Corps de l’article

Actuellement, en droit civil québécois, la propriété représente le rapport le plus complet qu’une personne peut entretenir avec un bien (Normand, 2020, p. 95)[1]. Cette notion est le véritable pivot du Code civil du Québec (ci-après Code) en raison des liens qui l’unissent avec les autres parties du Code[2]. Aux attributs du droit de propriété comme droit d’user, de jouir et de disposer de façon libre et complète (Code civil du Québec, art. 947), la doctrine ajoute trois caractères : il s’impose comme absolu, exclusif et perpétuel (Normand, 2020, p. 111). Néanmoins, les limites à ce droit sont de plus en plus connues et nombreuses, à travers les restrictions imposées par le Code lui-même[3], les limites légales de lois particulières[4] et les développements jurisprudentiels[5], ce qui a motivé Yaëll Emerich à qualifier la propriété absolue de mythe qui perdure (Emerich, 2020).

En Italie, c’est sur fond d’une tendance à la dépossession que le pays a vu émerger des mouvements de réappropriation de l’espace public[6] conjuguant militantisme politique et pratiques juridiques nouvelles, dans l’objectif de réfléchir à une nouvelle forme de propriété et en s’inspirant largement des communs[7]. Le rapport de la Commission Rodotà (ci-après Commission), déposé en 2010, propose un cadre théorique pour la qualification des beni comuni en dehors de la dichotomie habituelle entre propriété publique et propriété privée. Ces biens ont été définis comme des choses qui expriment des utilités fonctionnelles en vue d’exercer des droits fondamentaux[8]. Tenant pour acquis que « choisir un droit de propriété, c’est évidemment choisir un style de société » (Goldstein, 1990, p. 528), le présent article vise à explorer les diverses avenues possibles d’une conceptualisation des communs dans l’ordre juridique québécois au regard de l’expérience italienne, à travers une approche de droit comparé. L’expérience italienne reflète « un usage du droit absolument affranchi et créatif permettant de faire émerger avant tout un modèle d’usage et de gouvernance alternatif au modèle propriétaire » (Festa, 2021c, p. 122). Ainsi, l’objectif est de faire ressortir les développements législatifs et jurisprudentiels en Italie, afin d’en tirer des enseignements permettant de réfléchir à la place des communs en droit civil québécois, l’Italie étant également une juridiction de tradition civiliste.

Il convient toutefois de préciser une limite importante de notre analyse, soit l’absence, en droit civil québécois, de principes constitutionnels comparables à ceux dont ont pu se servir les juristes italiens pour intégrer le concept de communs dans leur ordre juridique. Notre approche, en appréhendant le droit comme un phénomène culturel contextualisé (Muir-Watt, 2000, p. 503), ne vise donc pas à transposer directement les méthodes italiennes en droit québécois, mais plutôt à former une vision critique du droit de propriété au Québec afin de réfléchir à l’intégration du concept des communs. Le droit comparé permet d’esquisser une ouverture critique et émancipatrice du droit, en plus d’aborder des aspects souvent laissés de côté par les juristes (Leckey, 2017, p. 14). En effet, si le concept de communs est maintenant bien connu d’autres disciplines des sciences sociales comme la philosophie et l’économie (voir notamment Bollier et Helfrich, 2012; Hardt et Negri, 2011; Linebaugh, 2008; Ostrom et Hess, 2007; Ostrom, 2010; Dardot et Laval, 2015), il est évident que ce dernier demeure trop peu discuté dans la communauté juridique, particulièrement au Québec[9]. Notre analyse permettra dans un premier temps d’offrir une vue d’ensemble du cadre théorique des communs pour ensuite explorer les pratiques instituantes des communs en Italie dans leur contexte social et juridique, afin finalement d’analyser l’état du droit de propriété au Québec en abordant les pistes de solutions pour une incorporation des communs dans notre droit civil.

Cadre conceptuel

À contre-courant de la conception hégémonique du droit de propriété, les communs mettent l’accent sur le collectif et la fonction sociale de la propriété, et non sur le sujet propriétaire lui-même (Festa, 2016, p. 239). Si le paysage des communs est complexe (Charbonnier et Festa, 2016, p. 187‑194), il est néanmoins possible d’en tracer les contours. Contrairement à l’idée largement diffusée dans le célèbre texte du biologiste Garrett Hardin (1968)[10], le concept de communs ne renvoie pas à des ressources en libre accès (Von Ciriacy-Wantrup et Bishop, 1975), mais plutôt à des choses définies par rapport à la notion de rivalité, c’est-à-dire que la ressource utilisée par les uns n’est plus disponible pour les autres L’apport d’Elinor Ostrom et de l’école de Bloomington à la théorie a permis de redéfinir les communs, entendus comme des arrangements institutionnels, soit « des ensembles de ressources collectivement gouvernées, au moyen d’une structure de gouvernance assurant une distribution des droits entre les partenaires participant au commun (commoners) et visant à l’exploitation ordonnée de la ressource, permettant sa reproduction sur le long terme » (Coriat, 2015, p. 39). Considérés ainsi comme la combinaison d’une ressource, d’une communauté et d’un mode de gouvernance de cette ressource, établi par ladite communauté (Ostrom, 2010; Festa, 2016, p. 236), les communs poursuivent un objectif pratique et s’articulent autour de huit principes de gouvernance établis par Ostrom[11].

Mais tandis que les conceptions des communs et des biens communs semblent bien établies dans certaines disciplines, la translation de ces concepts en droit civil québécois se heurte à des problèmes de définition. La propriété est définie comme un « droit réel conférant à son titulaire, le propriétaire, la prérogative exclusive d’user, de jouir et de disposer de son bien dans les limites fixées par la loi » (Dictionnaire de droit privé). Les biens sont, au sens juridique, des choses matérielles susceptibles d’appropriation (Cantin Cumyn et Cumyn, 2006, p. 143) et le droit s’intéresse surtout aux droits réels qui portent sur ces derniers.

Alors que le Code civil du Québec reconnaît les choses communes, ou res comunes, à son article 913, il serait prématuré d’y voir une consécration des communs. En effet, entendues juridiquement, les choses communes sont, par leur nature, inappropriables, comme c’est le cas par exemple pour l’eau qui, en théorie, « ne peut faire valablement l’objet, ni d’une vente, ni d’une expropriation » (Cantin Cumyn, 2007). Dans les faits, les contenants d’eau de vingt litres ou moins peuvent être exportés, les lits et rives des cours d’eau font l’objet d’une appropriation, et l’action en responsabilité en cas d’abus d’usage demeure exclusivement entre les mains de l’État. Les choses communes sont donc loin du prisme des communs, en l’absence notamment d’une « manifestation d’une action collective de gouvernance réunissant une communauté de taille limitée » (Rochfeld, 2021, p. 201). En ce sens, s’appuyer sur l’art. 913 C.c.Q. ne permettrait pas d’opérer une inclusion des communs en droit civil québécois.

