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Cette reconquête, au début, sera réalisée par des professionnels aisés avertis de la chose et quelques intellectuels. Dans la plupart des cas, un pied-à-terre à la campagne, près du fleuve ou d’une rivière, la villa d’été devient un signe de réussite et un moyen de distinction sociale. […] Depuis dix ans, le phénomène s’est largement amplifié. Enseignants, journalistes, commerçants, hommes de lettres et bien d’autres appartenant à la classe moyenne visent à plus d’authenticité dans leur acquisition d’une maison et d’un milieu de vie.

Michel Lessard et Gilles Vilandré, 1974, p. 37

Parmi les vieilles pierres, la vie contemporaine s’est installée. Il y a quelques années, ce quartier avait attiré bon nombre d’antiquaires qui s’y sentaient chez eux; on assiste maintenant à son envahissement par les artistes, les artisans, les designers, les compagnies de publicité et de cinéma. Les boutiques de toutes sortes s’y installent nombreuses.

Henriette Major, août 1972, p. 47

Il s’est écoulé plus d’un demi-siècle depuis les premiers témoignages, en contexte québécois, faisant état d’une « renaissance » des campagnes ou d’un « retour » aux quartiers urbains anciens. Ces deux extraits rappellent à quel point le traitement public de ce phénomène a somme toute peu évolué au fil des ans : des observateurs appartenant aux couches moyennes et supérieures chroniquent avec un enthousiasme plus ou moins mesuré sur l’arrivée de nouveaux habitants mieux nantis et de commerces plus sophistiqués dans des espaces jusqu’alors considérés en déclin[1]. En marge de ce discours dominant se profile, avec une importance variant selon l’époque et les conditions économiques, un regard critique considérant cette succession de populations et d’usages comme une menace pour la préservation des communautés locales et des populations dites vulnérables.

Ce phénomène tour à tour qualifié de gentrification et d’embourgeoisement, par lequel l’habitat populaire est investi par de nouvelles populations mieux nanties en capital culturel ou économique, s’est ainsi imposé au coeur des luttes urbaines et de l’action communautaire comme l’un des principaux enjeux contemporains de justice sociale. Il constitue l’objet de ce numéro thématique, qui propose un regard renouvelé sur la reconfiguration sociodémographique ascendante de certains milieux de vie au Québec. Cet effort collectif arrive à point nommé, d’abord parce qu’une telle synthèse n’a pas encore été réalisée en contexte québécois; ensuite parce que des actes de vandalisme « antigentrification » visant tant des immeubles de copropriétés que des commerces (même s’ils sont moins visibles depuis la pandémie) ont considérablement tendu le débat public sur ces questions dans les dernières années; enfin parce que le contexte pandémique qui prévaut au moment de la réalisation de ce numéro est, de l’avis de plusieurs observateurs, appelé à renforcer les inégalités d’accès au logement et à l’habitat.

Dans cette introduction, nous proposons d’abord quelques fragments d’une généalogie québécoise de ce concept et du phénomène qu’il recouvre, à partir d’éléments qui visent non pas à clore mais bien à alimenter le débat scientifique sur des bases théoriques explicites et transparentes. Cet essai interprétatif ne constitue pas une histoire exhaustive de la gentrification et du rapport des Québécois à la gentrification – un tel chantier, pour fascinant qu’il soit, dépasse largement le cadre de ce numéro thématique et le champ de nos propres recherches. Nous profitons toutefois de cette occasion pour esquisser un bilan de plusieurs décennies de débats et de recherches, en faisant ressortir certaines particularités du contexte québécois, et en identifiant un certain nombre d’angles morts. Cette lecture n’est évidemment que la nôtre et n’engage ni les contributeurs du numéro, ni leurs collaborateurs ou collaboratrices. Nous soulignons et regrettons au passage que si l’appel à texte a permis de rassembler des contributions fort riches et complémentaires, le numéro pèche par son manque de diversité car il est composé – hormis la soussignée – exclusivement d’hommes blancs. Nous souhaitons donc vivement qu’il suscite un intérêt plus large et qu’il contribue, à l’avenir, à la diversification essentielle de ce champ de recherche.

Trajectoire québécoise d’un concept « emprunté »

Le premier constat qui s’impose est celui de l’absorption précoce du mot gentrification par les chercheurs, le milieu communautaire et les médias. Contrairement à l’Europe francophone où le terme a longtemps été circonscrit au discours scientifique (Chabrolet al., 2016, p. 23), la notion de gentrification est en effet présente dans la presse québécoise depuis le début des années 1980[2]. Elle y figure de manière parfois parcimonieuse mais sans interruption, aussi bien en anglais qu’en français, si bien que des linguistes de l’Office québécois de la langue française s’inquiètent de cet « emprunt » dès le début des années 1980, lui préférant d’abord le terme élitisation avant de se rabattre dès 1990, faute d’adhésion, sur celui d’embourgeoisement[3]. Bien qu’implanté depuis longtemps dans le langage courant, le terme (et dans une certaine mesure le phénomène qu’il désigne) n’en est pas moins largement considéré comme un corps étranger au Québec, son utilisation faisant encore débat plus de quatre décennies après son introduction.

Le retour à la ville

C’est sans surprise à Montréal que le mot gentrification fait d’abord son apparition. Dès 1981, on s’inquiète ainsi dans La Presse de ce que « le retour à la ville, c’est celui des riches » (Berger, 1981). En une du quotidien The Gazette, un article sur le déclin des maisons de chambres évoque pour sa part [traduction] « ce nouveau mot créé par des sociologues pour décrire l’essence du retour de la “gentry” dans les anciennes résidences cossues du centre-ville » (Penketh, 1981). En 1984, toujours dans La Presse, un étudiant universitaire se demande si ce phénomène étasunien finira par toucher Montréal, évoquant « ce mot qui signifie “petite noblesse” » et qui renvoie au « procédé par lequel un quartier populaire se transforme en quartier de classe moyenne » (Thériault, 1984). La même année, un comité de défense des locataires du quartier Plateau Mont-Royal – alors épicentre de la contreculture, avec le quartier Saint-Jean-Baptiste de Québec (Warren et Fortin, 2015) – s’inquiète de la multiplication des conversions d’appartements locatifs en copropriétés, qui engendrerait un « phénomène de gentrification où une population plus aisée s’installe au détriment de la population existante », de même que la « disparition de plus en plus de commerces de quartier » au profit de « petites boutiques luxueuses, épicerie fine, restaurant, bar » (Comité logement Saint-Louis, 1984, p. 11). On ne peut que constater la sophistication précoce de ces définitions pourtant destinées au grand public, fruit d’une convergence entre le milieu communautaire et celui de la recherche.

