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C’est injuste vu mon âge et le temps que j’ai resté là… C’est injuste. Parce que l’âge, ça devrait rentrer en ligne de compte, parce que quand tu déloges quelqu’un que ça fait 45 ans qu’y est là et qu’y est en âge avancé, c’est plus dur. (…) Je pensais, ça va être une affaire comme une autre, mais je me suis aperçu que là, c’était pas une affaire comme une autre. 

Monderie, 1993

En 1993, le cinéaste québécois Robert Monderie réalisait un court documentaire intitulé « On vous met dehors », dans lequel il interviewait des locataires âgé(e)s victimes d’expulsion dans le quartier central montréalais de La Petite-Patrie[1]. En 2014, l’enjeu des expulsions de personnes vieillissantes résidant dans le parc locatif privé devint un véritable problème public, couvert par les principaux médias, suite à l’annonce par le parti de gauche Québec solidaire de son intention de déposer un projet de loi (492) visant à protéger les locataires de 70 ans et plus à faible revenu contre la reprise de possession et l’éviction. En mars 2016, une tentative d’expulsion agressive fit les manchettes. Le propriétaire du logement de Pierino Di Tonno, photographe de 82 ans résidant dans la Petite-Italie, désirait évincer celui-ci en invoquant un projet de subdivision de son appartement, ce qui est techniquement légal au Québec. Une mobilisation dirigée par le Comité logement de La Petite-Patrie s’est ensuivie et a mené au boycott de la populaire épicerie Milano, possédée par la même fiducie que le petit logement du photographe. En juin de la même année, le projet de loi 492 est finalement adopté à l’unanimité à l’Assemblée nationale, ajoutant un nouvel article au Code civil du Québec (l’article 1959.1)[2]. Malgré ce gain notable de visibilité, acquise suite à la mise en place inespérée d’une nouvelle protection législative renforçant le droit au maintien dans les lieux, le phénomène des expulsions de locataires âgé(e)s est encore mal compris dans son épaisseur anthropologique – dans la manière dont il est vécu par les personnes directement concernées. Cet article s’attardera justement à expliciter certains processus sociaux sous-jacents à ce fait social, dont la compréhension est plus que jamais nécessaire pour garantir l’inclusion socio-spatiale des personnes vieillissantes au coeur de la ville.

Cette démarche requiert l’examen des principaux facteurs contribuant à la précarité résidentielle des personnes vieillissantes, ce « continuum de situations rendant l’occupation du logement incertaine, inadéquate ou inabordable, sa forme la plus extrême étant l’expulsion » (Simard, 2019, p. 4). Selon la littérature en gérontologie sociale, ces éléments « précarisants » sont évidemment multiples et généralement reliés entre eux : isolement social, problèmes de santé, difficulté d’accès aux soins à domicile ou à d’autres services sociaux, revenus fixes et insuffisants, hausse du coût de la vie, effets délétères du sexisme, de l’âgisme, du racisme ou du capacitisme (Bates et al., 2019; Colic-Peskier, Ong et Wood, 2015; Morris, 2016). Les situations de précarité résidentielle chez les locataires âgé(e)s doivent être analysées, à l’échelle micro, en lien avec leurs parcours de vie, leurs relations sociales, leurs conditions socio-économiques et leurs positions dans les systèmes de privilèges et d’oppression systémique. En ce qui concerne plus spécifiquement l’habitat, il importe de prendre en compte l’état du marché de l’habitation dans une localité donnée, les protections législatives en vigueur ou encore l’état du cadre bâti dans lequel évolue la personne. Dans le contexte des quartiers centraux montréalais, l’analyse du rôle des transformations urbaines, notamment la gentrification, s’impose pour contextualiser la précarité résidentielle.

Dans cette contribution, nous explorerons comment les effets de la gentrification que sont la spéculation immobilière, la hausse des prix des loyers, les changements dans l’offre commerciale, les transformations dans la composition socioéconomique à l’échelle d’un quartier et les mutations de l’environnement bâti peuvent affecter les situations résidentielles de locataires âgé(e)s. Qui plus est, nous jugeons particulièrement important de nous pencher sur la relation locative entre propriétaires et locataires, à partir des récits discursifs de ces derniers, de manière à identifier les ancrages empiriques de dynamiques d’exclusion sociale plus larges reliées à la gentrification. L’abus et la violence à l’endroit des locataires âgé(e)s ont été documentés en Angleterre (Carltonet al., 2003; Izuhara et Heywood, 2003), mais n’ont pas encore été suffisamment étudiés au Québec, alors que la littérature démontre que la spéculation immobilière s’accompagne souvent d’expulsions, menées ou non dans la légalité (Pull et Richard, 2019). Pour suivre ces pistes de recherche, trois questions nous guideront. D’abord, comment les personnes vieillissantes interviewées perçoivent-elles la précarité résidentielle qui les affecte? Puis, comment les relations avec les propriétaires influencent-elles leur situation de logement? Finalement, où envisagent-elles de se loger à court et moyen terme, entre contraintes et choix résidentiels?

L’article débutera par une revue de la littérature portant sur les principales recherches qui se sont penchées sur les liens entre vieillissement et gentrification, pour enchaîner par la suite sur une exploration plus poussée du concept de précarité résidentielle. Suivra une section dédiée à la méthodologie, qui présentera le déroulement de la collecte de données ainsi que les profils sociodémographiques des personnes vieillissantes interviewées, qui participaient pour la plupart aux activités d’un comité de logement et résidaient dans l’un des quatre quartiers centraux montréalais à l’étude (Villeray, La Petite-Patrie, Rosemont et le Plateau-Mont-Royal). Quant à elle, l’analyse des données sera divisée en deux sous-sections : nous nous concentrerons dans un premier temps sur une présentation des diverses expressions empiriques de la précarité résidentielle, et dans un deuxième temps sur les perspectives d’avenir de ces locataires dans les quartiers centraux montréalais. Finalement, une discussion mettra en lumière la relative absence des réalités vécues par les personnes vieillissantes résidant dans le parc locatif privé québécois dans les politiques publiques touchant au vieillissement.

Gentrification et vieillissement, un portrait complexe

Comme la plupart des textes de ce numéro le mentionnent, la gentrification constitue, dans sa plus simple expression, une recomposition des classes sociales dans un espace donné. Davidson et Lees (2005, p. 1187) soutiennent qu’elle est constituée de quatre dynamiques corrélées, différant de forme et d’intensité en fonction de contextes géographiques spécifiques : un réinvestissement en capital par des investisseurs et des acteurs financiers et/ou gouvernementaux, l’arrivée de populations mieux dotées en capital économique, des changements prenant place dans l’environnement urbain (bâti, offre commerciale) et le déplacement direct ou indirect de groupes sociaux marginalisés. Selon Chabrol et al. (2016, p. 24-25), la gentrification demeure un phénomène « d’appropriation de l’espace mettant aux prises des acteurs et des groupes inégalement dotés » et constitue donc une « recomposition de la domination sociale » (ibid., p. 75) résultant de conflits d’appropriation cristallisés autour de pratiques spatiales et de luttes pour la représentativité politique, économique ou culturelle. Malgré ces aspects structurants, les processus de gentrification demeurent complexes, voire « chaotiques » (Beauregard, 1986; Rose, 1984), car ils ne suivent pas nécessairement de parcours linéaires ou téléologiques et varient grandement en fonction des réalités géographiques locales (Rérat, 2018). En gardant en tête cette complexité, nous nous pencherons ici tour à tour sur les questions du déplacement et de la variabilité des rapports à la gentrification chez les personnes vieillissantes en Occident.