La particularité de l’Italie est d’avoir consacré juridiquement les beni comuni, à ne pas traduire textuellement par « bien communs » au sens de choses, mais plutôt par « communs », soit des arrangements institutionnels. En incorporant le principe de subsidiarité horizontale, l’art. 118 al. 4 de la Constitution italienne « reconnaît non seulement le droit pour les citoyens de s’impliquer dans la définition des politiques publiques aptes à satisfaire les besoins collectifs, mais aussi l’obligation pour les administrations de reconnaître et favoriser cette implication, y compris par des actions de coordination, de soutien et d’accompagnement » (De Donno et Auby, 2021). Il est donc pertinent d’analyser les apports de l’expérience italienne, et de soupeser ces innovations juridiques, dans l’objectif d’enrichir le droit civil québécois.

Beni comuni ou l’expérience italienne

Au coeur de l’évolution juridique des beni comuni, la Commission, instituée en 2007 par le gouvernement Prodi, avait pour mandat de préparer un projet de loi visant, entre autres, à élaborer des principes et des critères afin de réformer le chapitre du Code civil italien (ci-après Code italien) portant sur le droit de propriété et des biens, plus particulièrement concernant la propriété publique (Mone, 2021, p. 213). Avec l’arrivée d’un nouveau gouvernement au pouvoir, les recommandations de la Commission ont toutefois été mises de côté, avant d’être reprises par la Constituante des biens communs (ci-après Constituante), laquelle incorpore davantage le discours juridique dans la pratique. Cette section cherchera donc à mettre en lumière les propositions de la Commission afin d’en souligner l’étendue et les limites, puis présentera la Constituante dans une perspective juridique, pour ensuite effectuer une ébauche de classification des communs dans l’optique de mieux pouvoir définir ces derniers.

De la Commission Rodotà à la Constituante des biens communs

Dès la création de la Commission, il apparaît que la classification juridique même des biens était à revoir, les critères du régime des biens publics étant trop limitatifs et non adaptés aux types de biens ne relevant pas du domaine naturel (Ibid.). L’article 829 du Code italien permet le transfert d’un bien du domaine public au patrimoine de l’État[12], conférant donc un pouvoir largement discrétionnaire à l’administration pour ce faire (Codice civile, art. 829). C’est ici que le bât blesse : l’État avait historiquement été le gardien des biens publics en assurant leur fonction sociale[13] et la différence entre bien public et bien commun ne semblait pas nécessaire (Lucarelli, 2018, p. 143). Toutefois, à partir du 21e siècle, l’État use plus souvent de son pouvoir pour se défaire de la propriété ou de la gestion de biens publics en les confiant à des intérêts privés (Idem, p. 144).

La Commission propose donc un recalibrage de la classification des biens selon leur fonction, par le biais d’une réinterprétation du concept de biens publics basée sur leur relation avec les droits fondamentaux (Mone, 2021, p. 214). C’est dans cet ordre d’idées que sont proposés les beni comuni, définis comme « des choses qui expriment une utilité fonctionnelle à l’exercice des droits fondamentaux ainsi qu’au libre développement de la personne et qui doivent être protégées […] dans l’intérêt des générations futures » (Ibid.). Cette nouvelle catégorie de biens transcende la division entre biens publics et biens privés, puisqu’ils peuvent avoir pour titulaires des personnes publiques ou privées (Marella, 2017, p. 67). Le rapport énumère plusieurs exemples de ces biens, en plus de réserver exclusivement à l’État le droit d’action pour une atteinte à ces derniers[14]. Le rapport de la Commission pose des limites importantes lorsque le titulaire est une personne publique, les beni comuni étant alors placés en dehors de la sphère commerciale et la concession. Il convient de préciser que plusieurs ont relevé l’occasion manquée d’accorder une plus grande place à la gestion participative de ces biens, ce qui aurait véritablement permis de garantir un rôle actif aux communautés locales (Ibid.). En outre, pour assurer une meilleure gestion et une protection adéquate de biens publics devant servir l’intérêt général, le rapport prévoit une catégorisation des biens publics selon leur finalité en ajoutant des protections additionnelles à chacune des trois catégories de biens publics, soit les biens à appartenance publique nécessaire (imprescriptibles et inaliénables), les biens publics sociaux (imprescriptibles) et les biens publics marchands (aliénation possible, mais limitée) (Voir Lucarelli, 2018, p. 142).

La Commission a permis d’entamer une discussion sur les formes de propriété à l’aube de ce qui allait devenir un mouvement de réappropriation collective en Italie. Bien qu’ayant été écartées lors du changement de gouvernement, les propositions de la Commission ont été reprises et validées par la Cour suprême de cassation italienne en 2011 dans une décision majeure portant sur une zone de pêche[15]. Dans cette affaire opposant la compagnie privée de pêche Azienda Marina Averto S.R.L au gouvernement italien[16], l’objet du litige portait sur le droit de propriété revendiqué par la compagnie privée sur la vallée d’Averto, l’une des nombreuses vallées de pêche qui composent la partie sud de la lagune de Venise. La zone de pêche a été qualifiée de beni comuni par la Cour, devenant dès lors protégée de toute tentative d’appropriation, à l’avenir, par une compagnie de pêche industrielle (voir Marella, 2016, p. 204). Dans les motifs de la décision, la Cour suprême de cassation a affirmé que la classification civiliste actuelle des biens n’était pas suffisante[17], concluant que certains biens se situent hors de la titularité formelle et doivent être considérés comme communs en raison de leur affectation aux intérêts de tous les citoyens[18]. Qualifiant de « datée » la perspective de dominium romain et de propriété civile, la Cour a appuyé son argumentaire sur des dispositions de la Constitution italienne visant la protection du patrimoine et du paysage (Constitution italienne traduite, article 9), la propriété et la fonction sociale (Idem, article 42) et le principe de garantie des droits fondamentaux de l’individu (Idem, article 2). Cette décision marque un tournant dans la jurisprudence, faisant désormais primer l’affectation plutôt que la titularité lorsque les biens sont rattachés aux intérêts collectifs, intégrant ainsi une « vision pluraliste et fonctionnaliste de la propriété » (Festa, 2021b, aux par. 19-20).