Mais ces interprétations s’avèrent aussi en avance sur la réalité empirique du phénomène, qui ne concerne alors vraiment qu’une poignée de secteurs à l’intérieur de quartiers anciens de Montréal et de Québec et qui, comme ailleurs, est largement le fait de ménages à revenu moyen transformant eux-mêmes leur habitation (ce que les anglophones qualifient de sweat equity). La recherche universitaire prend donc peu à peu ses distances vis-à-vis des interprétations critiques, privilégiant une approche quantitative ou, le plus souvent, une perspective compréhensive – favorisée par le caractère modéré de la gentrification, sur lequel nous revenons plus loin –, y compris dans la métropole où les changements sont pourtant plus visibles. On observe en effet une posture ambiguë des travaux universitaires qui reconnaissent des mouvements populationnels bien réels dont ils cherchent en même temps à minimiser l’importance[4]. On constate ainsi l’émergence d’une culture urbaine spécifique, d’un « nouvel art de vivre en ville » (Dansereau, 1988) porté par des sous-groupes des nouvelles couches moyennes qui, bien que culturellement influentes, politiquement efficaces (Collin et Léveillée, 1985) et médiatiquement bavardes, demeurent dans les faits très minoritaires. On insiste également sur le statut social très moyen des nouveaux arrivants, en rupture avec la figure du yuppie qui lui est déjà immanquablement associée dans le débat public. À la suite d’une étude sur le plateau Mont-Royal, le groupe d’intervention urbaine de Montréal constate ainsi que « le fort taux de bas salariés parmi les professionnels est assez particulier » (GIUM, 1982, p. 11). Annick Germain remarque pour sa part que « dans certains secteurs de la ville, les nouveaux résidents sont nettement plus scolarisés, sans être beaucoup plus fortunés que leurs prédécesseurs [, à l’exemple] de jeunes universitaires encore aux marges du marché du travail » (Germain, 1984, p. 36). Peu à peu se profile ce que Damaris Rose (1984) a qualifié de « gentrifieur marginal », une notion qui suscite de vifs débats au plan international et qui s’inscrit durablement dans le discours montréalais sur la gentrification.

De la marginalisation de la gentrification

En s’appuyant sur des travaux sur la place des femmes dans les quartiers centraux (Rose 1987, 1989) et sur une analyse socioprofessionnelle des grandes métropoles canadiennes (Chicoine et Rose 1989, Rose 1996), Rose rappelle ainsi que tous les quartiers où s’établissent des étudiants ou des artistes ne sont pas automatiquement [traduction] « happés par une dynamique irréversible d’embourgeoisement initiée par de grands intérêts immobiliers, conduisant inévitablement à leur transformation en zones homogènes à l’usage exclusif des jeunes professionnels » (Rose, 1996, p. 153; voir aussi Beauregard, 1990, p. 871). Plusieurs quartiers montréalais parmi les plus associés à la gentrification conservent ainsi une réelle mixité sociale, bon nombre d’habitants continuant à présenter une dotation très moyenne et parfois faible en capital économique.

Ce thème de la marginalité de la métropole québécoise et, partant, du caractère modéré ou moyen des phénomènes qu’on y retrouve, s’impose dès les années 1990 (Germain et Rose, 2000, p. 32). Cette modération s’expliquerait de plusieurs manières, notamment par une moins grande envergure de certains facteurs de gentrification liés à la demande et à l’offre. Du côté de la demande, la tertiarisation de l’économie est plus lente à Montréal qu’à Toronto ou Vancouver en raison du déclin économique de la métropole québécoise et de la migration des sièges sociaux et du lucratif secteur de la finance vers la capitale ontarienne (Coffey et Polèse, 1993; Polèse, 2012). Le bassin de gentrifieurs potentiels est donc moins grand et moins aisé en moyenne. Du côté de l’offre, Montréal compte un grand nombre de logements anciens que l’on pourrait qualifier de « gentrifiables ». Les nombreux logements sociaux disséminés dans le tissu urbain et la destruction de plusieurs zones anciennes dans les années 1960 et 1970 ont en outre diminué l’attrait patrimonial de plusieurs secteurs (Charbonneau et Parenteau, 1991; Ley, 1996). Mentionnons aussi certaines politiques visant la préservation du tissu manufacturier, liées à la forte mobilisation populaire pour la relance économique des quartiers (Lemelin et Morin, 1991) et qui ont par exemple retardé la conversion de zones industrielles, notamment le long du canal de Lachine ou dans Hochelaga-Maisonneuve (Sénécal, 1995).

Pour autant, des voix mettent en doute cette perspective de marginalité et l’existence d’une différence significative avec les autres métropoles, rappelant qu’au « chapitre de la sociodémographie, Montréal offre de nombreux contrastes avec ses consoeurs canadiennes, mais les tendances de fond restent les mêmes » (Collin, 2003, p. 10). D’ailleurs, dans une certaine mesure, le caractère modéré de la gentrification montréalaise s’explique également par un ralentissement réel du phénomène pendant la crise immobilière et économique du début des années 1990, un ralentissement qui ne concerne d’ailleurs pas que Montréal. Mais alors qu’ailleurs les recherches reprennent dès le début des années 2000 sur ce que certains ont qualifié de gentrification post-récession (Lambert et Boddy, 2002), de troisième vague de gentrification (Hackworth et Smith 2001) ou de gentrification dirigée par l’État (Aalbers, 2019), l’intérêt reste limité en contexte québécois. La gentrification est ainsi à peine mentionnée dans un bilan des recherches en études urbaines réalisé en 2011 (Cloutier, Collin et Poitras, 2011) et certains remettent même en question sa pertinence comme objet de recherche.

Le décalage apparaît particulièrement marqué lorsque examiné au prisme de la recherche canadienne, qui continue naturellement à s’intéresser à Montréal parmi les grandes métropoles du pays. Par exemple, les analyses quantitatives et comparatives effectuées par David Ley – de même que sa moins grande connaissance du contexte québécois qui s’appuie en grande partie sur des entrevues de chercheurs et d’acteurs locaux (Ley, 1985, p. 209) – le rendent sans doute moins enclin à adopter ce paradigme exceptionnaliste. Même au Québec, les travaux sur la gentrification sont essentiellement réalisés à partir des années 1990 par des chercheuses qui s’inscrivent dans le champ scientifique anglophone. C’est le cas, notamment, des recherches principalement qualitatives de Rose sur des quartiers centraux montréalais que le déclin économique maintient dans une mixité sociale relative et qui l’amènent comme on l’a vu à mettre en doute l’impérialisme théorique des modèles « par étapes » (voir Lees, Slater et Wyly, 2010) ou de « différentiel de rentabilité foncière » (Smith, 1979, 1996) développés essentiellement dans des villes globales, ou à tout le moins plus élevées que Montréal dans la hiérarchie des métropoles.