La question du déplacement

Comme nous venons de l’évoquer, les changements populationnels, économiques et urbanistiques peuvent s’accompagner du déplacement d’une partie des groupes sociaux marginalisés qui résidaient, comme locataires ou petits propriétaires, dans un quartier en cours de gentrification. Les ménages immigrants, racialisés, les mères monoparentales, les bénéficiaires de l’aide sociale, les personnes vieillissantes, les personnes handicapées et les chômeurs sont habituellement considérés, en Occident du moins, comme étant les populations risquant le plus d’être déplacées en contexte de gentrification, surtout en raison de leurs revenus peu élevés, généralement fixes et constitués en bonne partie de prestations gouvernementales ou de sources d’argent instables (Atkinson, 2000; Morris, 2016). Depuis Marcuse (1985), la littérature en études urbaines identifie généralement deux principales formes de déplacement : le déplacement direct et le déplacement indirect. Dans le contexte de cet article, retenons que le déplacement direct se produit pendant l’occupation d’un logement par ses occupant(e)s. Un acteur, qu’il s’agisse d’un propriétaire ou d’une personne morale (entreprise, gouvernement, institution légale, institution financière, corps policier), déloge un ménage du logement qu’il habitait jusqu’alors dans le respect des règles d’occupation[3]. La catégorie du déplacement indirect couvre quant à elle des situations plus subtiles et plus diffuses. Elle s’applique ainsi à des ménages dont l’occupation du logement n’est pas directement ou immédiatement menacée. Par contre, la modification de l’offre commerciale ou l’arrivée de nouvelles populations mieux dotées en capital économique, social et culturel peuvent en effet affecter la mobilité, le pouvoir d’achat, le sentiment d’appartenance ou les choix résidentiels des habitants et habitantes de longue date dans un quartier donné (Rúa, 2017; Slater, 2009; Twigge-Molecey, 2013). On parlera alors de déplacement symbolique, culturel ou politique.

Au Québec, une longue durée d’occupation dans un appartement privé se traduit la plupart du temps par le versement d’un loyer moindre que le prix du marché, pour un logement équivalent. Un propriétaire a tout intérêt à refermer ce différentiel de rentabilité foncière entre les revenus « actuels » et potentiels de son investissement, surtout s’il vient d’acquérir un immeuble ou un plex. À l’échelle du Québec, des chiffres compilés par le Regroupement des comités de logement et associations de locataires du Québec (RCLALQ, 2018), à partir d’un échantillon de 139 demandes de service dirigées à ses organisations membres, révèlent que 60,4 % des locataires ayant reçu un avis de reprise ou d’éviction en 2018 habitaient leur logement depuis au moins 10 ans et, parmi ceux-ci, 38 % y vivaient depuis plus de 15 ans. Dans une étude réalisée en 1987 pour le Comité logement Rosemont[4], les chercheuses Aubin et Paquin identifiaient déjà la dynamique de fragilisation des conditions de logement qui peut accompagner les spéculations immobilières et qui touchent particulièrement les résident(e)s de longue date :

La spéculation a des effets particulièrement néfastes pour les personnes âgées. En termes spéculatifs, une personne âgée n’est pas « rentable » car elle demeure généralement dans un logement depuis longtemps et paie moins cher de loyer. Pour cette raison, elle est plus visée par les augmentations de loyer abusives, les reprises de possession et les avis de réparations majeures.

Information-Ressources Femmes et Logement, 1987, p. 88

Aujourd’hui, la hausse soutenue des prix dans le marché locatif dans les dernières années à Montréal, couplée à une rareté extrême des logements – le taux d’inoccupation n’atteignait que 1,5 % début 2020 dans la région de Montréal (SCHL, 2020) – pousse des propriétaires de plus en plus nombreux à vouloir réajuster les loyers des appartements qu’ils possèdent aux valeurs du marché en remplaçant leurs locataires[5]. Dans les quartiers centraux montréalais, la crise du logement se nourrit également d’une diminution de l’offre de logements locatifs, convertis en copropriétés divises, indivises ou en appartements destinés à la location touristique de type Airbnb (Comité logement de la Petite-Patrie et Laboratoire Urbain de l’Université Concordia, 2014).

Malheureusement, sans registre des baux, il est très ardu de mesurer adéquatement le nombre de personnes vieillissantes ayant dû se relocaliser contre leur gré dans un espace donné. Bien qu’il soit possible de calculer les variations populationnelles à partir de secteurs de recensement en comparant notamment des classes d’âge (voir Séguinet al., 2015), il est impossible de savoir hors de tout doute si une tendance démographique à la baisse signifie qu’une vague d’expulsions ou de pressions au déplacement aurait eu lieu au sein de la population âgée de ce même secteur (Bélanger et Fortin, 2018). Toutefois, à Montréal, des projections effectuées par la Direction régionale de la santé publique (DRSP, 2017) prévoient que les quartiers centraux abriteront les plus faibles proportions de personnes de 65 ans et plus de toute l’Île de Montréal. Cela témoigne au moins d’un processus de non-remplacement de la population vieillissante, population dont la proportion augmentera de façon beaucoup plus importante dans d’autres quartiers et municipalités du même territoire[6].

Mentionnons que dans les territoires à l’étude dans le cadre de cette recherche, autour de la moitié des personnes vieillissantes vivaient seules, selon des statistiques datant du recensement de 2016 et compilées par la Direction régionale de la santé publique de Montréal (DRSP, 2019). Cela est nettement supérieur aux territoires de référence, soit l’Île de Montréal (36 %) et la province de Québec (18 %). Dans les mêmes quartiers étudiés, entre 26 % et 34 % des personnes âgées de 65 ans et plus se trouvaient sous la mesure de faible revenu, ce qui est nettement supérieur à la moyenne québécoise, qui atteignait 18 %. Dans Villeray, La Petite-Patrie et le territoire du CLSC de St-Louis-du-Parc (situé dans l’arrondissement du Plateau-Mont-Royal), ces proportions dépassaient 30 %, alors que dans Rosemont et le Plateau-Mont-Royal, elles approchaient les 27 %. Sans surprise, les personnes vieillissantes vivant seules étaient les plus nombreuses à consacrer plus de 30 % de leur budget au logement : chez les hommes vieillissants vivant seuls, cette proportion atteignait presque 50 % alors qu’elle frôlait 58 % chez les femmes vieillissantes dans la même situation.

Ce que disent les recherches en gérontologie sociale urbaine

Les recherches qualitatives en gérontologie sociale urbaine offrent des explications détaillées, localisées, mais difficilement généralisables sur les dynamiques de déplacement et plus largement de précarité résidentielle vécues par les personnes vieillissantes au sein d’espaces donnés. Notons d’abord que quelques travaux se penchent spécifiquement sur la situation des locataires âgé(e)s et sur la menace de déplacement forcé, thématique centrale de cet article. À San Francisco, Portacolone et Halpern (2016, p. 846) soulignent les effets délétères d’un marché immobilier en pleine explosion sur les personnes vieillissantes locataires et évoquent l’emploi de diverses stratégies par les propriétaires pour expulser ces dernières. À Prague, Galčanová et Sýkorová (2015) ont documenté, parmi des locataires vieillissant(e)s dans le parc locatif privé dans le centre de la capitale tchèque, un fort sentiment d’insécurité et la peur de devoir déménager. Même chose à Sydney, où Morris (2009, p. 702) note chez cette population un sentiment de perte de contrôle sur une certaine stabilité d’occupation : « [traduction] Leur vie quotidienne était stressante et angoissante. De quelle manière parviendraient-ils à joindre les deux bouts, que feraient-ils si le loyer était augmenté au-delà de leur capacité financière ou s’ils devaient déménager dans le cas où le propriétaire voudrait vendre ou rénover? ». Le taux d’effort de ces locataires s’accroissait annuellement car le prix des loyers à Sydney augmentait en moyenne d’environ 11 % par année (ibid., p. 705). Sans nécessairement conduire au déplacement direct, ces situations peuvent placer les personnes vieillissantes dans une situation d’incertitude quant à leur avenir résidentiel (Leibing, Wiles et Guberman, 2016). À Harlem, des locataires âgé(e)s devaient se priver de ressources, notamment de loisirs, pour pouvoir éponger de constantes hausses de loyer (Versey et al., 2019).