Malgré la Commission, puis le jalon important que représente subséquemment l’affaire de la Vallée d’Averto dans la reconnaissance juridique des beni comuni, on observe parallèlement l’effritement de la protection des biens publics et la vente de ces derniers à des investisseurs privés. Des initiatives se mettent alors en place, prenant notamment la forme d’occupation de lieux culturels pour s’opposer à leur vente ou à leur transformation[19]. En plus de l’émergence de ces mouvements à partir de 2011, une large mobilisation prend son essor contre la privatisation de compagnies jusqu’alors publiques offrant des services de distribution de l’eau. Plus de 25 millions de personnes votent contre la privatisation de l’eau lors d’un référendum abrogatif (Lucarelli, 2021, p. 24-25). Au-delà d’une simple question logistique de gestion de cette ressource, le référendum pose les balises d’une réflexion plus large sur « la participation démocratique à la gestion du bien commun » (Carrozza et Fantini, 2013, p. 466-467).

Ce contexte représente un terrain fertile pour la création de la Constituante, qui reprend de façon extra-institutionnelle les travaux de la Commission en ancrant davantage le discours juridique dans la pratique militante (Festa, 2016, p. 243). Le but avoué de ce mouvement est alors d’user du droit de façon « contre-hégémonique », en partant des expériences de réappropriation elles-mêmes. Tablant sur un processus législatif collectif qui transformerait les bases juridiques de la propriété, l’expérience se structure sur deux niveaux. D’abord, l’assemblée constituante itinérante se disperse dans plusieurs villes italiennes au sein desquelles les organismes de défense des communs (ceux-là mêmes qui portaient le mouvement de réappropriation des lieux culturels) présentent leurs diverses expériences et les écueils qu’ils ont rencontrés en vue de déboucher sur une perspective juridique (Festa, 2021a, p. 332). Ensuite, ces assemblées sont suivies d’une réunion du groupe de rédaction sur les beni comuni, composé de juristes bien au fait du mouvement et ayant pour la plupart participé à la Commission. Le Teatro Valle était le siège de ces réunions ouvertes au public, de sorte qu’un échange avec celui-ci était possible, et même encouragé (Ibid.).

La Constituante s’est penchée principalement sur la définition des beni comuni et le régime de ceux-ci, en se basant sur les travaux de la Commission comme matrice initiale. Tout en reprenant les principes de fonction sociale de la propriété, de la jouissance collective des biens et des droits fondamentaux, la Constituante s’est assurée d’expliciter davantage le lien d’affectation des biens à ces droits et de renforcer le rôle de la participation collective dans sa définition. Les biens sont alors définis de la manière suivante :

[Sont] communs les biens qui, indépendamment de leur titre de propriété, s’avèrent adaptés, par leur nature ou finalité intrinsèque, à la poursuite et à la satisfaction d’intérêts de la collectivité et des droits fondamentaux de la personne, tant à titre individuel que dans le cadre des formations sociales auxquelles elle participe. Les biens communs sont en outre tous les biens matériels et immatériels qui se basent sur une participation collective en termes de production, d’accès, de gestion, de contrôle et de protection des biens eux-mêmes.

Festa, 2021a, p. 335

La Constituante a également enrichi la liste non limitative de beni comuni par « des places et des lieux de sociabilité urbaine, du patrimoine culturel, artistique, scientifique et du patrimoine de la production de l’immatériel » (Ibid.), ce qui témoigne à la fois de la grande influence des communs urbains dans la rédaction et d’une ouverture vers les biens immatériels qui demeurent très peu pris en compte par les législations nationales[20]. Alors que la Commission proposait que seul l’État puisse être garant d’une action en dommages causés aux biens, la Constituante met de l’avant l’action populaire permettant à tous les sujets de droit d’agir en justice pour faire cesser des dommages à ces biens. Il faut dire que l’action populaire n’est pas un nouveau mécanisme en droit italien, puisqu’elle existe notamment dans le contexte d’élections locales et de réparation du préjudice environnemental (voir Angiolini et Monterossi, 2021, p. 37-42). La Cour constitutionnelle italienne a d’ailleurs récemment donné un poids additionnel à cette notion en statuant que le Code de l’environnement italien de 2006 ne pouvait attribuer la seule compétence d’ester en justice à l’État au détriment d’autres sujets comme les institutions représentatives de communautés locales (Festa, 2021a, p. 337).

Classification des communs et commoning

La notion de communs n’ayant pas d’identité prédéfinie en droit (Marella, 2017, p. 66), il peut s’avérer difficile de s’entendre sur la liste de critères spécifiques qui en forment la base théorique. Il est généralement accepté que les communs reposent sur trois éléments fondamentaux, soit une ressource commune, une communauté ayant accès à cette ressource, et une coproduction de normes dans la gouvernance du bien (Ostrom, 2010). Ainsi, le concept de communs renvoie à des biens multiformes qui peuvent être, entre autres, des ressources culturelles, environnementales ou encore numériques. Cette flexibilité dans l’utilisation du terme communs peut poser un problème lorsque l’on s’éloigne du cadre théorique pour appréhender les initiatives, bien réelles, des acteurs qui s’organisent autour d’une ressource afin d’en assurer l’usage pérenne ou d’en protéger l’accès. Ces actions s’appuient sur, et se définissent inévitablement par, à un moment ou à un autre, un cadre juridique qui tire sa source d’une philosophie axée sur la propriété privée. On peut penser, par exemple, au caractère illégal d’une occupation visant à préserver un bâtiment historique destiné à la destruction par une entreprise privée, ou encore à la difficulté, au Québec, à qualifier juridiquement une ressource hors de la dichotomie domaine privé/domaine public. Cet état de fait rend plus ardue la recension systématique des communs devant la multitude d’exemples qui, en droit, semblent tous très éloignés les uns des autres.

Maria Rosaria Marella propose une classification des communs selon trois catégories, soit les communs s’appuyant sur un cadre juridique de droit privé, les communs relevant uniquement du droit public, et les communs reposant sur un mélange de droit privé et de droit public. Un exemple de commun reposant sur le droit privé est celui du Cinema Pallazo, un théâtre privé ayant fait l’objet d’une décision du tribunal de Rome en 2012. Voué à être transformé en casino, l’espace est occupé par des individus militant pour préserver la vocation traditionnelle et culturelle du lieu, une action qui durera trois ans (Agabitini, 2012, p. 850-858). La société de construction dépose une plainte pour occupation illégale, avec demande d’action en remise en possession. La partie défenderesse allègue que l’occupation s’inscrit dans l’intérêt supérieur de la communauté (Barchus, 2014). Le tribunal lui donne raison, déterminant que les personnes ayant milité n’ont pas agi selon des motifs économiques, mais bien au nom d’un objectif politique légitime (Marella, 2017, p. 67).