Ce caractère modéré s’expliquerait enfin par le fait que la gentrification se confond dès les années 1970 avec les efforts publics de revitalisation et de développement économique des quartiers anciens (Morin, 1987), une tendance que le tournant néolibéral qui a touché la plupart des pays occidentaux à partir des années 1980 a contribué à amplifier. En raison du désengagement des niveaux supérieurs de gouvernement dans les affaires urbaines, les pouvoirs publics et les élites locales cherchent de plus en plus à stimuler le réinvestissement de secteurs défavorisés pour y attiser le développement économique et maximiser les revenus fiscaux, selon une logique nettement plus entrepreneuriale de gestion (Smith, 2002), les retombées fiscales anticipées jouant un rôle central dans l’appréciation des investissements publics. Convoitant d’abord le capital financier des nouvelles couches moyennes, mais aussi leur capital culturel qui constituerait désormais le principal facteur de production d’une économie axée sur le savoir (Florida, 2002), les municipalités s’adonnent à la mise en valeur de leur territoire par le biais de programmes de revitalisation dans un contexte métropolitain de plus en plus concurrentiel (Rose, 2010).

On assiste donc à une maturation de l’infrastructure locale de la gentrification qui constitue pour Montréal une donne relativement nouvelle. Loin des tâtonnements et du caractère relativement spontané des premiers cas de « retour en ville », la gentrification semble s’appuyer désormais sur un réseau efficace d’entrepreneurs qui se sont spécialisés et qui mettent en marché un milieu et un mode de vie. Des promoteurs immobiliers, des chaînes locales d’établissements commerciaux, des agents immobiliers et un certain nombre de propriétaires, certains voulant profiter de l’économie dite de partage, courtisent les nouveaux urbains et façonnent la ville en fonction de leurs besoins et préférences (voir par exemple Gaudreau, 2020; Combs, Kerrigan et Wachsmuth, 2020). Bien que fragmentaire, la recherche actuelle indique que malgré son marché immobilier et son économie en décalage avec les autres grandes métropoles canadiennes, la métropole québécoise suit les mêmes tendances de financiarisation du marché du logement et de l’arrivée du « capitalisme de plateforme » de type Airbnb (Aalbers, 2019), associées à la quatrième et à la cinquième vague de gentrification[5].

De l’urbain au rural

On le voit, longtemps la gentrification a été associée principalement aux milieux urbains, et plus précisément aux grandes villes, un parti pris méthodologique que traduit bien notre tour d’horizon jusqu’ici. Réputées plus accueillantes aux individualités, lieux privilégiés de consommation et de culture, pôles d’emplois spécialisés, les métropoles et plus particulièrement leurs quartiers centraux sont depuis longtemps l’habitat de populations en décalage avec les normes dominantes – ce que traduit d’ailleurs la notion de « gentrifieur marginal » évoquée plus haut. Moins rapides, moins visibles ou moins documentés, les processus de gentrification s’observent également dans certaines banlieues, quartiers centraux de villes moyennes, noyaux villageois, voire en milieu agricole, traduisant la multiplicité des « rapports socio-inégalitaires d’appropriation de l’espace » (Chabrolet al., 2016). Comme le soulignaient Myriam Simard et Laurie Guimond dans une série de contributions pionnières sur le renouveau démographique de certaines campagnes (voir entre autres, Simard, 2007; Simard et Guimond 2012), les premiers travaux québécois pouvant être associés à une certaine gentrification rurale sont publiés à la fin des années 1970 et au tournant des années 1980. Bien que logés à l’enseigne de la néoruralité, ils sont de quelques années antérieurs à ceux sur la gentrification des quartiers urbains.

Les racines idéologiques et culturelles du retour à la terre ou aux quartiers anciens sont sensiblement les mêmes, la quête d’une vie authentique, le rejet de l’économie fordiste ou des normes sociales contraignantes, une forte esthétisation de la vie quotidienne (Featherstone, 2007) et un souci de l’environnement, pour ne nommer que quelques-unes des plus couramment citées. Mais à la base, il s’agit d’abord d’une migration fondée sur un choix de vie et dont la portée et les implications dépassent largement celles du choix d’un quartier en ville. Elle s’apparente à ce titre davantage à la lifestyle migration (Benson et O’Reilly, 2016). Il n’est donc pas étonnant que gentrifications urbaine et rurale se combinent de plus en plus dans les mêmes trajectoires résidentielles : trajectoires de succession car de nombreux néoruraux sont d’anciens urbains et qu’une partie non négligeable d’entre eux y étaient déjà des gentrifieurs; ou trajectoires parallèles car la villégiature occupe une place croissante dans la vie de plusieurs ménages (et la distinction entre domicile et résidence secondaire est susceptible de s’atténuer avec le développement du télétravail).

En milieu rural, le phénomène de gentrification est diversement perçu selon sa progression et la région concernée. L’influx de capitaux est généralement apprécié, et dans une certaine mesure celui d’une nouvelle population qui peut sauver les services et les commerces d’une désertification, du moins dans les régions en déclin. En parallèle, plusieurs voix se font entendre pour dénoncer la mainmise grandissante des urbains sur le marché immobilier rural. Dans les dernières années, comme en milieu urbain, on constate également une réelle sophistication de la promotion immobilière, lotissements haut de gamme et commerces de niche se disséminant de plus en plus rapidement dans le territoire. Ce retour à la terre, sans être « clé en main », est donc moins artisanal et spontané qu’à l’origine.

Ce survol, partiel mais au long cours, soulève plus de questions qu’il n’apporte de réponses. Il ressort en effet des travaux passés une réelle tension entre un particularisme légitime et de réelles similitudes avec ce que la littérature étrangère révèle d’autres contextes urbains et nationaux. On peut dès lors se questionner sur la résonance d’une approche théorique singulariste dans d’autres sociétés. Certaines de ces singularités ne sont d’ailleurs pas propres à Montréal et concernent plutôt l’ensemble de la société québécoise, distincte par son héritage socioculturel et par ses politiques publiques plus redistributives que la moyenne nord-américaine. Or depuis quelques années, l’accélération des poussées néolibérales, la maturation de l’internationalisation des capitaux et la financiarisation du marché du logement ont alimenté une perspective critique traditionnellement moins présente dans la recherche urbaine francophone. Peut-on dès lors parler d’une ou de gentrifications québécoises et, si oui, quels sont les éléments constitutifs de cette singularité? C’est ce que souhaite explorer ce présent dossier à partir de recherches actuelles, autour de trois axes : les gens; les lieux; les pratiques.

Les gens

La gentrification implique une succession de populations au sein d’un même territoire, les nouveaux venus étant plus favorisés que leurs prédécesseurs. Cette ascension socioéconomique peut donc être le fait de populations diverses, dont le dénominateur commun est du reste assez peu spécifique : être mieux nanti en capital culturel ou économique que la population d’origine. C’est la raison pour laquelle on utilise généralement, dans la littérature, le vocable flou de « nouvelles classes moyennes » pour désigner les nouveaux arrivants, expression qui laisse le champ libre aux représentations stéréotypées qui peuplent depuis des décennies l’imaginaire du « retour à la ville » et de la néoruralité. Mais, 50 ans après son émergence sous la plume de Daniel Bell, cette notion de « nouvelle classe moyenne » et ses multiples dérivés apparaissent tout sauf nouveaux : jeunesse contestataire des années 1960, hippies de retour à la terre, yuppies des années 1980, bobos et migrants français du Plateau-Mont-Royal. S’il s’agit dans bien des cas de représentations sociales influentes, ces figures ne sauraient à elles seules incarner la transformation de l’ensemble des communautés québécoises en ascension socioéconomique. Nombre de ces catégories renvoient bien davantage à des segments de marché qu’à de véritables groupes sociaux, en dépit de bases sociologiques bien réelles. Les chercheurs ont depuis longtemps tenté de garder à distance ces images certes évocatrices mais trompeuses, rappelant par exemple que les faits « incitent à remettre en question les stéréotypes courants sur le « yuppie » sans enfant, conquérant des quartiers centraux » (Dansereau, 1988, p. 104).