Toutefois, il faut garder en tête que la population âgée est particulièrement hétérogène – en fonction notamment du genre, de l’appartenance ethnoculturelle, de la classe sociale, des capacités, des orientations sexuelles et autres –, et les rôles, attitudes, ajustements, pratiques et réactions des personnes vieillissantes par rapport aux transformations urbaines le sont également. Une étude menée à Montréal dans les quartiers de La Petite-Patrie et de Notre-Dame-de-Grâce a justement tenté de comprendre comment la gentrification pouvait participer à l’exclusion sociale des personnes vieillissantes ou, inversement, à leur inclusion (Burns, Lavoie et Rose, 2012; Lavoie et al., 2011; Lavoie et Rose, 2012). Cette dernière recherche a surtout documenté la perception des résident(e)s âgé(e)s par rapport aux transformations visibles du quartier et leurs effets de déplacement indirect. La perte de clubs privés, d’espaces de socialisation comme les bingos, les clubs ou encore les bars, a été soulignée par les informateurs et les informatrices. Des différences furent constatées entre les perceptions des Italo-Canadiens, d’un côté, et des Canadiens français et des anglophones, de l’autre, les premiers étant davantage susceptibles d’être propriétaires que les deux autres groupes (Burns, Lavoie et Rose, op. cit.). Certaines personnes vieillissantes qui sont propriétaires peuvent évidemment contribuer consciemment ou non à la gentrification, en remettant sur le marché des propriétés achetées par le passé et dont la valeur peut avoir augmenté avec le temps (Chabrol et Launay, 2016, p. 313). Dans un marché immobilier dit « de vendeurs », lorsque la demande est forte et les prix en hausse constante, certains ménages de propriétaires vieillissants peuvent réaliser d’importants profits en vendant une propriété dont l’hypothèque est remboursée et ainsi dégager des fonds pour payer des services, un hébergement adapté ou encore transmettre un héritage.

Membrado, Pons et Rouyer (2012), dans une étude portant sur certains quartiers populaires de Toulouse, ont identifié trois attitudes principales que les personnes vieillissantes de leur échantillon adoptaient par rapport aux transformations urbaines et à la gentrification de leurs quartiers. Cette typologie peut ainsi fournir une piste intéressante pour aborder le phénomène. Le premier type, « naturalisation et adaptation », fait référence aux individus qui tentent d’accepter les changements survenant dans leur environnement, et témoigne d’un certain pouvoir sur soi, sur son environnement et sur ses liens sociaux. Le second type, intitulé « mythification du passé », renvoie à des attitudes de nostalgie, au « regret d’un monde révolu » (ibid., p. 43). Finalement, le troisième cas de figure, baptisé « la bulle : rester chez soi ou entre soi » par les auteurs (ibid.), renvoie à des situations où les individus semblent « imperturbables » aux changements populationnels et commerciaux prenant place dans leur quartier, qu’ils jugent négativement. Cette typologie, même si elle ne semble pas prendre en compte les dimensions socio-économiques de la gentrification ni la question de la précarité résidentielle, permet au moins d’aborder une diversité d’attitudes et de pratiques adoptées par des personnes vieillissantes résidant en quartier populaire.

Par ailleurs, certaines personnes vieillissantes à Montréal semblaient apprécier certains nouveaux commerces ou aménagements (Lavoie et Rose, 2012), ce que Pashup-Graham (2003, p. 60) a également constaté à Chicago et Temelová et Dvořáková (2012) à Prague. Pashup-Graham (2003, p. 178) apporte tout de même une précision : la plupart des personnes vieillissantes interviewées dans son étude percevaient positivement les changements dans l’environnement bâti et l’offre commerciale de leur quartier, mais elles craignaient simultanément le risque de déplacement. En revanche, dans une étude réalisée avec des personnes vieillissantes d’origine portoricaine vivant en logement subventionné à Chicago, Rúa (2017) et Garcia et Rúa (2018) ont étudié comment le changement de l’offre commerciale pouvait favoriser un déplacement indirect, d’ordre socioculturel et, parallèlement, exercer une pression au déplacement direct[7], ce qu’ont également remarqué Teixeira  (2010) et Murdie et Teixeira (2011) dans le quartier de Little Portugal à Toronto et Versey (2018) à Harlem. Dans ces quartiers traditionnellement immigrants et ouvriers, les transformations urbaines modifient les frontières ethnoculturelles, souvent au profit d’une population blanche plus fortunée et plus jeune. Ces divers constats démontrent l’importance de s’intéresser aux attitudes multiples, voire contradictoires que peuvent afficher les personnes vieillissantes par rapport à la gentrification de leur quartier et aux changements pouvant influencer la stabilité de leurs rapports au logement, ce sur quoi nous nous pencherons maintenant plus en détail.

Analyser la précarité résidentielle

Concrètement, à quoi se réfère-t-on lorsqu’on évoque une situation de précarité résidentielle? Pour Dietrich-Ragon (2015, p. 301), la précarité résidentielle peut tout simplement se définir comme « le fait de souffrir d’une position résidentielle fragilisée ». Selon Cox et al. (2016, p. 5) – qui font plutôt usage du terme d’« insécurité résidentielle » – ce concept renvoie au caractère limité ou incertain de la capacité à accéder à un logement sûr, adéquat et abordable, de même qu’à une stabilité résidentielle. Pour ces auteurs, la précarité résidentielle est donc caractérisée, à des degrés variables, par l’incertitude, l’instabilité, l’insécurité et le caractère inabordable du logement. Colic-Peisker, Ong et Wood (2015, p. 171) ont identifié certaines situations résidentielles pouvant être qualifiées de précaires, chez les personnes vieillissantes en particulier : être retraité ou retraitée et avoir une solde d’hypothèque substantiel à rembourser, louer un logement dans le parc locatif privé en ne jouissant que d’un faible revenu et, finalement, louer une unité d’un parc de logement social où la sécurité d’occupation n’est pas garantie à vie. Bref, la précarité résidentielle est habituellement définie comme l’inverse de la notion de « sécurité d’occupation ». La sécurité d’occupation, ou secure occupancy, est un concept développé notamment par Hulse et Milligan (2014, p. 643), et qui se définit comme « [traduction] la mesure selon laquelle un ménage qui occupe un logement loué peut en faire un chez-soi et y rester, aussi longtemps qu’il le désire, sous réserve de respecter ses obligations légales ». Pour ces chercheuses, la sécurité d’occupation des personnes locataires est donc modulée par trois dimensions, la désirabilité, la disponibilité et la faisabilité d’une occupation stable, ainsi que par une condition de base, le respect des engagements prévus par le contrat. Pour une personne vivant dans le parc locatif privé, la sécurité d’occupation totale et absolue signifie que si elle le désire, celle-ci pourra rester dans son appartement aussi longtemps qu’elle le voudra et le pourra, même si une telle situation est plutôt rare dans la réalité. Pour Hulse et Milligan (2014) – qui s’appuient ici sur les travaux pionniers de Van Gelder (2010) – la sécurité d’occupation se décline à son tour en trois sous-catégories : la sécurité de type juridique (de jure), empirique (de facto) et perceptuelle.

Figure 1

Le continuum de la précarité résidentielle

Le continuum de la précarité résidentielle

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La sécurité de type juridique (de jure) est déterminée, du moins en partie, par un filet législatif qui confère aux signataires d’un contrat locatif – locateurs et locataires – des droits et des obligations. Par exemple, dans le Code civil du Québec, l’article 1957 garantit théoriquement aux locataires le « droit au maintien dans les lieux », dans les limites du respect des clauses du bail. En deuxième lieu, la sécurité de type empirique (de facto), fait référence au degré de sécurité d’occupation dont les locataires jouissent dans les faits, en fonction du contexte social, politique, financier, normatif et relationnel, et reflète le concept de faisabilité évoqué plus haut avec Hulse et Milligan (2014). Par exemple, si un(e) locataire est signataire d’un bail légal et a le droit d’occuper un appartement pendant une durée déterminée, il bénéficie a priori d’une sécurité d’occupation juridique, qui peut toutefois être totalement remise en question en fonction de sa capacité de payer le loyer à temps. Cette sécurité dite empirique peut également être modulée par le racisme, la discrimination, les relations de voisinage ou, dans le cas qui nous intéresse ici, la gentrification et la relation locative avec un propriétaire.

Finalement, comme son nom l’indique, la sécurité d’occupation perceptuelle renvoie à la perception qu’ont les locataires de leur propre sécurité d’occupation, soit la possibilité ou non d’avoir à se déplacer contre leur gré à court ou moyen terme. Selon Van Gelder (2010, p. 453), la perception d’un ou d’une locataire quant à la probabilité du déplacement peut potentiellement différer de sa sécurité d’occupation au plan à la fois juridique et empirique. Par exemple, au Québec, un locataire qui ne paie pas son loyer à temps pourrait ne pas se rendre compte qu’il ou elle court de grandes chances d’être expulsé(e) de son logement. Inversement, un(e) locataire respectant toutes les clauses du bail et jouissant d’une bonne qualité de vie pourrait tout de même souffrir d’anxiété et imaginer que son propriétaire l’évincera dans l’année qui vient, même si une telle situation ne se produit pas nécessairement. Ces trois éléments, qui associent donc les domaines du juridique, de l’empirique et des perceptions individuelles des locataires, nous permettent de jeter un regard approfondi sur les récits de locataires (Morris, Hulse et Pawson, 2017). Leur mise en relation permet d’explorer les contours d’une anthropologie du logement qui étudie, à diverses échelles, les pratiques, discours, représentations et contextes sociaux qui concourent à créer et faire perdurer une situation dite de précarité résidentielle. Avant d’utiliser cet outil analytique pour analyser les données récoltées dans le cadre de cette recherche, explorons d’abord son cadre méthodologique.