Les communs reposant sur du droit public, quant à eux, représentent pour Marella une opportunité pour élargir l’accès aux communs au-delà des communautés qui gèrent l’accès aux ressources (Idem, p. 81). Pour Alberto Lucarelli, le rôle des règles de droit public est précisément d’éviter les processus d’exclusion d’usagers qui accompagnent souvent la gouvernance de certains biens, et qui vont à l’encontre des principes mêmes qui sous-tendent l’idée des communs. En effet, l’égalité dans l’accès ainsi que la cohésion sociale nécessitent des politiques qui favorisent la démocratie participative (Lucarelli, 2018, p. 153-154). Ainsi, des législations visant certaines ressources en particulier peuvent fournir une base légale aux communs et en assurer la régulation. En Italie, certaines villes ont concrétisé la reconnaissance d’initiatives citoyennes sur la base de l’art. 118 de la Constitution et de son principe de subsidiarité, de manière à assurer l’intérêt général de la collectivité[21]. À Bologne, l’adoption en 2014 du Regolamento sulla collaborazione per la cura e rigenerazione dei beni comuni urbani, ou « Règlement sur collaboration entre les citoyens et la ville pour les soins et régénération des communes urbaines », s’inscrit dans cette lignée. Le document, d’une trentaine de pages, prévoit un cadre réglementaire pour la gouvernance des communs urbains à travers une collaboration avec la communauté. Représentant un tournant culturel majeur dans la manière d’appréhender la politique (The Urban Media Lab, 2014), le règlement définit les communs urbains comme « les biens, matériels, immatériels et numériques, que les citoyens et l’administration, à travers des procédures participatives et délibératives, reconnaissent être utiles au bien-être individuel et collectif [...] conformément à l’article 118 al. 4 de la Constitution italienne » (Collaborare è Bologna, 2014, art. 2).

Les communs peuvent aussi, selon Marella, se présenter comme une alliance entre le droit public et le droit privé. L’Asilo Filangieri représente un exemple concret de cette catégorie. Se définissant comme « un espace ouvert où se consolide une pratique de gestion partagée et participative d’un espace public [...], un usage différent d’un bien public, non plus basé sur l’affectation à un sujet privé spécifique, mais ouvert à tous » (Ex Asilo Filangieri, 2012), cet ancien couvent du 16e siècle est depuis 2015 un centre culturel. En 2011, faisant suite à son abandon par la ville de Naples, l’Asilo est voué à la fermeture et à la privatisation. La gestion du lieu est déléguée à une fondation chargée de déterminer la programmation des évènements culturels, une situation dénoncée par des artistes. Dès lors, des militants occupent l’endroit pour en faire un espace autogéré afin d’en revendiquer un usage pour tous. Transformé en centre culturel, l’Asilo est qualifié de bene comune en 2016 dans sa Déclaration d’usage collectif civique et urbain (Ex Asilo Filangieri, 2016). Alors que le mode de gouvernance de l’Asilo a été entièrement décidé et créé par la communauté, la reconnaissance de la Ville de Naples d’un « usage civique urbain[22] » en détermine les contours juridiques.

Cette classification des communs en trois catégories, selon les domaines de droit touchés, peut être pertinente pour illustrer la nécessité de ne plus penser le droit privé et le droit public comme s’opposant de facto. Néanmoins, elle peut s’avérer insuffisante pour cerner la multitude des formes que peuvent prendre les communs en réalité, ces derniers ne pouvant être caractérisés juridiquement de manière unique. Pour ce faire, il s’agit non seulement de déterminer ce qui se qualifie comme « commun » en théorie, mais aussi de tenir compte du fait qu’en pratique, les communs naissent souvent de manière spontanée, en réaction à quelque chose, et s’organisent ensuite progressivement selon une forme propre à la communauté qui en assure la gouvernance. Pour Ranocchiari et Mager (2019), il est nécessaire d’appréhender le commun comme une pratique sociale et politique (commoning) plutôt que comme un objet. Ainsi, le cadre d’analyse doit être déplacé pour axer la réflexion sur les dimensions sociales et matérielles des communs, permettant « d’éclairer des pratiques d’émancipation et d’autonomie des personnes et des collectifs. Ces pratiques se traduisent par la création de nouvelles communautés là où le manque d’espace public avait pu conduire au délitement des liens sociaux » (Buchset al., 2019, p. 1-19).

Une brève description des exemples de communs en Italie a permis de mettre en lumière la diversification de ces derniers, lesquels s’inscrivent à des degrés différents sur le spectre juridique allant du droit privé au droit public. Bénéficiant d’une assise constitutionnelle, voire législative et réglementaire dans certains cas, les communs italiens font l’objet d’une reconnaissance dans la jurisprudence. Il apparaît pertinent de tenir compte de cette diversité et de cette flexibilité dans la définition du concept lorsque l’on pose ensuite la question des communs au Québec. En effet, plusieurs initiatives québécoises n’ont pas encore été qualifiées de communs, bien que plusieurs semblent s’y apparenter. L’objectif général du regroupement de ces initiatives sous le terme de communs est de leur offrir une protection commune, à travers des outils juridiques existants et en utilisant le droit de manière créative.

Propriété, initiatives collectives et communs au Québec

Le penseur italien Antonio Gramsci définissait la crise par « le fait que l’ancien meurt et que le nouveau ne peut pas naître : pendant cet interrègne on observe les phénomènes morbides les plus variés » (Gramsci, 1995, p. 283). Cette citation maintes fois reprise semble brûlante d’actualité alors que nous traversons simultanément une crise climatique, une crise économique et une crise sanitaire dans cette phase avancée du développement du capital communément nommée néolibéralisme[23]. En témoignent ainsi la pléthore de phénomènes délétères comme la destruction de milieux de vie et d’écosystèmes (Dasgupta, 2021), les inégalités de richesse et de patrimoine qui ne cessent de s’accroître (Piketty, 2013), la détresse psychologique grandissante liée au monde du travail (Graeber, 2018) et l’incapacité de l’État à servir l’intérêt collectif qui affligent également le Québec[24].

Il convient cependant de préciser que les mouvements québécois de réappropriation de communs urbains, qui visent à contrer ces symptômes du néolibéralisme, n’ont pas bénéficié de l’effervescence d’un processus normatif comme l’expérience italienne des dernières années. Bien que l’on attribue toujours, en droit québécois, au droit de propriété les caractères d’absolu, d’exclusif et de perpétuel, ce courant autrefois majoritaire s’est vu quelque peu minoré par l’adoption de l’actuel article 947 du Code qui remplaçait le qualificatif « absolu » contenu explicitement à l’article 406 du Code civil du Bas-Canada par l’adverbe « complètement ». En pratique, les caractères traditionnellement reconnus à la propriété demeurent inchangés par l’adoption du nouveau Code, mais en principe, c’est une brèche qui s’ouvre dans la vision de la propriété comme souveraineté. Il semble actuellement que plusieurs concepts juridiques s’éloignent de cette conception rigide de la propriété. Les sous-sections suivantes visent tout d’abord à mettre en lumière des concepts juridiques existants qui, bien que reposant sur la notion de propriété privée, peuvent servir d’outil pour assurer la reconnaissance et la protection juridique de certains communs, pour ensuite évaluer les possibilités d’une incorporation des communs dans le système juridique québécois.

