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Cet ouvrage collectif est publié en hommage à Louis Mercier, lexicographe et professeur à l’université de Sherbrooke, qui a travaillé à la conception de plusieurs des dictionnaires qui décrivent le français en usage au Québec : le Dictionnaire historique du français québécois (1998), le Dictionnaire du français Plus à l’usage des francophones d’Amérique (1998), ainsi que le dictionnaire en ligne Usito (2013).
Pour Louis Mercier, la description lexicographique d’une langue doit nécessairement être ancrée dans la socioculture de ses locuteurs et être élaborée à partir de celle-ci, ce qui explique que les ouvrages auxquels il a participé prônent une norme de référence endogène et visent à légitimer le standard linguistique québécois.
Le patrimoine linguistique québécois
Le français parlé au Québec a suscité bien des commentaires dès le 19e siècle, le plus souvent dépréciateurs. La création en 1902 de la Société du parler français au Canada inaugure une nouvelle approche. L’étude scientifique du français canadien doit permettre de le valoriser. Pendant plusieurs décennies, la Société a compilé des renseignements sur les usages lexicaux au Québec et publié les résultats de ces travaux dans le Bulletin du parler français au Canada. En 1930, la Société publie le Glossaire du parler français au Canada. Louis Mercier ayant numérisé et édité une partie de cette documentation et souligné sa richesse pour éclairer l’évolution du français québécois, plusieurs articles de l’ouvrage se fondent sur celle-ci.
Cristina Brancaglion aborde l’apport de la SPFC à la querelle du French Canadian Patois, et montre quelle stratégie la Société adopte pour contrer la mauvaise réputation en défendant la légitimité de la plupart des canadianismes, qu’ils relèvent de la néologie ou qu’ils soient, par rapport au français normatif hexagonal, des archaïsmes ou des provincialismes.
Wim Remysen, analyse la documentation de la SPFC d’un point de vue géolinguistique et quelques caractéristiques des aires linguistiques de l’Ouest, de l’Est et du Centre du Québec au tournant des 19e et 20e siècles, ce qui permet de confirmer une influence croissante de l’aire ouest et de Montréal sur les autres aires linguistiques.
Karine Gauvin étudie le vocabulaire maritime dans le français du Québec et de l’Acadie. Elle montre que le développement de nouvelles acceptions décrivant des réalités terrestres se produisait déjà en France dans les provinces côtières et que le processus s’est poursuivi, et peut-être accentué en Nouvelle-France. Près de 40 % des emplois étudiés sont communs aux français québécois et acadien, ce qui amène Karine Gauvin à souligner l’ancienneté des emplois communs, qui avaient souvent déjà cours dans les parlers de France.
Pierre Rézeau s’intéresse à la correspondance des soldats canadiens français de la Première Guerre mondiale. La graphie de ces textes rédigés par des gens souvent peu instruits fait apparaître toutes sortes d’indices sur la prononciation, la morpho-syntaxe et sur le lexique. Dans ce dernier cas, le vocabulaire militaire et la langue des tranchées montrent une forte influence de l’anglais, ce qui n’est guère surprenant, car l’armée canadienne était sous commandement anglais.
Josée Vincent se penche sur la fabrication du Dictionnaire général de la langue française au Canada de Louis-Alexandre Belisle, paru en 1957, qui fut un immense succès commercial et fut réédité jusqu’en 1979. Il s’agit davantage d’une compilation que d’un ouvrage original, puisque Belisle reprend la nomenclature d’un abrégé du Littré, à laquelle il ajoute des entrées prises au Larousse et, pour les canadianismes, des entrées tirées pour la plupart du Glossaire du parler français au Canada.
Les recherches sur la langue au Québec ont connu un essor extraordinaire au Québec dans les années 1970-1990, au cours desquelles de nombreuses équipes se sont constituées. Ce sont celles auxquelles Louis Mercier a participé qu’évoque ici Esther Poisson. Les bases de données constituées pour le Trésor de la langue française au Québec restent inexploitées. L’auteure plaide pour la création d’un institut de recherche sur la langue au Québec qui permettrait de remettre en valeur toutes ces ressources et d’éviter qu’elles ne soient dispersées. Ces bases de données, ainsi que celles qui ont été constituées par les autres équipes de recherche actives au Québec depuis quarante ans, ont été en partie mises en ligne grâce au soutien du Secrétariat à la politique linguistique du Québec, mais le regroupement en un seul lieu de l’ensemble des documents, sur papier, microfiches, enregistrements sonores, films, serait tout à fait souhaitable.
La socioculture
Suivant en cela Louis Mercier, les auteurs de cette deuxième partie démontrent de quelle manière la socioculture québécoise marque le lexique du français aussi bien dans le cas des néologismes formels que dans celui des acceptions propres au Québec.