Méthodologie

La collecte de données s’est concentrée dans les arrondissements dits du « Coeur de l’île de Montréal », Rosemont-La Petite-Patrie, Le Plateau-Mont-Royal et Villeray-St-Michel-Parc Extension, et s’est déroulée entre février 2016 et mai 2018. Parmi ces arrondissements, quatre quartiers ont été ciblés plus spécifiquement (Rosemont, La Petite-Patrie, le Plateau-Mont-Royal et Villeray), en raison notamment du fait qu’ils sont adjacents entre eux et de leur relative homogénéité socio-économique et démographique, surtout en ce qui concerne la population âgée de 65 ans et plus. Une première série d’entretiens a été menée auprès d’intervenants et intervenantes de comités de logement[8] ainsi que de personnes directement concernées par les enjeux étudiés, à partir de perspectives professionnelles variées (travail social, droit). L’idée était de documenter leurs perspectives sur la situation générale des locataires vieillissants et de commencer à obtenir des contacts pour la seconde phase de l’enquête, qui a commencé un peu avant la fin de la première. Au total, treize personnes ont été interviewées dans cette première phase (n = 13) : huit intervenantes employées au sein des quatre comités de logement à l’étude, une travailleuse sociale membre d’une table de quartier « aînée », un consultant, deux avocats et un membre retraité d’une organisation nationale oeuvrant pour le droit au logement. La seconde série d’entretiens – sur laquelle se concentre cet article – comprend les récits de quinze femmes et de seulement trois hommes, pour un total de dix-huit personnes. Le recrutement s’est surtout effectué en face à face, lors d’évènements ou de manifestations organisées par les comités de logement choisis.

Durant la majeure partie de la deuxième phase de la collecte de données, des critères de sélection assez larges ont été maintenus, de manière à ne pas entraver le recrutement : avoir plus de 60 ans, faire l’expérience d’un problème de logement au moment du recrutement ou assez récemment, être membre d’un comité de logement ou, minimalement, avoir eu accès aux services ou conseils d’un tel comité. Les entrevues, d’une durée moyenne de 71 minutes, se sont déroulées la plupart du temps au domicile des répondants et répondantes ou dans un lieu de leur choix, généralement un café du coin. La moyenne d’âge des participants et participantes se situait à 69,5 ans et le tiers des personnes interviewées étaient âgées de moins de 65 ans au moment de l’entrevue. Tout au début du terrain, l’attention n’a été centrée que sur les personnes vieillissantes perçues comme étant « militantes ». Au total, deux personnes vieillissantes engagées activement dans le droit au logement et n’étant pas confrontées à un problème de logement furent interviewées. Ce n’est qu’un peu plus tard que ce critère fut systématiquement maintenu dans le processus de recrutement. En effet, les comités de logement restent tout de même des milieux fréquentés par un nombre constant, mais assez limité, de personnes : ces répondants ou répondantes qui auraient pu cadrer dans la vision étroite de la participation politique dont la recherche était alors encombrée étaient donc peu nombreux. Néanmoins, ce biais de recrutement lié à la proximité avec les comités de logement teinte les commentaires de la totalité des participants et participantes. Ces comités tiennent régulièrement des assemblées publiques sur le phénomène de la gentrification, en plus de produire de la documentation sur plusieurs thèmes reliés au logement, à l’aménagement urbain et à la politique municipale. Les locataires ayant participé à la recherche pouvaient manipuler ces discours et identifier – généralement avec beaucoup de finesse – les signes de la gentrification en cours dans les environnements urbains qu’elles fréquentaient au quotidien, ou qu’elles ont pu fréquenter par le passé.

Tableau 1

Âge et occupation des répondants et répondantes

Âge et occupation des répondants et répondantes

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Ces dix-huit personnes vieillissantes étaient âgées de 60 à 83 ans. Bien que n’étant pas encore des « retraités » et « retraitées » au sens administratif du terme, les personnes âgées entre 60 et 64 ans se projetaient toutes au-delà du seuil de soixante-cinq ans dans leurs récits, autant au plan financier que dans leurs réflexions par rapport à leurs choix résidentiels futurs. Il faut noter que cinq d’entre ces six personnes âgées de moins de 65 ans bénéficiaient de l’aide sociale au moment de l’entrevue.

Une seule répondante était en relation de couple lors de la collecte de données, Linda Tremblay[9], qui vivait toujours avec son mari. Le reste des participants et participantes, c’est-à-dire plus de dix-sept personnes, n’étaient pas en couple. Deux femmes vieillissantes résidaient toutefois avec leur fils, dont l’un, âgé d’une quarantaine d’années, était sans emploi et l’autre, âgé de cinquante-deux ans, était autiste. Le reste des participants et participants – soit quinze personnes – résidaient seules dans leur logement. Ces personnes seules étaient divorcées (une personne), veuves (cinq personnes) ou célibataires (neuf personnes).

Les données d’observation, dont le volume total est relativement restreint, n’ont pas joué un rôle central dans l’analyse. Par contre, ma présence dans ces évènements a permis de faciliter grandement le recrutement. Cette fréquentation ponctuelle des activités du monde du logement – en regard de la quantité importante d’évènements, de manifestations et d’ateliers se déroulant simultanément à Montréal, surtout pendant l’année scolaire – a permis de récolter de la littérature grise en abondance (tracts, journaux, rapports), de même que des traces audio de discours et de conférences de presse. J’ai également pu accéder à une certaine « ambiance » et constater, in situ, la camaraderie et l’éthos de la sociabilité dans les activités de certains comités de logement. En revanche, comme je désirais dès le départ me concentrer sur les trajectoires individuelles de locataires vieillissant(e)s, j’ai décidé de ne pas documenter systématiquement les dynamiques relationnelles entre les personnes évoluant dans ces évènements, ni de cartographier quels groupes ou quels membres étaient présents dans chacune des manifestations, ni de chercher à comprendre leurs relations, comme une étude ancrée principalement en sociologie des mouvements sociaux ou d’anthropologie des institutions aurait pu le faire. L’ensemble des verbatims des deux séries d’entretiens ont été codés en suivant les étapes préconisées par Paillé (1994) et Birks et Mills (2010) : le codage initial, le codage intermédiaire et le codage avancé. Une fois cette étape effectuée, l’ensemble du contenu des verbatims a été relu de manière transversale, en fonction des catégories appliquées à chacun des entretiens. Un début de théorisation a émergé de cet exerice, à partir de l’identification de catégories nodales qui concernent un processus social central et commun à la plupart des cas. Enfin, tout au long du processus d’analyse, il s’agissait de « cerner la logique à l’intérieur de laquelle s’insère le témoignage de l’interviewé » (Paillé et Muchielli, 2016, p. 145).

Le logement menacé

Maintenant, comment s’exprime cette précarité résidentielle sur le terrain? Il s’agit ici de sonder les multiples formes que cette dernière peut prendre, à travers les registres de l’instabilité, de l’incertitude, du risque, de l’insécurité et de l’inabordabilité, comme évoqué dans la deuxième section de cet article. Les propos de la plupart des personnes interviewées au cours de la recherche ont été classés en trois catégories, qui représentent autant d’expressions typologiques de la précarité résidentielle : la menace indirecte, la menace directe et l’expulsion. La prochaine section se penchera sur les perspectives d’avenir et les choix résidentiels des informateurs et informatrices.