Plus prosaïquement, le réinvestissement des secteurs « en déclin » serait le fait d’individus plus diplômés que la moyenne, souvent employés dans le secteur des activités de service supérieur, artistique ou culturel, appartenant à des ménages plus petits et à double revenu, etc. Ainsi, la disponibilité de variables du recensement a stimulé, depuis les années 1980, la construction d’indicateurs quantitatifs visant à mesurer et localiser la gentrification. Dans le sillage des travaux pionniers de David Ley (1985, 1986, 1996), plusieurs auteurs ont croisé des indicateurs de transformations sociodémographiques avec la base économique des villes, le marché du logement et les aménités urbaines (voir par exemple Walks et Maaranen 2008). Parmi les rares travaux ayant adopté une telle approche quantitative, on note ceux de Van Criekingen et Decroly (2003) comparant Montréal et Bruxelles, ou ceux de Bélanger (2012) qui se sert d’indicateurs quantitatifs à des fins de contextualisation d’enquêtes qualitatives auprès de gentrifieurs et de gentrifiés à Montréal.

Moins présente dans la littérature scientifique, la mesure et la localisation de la gentrification demeure une préoccupation centrale pour les groupes de défense des locataires et les administrations municipales, pour des raisons parfois différentes. Les premiers souhaitent identifier les secteurs subissant des pressions du marché immobilier et la spéculation pouvant mener à des évictions (parfois frauduleuses) ou rendre le coût du loyer inaccessible pour les ménages à faible ou modeste revenu (voir entre autres CLPP, 2020; RCLALQ, 2020). Si cette préoccupation est partagée par certaines administrations, la gentrification pourra dans d’autres cas être euphémisée au profit d’un discours consensuel sur la mixité sociale, considérée comme une vertu en aménagement, afin de combattre l’image négative de quartiers défavorisés perçus comme des « ghettos de pauvres » et d’environnements bâtis défraichis (Bélanger et Morin, 2014; Germain, Rose et Twigge-Molecey, 2010; voir aussi Lees, 2008).

Cependant, les indicateurs quantitatifs ont des limites qui doivent être soulignées. Si les spécificités socioéconomiques et sociodémographiques des gentrifieurs permettaient de les distinguer relativement aisément des autres groupes des classes moyennes durant la période 1960-2000, la transformation de l’ensemble des communautés québécoises en ascension socioéconomique amenuise les écarts entre les groupes des classes moyennes, rendant plus difficile la « démonstration statistique » des nouvelles concentrations de gentrifieurs (voir entre autres Bélanger et Fortin, 2018).

En dépit de l’apport indéniable des travaux quantitatifs, ceux-ci rendent difficilement compte de la complexité des processus de gentrification et tendent à réduire les gentrifieurs et les résidents de longue date en ensembles homogènes. Déjà en 1984, Rose soulignait l’importance d’étudier les sous-groupes à revenu modeste, mais pouvant agir en tant que pionniers d’un processus de gentrification. Les contours de ce qui définit ces gentrifieurs marginaux demeurent flous, mais on y associe généralement certaines populations : artistes, travailleurs autonomes, étudiants, familles monoparentales, personnes s’identifiant comme queer. Ces individus et ces ménages investissent les secteurs anciens « en déclin » pour différentes raisons : disponibilité de grands espaces à bas prix, localisation au centre d’un bassin d’emplois potentiels, proximité des institutions d’enseignement, des services et des infrastructures de transport collectif... Ces gentrifieurs marginaux ont été identifiés dans plusieurs travaux au Québec (Rose, 1984, 1996; Bélanger, 2010; voir aussi Villeneuve et Trudelle, 2008), et ont aussi fait l’objet d’études plus ciblées. C’est le cas des travaux sur la studentification[6] de Markus Moosetal. (2018), qui comparent quantitativement Montréal, Toronto et Vancouver; ou de ceux de Julie Podmore (2006, 2019) qui s’intéressent, dans le cas montréalais, à la jeunesse queer à la fois gentrifieuse et gentrifiée dont la territorialité se produit en parallèle d’un processus marginal de gentrification. Ainsi la frontière entre « gentrifieur » et « gentrifié » est souvent poreuse, comme en témoignent les artistes de plus en plus présents dans les médias pour s’opposer à la disparition de leurs ateliers qui avaient pourtant contribué à la bonne fortune immobilière de leur quartier (voir par exemple Couturier, 2019).

Malgré ces limites, l’usage d’indicateurs demeure pertinent comme le démontre Louis-Pierre Beaudry (ce numéro) dont l’article sur La gentrification atypique de Québec propose un nouvel indicateur permettant d’identifier le niveau relatif de concentration de la nouvelle classe moyenne qu’il a appliqué, à partir de régressions linéaires, à l’échelle de la région métropolitaine de Québec à différentes étapes de son développement. En ajoutant l’effet polycentrique aux transformations démographiques et à leurs impacts sur l’appropriation inégalitaire des environnements résidentiels, Beaudry propose une nouvelle cartographie de la gentrification du centre-ville, mais également des banlieues de la région de Québec.

Les écrits sur la gentrification rurale au Québec, découlant de recherches sur la néoruralité, font souvent de l’ancienneté d’établissement l’élément discriminant fondamental, constitutif de la frontière sociale entre les nouveaux arrivants et les résidents de longue date. Cette perspective fait écho aux premiers écrits sur le « retour en ville » des années 1980 où les nouveaux urbains étaient présumés être des banlieusards repentis et par conséquent des néo-urbains. Or depuis les années 1990 et une certaine généralisation du phénomène dans le centre des grandes métropoles, le facteur discriminant est essentiellement le niveau sociéconomique. Si l’ancienneté d’établissement est prise en compte comme un facteur aggravant la souffrance liée au déplacement au niveau individuel, les populations défavorisées ne sont pas considérées plus légitimes si elles sont établies depuis longtemps, ce qui tendrait notamment à marginaliser les ménages moins nantis issus d’une immigration récente. En somme, l’effacement du discours sur le supposé « retour en ville » a permis à une nouvelle génération de chercheurs de mettre l’accent sur le niveau socioéconomique supérieur des nouveaux arrivants plutôt que sur leur nouveauté, de même que sur la disparition des espaces accessibles à une population à revenu modeste.

