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Dans cet ouvrage, les auteurs proposent d’élargir la relecture de l’histoire contemporaine du Québec entreprise par les membres de l’Institut de Recherche et d’Informations Socioéconomiques (IRIS), en s’intéressant aux monopoles d’État sur le jeu et les boissons alcoolisées. Prenant place entre les deux tomes de Dépossessions (IRIS 2015 et 2019), du Vin et des jeux revient sur l’histoire de la Société des Alcools du Québec (SAQ) et sur celle de Loto-Québec pour montrer comment certaines contradictions dans les objectifs et le fonctionnement de ces deux sociétés d’État les ont empêchées de servir l’intérêt de la population québécoise depuis leur création.
Le contexte de mise en place de la Société québécoise du cannabis (SQDC) galvanisant les débats autour des monopoles d’État, les auteurs veulent approfondir la réflexion en interrogeant les enjeux entourant ces entreprises « plutôt que ne prendre en considération qu’un aspect de leur réalité (les prix du vin, la loterie vidéo, l’âge de la consommation de cannabis, etc.) pour le monter en épingle, comme on a trop tendance à le faire » (p. 9). En se penchant sur les évolutions de la SAQ et de Loto-Québec, ils mettent en avant deux tensions : d’une part celle entre la vision de l’alcool et des jeux d’argent comme sources de revenus et leur vision comme enjeux de santé publique, d’autre part le fait que ces entreprises doivent se mettre à la fois au service de leur clientèle et au service du gouvernement.
Les auteurs font commencer leur histoire de ces monopoles d’État en 1921, avec la création de la Commission des liqueurs du Québec comme alternative à la prohibition en vigueur sur le reste du continent, tandis que les jeux d’argent resteront interdits encore un demi-siècle. Jusqu’aux années 1970, les boissons alcoolisées et les jeux d’argent illustreront deux formes distinctes de dépossession. Du côté de l’alcool, la corruption et l’ingérence politique dans le fonctionnement de la Commission, puis de la Régie des Alcools du Québec, privent la population d’un service de qualité. En ce qui concerne les jeux, la volonté de la province et de certaines villes de financer des projets par la tenue de loteries se heurte à une opposition fédérale.
Si le « virage commercial » annoncé en sous-titre n’y intervient que dans les années 1990, les évolutions que Tremblay-Pepin et Schepper-Valiquette décrivent à partir de la création de la SAQ et de Loto-Québec au début des années 1970 donnent davantage une impression d’accélération dans les décennies suivantes. En effet, en dissociant l’octroi de permis d’alcool de la vente de boissons alcoolisées, les recommandations du rapport Thinel font de la SAQ une entreprise au service de sa clientèle, qui tout en payant des taxes au gouvernement réinvestit en premier lieu ses profits dans son propre développement. De la même manière, dès que le gouvernement fédéral autorise les provinces à tenir des loteries, Loto-Québec apporte d’importants dividendes à la province et commence à diversifier son offre pour les augmenter. Déjà, les enjeux de santé publique sont écartés, les addictions étant progressivement vus comme des pathologies et des problèmes individuels, contre lesquels le rôle des monopoles d’État se limite à des campagnes de prévention. La suite de l’ouvrage décline les innovations de toute forme mise en place par les deux entreprises sous la pression de l’État pour augmenter ses dividendes.
L’ouvrage propose ainsi une rétrospective solide et bien référencée des deux monopoles d’État considérés, dont la mise en parallèle permet de faire ressortir clairement les deux tensions qui figurent au centre de l’argumentaire. En revanche, si le prisme de la dépossession permet aux auteurs d’intégrer leurs réflexions aux autres thèmes analysés par l’IRIS, le caractère protéiforme de la notion la rend difficile à saisir en ce qui concerne la SAQ et Loto-Québec. La tension entre les enjeux de santé publique et ceux entourant la qualité du service fourni implique une forme ou une autre de dépossession quelles que soient les stratégies et priorités mises en place. La population est ainsi privée tour à tour d’un service de qualité ou d’une prise en charge des problèmes sociaux liés aux produits, quand ce n’est pas l’État qui se retrouve, dans le cas du cannabis, dépossédé de revenus potentiels en déléguant la partie la plus lucrative de l’activité au secteur privé. Dans la mesure où le virage commercial pris par la SAQ et Loto-Québec amène les deux entreprises à se concentrer sur les dividendes versés au détriment de la clientèle et de la santé publique, on voit effectivement la dépossession se mettre en place. Cependant, ce cadre d’analyse semble mettre l’accent sur la tension concernant le bénéficiaire des monopoles d’État et laisser au second plan la tension qui existe dans leur mission, notamment entre la protection des populations vulnérables et la qualité du service proposé.