Quatre locataires se trouvaient dans une situation de menace indirecte au moment des entretiens. Dans cette catégorie, la sécurité juridique est garantie, la sécurité empirique est incertaine ou fluctuante et la sécurité perceptuelle se mue en insécurité. Ces perceptions étaient en partie reliées à la construction visible de condominiums, à la hausse des prix des loyers, à la modification de l’offre commerciale et aux changements de population que les locataires constataient dans leur quartier. En d’autres mots, ces locataires percevaient un affaiblissement de leur sécurité d’occupation dans un marché locatif où les prix augmentaient rapidement. Ils ou elles pouvaient douter que les règles encadrant leur droit au maintien dans les lieux soient en mesure de les protéger contre l’expulsion, dans l’éventualité où une telle conjoncture se présenterait. Lyne Poisson, 73 ans, a vu le Plateau-Mont-Royal changer radicalement de visage : « Quand je suis arrivée là en 2000, c’était quand même encore potable, abordable, mais en 12 ans c’est plus le même quartier, tu te retrouves plus chez vous, t’as plus les moyens de vivre là dans le fond, à part le loyer ». D’autres locataires ont pris conscience, souvent avec stupeur, du coût des loyers sur le marché locatif environnant au détour d’une conversation, d’observations accidentelles ou encore lors de la recherche d’un logement. En effet, lorsqu’un ou une locataire réside depuis plusieurs années au même endroit et qu’il ou elle n’a pas eu à se confronter aux prix « actuels » du marché, la distance entre ses connaissances et la réalité peut s’avérer considérable. Le récit de Raoul Chartrand, 64 ans, fournit un bon exemple de cet étonnement qui peut suivre une telle découverte :

Mais c’est ça, c’est parce que ça a commencé il y a 4-5 ans sur la rue Berri, y’avait une maison en face d’un monsieur qui faisait du taxi, une maison [à] un étage, finalement le monsieur je pense qu’il est décédé pis ses enfants y’ont vendu ça pis y’ont construit un trois étages, multi-logements, tout neuf […] Fait que la madame elle son mari c’est un Irlandais d’origine, il est né ici, mais à moment donné on jasait j’ai dit : « Je sais pas comment qu’ils louent ça en face », « Ça ça se loue 1 500 $ par mois ». Pis là j’ai demandé : « Comment il a loué ça le proprétaire »? « 1 500 $, c’est le marché ». La gueule m’a tombé, j’ai dit « J’ai pu de bargaining power avec mon propriétaire, c’est foutu ». Fait que c’est ça, ça a commencé de même il y a 4-5 ans, les logements ont commencé à se construire pis à changer de main.

Lorsqu’il affirmait qu’il n’avait plus de « bargaining power » avec son propriétaire – c’est-à-dire qu’il pensait avoir perdu son pouvoir de négociation – M. Chartrand prenait conscience de l’écart qui s’était creusé entre le montant très faible de son loyer et le potentiel de rentabilité foncière que le locateur pourrait espérer réaliser en changeant de locataire. Puisqu’il payait un prix très bas pour son logement – seulement 390 $ par mois au moment de l’entrevue – M. Chartrand savait que son propriétaire pourrait le louer bien plus cher sans trop fournir d’efforts. En outre, il constatait l’effritement de sa capacité à influencer ses conditions de logement – sa sécurité d’occupation empirique – car il se doutait que toute demande ou conflit avec son propriétaire pourrait se solder par un échec, une partie nulle, voire une tentative d’expulsion, comme il l’affirmait ailleurs dans l’entretien : « Eux-autres ils veulent te mettre à porte pour faire des rénovations, quand ça fait six mois [que] t’es en-dehors, c’est libre le logement, ils peuvent remonter le loyer ». Lorsqu’un tel écart se creuse entre le montant du loyer et les prix du marché, un propriétaire n’a justement pas intérêt à négocier, c’est-à-dire à trouver un terrain d’entente, lorsqu’il peut tout simplement expulser un ou une locataire donnée et augmenter ainsi significativement sa marge de profit.

Au moment de l’entretien, d’autres locataires faisaient l’expérience de menaces directes de la part de leur propriétaire pour quitter leur logement, une intention communiquée explicitement lors de rencontres ou de discussions téléphoniques. La sécurité juridique de ces locataires n’était pas théoriquement mise en jeu, car ils et elles respectaient les clauses du bail et n’avaient pas reçu d’avis formel de reprise ou d’éviction. Toutefois, leur sécurité empirique et perceptuelle était absente, minée par les gestes et paroles de leurs propriétaires. Pour certains de ces locataires, ces menaces pouvaient s’accumuler depuis des décennies. Autant Jacqueline Beausoleil (80 ans), Jean Boisvert (64 ans), Diane Lajoie (60 ans) que Linda Tremblay (70 ans) avaient trouvé le moyen de résister à ces stratégies et de tenir tête à leur propriétaire, de manière à conserver leur logement au fil des années. La menace directe d’expulsion, bien que brandie de temps à autre, telle une épée de Damoclès suspendue au-dessus de leurs têtes, ne semblait pas réellement constituer une possibilité concrète à court terme dans leurs situations. Il s’agissait plutôt d’une guerre d’usure, d’une entreprise de destruction des rapports d’attachement au logement. Le locateur espérait que la personne décide de quitter son logement suite à des menaces explicites, sans qu’il ait besoin de recourir aux mécanismes légaux permettant l’expulsion (Huq et Harwood, 2019) et ainsi s’exposer à la possibilité d’une contestation à la Régie du logement[10] ou à subir des délais supplémentaires dans la mise en branle de ses projets immobiliers. Notons que les locataires dans cette catégorie vivaient dans leur appartement depuis très longtemps, soit entre 26 et 43 ans.

Dans les récits de certaines locataires, les cas de maltraitance psychologique évoqués étaient souvent reliés à des évènements touchant l’entretien et les travaux de rénovation. En effet, la maltraitance psychologique est utilisée par les propriétaires pour contraindre les locataires à accepter des hausses abusives de loyer ou pour les inciter à partir en leur faisant peur, en les manipulant ou en cherchant à menacer leur intégrité psychologique. Baker (2017, p. 157) analyse l’usage de mesures abusives dans les processus de déplacement forcé comme étant une véritable « [traduction] technologie d’éviction », qui se déploie dans le registre émotionnel, dans ce qu’il appelle une « [traduction] micro-gestion affective ». Les tactiques et réactions des locataires, qui reposent sur leurs expériences acquises tout au long du parcours de vie, leurs ressources matérielles, relationnelles et financières ainsi que leur habileté à naviguer dans les dispositifs administratifs, ont joué ici un rôle non négligeable dans le déroulement de conflits liés à leur sécurité d’occupation empirique. L’entretien et les rénovations représentent un moment fort de la relation locative, car différents acteurs (y compris le propriétaire) accèdent alors au logement et interagissent avec le ou la locataire.

Le cas de Jacqueline Beausoleil, 80 ans, mérite d’être examiné de près. Celle-ci résidait depuis 43 ans dans son appartement au moment de l’entretien. Elle a eu, en tout, deux propriétaires à cette adresse et ne possédait plus de bail lorsque l’immeuble a été vendu, en 1979. À cette époque, elle a effectué plusieurs recherches pour se rendre compte que l’immeuble avait alors été remis sur le marché en copropriétés indivises : « Je sais pas mal plus de choses qu’ils peuvent imaginer ». Au fil du temps, les relations se sont envenimées avec sa nouvelle propriétaire, qui lui rappelait, à chacun de leurs contacts, que ses jours dans son logement étaient comptés. Ces menaces ne se sont pas avérées si efficaces, puisqu’elle était toujours dans son appartement malgré tout, probablement en raison de sa détermination à tenir tête à sa propriétaire : « Elle me disait toujours avant de partir «éventuellement, je vends votre logement». Ça là, en 43 ans, peut-être pas au début, en 30 ans disons, j’ai au moins entendu ça 10 fois ». Pendant plusieurs années, Mme Beausoleil appréhendait donc la fin du mois de décembre, le moment de l’année où les propriétaires qui respectent minimalement la loi envoient les avis de reprise et d’éviction pour les baux de plus de six mois commençant le premier juillet, ce qui est généralement la norme à Montréal. Dans son cas, cela ne s’est jamais produit. Comme elle le mentionne dans l’extrait précédent, sa propre tactique était simple : demander à sa propriétaire de formaliser son expulsion par écrit. Comme la propriétaire n’est jamais passée à cette étape, Mme Beausoleil a pu conserver sa sécurité d’occupation juridique.