Réappropriation des outils juridiques existants

Bien que le système juridique québécois ne prévoie pas spécifiquement de catégorie pour les communs, il existe divers concepts juridiques qui, dans leur utilisation, peuvent s’apparenter à des communs. L’idée, il convient de le préciser, n’est pas d’essentialiser le concept de communs pour l’inscrire à tout prix dans un ordre juridique basé, rappelons-le, sur la propriété privée. Il est davantage question de présenter des outils juridiques, parfois ignorés des acteurs oeuvrant pour la reconnaissance des communs, qui permettent de mieux protéger juridiquement certaines ressources et d’en empêcher, par exemple, l’aliénation ou la destruction. À la manière de la Constituante, en Italie, l’idée est de considérer les initiatives de réappropriation du droit en elles-mêmes afin de faire évoluer le cadre juridique. Les concepts qui s’éloignent d’une vision étroite de la propriété témoignent, en effet, de l’évolution du droit civil québécois et démontrent que le concept de communs n’est pas aussi étranger à notre système juridique que l’on pourrait le croire. La présente section vise donc à présenter deux concepts en particulier, soit la fiducie d’utilité sociale ainsi que la coopérative, plus spécifiquement la coopérative d’habitation à capitalisation individuelle.

Fiducie d’utilité sociale

Véhicule juridique de plus en plus utilisé de nos jours, la fiducie paraît avoir supplanté l’usufruit, autrefois plus utilisé, notamment en matière de biens immeubles (Normand, 2020, p. 168). Très différente du modèle du trust de common law, la fiducie est une institution atypique du droit civil qui s’articule autour de la notion de patrimoine d’affectation, une forme d’alternative à la propriété (Zenati-Castaing, 2015, p. 27) théorisée en matière de trust par Lepaulle : « ou bien on est titulaire d’un droit, ou bien ce droit est affecté, auquel cas, il n’a pas besoin de titulaire » (Idem, p. 28). L’article 915 C.c.Q. fait sienne cette conception en indiquant que « les biens appartiennent aux personnes ou à l’État, ou font, en certains cas, l’objet d’une affectation[25] ».

Rappelons que les beni comuni sont définis, par la Commission, selon leur fonction sociale plutôt que selon leur sujet propriétaire (Festa, 2016, p. 239). Cette conceptualisation n’est pas sans rappeler celle de la fiducie, dans laquelle les biens sont conceptualisés en fonction de leur possible affectation plutôt qu’en fonction de leur appartenance (Popovici, 2014, p. 151). Concrètement, la fiducie est le résultat d’un transfert de biens du constituant à partir de son patrimoine jusqu’à un autre patrimoine[26], et dont l’administration est conférée à un tiers, le fiduciaire[27]. Ainsi, un individu décide de se départir d’un actif (une somme d’argent, un terrain, etc.), pour en faire don, constituer une entité abstraite (la fiducie) et en conférer l’administration à une autre personne. Aucun d’eux n’étant propriétaire, ils ne détiennent donc pas de droit réel sur les biens[28] (Popovici, 2014, p. 144). Ces derniers ne sont toutefois pas des biens sans maître, puisqu’ils font l’objet de droits, le fiduciaire en ayant la maîtrise et l’administration[29]. En introduisant un « patrimoine autonome non rattaché à un sujet de droit » (Normand, 2014, p. 610), la fiducie québécoise marque un écart avec la conception classique du droit civil de rattacher les biens à des droits de propriété. Le patrimoine fiduciaire est en effet extérieur au patrimoine de la personne qui l’a constituée, les biens composant le patrimoine d’affectation n’étant plus la propriété de personne.

À la suite du transfert de ses biens, le constituant peut jouer le rôle de fiduciaire[30] ou de bénéficiaire[31] ou encore surveiller la fiducie[32]. Il convient aussi de noter que le fiduciaire possède de larges pouvoirs dans l’administration des biens, ce qui implique également qu’il doive répondre d’un devoir de prudence, de diligence, d’honnêteté et de loyauté[33]. En tant qu’administrateur du bien d’autrui bénéficiant de pouvoirs de gestion de pleine administration, il n’est pas lié par les opinions du constituant ou du bénéficiaire (Normand, 2020, p. 439).

Il existe trois grandes catégories de fiducies répertoriées dans le Code, soit la fiducie personnelle[34], la fiducie d’utilité privée[35] et la fiducie d’utilité sociale[36] (ci-après FUS). Cette dernière concerne plus particulièrement le cadre d’analyse des communs en raison de son utilité, puisque étant un mécanisme privé ayant une affectation d’intérêt général, elle peut permettre de préserver l’environnement, de préserver un patrimoine bâti historique ou religieux, de préserver l’agriculture écologique de proximité, de développer et préserver des logements abordables, ou encore de contrer les effets parfois néfastes des développements rapides (Marchand, 2021). Pour Jean-François Girard, l’avantage de cette catégorie juridique réside dans la simplicité avec laquelle il est possible de décider de la destination perpétuelle donnée à un bien, au bénéfice de la collectivité (Girard, p. 6). Des fiducies dites d’utilité sociale permettent de mettre certains biens à l’abri du marché, comme c’est le cas par exemple de fermes dont les terres se retrouvent ainsi à l’abri de la spéculation immobilière[37].

La FUS peut rassembler divers acteurs, servant d’outil à la communauté pour une réappropriation collective (Marchand, 2019, p. 24) d’un bien, mais pouvant aussi impliquer les municipalités. Ces dernières peuvent constituer une FUS dans un souci de préservation d’un lieu, par exemple, ou simplement prendre part au volet administratif d’une FUS sans en être les constituantes. Cette inclusion de certaines organisations permet d’apporter un niveau d’expertise, comme c’est le cas par exemple des organisations de protection de l’environnement (Ibid.). La participation d’une pluralité d’intervenants au sein des FUS permet donc d’assurer la diversité des idées et des opinions dans sa gestion.