La composition sociale des groupes gentrifieurs apparaît aussi particulièrement complexe en milieu rural (Simard et Guimond, 2009), ces groupes incluant des élites régionales qui choisissent de migrer vers les espaces les plus agréables, tels les villages patrimoniaux ou les zones riveraines, et des néoruraux, provenant plutôt de milieux urbains et qui s’approprient des terres agricoles à des fins de villégiature, comme c’est le cas dans la municipalité régionale de comté de Memphrémagog (Loyer et Doyon, 2019). Certaines municipalités rurales sont de fait devenues des satellites résidentiels relativement cossus de villes moyennes, comme Saint-Michel-de-Bellechasse ou Saint-Antoine-de-Tilly, dans la région de Québec ou encore Notre-Dame-du-Portage, près de Rivière-du-Loup.

D’autres travaux se sont plutôt intéressés aux habitants de longue date, souvent négligés ou appréhendés uniquement à travers certaines variables réductrices et parfois contradictoires, comme la défavorisation ou l’ancienneté d’établissement. Qualifié tout à tour de natif, d’autochtone ou de « traditionnel », il s’agit d’un ensemble hétéroclite dont on parle plus qu’il ne parle pour lui-même, même dans les milieux progressistes qui en font un élément central de leur discours politique (Villeneuve, 1982, p. 232; Thomas, 1997). Certaines études se sont intéressées aux segments les plus fragiles de la population victime de déplacement direct ou indirect (Twigge-Molecey, 2014) et à leurs trajectoires (Guilbault-Houde, 2016), incluant les groupes marginalisés, en particulier les itinérants des espaces publics à Montréal et les enjeux de cohabitation qui les concernent (Chesnay, Bellot et Sylvestre, 2014) et à Québec (Bourgeois, 2008; Freedman, 2009). Les populations les plus stables ont également attiré l’attention des chercheurs. C’est le cas des personnes aînées dont le maintien dans les lieux a souvent été préservé, même si elles font face à une forme de déplacement symbolique ou d’invisibilisation due à l’arrivée de ménages plus jeunes et mieux nantis (Lavoieet al., 2011). Dans son article intitulé Vieillir et se loger, Julien Simard (ce numéro) s’intéresse pour sa part à la précarité résidentielle des locataires âgés de quartiers centraux montréalais. Se situant au croisement des études urbaines et de la gérontologie sociale, l’enquête révèle que ce sont principalement des locataires de longue date qui sont victimes de reprise ou d’éviction de leur logement par des propriétaires qui utilisent parfois des tactiques malveillantes, niant ainsi leur droit au maintien dans les lieux. Le travail de Simard a le grand mérite de donner voix aux gens d’en bas, renouant avec une tradition surtout associée aux milieux communautaires et aux groupes de défense des locataires, dont la parole politisée n’est toutefois pas toujours audible dans le champ scientifique.

Pour bien saisir la complexité des processus de gentrification, il apparaît donc essentiel de mieux comprendre tant les habitants eux-mêmes que leurs trajectoires et leurs attitudes à l’égard de leur habitat et du reste de sa population. Il importe en outre de s’attarder aux tiers de plus en plus nombreux, actifs et innovants. Propriétaires immobiliers, commerçants, aménagistes, agents immobiliers, journalistes, organismes communautaires, élus facilitent, aiguillent ou ralentissent plus ou moins volontairement des changements de population dont ils sont de plus en plus conscients. En particulier, le rôle des autorités publiques comme facilitateur de processus de gentrification a attiré l’attention de plusieurs chercheurs au Québec (Rose, 2010). Si certains, parmi les plus récents, explorent une possible gentrification positive et socialement acceptable grâce à une revitalisation dite inclusive (Angulo, Klein et Tremblay, 2020; Ghaffari, Klein et Angulo, 2018), d’autres, dont Fabien Desage (2017), soulignent que l’acceptabilité sociale n’est pas garante de la non-exclusion de populations vulnérables. Par exemple, la Stratégie d’inclusion de logements abordables dans les nouveaux projets immobiliers de la ville de Montréal a été bénéfique pour des ménages à faible, mais surtout modeste revenu, qui ont pu accéder à ces nouvelles unités. Mais elle a aussi rendu socialement acceptable la construction de grands projets de copropriétés, plusieurs étant localisés sur d’anciennes friches industrielles et ayant contribué à une forme de gentrification instantanée (Rose, 2006) qui participe à une nouvelle attractivité des quartiers limitrophes, favorisant le réinvestissement de leur habitat populaire. Mais la recherche s’est davantage concentrée sur les projets et programmes publics de revitalisation dans les quartiers défavorisés (entre autres Roseet al., 2013; Bélanger, 2010, 2012, 2014; Freedman, 2009; voir aussi Simard et Ouellet, 2005); leurs impacts sur les transformations du marché locatif privé (Guilbault-Houde, 2016; Breault et Houle, 2016); ou encore sur la transformation du tissu économique, lui-même vecteur de gentrification (Sprague et Rantisi, 2019). Renaud Goyer (ce numéro), dans son article sur Les transformations résidentielles et urbaines de Trois-Rivières, explore les transformations d’un quartier ouvrier contigu à une ancienne friche industrielle en revitalisation. Certains signes secondaires tels que la spéculation immobilière semblent indiquer une amorce de processus de gentrification. Cependant, en l’absence de réels investissements publics, Goyer ne conclut pas à un processus de gentrification du quartier Sainte-Cécile, mais plaide pour la poursuite des travaux sur le long terme afin de mieux comprendre dans quelle mesure la transformation des quartiers des villes moyennes s’inscrit dans ce qui s’apparente à un processus lent de gentrification.

De leur côté, les groupes de défense de locataires ont depuis longtemps critiqué et documenté les effets négatifs de la gentrification sur les populations vulnérables (voir par exemple RESO, 2006; CLPP, 2020). Les recherches universitaires portant sur ces mêmes groupes, leurs luttes, mais aussi leurs perceptions des transformations de leurs quartiers demeurent toutefois peu nombreuses (voir par exemple Simard, 2017; Guay, Megelas et Naomi, 2019; Baril-Nadeau, 2019), tout comme celles sur le rôle des développeurs et des promoteurs immobiliers au coeur d’opérations de gentrification instantanée (Caufield, 1994; Rose, 2006) ou de new-build gentrification (Davidson et Lees, 2005). Ces derniers font l’objet de l’article intitulé L’action des promoteurs immobiliers dans le processus de gentrification du Sud-Ouest de Montréal par Louis Gaudreau, Gabriel Fauveaud et Marc-André Houle (ce numéro). Dans cette étude de cas, les auteurs mettent en exergue la place prépondérante qu’occupe le condominium dans la typologie résidentielle des constructions neuves, principalement de haute densité, puisqu’il (le condominum) demeure une source de profits rapides en comparaison avec le logement locatif traditionnel. Par ailleurs, on assisterait à une concentration du développement immobilier résidentiel entre les mains de quelques grands acteurs dont l’empreinte sur la fabrique de la ville, qui répond de moins en moins aux besoins des populations locales, est indéniable. Cette nouvelle vague de gentrification s’accompagne par ailleurs d’un tout nouveau discours promotionnel visant les résidents potentiels comme s’ils étaient des « touristes de leur propre vie quotidienne », comme le soulignent dans ce numéro Hélène Bélanger et Dominic Lapointe. Dans leur article intitulé Revitalisation et « bulles touristiques » : une gentrification instantanée par la touristification du quotidien?, les auteurs s’intéressent aux grands projets immobiliers résidentiels conçus pour une clientèle plus fortunée. Les arguments de vente reprennent les grands principes du discours touristique visant tant la sécurité que le confort des visiteurs et des investisseurs. En plus d’accélérer considérablement la gentrification des quartiers, le marketing élaboré et bavard de ces projets immobiliers participe au déplacement symbolique des résidents de longue date et des usagers des espaces publics ainsi que de leurs pratiques quotidiennes jugées indésirables, ou dans certains cas, construit une image romancée et aseptisée de ces aspérités urbaines.