Enfin, pour terminer cette première section de résultats, six locataires, toutes des femmes, vivaient un processus d’expulsion au moment de l’entretien. Si certaines locataires en situation d’expulsion ont tenté de contester une expulsion formelle via la Régie du logement – une reprise de possession ou une éviction –, leur démarche n’a pas connu le résultat escompté, soit leur maintien dans les lieux. D’autres locataires n’ont pas réussi à endiguer les menaces directes de leur propriétaire et ont donc décidé de quitter leur logement de façon réactive. Au cours de ces épisodes d’expulsion, la protection conférée par le filet législatif – la sécurité d’occupation juridique – atteignait ses limites. Le maintien dans les lieux était devenu impossible, parfois en raison d’un degré trop important de menaces affectant la sécurité d’occupation empirique. Deux d’entre elles, Iris Pouliot, 62 ans, et Donatella Fabrizi, 78 ans, résidaient encore dans leur logement au moment de l’entretien, mais leur expulsion était devenue inévitable et leur déménagement imminent. Trois autres locataires, Lise Mongeau, 65 ans, Ginette Richer, 70 ans, de même que Brigitte Laperrière, 78 ans, venaient tout juste d’emménager dans un nouveau logement suite à une expulsion récente. Le cas de Lyne Poisson, qui a été présentée plus tôt, est légèrement différent. Expulsée en 2012 de son petit 3 ½ sur le Plateau-Mont-Royal qu’elle payait seulement 370 $ par mois, elle avait trouvé un logement à la hâte dans un autre quartier, et disait ne pas l’apprécier au moment de l’entretien.

En 2012, son nouveau propriétaire a décidé de vider l’immeuble de façon expéditive. Lyne Poisson et sa fille, doutant alors fortement des intentions du locateur, ont entrepris des démarches de vérification, sans toutefois contester cet avis frauduleux auprès de la Régie du logement, pour non-respect des délais prévus par la loi. Pour effectuer une reprise de possession, le locateur doit en effet envoyer l’avis écrit au moins six mois avant la fin du bail :

C’est illégal, complètement illégal. Il essayait de me faire croire qu’il renouvelait pour loger sa mère, tout ça, c’était pas vrai. Fait que ma fille et moi, on s’est mis sur le dossier, on a fait enquête, on a vu que ça faisait deux ou trois fois qu’il faisait ça. Il avait des dossiers à la Régie, on a consulté ça, on a monté un dossier. Il nous a conté des mensonges, un après l’autre, il a commencé à démolir pendant que j’étais là, sans permis. Fait qu’on avait tout pour mener le dossier, je voyais bien que c’était pas possible, j’étais pas pour rester là. Je voulais pas aller à la Régie, parce qu’à la Régie ils t’accordent rien, ils m’auraient accordé 3 000 $…

Lyne Poisson a donc décidé de ne pas recourir au tribunal administratif, en sachant qu’elle obtiendrait une meilleure compensation monétaire en négociant de gré à gré avec son nouveau propriétaire. La connaissance de ses droits a peut-être joué en sa faveur : « Qu’est-ce que tu fais avec ça, 3 000 piasses, tu déménages? Puis la différence de loyer : quand je suis rentrée ici, ça me coûtait 578 dollars, plus que deux cents dollars de différence, tu comprends? Ça fait qu’on a négocié pour 12 000 $, ce qui est déjà un peu mieux ». Cet exemple montre clairement que le non-recours à la Régie du logement, apparemment courant selon certaines recherches (Verrette et Gallié, 2019), peut s’expliquer entre autres par des raisons financières : négocier hors cours peut finalement s’avérer plus lucratif que de porter la cause au tribunal administratif, ce qui devrait fortement inquiéter le législateur. Comme me l’a mentionné une avocate en droit du logement, les difficultés liées à la contestation d’un avis de reprise ou d’éviction découragent certain(e)s locataires âgé(e)s : « C’est lourd, ils sont intimidés par le fait de la procédure administrative, ils sont réticents aux coûts que comporte l’ouverture du dossier, ils sont craintifs par rapport aux conséquences que ça pourrait avoir sur leur maintien au logement ».

De son côté, Brigitte Laperrière a aussi dû quitter son logement lorsque sa propriétaire a vendu son immeuble. Le nouvel acheteur, que Mme Laperrière qualifiait de « spéculateur », a voulu évincer tous les locataires de cet immeuble de six logements en invoquant sa volonté d’effectuer un « agrandissement substantiel », l’un des trois motifs d’éviction légaux au Québec. Il a offert trois mois de loyer gratuits aux locataires qui voudraient bien effectuer un départ réactif : « J’ai reçu la lettre comme quoi on me mettait à la porte au mois de décembre, avant Noël. […] Le propriétaire, un jeune homme là, pas si jeune que ça, mais il faisait son fringant, et puis il est arrivé deux ou trois jours avant Noël et il m’a donné un cadeau de Noël! ». Mme Laperrière a donc refusé cet accord et a amené le dossier à la Régie du logement, qui a pourtant entériné le processus d’éviction sur réception des preuves fournies par le locateur, notamment des plans d’architecte. Selon elle, ces documents déposés au régisseur étaient faux, car l’apparence finale de l’immeuble rénové ne concordait pas du tout avec le projet tel qu’il était prévu sur papier. Il semblerait que de plus en plus de projets de rénovation incluent, le plus souvent illégalement, l’affectation de logements complets en location permanente sur la plateforme Airbnb. Dans le Plateau-Mont-Royal, plus de 5 % du parc locatif serait destiné en permanence à la location touristique (CLPMR, 2019). Selon Mme Laperrière, son ancien propriétaire a converti les logements en appartements touristiques.

Pour terminer, penchons-nous finalement sur le cas de Donatella Fabrizi. L’immeuble de trois logements dans lequel elle habitait a été vendu, environ un an avant l’entretien : « Je me suis pas rendu compte que le propriétaire, il voulait vendre la maison. Parce qu’autrement je serais partie. Mais j’ai pas vu venir ça », m’a-t-elle confié tout au début de notre rencontre. En effet, lorsque la femme de son ancien propriétaire est décédée, celui-ci a décidé de vendre. Son propriétaire précédent l’appréciait beaucoup : « Mais le vieux propriétaire, cinq ans sans m’augmenter parce qu’il voulait pas que je parte ». Un jour, son nouveau propriétaire lui annonça qu’il voulait effectuer des travaux majeurs au rez-de-chaussée et à l’étage, pour construire un escalier intérieur « privé ». Cette modification du bâti est souvent la première étape de sa transformation en un cottage unifamilial dont le propriétaire occupant annexe les logements attenants au sien. Au départ, le locateur a assuré Mme Fabrizi qu’il ne toucherait pas à son logement à elle et qu’elle pourrait rester là aussi longtemps qu’elle le voudrait. Mais de retour de voyage quelques mois plus tard, en octobre, il a fait volte-face et lui a mentionné de but en blanc qu’il désirait reprendre son logement : « Je vous donne 2 000 $ et je vous paie le déménagement », dira-t-il. Ce montant était conditionnel à un départ avant Noël. Or, Mme Fabrizi refuse. Entre-temps, les travaux de réfection de l’appartement voisin, en cours d’annexion au rez-de-chaussée, battaient leur plein. Les allées et venues des travailleurs et le bruit dérangeaient Mme Fabrizi. Peu de temps après, le locateur a fait signer sous contrainte psychologique une lettre à Mme Fabrizi qui stipulait qu’elle acceptait que celui-ci reprenne son logement pour loger sa belle-mère.

Cependant, elle doutait de la bonne foi du locateur, puisque cette justification différait de celle qu’il lui avait donnée peu de temps auparavant. La lettre qu’elle a signée ne constituait pas un avis de reprise conforme, ce qu’elle a appris un peu plus tard en contactant un comité de logement. Son propriétaire l’a alors menacée de manière décomplexée : « Puis le lendemain soir ou le jour après, il me dit : ''Ah, vous allez voir ce qui vous arrive le 1er juillet, j’ai donné à mes… avocats et je ne voudrais pas être à votre place!'' ». L’avocate en question l’a contactée quelques jours après, en lui disant que le propriétaire voulait reprendre son logement pour effectuer des travaux majeurs, la tuyauterie étant, selon elle, « pourrie ». C’était donc le troisième motif différent qu’on invoquait pour justifier son départ forcé. Même si elle était protégée par l’article 1959.1, elle a préféré prendre la décision de partir. Sa situation aurait pu se maintenir au niveau de la menace directe, mais s’est muée en départ réactif, donc en expulsion, car Mme Fabrizi a préféré ne pas entamer de procédure de contestation juridique. La perspective de continuer à vivre au-dessus d’un propriétaire abusif la décourageait totalement de poursuivre des démarches à la Régie du logement pour faire valoir ses droits. Le comité de logement qu’elle a contacté lui a permis de se reloger dans un autre quartier. Rares sont les personnes ayant les moyens financiers, relationnels et les capacités psychologiques ou physiques permettant de mener à bien une contestation à la Régie du logement, tout en étant engagées dans une dynamique particulière visant à reprendre le contrôle de leur sécurité d’occupation empirique.