Nadine Vincent montre que c’est également le cas des sens figurés, à l’aide d’un amusant exemple de noms d’oiseaux. Les substantifs alouette, jars, pit et snowbird servent à la démonstration. Ainsi, le nom alouette a pris un sens où l’oiseau représente symboliquement les Canadiens français, puis les Québécois francophones. Ce sens figuré n’apparaît dans aucune des sources lexicographiques consultées par l’auteure.
À l’inverse, l’expression faire le jars, « faire l'important », est attestée dans tous les dictionnaires et glossaires québécois depuis le début du 20e siècle. Elle ne figure pas dans les dictionnaires français. Nadine Vincent suggère donc qu’on ajoute aux dictionnaires québécois une remarque sur le fait que cette expression est caractéristique du français québécois.
Quant à pit, « oiseau; petit enfant », dans la langue familière orale, il ne figure dans aucune source, pas plus que snowbird, « hivernant », emprunt de l’emploi figuré à l’anglais. L’auteure estime que leur vitalité devrait leur valoir une description dans les dictionnaires, avec le marquage adéquat.
Chiara Molinari s’intéresse à la macrostructure du dictionnaire en ligne Usito, lequel intègre à la nomenclature une série de 85 articles thématiques illustrant des questions sociales, culturelles, linguistiques et historiques du Québec. De nombreux renvois entre la nomenclature et ces articles contribuent à tisser des représentations linguistiques, culturelles et identitaires.
Modèles de référence
Caroline Dubois expose la difficulté que représente, pour une linguiste, d’enseigner la norme dans des cours de révision de textes. La pratique la plus courante dans ces cours est d’adopter une position résolument prescriptive. Pour les linguistes, conscients de la variation linguistique dans l’espace et dans le temps, et du caractère socialement déterminé de la norme, il est difficile d’amener les étudiants à développer une position critique plus nuancée. L’auteure exploite les forums de discussion en ligne qu’elle anime dans ses cours pour illustrer la façon dont elle guide ses étudiants.
André Thibault s’intéresse aux processus de koinéisation, de standardisation et de nivellement dialectal. Pour Thibault, il est clair que la koinéisation est un phénomène spontané de nivellement dialectal se produisant lorsque plusieurs variétés sont en contact prolongé. Les locuteurs tendent alors à sélectionner les variantes les plus courantes, ce qui peut permettre à terme de développer une koinè. La standardisation est par ailleurs un processus de sélection d’une variété, celle de la classe dirigeante, étendue à l’ensemble de la société ; c’est donc un processus d’imposition d’une norme.
Thibault se penche ensuite sur deux cas de variables sociolinguistiques du français québécois. L’auteur renvoie le lecteur à des extraits d’émissions télévisées sur YouTube pour illustrer les différentes prononciations et montre que les humoristes exploitent les formes stigmatisées pour en tirer des effets comiques. Les humoristes pourraient être des agents d’une accélération de la stigmatisation et de la koinéisation qui en résulte.
Hélène Cajolet-Laganière et Sophie Piron se penchent sur le traitement lexicographique des noms qui apparaissent en expansion d’un autre nom, en apposition, en prenant comme corpus le dictionnaire en ligne Usito et les quelque 700 cas portant cette marque. L’histoire de cette construction et le traitement qu’on en fait dans les dictionnaires et les grammaires sont explorés en détail. Un tableau en fin d'article propose un classement qui devrait permettre de raffiner le traitement lexicographique de ce type de vocabulaire dans le dictionnaire Usito, mais pourrait aussi être utile à d’autres ouvrages.
Épilogue
Cette section du volume concerne très directement son dédicataire, puisque Amélie-Hélène Rhéault y brosse un portrait de Louis Mercier, lexicographe et professeur, et décrit sa carrière. « Celle-ci a été marquée par sa contribution à presque tous les projets lexicographiques d’envergure qui ont été menés au Québec dans les dernières décennies. [...] Ces ouvrages sont un témoignage de sa profonde conviction de la légitimité de la variété québécoise et de sa description » (p. 351).
C’est faire abstraction de tout un pan de la lexicographie québécoise. Le présent ouvrage rend compte de la vision « endogéniste » de la lexicographie québécoise et est publié en hommage à la carrière d’un membre éminent des défenseurs de cette vision ; il est assez naturel qu’il poursuive et prolonge son combat. Néanmoins, il semble assez mesquin de ne faire aucune mention des autres approches, car la description du lexique du français québécois gagne à la diversité des éclairages. La société québécoise a beaucoup évolué depuis 50 ans, la stigmatisation qui s’attachait à sa variété linguistique s’est considérablement atténuée et les Québécois assument maintenant beaucoup mieux leur originalité au sein de la francophonie. Dans ces conditions, la frilosité à décrire les spécificités de leur lexique devrait faire place à une affirmation plus sereine de sa légitimité.