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Le premier chapitre de l’ouvrage présente le cadre conceptuel et la grille d’analyse privilégiés par l’équipe de recherche. S’inspirant des travaux de Karsz (2011) sur l’analyse transdisciplinaire des pratiques sociales, le cadre d’analyse propose trois angles théoriques, ou « repères normatifs », qui façonnent de concert les représentations sociales des différents acteurs concernés par le partage de l’espace public avec les personnes marginalisées : 1) les « registres cognitifs » (conception de l’espace public), 2) les « registres éthiques » (appréciation d’une bonne ou mauvaise utilisation de l’espace public), et 3) les « registres politiques » (rapports de pouvoir qui sous-tendent les pratiques préconisées pour gérer le partage de l’espace public).
Les chapitres suivants exposent les enjeux de cohabitation avec les personnes marginalisées ainsi que les analyses propres à chaque méthode d’investigation révélant les repères cognitifs, éthiques et politiques qui sous-tendent les politiques municipales, les discours médiatiques et les discours des acteurs concernés par le partage de l’espace public, d’abord à Montréal et ensuite à Québec. D’un intérêt particulier sont les trois imaginaires sociaux mis en lumière par l’analyse des représentations sociospatiales dans les discours médiatiques, présentés au chapitre 4. Ces imaginaires sont repris dans le dernier chapitre pour la présentation d’une synthèse des enjeux normatifs de la gestion du partage de l’espace public entre les personnes marginalisées et les autres acteurs sociaux. La synthèse met en relief les imaginaires sociaux et les stratégies de gestion du partage de l’espace qui rendent compte des principaux repères politiques des acteurs. En revanche, ces mêmes stratégies découlent d’une conception particulière de l’espace public (repères cognitifs) et d’un jugement sur leur occupation acceptable (repères éthiques).
Le premier imaginaire, « écosanitaire », envisage la marginalité comme une menace à l’ordre naturel, comme une source d’insécurité et d’incivilité. Il donne ainsi lieu à des stratégies cherchant l’invisibilisation des personnes marginalisées en les expulsant ou les repoussant de certains lieux publics ou en les concentrant dans d’autres. Pour sa part, l’imaginaire « démocratique » envisage l’occupation de l’espace public par les personnes marginalisées comme une question de justice sociale, d’égalité, d’inclusion. Cet imaginaire donne lieu à des stratégies de visibilisation, soit assumée – en revendiquant et rendant visible la présence des personnes marginalisées dans l’espace public par la représentation ou le rassemblement – soit conditionnelle – en diluant la visibilité des personnes marginalisées par l’augmentation de l’affluence d’autres acteurs dans les lieux publics. Enfin, l’imaginaire « salutaire » envisage « la vie de rue comme négative en soi » (p. 137) et favorise un discours pragmatique et normalisateur visant la sortie de la rue par des stratégies de transformation du statut social, soit prévenantes (lorsqu’elles sont négociées avec la personne) soit normalisantes (lorsqu’elles découlent d’une injonction incitative). Cette analyse offre « une sorte de “carte cognitive” des positionnements des acteurs » (p. 248) qui nous informe non seulement sur les enjeux du partage de l’espace public dans les villes à l’étude, mais qui peut aussi être appliquée à d’autres villes pour éclairer les enjeux locaux en la matière et ainsi informer les débats sur la cohabitation et l’occupation de l’espace public.
Outre cette importante contribution, la trame historique traversant l’ouvrage apporte un nouvel éclairage à l’étude des enjeux d’occupation de l’espace public en révélant la normativité néolibérale qui sous-tend les tensions liées au partage de l’espace public. Cet éclairage normatif contribue de manière importante aux études sur le profilage social et la judiciarisation – qui sont l’un comme l’autre des stratégies d’invisibilisation de la marginalité – en montrant que ces pratiques sont le symptôme d’« un régime socioéconomique exigeant des conditions sociospatiales spécifiques qui le rendent possible, sinon nécessaire » (p. 258). Ainsi, bien qu’il soit juste de critiquer les pratiques policières abusives, la solution aux problèmes du partage de l’espace public nécessite également une re-conceptualisation normative de l’espace public et de son usage adéquat, processus qui doit nécessairement impliquer les personnes marginalisées. L’ouvrage conclut ainsi sur l’importance de soutenir l’organisation collective des personnes marginalisées afin qu’elles puissent « s’impliquer activement dans les débats du partage de l’espace public les concernant directement » (p. 259).