Futurs résidentiels entre mobilité, immobilité et incertitude

Faire l’expérience de ces menaces indirectes, directes ou même d’une expulsion a nécessairement influencé les perspectives de cheminements résidentiels de ces locataires. Fait intéressant, la plupart des personnes interviewées désiraient, à moyen terme, quitter leur appartement, même celles et ceux dont la situation de précarité résidentielle se maintenait au degré de la menace indirecte. Mal entretenus, mal isolés, peu adaptés à la perte d’autonomie et hantés par de multiples frictions avec les propriétaires, ces logements pour la plupart inadéquats n’étaient pas des lieux propices pour vieillir en toute quiétude. Les locataires interviewées le savaient très bien, surtout celles qui vivaient au deuxième étage. En revanche, ces personnes vieillissantes voulaient généralement obtenir une place dans un logement social, en coopérative, en OSBL[11] d’habitation pour personnes âgées ou en HLM[12], lieux de vie dont le cadre bâti est souvent adapté (au moins partiellement) pour des résidents en perte d’autonomie. Elles craignaient au plus haut point d’être déplacées avant d’avoir pu obtenir la certitude qu’elles seraient acceptées dans l’un de ces établissements. Les listes d’attente pour les HLM, dans les quartiers centraux à l’étude, pouvaient atteindre 9 ans selon les intervenants interrogés dans la première phase de la recherche. Mme Beausoleil énonçait ainsi ses choix résidentiels pour le futur :

C’est ça. Donc, moi je vais vous dire mon fond de pensée, moi j’ai pas d’objection de déménager. J’ai pas d’objection de laisser mon logement là. Je voudrais un logement plus petit, j’ai fait des démarches pour peut-être demeurer dans une coopérative d’habitation, donc, ça elle sait pas tout ça, pis je lui dirai pas non plus! J’ai pas d’objection.

Évidemment, dans la situation que Mme Beausoleil a décrite, la mobilité résidentielle n’est pas un problème en soi, ni même l’éventuelle perte d’une pièce : c’est plutôt la contrainte et le manque de contrôle temporel et spatial qui compliquent les choses. Même si elle vivait son expulsion comme un deuil, Iris Pouliot affirmait quant à elle : « Je suis rendue tellement écoeurée pour toutes sortes de raisons que je me dis c’est le fun, je suis rendue tannée, puis j’ai juste envie de m’en aller, ça va être moins difficile. Dans le fond, c’est peut-être un mal pour un bien, je vais peut-être faire ouf en m’en allant ». De son côté, Raoul Chartrand voulait également quitter son petit logement – dans son cas pour une coopérative d’habitation – mais désirait à tout prix rester dans son quartier de résidence : « Faque le voisinage, j’aime ça le voisinage. Ce qui est plate quand t’es vieux, quand tu déménages, c’est que tu perds ça, tu perds c’te milieu là. Mais c’est pour ça que je veux rester dans le bout […] si je déménage ». Dans les récits de ces locataires, vieillir « chez soi » ne se traduisait pas par une stabilité résidentielle dans le logement occupé plus tôt dans le parcours de vie, mais plutôt par la volonté de se maintenir jusqu’à sa mort au sein d’un quartier connu et apprécié et dans un réseau relationnel particulier. En attendant, les locataires ne subissant pas une expulsion en bonne et due forme devaient vivre dans l’incertitude. Leurs maigres revenus engendraient une immobilité résidentielle subie, car le parc locatif privé était devenu trop cher pour qu’elles puissent changer d’appartement sans devoir s’éloigner sérieusement. Comme le mentionne Diane Lajoie, qui voulait à tout prix s’en aller à court terme de son logement pour retourner dans sa ville natale, « c’est bien beau dire que je vais m’en aller, je vais trouver un logement à Québec, mais ça serait plus simple si j’étais pas dans une situation financière précaire, de plus en plus précaire. Ça ajoute une couche d’inquiétude ».

Paul Savard, 70 ans, croyait que seul un coup de chance pouvait permettre à des locataires comme lui de rester dans le quartier central où ils résident : « Il faut que tu sois chanceux en tabarnouche pour te trouver quelque chose que tu peux garder toi-même. Peut-être une cession de bail, quelqu’un que tu connais, sinon il faut que tu sortes, t’as pas grand possibilités ». Les dynamiques spéculatives associées à la gentrification resserrent donc les locataires vieillissant(e)s à faible revenu dans un étau, entre la menace d’expulsion, l’incertitude et l’immobilité résidentielle, une conséquence directe du sous-financement du logement social au Québec. Cette situation est décriée depuis plus de quarante ans par les organisations de défense de droits des locataires. En âge avancé, attendre près d’une décennie pour obtenir une place en logement social n’est souvent pas possible, car la mort peut survenir avant que ce délai ne se soit écoulé. Qui plus est, la gentrification des quartiers centraux montréalais s’étant accentuée, élargie et accélérée dans les dernières années, il devient de plus en plus difficile d’obtenir un logement abordable dans un secteur bien desservi en services, transports et équipements, ce qui est bien entendu crucial pour une personne vieillissante.

Cet article proposait d’aborder le phénomène de la gentrification à partir de témoignages de locataires vieillissant(e)s, à faible revenu, résidant dans La Petite-Patrie, Villeray, Rosemont ou sur le Plateau-Mont-Royal et participant de près ou de loin aux activités d’un comité logement. De manière à saisir en détail les rapports au logement de ces personnes vieillissantes, nous avons fait usage du concept de précarité résidentielle, défini comme un continuum de situations rendant l’occupation du logement incertaine, inadéquate ou inabordable, et dont la forme extrême est l’expulsion. En nous appuyant sur les travaux de Hulse et Milligan (2014), Van Gelder (2010) et Morris, Hulse et Pawson (2017), nous avons classé les récits des locataires en fonction de trois situations de précarité résidentielle : la menace indirecte, la menace directe et l’expulsion. Cette typologie est à son tour basée sur une triangulation analytique entre les dimensions juridiques, empiriques et perceptuelles d’une situation résidentielle donnée, à partir des mises en récit effectuées par différents acteurs et actrices sur le terrain. Nous avons ainsi exploré comment les effets indirects de la gentrification (transformations de l’offre commerciale, changements dans le voisinage et le cadre bâti) ainsi que la relation locative avec un propriétaire pouvaient moduler les rapports au logement des répondants et répondantes, principalement en ce qui concerne la sécurité d’occupation empirique. Longtemps négligées dans les housing studies au profit d’approches macrosociologiques ou économiques, les dimensions relationnelles – voire interactionnistes – du logement font maintenant l’objet de travaux fort pertinents qui permettent de mettre en lumière la violence utilisée par les propriétaires ou d’autres acteurs pour expulser des locataires, en mobilisant ou non les mécanismes légaux en vigueur dans un contexte donné (Baker, 2017; Desmond, 2016; Goyer, 2017).

