auteurs – encore connus ou déjà oubliés – appartenant à ce courant. Il a ainsi exploré les oeuvres d’Antoine-Augustin Cournot, Frédéric Bastiat, Charles Dunoyer, Alexis de Tocqueville, Jean-Gabriel Tarde. Il est le premier chercheur à avoir écrit un livre en français sur le grand économiste autrichien Ludwig von Mises. Chacun de ses livres s’appuie sur une bibliographie importante, témoin de sa minutieuse et patiente recherche. Dans la foulée de ses travaux sur les penseurs du 19e siècle, Leroux s’est aussi attardé à l’étude de plusieurs auteurs identifiés à l’École française de sociologie. Signalons notamment ses contributions sur Maurice Halbwachs et, plus près de nous, sur Raymond Boudon.

Sa collaboration avec Raymond Boudon mérite d’être rappelée, car elle occupe une place à part dans la carrière de Leroux. Promoteur de l’individualisme méthodologique dans une perspective qu’il a renouvelée, Raymond Boudon a soutenu que « la sociologie pouvait atteindre le même niveau de scientificité que les sciences de la nature », selon les mots de Leroux.

Raymond Boudon avait une grande estime pour les travaux de Leroux et il avait accepté de publier avec lui un long ouvrage d’entretiens sur divers aspects de la sociologie contemporaine et sur ses propres travaux. Ce livre, Y a-t-il encore une sociologie? (2003), demeure une synthèse privilégiée sur la pensée du sociologue français. Cet ouvrage fut suivi d’un autre livre, Penser avec Raymond Boudon, paru aux Presses Universitaires de France (2022), dans lequel Leroux a rassemblé des contributions publiées au fil des ans sur celui qu’il considérait comme le plus grand sociologue de sa génération, non seulement en France mais aussi à l’étranger. Je rappelle enfin qu’il a souligné les liens entre la sociologie de Raymond Boudon et la pensée libérale dans sa contribution au liber amicorum publié en hommage au sociologue Simon Langlois (Université Laval) à l’occasion de son départ à la retraite.

Robert Leroux a publié quelques contributions à caractère essayiste afin de critiquer certaines dérives teintées idéologiquement dans les milieux scientifiques, tout en prenant soin de bien les distinguer de ses travaux scientifiques. Son dernier livre tranche par son caractère polémique et il s’y est montré préoccupé par la situation actuelle et l’avenir de l’université, institution à laquelle il était si attaché. Dans Les deux universités (2022), il opposait l’université comme institution de haut savoir et l’université telle qu’elle lui paraissait menacée par de nombreux courants idéologiques à distance de sa vocation scientifique.

Robert Leroux a reçu le Prix Charles Dupin de l’Académie des sciences morales et politiques de France pour son livre Lire Bastiat. Science sociale et libéralisme. Bastiat était critique du socialisme dominant la pensée française au 19e siècle. « Il apparaît donc comme un étranger dans sa propre patrie », notait Leroux, mais il était très lu en Angleterre et aux États-Unis. Leroux partageait sans doute la perspective analytique de Bastiat, pour qui les actions des individus sont au centre des changements sociaux. « Ainsi la route pour connaître les ensembles collectifs passe par l’analyse des actions des individus ».

Robert Leroux était membre de quelques comités de rédaction de revues savantes, notamment La Revue française des économistes et la revue Durkheimian Studies/Études durkheimiennes, de même que du Comité d’honneur de l’Institut Coppet à Paris. Robert a reçu plusieurs subventions de recherches du CRSH dont il a été membre de différents comités d’évaluation des projets de recherche. À noter aussi qu’il a été membre du comité scientifique de la Chaire Fernand Dumont de l’INRS Culture et Société.

Leroux était très attaché à sa terre natale, à sa famille et à la sociologie, discipline qu’il avait en haute estime. Homme de taille imposante, il était un grand amateur de football et de musique rock. Le 17 septembre 2022, il a été invité par la librairie Le livre voyageur (Montréal) à présenter son livre, ce qui fut sa dernière intervention publique (on peut la consulter sur le web). Son décès prématuré, au terme d’une longue maladie qu’il a combattue avec courage, tout en continuant à élaborer son oeuvre scientifique, constitue une grande perte pour la communauté universitaire.