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Une notion comme la masculinité (l’âge d'homme ou le manhood du titre) relève d’une construction discursive au point d’en être presque parfaitement indissociable. Supprimons les discours, l’identité s’effrite, elle disparaît progressivement. Les discours changent et s’opposent, et l’identité masculine évolue au gré de ces changements conflictuels, comme si elle en dépendait d’une manière presque exclusive. Tel est le principal constat devant lequel nous laisse la solide étude de Jeffrey Vacante sur la nature des liens entre la masculinité et le nationalisme comme création du Québec francophone moderne, du milieu du 19e siècle jusqu’à 1940, année où les Québécoises obtiennent le droit de vote. Cette construction discursive se fonde sur des perceptions, elle se traduit dans une rhétorique et des images qui, au Québec, la reconfigurent à travers le rapport des hommes à trois principales instances : l’État et la démocratie, l’Église (dont les propres positions s’assouplissaient constamment et se remodelaient pour se maintenir), les femmes et le féminisme naissant. Cette reconfiguration mène de l’image traditionnelle d’un homme domestique (le père de famille sobre, pieux, rural, travailleur de la terre) à celle d’un homme défini par son rapport aliénant au nationalisme. Ce sont ces images que poursuit méthodiquement Vacante dans chacun des chapitres de son essai.

Vacante travaille cette question depuis 2005. Ses chapitres reprennent en partie des articles parus au fil des ans. Son travail s’inscrit aussi bien dans le champ de l’étude historique de la question nationale que parmi les actuels travaux sur la masculinité (les masculinity studies). Vacante est clair : l’histoire de manhood suit celle de la nation québécoise au point où ces deux trajectoires semblent n’être que des variantes d’une même problématique, envisagées à travers deux hypothèses et deux lectures différentes.

À mes yeux, deux idées sous-jacentes polarisent National Manhood, idées échafaudées et défendues tour à tour par les historiens québécois de François-Xavier Garneau à Guy Frégault en passant par Lionel Groulx, tous cités ou étudiés par l’essayiste, de même qu’elles apparaissent dans les oeuvres d’écrivains comme Saint-Denys-Garneau ou Jean-Charles Harvey, également examinées par Vacante. D’un côté, les Québécois se présentent en victimes plus ou moins passives, attendant on ne sait quoi pour passer au rang de père (titre de l’essai de 2002 de François Ouellet, réédité en 2014), pour devenir des sujets émancipés dans une nation elle-même politiquement émancipée. De l’autre, leur volonté de tourner la page, de passer à l’avenir (titre de l’essai de 2000 de Jocelyn Létourneau). D’un côté, les lamentations sur la Conquête et le désarroi qui en est résulté, l’interminable fatigue décrite par Hubert Aquin; de l’autre, la volonté d’aller de l’avant et de sortir du ressentiment et de l’immobilisme. Ces deux positions se sont affrontées tout au long d’une histoire qui est aussi celle d’une confrontation discursive que Vacante utilise à dessein. Il s’agit de comprendre l’histoire tout en sachant bien que l’histoire s’entend de trois façons : les faits, dans la mesure où existeraient des faits bruts, distincts de toute prise en charge par un sujet, leur construction, leur mise en récit. Ces positions s’affrontent à plus forte raison dans une histoire des idées comme National Manhood, proche de l’essai, c’est-à-dire d’une forme de discours librement articulée. Vacante s’appuie sur cette confrontation permanente, il en retrace certains tenants et aboutissants, dont la question du manhood, puisque selon lui elle se dissocie malaisément de l’évolution historique.

Vacante a beaucoup lu, il a beaucoup décortiqué et nous convainc de l’immense force de certains discours. La question qu’on pose invariablement à quiconque affirme que tout est affaire de perceptions et de construction rhétorique est de savoir si ses propres dires (son propos) le sont aussi, et si lui-même baigne dans l’idéologie. On est alors en droit de se demander laquelle, et quel point de vue l’essayiste défend, d’où il parle, comme on dit; si on l’ignore, alors le point de vue s’exprime pour lui ou à travers sa propre parole, à son insu. On peut avoir l’impression qu’une lecture unique s’impose devant la somme des documents et des textes étudiés par Vacante. C’est au détour d’une note que l’auteur nous indique des interprétations concurrentes, tout aussi légitimes. Ainsi, lorsqu’il évoque la tolérance nouvelle devant l’éducation sexuelle dans l’entre-deux-guerres, Vacante insiste sur le renforcement idéologique de l’hétérosexualité caché derrière cette tolérance. C’est uniquement en note (note 53, p. 198) qu’il signale à son lecteur une interprétation qui prend le contre-pied de la sienne, à savoir une attitude progressiste et une volonté de clarté (un enlightenment). Il aurait pu la discuter dans le corps de l’ouvrage. Il écrit dans le même esprit : « It is true that many men enlisted to escape the decade-long economic depression, but the increased enlistment also occured against the backdrop of changing attitudes about manhood » (p. 118). Cette dernière façon de dire et de faire est plus juste, mais Vacante passe vite sur une option argumentative qu’on aurait souhaité voir développée.

Par son observation attentive des changements dans les discours et dans la rhétorique et l’examen de quelques idéologies contemporaines qu’il propose, l’essai de Vacante constitue une relecture stimulante de questions fondamentales de l’histoire récente du Québec.