La prévalence de la précarité résidentielle dans la population vieillissante semble contredire ou du moins affaiblir considérablement la portée réelle des politiques publiques d’inspiration onusienne encadrant le vieillissement au Québec. Ce phénomène fait s’interroger également sur la capacité du système de l’habitation montréalais et québécois à garantir le droit au logement des populations à faible revenu. Reconnaître que des forces extérieures aux ménages peuvent influencer négativement la capacité au maintien dans les lieux des locataires devrait nous forcer à revisiter de fond en comble nos orientations en matière de vieillissement sur place à la lumière des processus de gentrification se déroulant dans les quartiers centraux montréalais et ailleurs au Québec, comme les textes de ce numéro le démontrent. Autant à l’échelle provinciale qu’à l’échelle municipale, les politiques publiques concernant le vieillissement visent toutes l’objectif du maintien à domicile pour le plus grand nombre de personnes vieillissantes (Gouvernement du Québec, 2018; Ville de Montréal, 2018). Cependant, comment vieillir sur place, dans un quartier central montréalais, si l’on fait l’expérience d’une éviction ou d’une reprise de logement? Le plus récent plan d’action québécois en matière de vieillissement, intitulé Un Québec pour tous les âges (Gouvernement du Québec, 2018), a comme mission de renouveler la politique « Vieillir et vivre ensemble, chez soi, dans sa communauté », adoptée par le gouvernement Charest en 2012. Comme leur nom l’indique, ces politiques furent établies dans l’esprit de faciliter le vieillissement sur place, en contexte urbain, rural et péri-urbain. Les mesures concrètes adoptées dans les politiques telles qu’Un Québec pour tous les âges visent principalement l’amélioration du cadre bâti et l’adaptation des domiciles des personnes vieillissantes, de même que la construction de nouveaux logements, soit dans ce cas précis, environ 1 000 logements sociaux à l’échelle de la province. La politique mentionne rapidement le nouvel article 1959.1, sans plus s’avancer sur la question des expulsions de locataires vieillissants, comme si le problème était entièrement réglé grâce à cet ajout récent au Code civil. Le fait que l’article 1959.1 soit en place et qu’il puisse, dans certains cas, protéger les locataires vieillissant(e)s contre la reprise de possession et l’éviction semble dissuader les pouvoirs publics de mettre en place d’autres mesures pour contrer les effets délétères de la gentrification sur les ménages vieillissants à faible revenu. Par ailleurs, peu d’initiatives sont mises en place pour mieux prévenir l’usage de la maltraitance psychologique, voire financière, dans la relation locative entre un propriétaire et une personne vieillissante.

Notons qu’entre juin 2016 et février 2019, seulement 17 tentatives de reprise de possession portées devant la Régie du logement furent contrecarrées car la personne locataire remplissait tous les critères de l’article 1959.1 (Simard et Dhavernas, 2019). Même si cette mesure législative est nécessaire, sa portée est limitée. La Régie du logement est régulièrement critiquée pour sa lenteur, sa lourdeur bureaucratique et pour son net penchant en faveur des propriétaires. Comme plusieurs cas dans cet article l’ont démontré, le non-recours à ce tribunal administratif est monnaie courante : il est parfois plus profitable de négocier de gré à gré une indemnité de départ avec le locateur que d’amener le dossier à la Régie du logement. Qui plus est, comme le cas de Donatella Fabrizi le démontre bien, même dans le cas où une personne locataire pourrait théoriquement invoquer l’article 1959.1 auprès de la Régie du logement, encore faut-il qu’elle ait l’envie et les ressources pour faire face à un propriétaire dans l’intime, dans le domaine de la sécurité d’occupation empirique. En faisant porter aux locataires le poids de la contestation juridique, les différents paliers de gouvernement laissent la porte ouverte à l’usage de la maltraitance psychologique par certains propriétaires peu scrupuleux.

À l’échelle municipale, la Ville de Montréal a publié en 2018 son Plan d’action municipal pour les personnes aînées 2018-2020, qui a le mérite de reconnaître directement la précarité touchant certain(e)s locataires âgé(e)s : « Quant aux locataires, nombreux sont ceux qui se trouvent dans une situation financière et sociale précaire » (Ville de Montréal, 2018, p. 12). Ici aussi, la sécurité, l’accessibilité, l’adaptation du cadre bâti et la participation demeurent les objectifs-clés. Le document reconnaît la prévalence de la précarité financière et sociale des locataires. Par contre, une seule mesure cible explicitement « l’amélioration de l’offre résidentielle ». Dans la politique complémentaire de Projet Montréal, intitulée 12 000 logements sociaux, abordables, familiaux, certaines unités seront destinées aux personnes vieillissantes à faible revenu. On n’en connaît toutefois pas le nombre exact. J’ai démontré plus tôt que les personnes vieillissantes interviewées désiraient généralement quitter le parc locatif privé pour accéder à un logement social dans leur quartier de résidence, mais que cette possibilité était entravée par de longues listes d’attente et une offre insuffisante de logements de ce type. Mentionnons finalement que la Stratégie nationale du logement, introduite par Justin Trudeau en 2017, n’a toujours pas fait l’objet d’un accord entre Québec et Ottawa et que la province n’a donc pas encore touché les sommes prévues, qui permettraient notamment de développer le logement abordable (Bellavance, 2020).

L’analyse de la précarité résidentielle permet de questionner ces injonctions à vieillir « chez soi », ce qui représente peut-être le principal apport théorique de cet article. Cet objectif de politiques publiques, comme certains auteurs le remarquent (Hillcoat-Nallétamby et Ogg, 2013), ne prend pas en compte le fait que de nombreuses personnes vieillissantes désirent se relocaliser pour quitter un logement inadéquat. Présumer que les choix résidentiels d’un groupe social aussi large et hétérogène que celui des « personnes âgées de 65 ans et plus » sont homogènes et qu’ils s’agrègent autour d’une volonté inébranlable de rester « chez soi » représente une faiblesse notoire des politiques publiques. Penser l’habitation et le vieillissement de manière inclusive, de surcroît en contexte de gentrification, nécessite plutôt d’offrir une très large gamme d’options résidentielles aux personnes vieillissantes, en fonction de leurs désirs, de leurs parcours de vie et de leurs positions sociales différenciées. Sans la construction massive et immédiate de logements sociaux destinés aux personnes vieillissantes à faible revenu dans les quartiers centraux montréalais, les seuls ménages vieillissants qui seront en mesure de vieillir dans ces quartiers dans la prochaine décennie appartiendront à des classes sociales mieux nanties, qui auront acquis une sécurité d’occupation en étant eux-mêmes propriétaires. La précarité résidentielle associée à la gentrification représente donc un obstacle majeur à l’inclusion sociale des personnes vieillissantes locataires à faible revenu au coeur de la ville.

Finalement, comme toute recherche, celle-ci comporte plusieurs limites. Comme mentionné plus tôt dans l’article, toutes les personnes vieillissantes interviewées participaient de près ou de loin aux activités d’un comité de logement. Il serait intéressant de voir comment des locataires vieillissant(e)s n’ayant pas les mêmes parcours de participation ni la même proximité avec les organisations de défense des droits des locataires réagissent aux différentes formes de la précarité résidentielle, en particulier en ce qui concerne les menaces directes et les expulsions. Contactent-elles un comité de logement, savent-elles qu’ils existent? Connaissent-elles leurs droits? Subissent-elles encore davantage d’abus dans la relation locative que les personnes ayant participé à la collecte de données de cette recherche? Le biais de recrutement se répercute également sur l’appartenance ethnoculturelle des locataires interrogé(e)s. Sauf deux personnes, tous les répondants appartenaient au groupe majoritaire canadien-français euro-descendant. Mes travaux actuels se penchent justement sur la précarité résidentielle de personnes vieillissantes racialisées, à Montréal, pour compléter et comparer les données récoltées dans le cadre de la recherche présentée ici.

Par ailleurs, il aurait été intéressant de comparer les expériences des locataires vieillissant(e)s en fonction d’effets liés aux quartiers particuliers où ils ou elles résident. En quoi la situation des locataires vieillissant(e)s de Rosemont diffère-t-elle de celle des résident(e)s de Villeray? Pour ce faire, il aurait fallu constituer un échantillon beaucoup plus important que celui qu’une recherche menée en solo a pu permettre de constituer. Aussi, il aurait été important d’établir une diversification très large des points de vue sur le phénomène étudié – la précarité résidentielle vécue par les locataires vieillissant(e)s – en allant interroger tous les autres acteurs pouvant évoluer en lien avec ce processus social : juges administratifs à la Régie du logement, investisseurs, propriétaires, agents d’immeuble, proches ou intervenants du milieu de la santé, travailleurs sociaux, voisins ou avocats. À un certain point dans la collecte de données, j’ai tenté de contacter des agents d’immeubles, mais ceux-ci n’ont pas retourné mes appels. J’ai alors décidé qu’il valait mieux me concentrer sur un échantillon plus restreint, mais saturé, que de le diversifier à outrance en perdant de vue l’objet de recherche. Une véritable équipe de recherche, mieux équipée en temps et en ressources humaines, aurait pu couvrir en détail ces autres pistes fort pertinentes et ainsi trianguler les perspectives pour obtenir un portrait plus complet de la précarité résidentielle vécue par les personnes vieillissantes à Montréal.