Ce bref survol des « gens » de la gentrification, gentrifieurs et gentrifiés, facilitant ou luttant contre les changements de population, ne pourrait se conclure sans discuter d’un dernier acteur parmi les plus visibles, le commerçant. L’arrivée d’une nouvelle population mieux nantie dans les quartiers et l’augmentation de la mixité sociale qui s’ensuit favorisent le plus souvent une diversification, mais aussi une spécialisation et une montée en gamme du commerce local (Maltais, sous presse), les nouveaux résidents formant un bassin de clients potentiels et contribuant à l’augmentation du pouvoir d’achat local (Rose, 2006). Dans plusieurs secteurs dévitalisés, ce regain de l’activité commerciale est régulièrement présenté comme un effet positif de la gentrification par les acteurs locaux et les pouvoirs publics. Cependant, la disparition de certains commerces répondant aux besoins des résidents de longue date contribue non seulement à l’érosion de leur capacité d’approvisionnement local, mais aussi à leur déplacement symbolique. Dans son mémoire, Fortin (2019) s’intéresse à la satisfaction des différentes catégories de commerçants face aux transformations d’une artère commerciale montréalaise et de son environnement résidentiel, tandis que Montfils-Ratelle et Bélanger (2019) ont plutôt exploré les tactiques des commerçants « traditionnels » d’une autre artère face à une stratégie de revitalisation commerciale. L’enquête longitudinale menée par Maltais (2016, 2018, sous presse) auprès de commerçants de deux quartiers en gentrification du centre de Montréal a pour sa part révélé la posture ambiguë de plusieurs d’entre eux, tiraillés entre des valeurs sociales sincères d’ouverture à l’autre et les impératifs économiques d’entreprises souvent précaires. Les transformations commerciales des quartiers centraux ne peuvent ainsi être examinées au seul prisme réducteur d’une gentrification de la demande locale, bien qu’ils en constituent sans conteste un élément clé.

Les lieux

Si la croissance urbaine et les nouveaux espaces résidentiels à la périphérie des grands centres et des villes moyennes ont absorbé à partir de la fin des années 1960 la plus grande partie des nouvelles couches moyennes québécoises (Divay et Gaudreau 1984), plusieurs de ses représentants ont choisi, à rebours des tendances dominantes, de s’établir dans un habitat ancien possédant souvent des qualités esthétiques ou patrimoniales. Ce parc immobilier conçu pour abriter une société industrielle « polarisée » où l’aisance constituait l’exception a ainsi progressivement été adapté aux exigences d’une société tertiaire « stratifiée » désormais numériquement dominée par son centre (pour reprendre la terminologie utilisée par Bernard, 1984). La montée de ces groupes et leurs nouvelles pratiques d’habiter impliquaient donc, nécessairement, la « moyennisation » d’une partie de l’habitat populaire et des activités commerciales répondant aux besoins de ces groupes.

En ville, si on constate d’abord une « concentration géographique dans quelques quartiers qui présentent un potentiel patrimonial plus fort » (Collin et Léveillée, 1985, p. 97; voir aussi Dansereau et L’Écuyer, 1987) et dans les zones limitrophes aux enclaves bourgeoises (Ley, 1985, Van Criekingen et Decroly, 2003), la gentrification touche désormais des environnements fort différents. D’abord observée dans les quartiers historiques du Vieux-Québec (Villeneuve et Trudelle, 2008), du Vieux-Montréal et de ses abords (Ley, 1992; Maltais, 2014) ou dans un habitat bourgeois déchu comme le village Shaughnessy (Corral, 1986) ou les environs du square Saint-Louis à Montréal (Van Criekingen et Decroly, 2003; Warren et Fortin, 2015), la gentrification a rapidement gagné les quartiers populaires adjacents aux espaces aisés, à l’exemple du Plateau-Mont-Royal à Montréal (Ley, 1992) ou du quartier Saint-Jean-Baptiste de Québec (Séguin, 1990). Jusqu’à la fin des années 1990, les secteurs touchés demeuraient toutefois peu nombreux et correspondaient plus ou moins à l’image des islands of renewal in seas of decay[7] de Berry (1985).

Peu à peu, la gentrification se généralise à un grand nombre de quartiers anciens, parfois à la faveur d’investissements publics. C’est le cas du quartier Saint-Roch de Québec, où le processus de revitalisation qui a débuté durant les années 1990 s’est accéléré au début des années 2000 avec le démantèlement du mail Centre-Ville et la réhabilitation de la rue Saint-Joseph (Freedman, 2009; Bourgeois, 2008). Dans le cas des quartiers Saint-Henri et Pointe-Saint-Charles de Montréal, la réhabilitation du patrimoine industriel et la revitalisation du parc du Canal de Lachine ont favorisé le (re)développement des rives du canal à des fins résidentielles (Twigge-Molecey, 2014; Bélanger, 2010, 2012). Les investissements publics ont aussi visé la réalisation de projets de mixité sociale dite programmée, notamment dans le quartier Hochelaga. Tel est le cas du projet résidentiel LAVO, localisé sur le site d’une ancienne usine et de son emprise ferroviaire, qui comprend également un volet commercial et la création d’une place publique désormais très fréquentée (Germain, Rose et Twigge-Molecey, 2010; Maltais, sous presse). Ces investissements publics visant notamment à attirer des investissements privés s’observent aussi dans les villes moyennes, comme en témoigne le cas de Trois-Rivières étudié dans ce numéro. Mais si les investissements suscitent l’intérêt des médias locaux et même certaines critiques, l’impact de ces investissements sur la gentrification n’y a toutefois fait l’objet que de peu de travaux.

On observe par ailleurs un déploiement des couches moyennes dans les quartiers jusqu’alors dévalorisés en raison de leur faible valeur patrimoniale, comme le quartier Mile-Ex à Montréal, transformé notamment par l’émergence d’une nouvelle grappe industrielle créative dans un secteur dévitalisé et enclavé de l’industrie textile. Les couches moyennes investissent également certaines enclaves à forte diversité ethnique, comme le quartier Parc-Extension de Montréal, aujourd’hui en gentrification accélérée à la suite de la construction d’un nouveau campus universitaire sur le site d’une ancienne gare de triage (Guay, Megelas et Naomi, 2019; Projet de Cartographie Anti-éviction de Parc-Extension, 2020). Dans ces derniers cas, c’est souvent ce que la diversité ethnique a de rédhibitoire pour la majorité qui est valorisé comme un gage d’authenticité, voire de subversivité (Zukin, 2010).

