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Bien que la crise d’Octobre 1970 ait été au fil des ans l’objet d’un grand nombre d’études historiques et politiques, plusieurs aspects en demeurent mal élucidés. La chronologie des événements est bien connue, mais leur signification conserve sa part d’ombre. Dans un livre récent, Anne Legaré apporte une contribution importante à l’interprétation de ce que l’historiographie désigne comme une « crise », mais qu’une étude élargie invite à replacer dans un contexte mondial. Divisé en deux parties qui se répondent, le livre place en effet en résonance ce que l’autrice appelle la « violence imaginaire » et la « violence réelle ».

De quel « imaginaire » s’agit-il? Dans une introduction marquée par un propos autobiographique d’une exceptionnelle sincérité, Anne Legaré revient sur les idéaux qui ont nourri sa jeunesse, notamment sur le contexte philosophique qui a imprégné ses engagements, alors qu’étudiante et journaliste à Paris elle subit la double influence des pensées de Camus et de Sartre. L’enjeu est celui du recours à la violence, qui constitue le thème central de ce livre. S’agissant de la « violence imaginaire », on trouvera ici le texte d’un entretien que Jean-Paul Sartre accordait en janvier 1971 à l’autrice et à son collègue Jean-Claude Saint-Onge, alors étudiants à Paris. Cet entretien se trouve au coeur de la réflexion sur l’inspiration qui a animé les principaux acteurs des événements, à commencer par les membres du FLQ. Sartre y exprime en effet un appui sans réserve au recours à la violence dans le contexte de luttes de libération. Anne Legaré intervient « à titre de témoin », non seulement en raison de ses activités de militante dans les mouvements de citoyens et dans l’action étudiante qui a suivi Mai 1968, mais également comme intellectuelle engagée dans la transformation politique et sociale du Québec qui a suivi la crise d’Octobre et l’élection du Parti québécois en 1976.

Le témoignage qu’elle livre ici est vibrant, dans la mesure où il fait état d’une tension entre l’idéal de compassion qui animait Camus et la pensée de la destruction de l’ordre bourgeois qui se trouvait au fondement de la pensée de Sartre. À l’instar de plusieurs intellectuels de sa génération, emportée par un projet révolutionnaire, Anne Legaré a oscillé entre ces idéaux. C’est moins le texte de l’entretien de Sartre qui fait l’intérêt de ce livre que la quête d’une intellectuelle déchirée entre des choix contradictoires. Comme un grand nombre d’études sur la crise d’Octobre – au premier rang desquelles il faut rappeler l’ouvrage de Louis Fournier, FLQ. Histoire d’un mouvement clandestin, 2e édition, Montréal, VLB, 2020 –, l’autrice revient sur la violence d’État et la Loi sur les mesures de guerre, mais sa réflexion s’inscrit dans le contexte plus large des luttes de libération qui enflammaient alors plusieurs régions du monde. Qu’il s’agisse de la revendication sociale contre l’exploitation des classes opprimées, ou encore de la revendication nationale sur un horizon d’indépendance, l’interprétation de ce contexte demeure le cadre indispensable à toute lecture compréhensive de la crise d’Octobre.

Les deux parties de ce livre sont par ailleurs très différentes dans leur portée. Autant la première apporte une lumière neuve et personnelle sur le contexte philosophique et politique d’Octobre, autant la deuxième, qui se concentre pour l’essentiel sur l’assassinat de François Mario Bachand, apparaît comme une illustration du destin tragique des idéologies de la violence à l’occasion d’un cas particulier. Les chapitres très riches de la première partie reconstituent l’itinéraire intellectuel d’Anne Legaré – lectrice d’Althusser, disciple de Poulantzas, camarade de Charles Gagnon, appelée à devenir une figure de premier plan des relations internationales du Québec et une théoricienne reconnue de la souveraineté –, et sont à la fois l’occasion d’interpréter le choix de l’intransigeance et de la radicalité et d’en dénoncer rétrospectivement le caractère utopique. Le lecteur pourra ne pas partager ce jugement critique sévère, il en reconnaîtra cependant l’authenticité. Ce terme a son importance, s’agissant du conflit entre Camus et Sartre dont ce livre répercute tous les effets.

Par contraste, la deuxième partie est consacrée à un événement, dans lequel l’autrice s’est trouvée par erreur impliquée. Anne Legaré donne sa version des faits, mais compte tenu de l’impossibilité d’accéder aux archives du Quai d’Orsay (malgré des demandes répétées), le lecteur doit accepter qu’aucune hypothèse sur les circonstances du meurtre de ce militant felquiste, vivant clandestinement en France, ne réussit à s’imposer. L’autrice le constate non sans exprimer un certain dépit. Rien ne permet en effet, dans l’état actuel du dossier, d’identifier les auteurs, voire les commanditaires politiques de l’assassinat. La critique que fait au passage Anne Legaré du livre de Michael McLoughlin (Last Stop, Paris. The Assassination of Mario Bachand and the Death of the FLQ, Toronto, Viking, 1998), apporte cependant des précisions sur le contexte international et sur son implication personnelle, ce qui explique sans doute qu’elle ait voulu y revenir à la fin de son livre.

En conclusion Anne Legaré revient sur son parcours et réaffirme la pertinence de la pensée de Camus pour l’analyse de l’évolution historique du Québec, autant le rejet de l’héritage religieux que le choix de la démocratie. Ce parcours fut celui d’une génération, celle de la Révolution tranquille, inspirée par des idéaux généreux et confrontée au choix de la violence. Le regard rétrospectif que ce livre porte sur les événements d’Octobre et sur les décennies qui ont suivi est lucide et témoigne de la continuité d’un engagement intellectuel empreint de fidélité et de rigueur.