La FUS présente l’avantage de mettre en place des obligations importantes à la charge de l’administrateur dont la mission est d’assurer le respect du but social visé par l’affectation. L’article 1287 C.c.Q. prévoit que l’administration de la fiducie est par ailleurs « soumise à la surveillance du constituant ou de ses héritiers, s’il est décédé, et du bénéficiaire, même éventuel[38] ». Les bénéficiaires ont donc un pouvoir de surveillance des actes du fiduciaire. La FUS étant constituée dans un but d’intérêt général[39], de nombreux intéressés pourront potentiellement assurer cette surveillance. Ces derniers peuvent donc s’assurer que la FUS est administrée de manière à en respecter l’objectif social recherché par l’affectation, qui ne peut d’ailleurs être modifié que par une intervention du tribunal (Girard, p 7).

Plusieurs exemples de FUS sont recensés au Québec, provenant majoritairement d’initiatives citoyennes parfois épaulées par la sphère publique. C’est le cas notamment pour la fiducie du Domaine Saint-Bernard, un lot de 595 hectares de nature voué à la vente au début des années 2000. À la suite d’une mobilisation des habitants de Mont-Tremblant, la municipalité achète le lot pour léguer le territoire à une FUS (Domaine Saint-Bernard). L’affectation donnée au terrain est de « protéger à perpétuité le territoire, la faune, la flore et les processus naturels ainsi que de permettre aux utilisateurs de bénéficier d’un site naturel, accessible et à prix modéré pour des activités éducatives, culturelles, récréatives, sociales, sportives et scientifiques » (Marchand, 2021, p 37). Dans la même optique, la fiducie foncière de la vallée Ruiter a été créée en 1987 par un groupe de citoyens de la région de Sutton. Avec pour mission de « protéger à perpétuité de petits et grands territoires, à grande valeur écologique, au coeur des Montagnes-vertes, à Potton » (Vallée Ruiter), cette FUS est née grâce au don par deux particuliers, Robert Shepherd et Stansje Plantega, de leur terre de 162 hectares. Un autre exemple, celui-ci axé sur un objectif de conservation de terre en agriculture biologique, est celui de la fiducie Protec-Terre de la ferme Cadet Roussel qui existe depuis 2010. Les agriculteurs y reçoivent gratuitement un droit d’usufruit de la terre appartenant à la fiducie, et restent propriétaires des constructions et plantations situées sur la terre (Ferme Cadet Roussel) En revanche, en raison de la destination affectée à la FUS, l’usage de la terre doit respecter certaines conditions qui visent la conservation d’une agriculture biologique à perpétuité.

Il est primordial d’insister sur le fait que les FUS ne sont pas un véhicule juridique menant systématiquement à la création de communs. La nature même de ce type de fiducie, reconnue pour sa flexibilité, sous-entend que le constituant décide de l’orientation de cette dernière. De plus, les mécanismes de coproduction des normes et le recours à différents droits d’usage, caractéristiques essentielles des communs, ne sont pas nécessairement inclus dans les FUS et doivent être spécifiquement prévus. Il faut aussi préciser que la difficulté d’adaptation d’une fiducie, son acte constitutif pouvant faire l’objet de modifications uniquement par un tribunal, représente un frein potentiel aux exigences des pratiques instituantes des communs.

Néanmoins, les FUS citées en exemple ont toutes en commun des réseaux, formés de bénévoles, de membres du conseil d’administration ou encore de donateurs, qui oeuvrent à la protection d’une ressource. Les constituants d’une FUS décident de la gouvernance des biens et de l’orientation à donner à la conservation, sans dépendre pour ce faire de règles prédéfinies ou même de l’État. Une perspective non essentialiste, considérant les communs comme émergeant de mouvements sociaux et de pratiques sociales qui créent des espaces de commoning, permet d’englober les FUS dans une définition large du terme.

Coopérative à capitalisation individuelle

Tout comme la fiducie, la coopérative est désormais un véhicule juridique bien implanté en droit civil québécois[40], surtout depuis l’adoption d’une loi, en 1982, visant spécifiquement à encadrer l’institution de la coopérative non financière (Loi sur les coopératives). La coopérative s’entend d’une personne morale qui regroupe des personnes ayant des besoins communs et qui s’associent en vue de les satisfaire, dans le respect des règles de l’action coopérative[41]. Elle opère en vue de satisfaire les besoins de ses membres et des usagers, plutôt que dans la seule optique d’engranger des profits (art. 128). La coopérative d’habitation, plus précisément, doit avoir pour objectif premier de faciliter à ses membres l’accès à la propriété ou bien l’usage d’un lieu d’habitation (art. 220). Avant les années 1970, ce type de coopérative se limitait à fournir des services de construction de résidences selon le modèle unifamilial, la coopérative en elle-même n’ayant plus de raison d’être une fois la maison construite et le membre fondateur de cette coopérative devenu propriétaire de la maison (Frenette et Brochu, 2004, p. 209).

La coopérative à capitalisation collective, quant à elle, répond à un besoin existant : le loyer payé par la collectivité permet l’accumulation d’un capital au nom de la coopérative seulement en vue de financer un ensemble résidentiel détenu par celle-ci (Frenette, 2019, p. 3). Ce n’est toutefois pas ce type de coopératives que nous aborderons plus en détail ici. Avec le contexte de crise du logement et la hausse des prix de l’immobilier, la coopérative d’habitation à capitalisation individuelle a fait l’objet d’une théorisation accrue depuis le début des années 2000. Ce type de coopérative d’habitation a pour objectif d’offrir un lieu d’habitation à coût moindre que celui du marché, en raison notamment de l’absence d’un promoteur immobilier, de la gestion serrée des dépenses de construction et du montage juridique, en plus de permettre aux habitants de récolter les fruits de leur investissement initial, contrairement à la coopérative à capitalisation collective (Brault, 2020-2021, p. 43). Son montage juridique est la combinaison de trois éléments, soit la propriété superficiaire, la copropriété divise et l’usufruit, lesquels permettent de maintenir des coûts abordables. La propriété superficiaire est un mécanisme juridique permettant la dissociation de la propriété du sol et de celle de l’immeuble[42], et il s’agit sans doute de ce qui diminue le plus le coût de l’immeuble bâti appartenant à la coopérative. En effet, il est possible de soustraire le tréfonds (c’est-à-dire la partie sous le sol visible) de la spéculation foncière, en s’assurant que le titre de propriété de celui-ci demeure entre les mains d’un organisme n’ayant pas pour objet la recherche d’un profit[43].