En milieu rural, la gentrification a d’abord touché les zones de villégiature ou des régions fortement patrimoniales comme l’île d’Orléans ou la vallée du Richelieu (Guimond et Simard, 2010). D’autres travaux montrent que la gentrification s’étend maintenant au-delà des secteurs classiques des villages patrimoniaux et des bords de lacs et investit le milieu agricole. Elle y contribue à l’augmentation des valeurs foncières, à la transformation du cadre bâti par la restauration des bâtiments d’intérêt ou la destruction de bâtiments plus anciens, voire à la transformation des pratiques agricoles qui s’orientent de plus en plus vers une filière de production biologique ou du terroir (Loyer et Doyon, 2019). Si ce déploiement de néoruraux issus des couches moyennes urbaines semble assez répandu mais encore statistiquement marginal, la flexibilisation des horaires de travail et la croissance du télétravail, décuplée depuis la pandémie de COVID-19, brouillent peu à peu la frontière entre villégiature, migration et navettage pendulaire. Auparavant permanente ou circonscrite à des périodes bien précises – les weekends, les vacances, la retraite – la temporalité de la vie campagnarde se transforme et devient nettement plus modulable, permettant à davantage d’urbains d’y transférer une partie de leur vie active sans se dissocier d’une économie urbaine plus variée, plus spécialisée et surtout plus rémunératrice. Mais la gentrification rurale est-elle seulement causée par des urbains qui décident de s’établir à la campagne de façon plus ou moins permanente? Les travaux menés notamment par Myriam Simard et Laurie Guimond montrent bien la diversité des profils et des trajectoires, toute néoruralité n’équivalant pas nécessairement à de la gentrification. On pourrait ajouter que toute gentrification ne dépend pas nécessairement de la néoruralité, entre autres dans le cas de la gentrification touristique, car ce sont souvent ces néoruraux du weekend qui gonflent le plus les prix, et c’est sur eux que se dirigent le plus naturellement les critiques des locaux (Guimond et Simard, 2010).

Entre ces deux pôles que sont les grands centres et la campagne, la notion de gentrification est-elle utile pour comprendre l’évolution sociodémographique des villes moyennes? La gentrification est-elle possible dans des capitales régionales vieillissantes et en déclin industriel, ou seulement dans les villes tertiaires dynamiques? Dans ce numéro, Renaud Goyer montre qu’il s’agit d’une catégorie discursive de plus en plus mobilisée par le milieu communautaire trifluvien. À supposer que ces effets se fassent sentir sur le temps long comme il le suggère, la gentrification y demeure difficilement saisissable. Un pôle économique fortement tertiarisé comme Sherbrooke est à cet égard particulièrement instructif. Dans les dernières décennies, les populations aisées se sont concentrées dans deux secteurs, l’un au centre qui inclut le Vieux-Nord bourgeois et le « Nouveau-Nord » pavillonnaire; un autre en périphérie, au sein d’une RMR qui englobe désormais tant une vieille enclave de villégiature aisée comme North Hatley que des communautés rurales souvent riveraines comme Sainte-Catherine-de-Hatley. Dans ce dernier cas, la campagne est soumise non seulement à l’influence immobilière de l’agglomération sherbrookoise, mais aussi à celle du Grand Montréal dont les villégiateurs sont depuis très longtemps friands de cet environnement champêtre. S’agit-il pour autant de gentrification? La réponse dépendrait en grande partie de la période d’analyse, compte tenu du long passé de villégiature aisée de certaines de ces communautés rurales (Raveneau, 1967).

Les pratiques

Plusieurs des populations précitées se définissent tout autant par leurs pratiques que par leurs caractéristiques propres. L’imaginaire de la gentrification est ainsi peuplé de ménages et d’individus esthètes qui remplaceraient peu à peu les classes populaires besogneuses, accaparant l’espace à travers un ensemble de pratiques exclusives. L’usage qui est fait des différents espaces est en effet une dimension fondamentale de la gentrification qui fait l’objet de débats et de railleries, mais qui reste relativement peu étudiée en contexte québécois. Les pratiques quotidiennes d’approvisionnement ou de loisirs, la scolarisation des enfants ou l’engagement politique constituent autant d’occasions de contact ou d’évitement entre les différentes populations qui restent dans l’angle mort des chercheurs.

En contexte montréalais, Damaris Rose (2004) a montré que la plupart des gentrifieurs entretiennent une relative tolérance à l’égard des habitants moins nantis. Cette tolérance se déploie toutefois à l’intérieur d’un cadre esthétique et moral peu flexible et ne se traduit pas vraiment en gestes concrets, comme chez les « préservationnistes sociaux » observés dans certaines villes américaines (Brown-Saracino, 2009). D’une manière générale, cette sollicitude apparaît toutefois en décalage avec une majorité d’enquêtes qui révèlent plutôt des clivages parfois forts entre les différents groupes socioéconomiques (Atkinson, 2004). En Angleterre notamment, des recherches ont montré que les différentes populations mèneraient plutôt des « vies séparées » (Butler et Robson, 2001, p. 2157) par des pratiques distinctes, chacun ayant tendance à rester « dans sa bulle » (Butler, 2003). Des recherches québécoises ont aussi fait état de dynamiques d’évitement plus ou moins conscientes dans les espaces publics (Bélanger, 2010) et commerciaux (Maltais, 2016), faisant écho à de nombreuses observations réalisées des deux côtés de l’Atlantique dans les parcs (Tissot, 2011), dans les différents organes d’action politique (Clerval, 2013) ou dans le système scolaire (Van Zanten, 2010; Benson, Bridge et Wilson, 2015). La juxtaposition spatiale d’individus et de ménages socioéconomiquement éloignés amplifierait ainsi la distance sociale, selon une logique de « plaques tectoniques », où mixité et diversité sont souvent célébrées dans un discours progressiste mais rarement mises en pratique dans la vie quotidienne (Butler et Robson, 2001). Les interactions sociales des quartiers en gentrification seraient marquées au mieux par un niveau minimal d’interaction entre les classes sociales, au pire par le conflit (Slater, 2005, p. 54). Cette distance sociale serait même amplifiée par des clivages ethnoculturels (Small, 2004) ou raciaux (Anderson, 1990; Pattillo, 2007). Cet écart entre les observations et surtout les représentations montréalaises et la littérature étrangère est-il attribuable au caractère fragmentaire et partiel de la recherche ou à la nature résolument modérée de la gentrification qu’on observe dans la métropole québécoise?

Le projet esthétique porté par les nouveaux habitants et leur engagement dans la transformation de leur environnement résidentiel peut aussi entrer en conflit avec les usages qu’en font les populations de longue date, les nouvelles pratiques de consommation accélérant parfois le déclin d’activités productives et pouvant ainsi menacer la diversité et la vitalité économiques des communautés. Mais la mise en valeur résidentielle et touristique constitue-t-elle nécessairement un obstacle au maintien ou à la modernisation des activités économiques traditionnelles? Poser la question de l’acceptabilité sociale de l’agriculture, de la chasse ou de la motoneige en milieu rural ou celle de l’industrie dans un quartier ouvrier peut de prime abord sembler paradoxal, mais c’est un dilemme d’aménagement soulevé de plus en plus souvent dans les espaces en ascension sociale. La cohabitation des populations peut amener des conflits de valeurs, morales ou esthétiques, qui contribuent en retour à l’évolution sociale. À l’inverse, les nouveaux arrivants peuvent porter des discours progressistes plus favorables à certaines populations marginalisées que celles des résidents de longue date (Maltais, 2016) ou des pratiques plus respectueuses de l’environnement (Barbonne, 2008), contribuant à brouiller encore davantage la frontière morale entre « gentrifieurs » et « gentrifiés » et rendant de ce fait caduques les représentations binaires et manichéennes.

Ces désaccords esthétiques et moraux transcendent parfois les frontières sociales entre groupes socioéconomiques ou entre autochtones et nouveaux venus. Ainsi, Roy, Paquette et Domon (2013) ont montré que plusieurs habitants de longue date de la région du Haut-Saint-Laurent, au sud de Montréal, critiquaient l’agriculture à grande échelle, rejoignant en cela la majorité des nouveaux résidents dans l’appréciation d’une agriculture diversifiée à petite échelle, réputée plus respectueuse des traditions et de l’environnement. Ces tensions mettent également en lumière certaines limites de la mixité sociale découlant de processus de gentrification, que ces derniers résultent ou non d’investissements publics. Dans le cas d’opérations de développement ou de programmes de revitalisation des quartiers anciens, la mixité devient un objectif pour ses vertus d’inclusion et de cohésion sociale. On attribue ainsi à la présence de couches moyennes aux côtés de groupes sociaux moins nantis une atténuation des distances sociales, un meilleur accès à des services de proximité et une diminution de l’insécurité (Lelevrier, 2010). Mais ces vertus sont souvent questionnées en contexte de gentrification car les transformations physiques et sociales entrainent des déplacements de populations et de services répondant aux besoins des populations plus vulnérables (Atkinson et Wulff, 2009). Par ailleurs, certaines pratiques et certains usages, peu appréciés ou même considérés comme indésirables par les nouvelles populations font l’objet de répression, notamment dans les espaces publics où les nouvelles règles tendent à invisibiliser les populations marginalisées (Morin, Parazelli et Benali, 2008; voir aussi Granier, 2019).

D’autres impacts de processus de gentrification ont fait l’objet de débat dans les médias, concernant notamment la scolarisation des enfants. Ainsi, les programmes de certaines écoles visant les populations démunies sont abandonnés car les indicateurs montrent une « amélioration » de la condition socioéconomique locale. Or ces indicateurs, basés sur le profil général de la population du quartier, ne font pas la distinction des clientèles, pour déterminer si les jeunes mieux nantis fréquentent l’école du quartier ou si les enfants des ménages gentrifieurs fréquentent plutôt une école privée ou une école publique à vocation particulière située hors du quartier. En d’autres mots, la gentrification du quartier pourrait ne pas favoriser une augmentation de la mixité sociale parmi les élèves des écoles des quartiers, tout en contribuant à la disparition de programmes d’aide pour élèves issus des ménages en situation de précarité (voir par exemple Borri-Anadon et Goyer, 2020).

La gentrification, un concept « bon à penser »

Les contributions réunies dans ce numéro thématique nous incitent à penser que la gentrification est un concept utile pour interpréter les changements en cours dans un grand nombre de milieux de vie québécois. Pour emprunter l’expression consacrée de Lévi-Strauss, la gentrification est « bonne à penser » pour qui veut saisir les transformations socioéconomiques au prisme des inégalités, une perspective qui fait défaut dans les études urbaines et rurales québécoises. Utiliser le concept n’oblige en rien à s’y enfermer ou à adopter une perspective univoque et sans nuance, comme l’ont bien montré certaines chercheuses sur la néoruralité qui n’ont pas hésité à y avoir recours pour comprendre la complexité des rapports intergroupes.

Nous ne pensons pas qu’il faille, à l’instar de certains chercheurs particulièrement critiques à l’égard du terme, abandonner une notion qui, bien que large et politiquement connotée, a contribué à la notoriété du phénomène et à son institution comme problème social. Les chercheurs et chercheuses en sciences sociales ne peuvent battre en retraite dès lors qu’un concept est mobilisé hors du champ scientifique. Nous ne pensons pas, non plus, qu’il faille essentialiser ou même aspirer à une définition unique et universelle. Des notions générales comme l’appauvrissement ou la ségrégation sont essentielles à toute conceptualisation du monde, pour autant s’arriment à un travail de contextualisation préalable à leur usage in situ. Il est de la responsabilité des chercheurs d’opérationaliser ce concept et d’en expliciter dans chaque cas les causes, les effets et surtout les limites. Les contributions rassemblées dans ce numéro montrent bien son utilité dans la sociographie des milieux de vie québécois en transformation.

Nous ne croyons pas, comme certains l’ont soutenu en contexte français, que le débat social « asservit de la pire manière » le monde de la recherche « en cherchant non les effets de connaissance mais les effets d’image et de communication » (Bourdin, 2008, p. 25) ou encore que la « pensée commune » et ses prétentions universelles amènent la recherche urbaine sur un « terrain glissant » (Lévy, 2016, p. 14-15). Au Québec, le milieu communautaire a joué un rôle de premier ordre dans l’émergence, la consolidation et surtout dans le maintien de cet objet de recherche dans un champ scientifique qui ne lui a pas accordé jusqu’ici l’importance qu’il mérite. Cette recherche engagée doit effectivement être située et entendue dans le cadre militant qui l’alimente, mais cette motivation politique ne la discrédite d’aucune manière et ne doit pas nous amener à minimiser le rôle essentiel qu’elle a joué dans l’évolution de ce champ de recherche. Le plus récent exemple est sans doute le rapport du Regroupement des comités logement et association de locataires du Québec intitulé « Les loyers explosent » (RCLALQ, 2021). En dépit de ce titre alarmiste, il soulève preuve à l’appui la question essentielle de la pertinence d’utiliser les données actuellement disponibles et, plus largement, les mesures de tendances centrales dans le calcul du fardeau des locataires.

La gentrification n’est donc pas un concept à abandonner ou « à déconstruire » (Bourdin, 2008). Il s’agit plutôt d’un concept à construire. Et cette construction, dans un champ scientifique de taille réduite comme le Québec, a tout intérêt à se faire de façon collective en combinant plutôt qu’en opposant les perspectives théoriques et disciplinaires qui le composent déjà.