Ensuite, la copropriété divise permet de s’assurer que toutes les unités de logement des membres de la coopérative demeurent au sein de la coopérative, comme l’immeuble détenu par la coopérative loge nécessairement plusieurs ménages[44]. L’institution juridique de la copropriété divise nécessite la création d’un syndicat, lequel a pour rôle de conserver l’immeuble, de l’entretenir et de s’assurer de la préservation de l’intérêt commun des copropriétaires[45]. La gouvernance de la copropriété se superpose alors à celle de la coopérative et on misera sur la diminution au maximum de la taille du syndicat pour éviter d’encombrer davantage la gestion collective opérée par la coopérative.

Finalement, l’utilisation d’un acte de cession en usufruit des fractions en copropriété est essentielle, d’une part, pour permettre le retour sur investissement du membre lors du départ de ce dernier et, d’autre part, pour s’assurer de l’accessibilité financière du logement pour les membres de la coopérative (Frenette, 2019, p. 11). En procédant de cette façon, le membre de la coopérative se trouvera être l’usufruitier de sa partie exclusive, c’est-à-dire qu’il pourra user et jouir de celle-ci, tandis que la coopérative demeure la nue-propriétaire de la partie locative[46]. Le prix d’une partie locative coûtera généralement 25 % moins cher que sur le marché (Idem, p. 11-12) et c’est lors du rachat du droit d’usufruit par la coopérative que le membre quittant la coopérative perçoit son capital foncier.

Le premier exemple d’une telle initiative à avoir émergé au Québec est celui de la coopérative Havre des Pins, en Estrie. Il s’agit d’un projet de 120 unités dont le concept a été pensé par la Confédération des coopératives d’habitation du Québec en partenariat avec la Fédération des coopératives d’habitation de l’Estrie (Coopérative Havre des Pins). La coopérative met évidemment de l’avant des valeurs issues du mouvement coopératif, comme l’entraide et l’altruisme. C’est dans cet esprit qu’on prévoit que les résidents seront appelés à décider, de façon démocratique, des tâches communes à accomplir et à effectuer celles-ci, à raison d’environ cinq heures par mois[47]. Ainsi, il est possible de retrouver dans cette initiative les composantes qui forment les communs : une ressource, une communauté et des règles de gouvernance de cette ressource. Les membres de la coopérative sont appelés et encouragés à participer au vivre-ensemble par les réunions, la solidarité et la prise de décision concertée. Enfin, ce qui démarque également la coopérative est son désir de fournir des logements à prix abordables, et ce, de façon perpétuelle : à la revente de l’unité, le propriétaire sortant récupérera 40 % du gain en capital, 10 % iront à la coopérative et 50 % serviront au remboursement de la fondation, qui, en demeurant propriétaire du terrain, garantit l’abordabilité des unités pour le futur, en plus d’y promouvoir les valeurs de coopération (Frenette, 2019, p. 12).

Incorporation du concept de communs en droit civil québécois

L’expérience italienne a permis d’envisager une conception plurielle du concept de propriété, de manière à protéger certains biens en reconnaissant juridiquement les beni comuni comme une nouvelle catégorie de biens. Les expériences pratiques qui caractérisent les communs nécessitent un cadre juridique qui n’existe pas encore au Québec, et dont l’absence forme un frein à un réel épanouissement de ces initiatives. Ainsi, cette section aborde les obstacles potentiels à la création d’une nouvelle catégorie juridique pour les communs, avant de finalement présenter des concepts juridiques pouvant potentiellement servir à une reconnaissance des communs en droit civil québécois.

Vers la création d’une nouvelle catégorie juridique?

Le droit à la propriété étant intimement lié au développement du capitalisme (Lucarelli, 2018, p. 157), on peut émettre l’hypothèse que la résistance à un changement de régime de propriété est liée à la crainte d’une perte de confort économique et, donc, de privilège[48]. En se basant sur l’expérience italienne, où l’inclusion des beni comuni s’est faite directement dans le Code italien, il pourrait sembler pertinent de suivre cette même logique pour créer un cadre juridique pour les communs au Québec. Néanmoins, des difficultés se posent lorsqu’il s’agit d’imaginer une transposition des démarches italiennes en droit québécois. En effet, plusieurs éléments de la Commission, de la Constituante et enfin des beni comuni plus largement sont absents au Québec. D’abord, la symbiose entre les mouvements sociaux et la communauté juridique, tous deux soutenus par une masse critique de la population, ne trouve pas application ici, même s’il est vrai que des initiatives de communs commencent à poindre[49]. L’évènement du référendum abrogatif sur la privatisation de l’eau a également eu un effet considérable sur la résonance des beni comuni dans toutes les villes italiennes. En revanche, aucune mobilisation de cette ampleur n’a joué un rôle de diffusion du concept au Québec, sans compter que la doctrine à ce sujet ne se compare d’aucune façon à celle produite depuis des dizaines d’années en Italie[50].

Ensuite, il faut aussi noter que le droit italien a bénéficié d’assises constitutionnelles[51]importantes pour asseoir sa proposition de réforme des beni comuni. En effet, de l’autre côté de l’Atlantique, on a notamment mobilisé l’article 2 (garantie constitutionnelle des droits fondamentaux), l’article 9 (protection du patrimoine et du paysage), l’article 32 (la santé comme droit fondamental de l’individu et intérêt de la collectivité) et l’article 42 (fonction sociale de la propriété) (Festa, 2021b,p. 5 et 6). Ces normes constitutionnelles, comme nous l’avons vu, ont également été reprises par les tribunaux lorsqu’ils ont dû statuer sur la propriété d’une zone de pêche (Averto Valle). On constate alors un rapprochement entre droit privé et droit public qui ne devrait pas manquer d’influencer les juristes québécois quant à la qualification juridique des communs. Au Canada, le droit de propriété n’est pas constitutionnellement protégé, lui qui brille par son absence dans la Charte canadienne des droits et libertés, même si on le retrouve dans la Déclaration canadienne des droits de 1960[52]. Au Québec, celui-ci est bien présent à l’article 6 de la Charte des droits et libertés de la personne. Cependant, en y accolant une limite interne (la présence d’une loi dérogatoire) qui se substitue à celle de l’article 9.1, le droit à la propriété ne bénéficie pas du même poids ni du caractère supralégislatif associé aux autres droits de la Charte des droits et libertés de la personne (Debruche, 2006, p. 185). Pour Sylvio Normand,

[l]a doctrine a développé la notion de biens communs pour désigner des biens d’une nature particulière qui devraient relever d’un régime juridique spécifique. La réflexion à la base de cette proposition trouve sa source dans une volonté de soustraire certains biens au régime du droit commun afin de contrecarrer leur appropriation privative [...]. La réflexion lancée à la faveur du mouvement de promotion [de ces biens] est loin d’être aboutie, elle a le mérite de forcer les juristes à revenir sur des catégories et des principes trop souvent présentés comme immuables.

Normand, 2020, p. 78

C’est bien ce dont il est question dans cette première vision des communs. Ainsi, pour les raisons évoquées ici et les motivations terminologiques et juridiques du terme beni comuni propres au contexte italien, il s’avère difficile, dans l’état actuel du droit, d’incorporer le concept de communs par le biais d’une nouvelle catégorie de biens en droit civil québécois.

L’art. 911 C.c.Q. et le faisceau de droits

La seconde option pouvant permettre d’intégrer les communs dans le droit civil québécois implique un droit d’inclusion (Dusollier et Rochfeld, 2021, p. 1068-1072), ou ce que Judith Rochfeld nomme les communautés diffuses. Les communs exigent davantage d’attention en ce qui concerne la gestion et l’usage de la ressource; il s’agit donc moins de se pencher sur la titularité de la propriété que sur son usage. Une « communauté » existerait donc autour du bien en question, laquelle devrait pouvoir bénéficier d’un accès, mais aussi d’autres prérogatives liées aux bénéfices d’utilisation du bien (Rochfeld, 2014, p. 365). La propriété privée n’est pas, ici, remise en question dans sa nature, mais elle l’est certainement dans sa portée. Cette propriété s’est bien évidemment vu octroyer les caractères d’absolue, d’exclusive et de perpétuelle (Normand, 2020, p. 111), mais une part importante de la doctrine soulève l’inadéquation entre ces caractères et la façon dont la propriété s’exerce dans la réalité, d’une part (Chazal, 2014), et des limites existantes en droit, d’autre part[53].

Depuis l’inclusion de l’article 911 au Code, entré en vigueur en 1994, le Livre des biens contient, outre la possession, la propriété et d’autres droits réels, différents rapports aux biens comme la détention, l’administration du bien d’autrui et la fiducie. Il s’agit là d’une véritable décentralisation par le législateur des droits subjectifs, afin de faire une plus grande place aux pouvoirs que l’on peut détenir sur un bien, cet aspect renvoyant encore une fois au fait que le caractère absolu de la propriété est un mythe, cette dernière étant sujette à d’importantes restrictions (Popovici, 2020, p. 115). Cette disposition du Code constitue sans doute une brèche dans laquelle les prérogatives d’utilisation du bien pourraient s’inscrire, ces prérogatives n’étant pas sans rappeler le fameux « faisceau de droits », popularisé en common law (Hohfeld, 1913; Honoré, 1987, p. 161 et suiv.) et repris par Elinor Ostrom dans ses travaux (Ostrom, 2010) Ainsi, un droit d’inclusion devrait être conceptualisé comme un « droit individuel de ne pas être exclu de l’usage ou de la jouissance des ressources productives accumulées par toute la société » (Macpherson, 1973, p. 133). Cette manière d’appréhender les communs semble déjà mieux adaptée à notre droit civil, mais elle souffre tout de même de certaines limites. Malgré son apport dans la théorisation des usages d’un bien, l’identification de ces biens qui seraient « destinés » à la communauté apparaît déjà comme une épreuve considérable (Rochfeld, 2014, p. 366). Il faut aussi éviter de s’embourber dans une qualification des biens dits naturels comme étant communs, plutôt que de voir les communs comme une pratique instituante à l’égard d’un bien, donc non tributaire de « l’essence » du bien (Guibet Lafaye, 2016, p. 17). De plus, Rochfeld précise bien qu’il s’agirait d’une « communauté diffuse » qui existerait autour du bien, tout en ajoutant que ce caractère diffus peut paraître antithétique avec la notion de communauté (Rochfeld, 2014, p. 365). Pourtant, la présence d’une communauté qui s’autogouverne en prévoyant ses propres règles d’usage et de gestion du bien est essentielle pour qualifier un commun.

Ainsi, au Québec, l’analyse juridique met en lumière les limites du droit civil actuel, notamment par la fiducie et la coopérative d’habitation à capitalisation individuelle, pour ensuite déboucher vers d’autres pistes de solutions, comme les catégories de biens et le droit d’inclusion. Ce dernier paraît plus adapté à notre droit et constitue sans doute une voie à suivre en ce qui a trait au droit d’usage de ces biens, même si l’idée d’une nouvelle catégorie de biens n’est pas à exclure.

La réforme législative italienne a profité d’un cadre constitutionnel spécifique dont ne dispose pas le Québec, mais l’analyse du développement du concept juridique des beni comuni a tout de même permis d’envisager une telle incorporation du concept dans le droit civil québécois. Au-delà des spécificités propres à chaque État, le présent texte visait à faire réfléchir à une incorporation des communs dans le droit civil québécois, en examinant d’autres conceptions que l’on peut avoir du droit de propriété, afin d’évaluer de manière critique la vision mythifiée de ce droit comme un droit absolu.

En Italie, la Commission Rodotà et la Constituante des biens communs, dans ce qui est véritablement un mouvement de réappropriation de communs urbains, nous auront montré non seulement la créativité de la qualification de ces biens pour les lier à la fonction qu’ils peuvent remplir en relation avec les droits fondamentaux, mais aussi comment la communauté juridique s’est mise au service des mouvements sociaux en utilisant le droit de manière subversive pour traduire les expériences de mise en commun en normativité juridique. Il s’agit là du point de départ d’une réflexion plus large sur la forme que peuvent prendre les communs, ainsi que sur leur place dans le cadre juridique québécois. Cette théorisation semble en être seulement à ses balbutiements, étant cantonnée à la doctrine pour le moment.

Il apparaît pertinent, en l’espèce, de préciser que nous avons fait le pari de ne pas opposer frontalement le commun, entendu comme désignant le processus de mise en commun, et la propriété, comme le font Hardt et Negri (2011) ainsi que Dardot et Laval[54]. Cet angle d’analyse nous aura permis de repenser des outils juridiques existants, lesquels reposent principalement sur la notion de propriété, en plus d’avancer quelque peu sur l’aspect du droit d’usage de biens. Beaucoup demeure encore à penser quant à l’obligation de coproduction des normes, soit la gouvernance de ces biens par la communauté (Dardot et Laval, 2015). De plus, nous gardons évidemment à l’esprit la particularité des communs numériques ou de la connaissance, qui possèdent des spécificités qui devront assurément se répercuter dans la théorisation juridique des communs.

En définitive, tout comme la notion de beni comuni, celle des communs demeure en construction, comme le rappellent si bien deux auteurs : « C’est pourquoi la question de la résurgence [des communs] s’adresse à l’imagination des juristes, leur demande d’envisager, dans leur cas, non seulement des interventions législatives mais aussi la possibilité d’un autre agencement ou “mode” juridique » (Gutwirth et Stengers, 2016, p. 335).