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Au début des années 1930, des infirmières furent envoyées dans les paroisses nouvellement ouvertes à la colonisation pour y assurer des services de santé. Sous l’égide du Service médical aux colons (SMC), 174 postes sont ainsi créés au fil des ans dans des dispensaires implantés dans diverses régions, principalement l’Abitibi-Témiscamingue, le Saguenay-Lac-St-Jean, le Bas-Saint-Laurent, la Gaspésie et la Côte-Nord. Pendant une quarantaine d’années, les infirmières de colonie ont offert un service médical aussi complet que possible, compte tenu de leurs ressources, et à un coût raisonnable pour les colons. Solution temporaire pour des régions où les médecins faisaient défaut, et économiquement avantageuse pour le gouvernement qui en assumait la plus grande partie des coûts, ce service d’urgence va être maintenu jusqu’à l’implantation de l’assurance-hospitalisation et l’assurance-maladie. C’est cette histoire que retracent Nicole Rousseau et Johanne Daigle dans une étude fouillée, basée sur des entretiens avec d’anciennes infirmières et les archives du SMC (principalement la correspondance), une histoire qui raconte leurs relations, et parfois leurs démêlés, avec les autorités gouvernementales et médicales, et qui s’attarde longuement sur leurs conditions de travail et la nature des soins dispensés.
L’infirmière de colonie était d’abord sage-femme : assister les femmes en couches fut sa première mission. Elle prodiguait également des soins aux jeunes enfants, et traitait les blessures qu’on ne manquait de se faire dans un milieu où le travail forestier était important. Elle soignait les infections, les pneumonies et diverses maladies liées au froid, à l’insalubrité et aux déficiences alimentaires. Les extractions dentaires, l’enseignement hygiéniste, les petites chirurgies faisaient également partie de ses tâches. Lorsqu’elle n’était pas en mesure de traiter la personne malade, elle se transformait en ambulancière, recourant, selon le lieu, la saison et l’époque, au traîneau à chien, à l’attelage de bovins, au snowmobile, à la voiture, au bateau ou à l’avion. Dans des conditions souvent difficiles en raison de nos hivers, de l’éloignement et de la pauvreté des colons, elles vont ainsi aider de petites communautés, de 400 à 1 200 âmes, à faire face à la maladie et aux accidents. Si leur pharmacie est relativement bien pourvue pour l’époque, certaines auront aussi recours aux remèdes traditionnels et, si elles ont reçu une formation avant de partir pour la colonie, elles ne refuseront pas l’assistance et l’enseignement des sages-femmes. Les infirmières de colonie ont dû faire preuve d’une grande disponibilité, sollicitées à toute heure du jour et de la nuit pour se rendre au domicile des personnes ou les recevoir au dispensaire. Elles ont aussi dû faire preuve de courage, de polyvalence et d’imagination, afin de trouver une solution à toutes sortes de situations (comme bricoler un incubateur avec des bouteilles d’eau chaude ou immobiliser une fracture avec des écorces d’arbre). Elles exercent une présence rassurante, et plusieurs témoignages laissent penser qu’elles étaient très appréciées des colons. Les auteures de l’ouvrage n’ont aucune peine à faire partager au lecteur leur admiration pour ces femmes.
À l’heure où les services de santé se préoccupent de plus en plus du soutien et du suivi « dans la communauté », l’expérience des infirmières de colonie revêt une certaine actualité. Leur mission et leur approche ne correspondent-elles pas à ce dont notre système de santé a le plus besoin aujourd’hui : des soignants de première ligne, travaillant à proximité des populations, avec une approche globale et préventive, peu coûteuse de surcroît? N’avons-nous pas perdu quelque chose avec la médicalisation, c’est-à-dire avec le recours plus systématique aux médecins et à une certaine approche curative, sophistiquée et coûteuse, se demandent Rousseau et Daigle? Si les infirmières de colonie devaient faire des actes réservés aux médecins (avec le consentement tacite des autorités gouvernementales, et malgré la protestation du Collège des médecins), si elles ont même contribué à la médicalisation de la société québécoise, n’avons-nous pas quelque chose à apprendre de cette expérience?
C’est ici que les auteures introduisent une distinction entre l’« approche soignante » et l’« approche médicale », afin de départager, dans les actes posés par les infirmières de colonie, ce qui relève du nursing et ce qui relève de la médecine. Quatre critères sont retenus : « 1) une aversion exprimée spontanément par les infirmières de colonie pour certaines fonctions comparées à leur enthousiasme pour d’autres; 2) l’exigence d’une force musculaire pour certaines interventions comparées à une finesse des gestes pour d’autres; 3) la tradition en matière de soins dispensés par les femmes telle que décrite par nos narratrices et telle que documentée par les recherches en histoire; 4) la cohérence entre certaines interventions et une conception donnée de la maladie » (p. 291-292). Ainsi, pour nos auteures, l’extraction dentaire ne fait pas partie du nursing en raison de la force musculaire requise et de l’aversion des infirmières pour cette intervention. Les accouchements par contre doivent être rangés parmi les soins infirmiers en raison de l’enthousiasme des infirmières. Les pratiques s’inscrivant dans le prolongement de pratiques traditionnelles féminines appartiennent également au domaine du nursing, ainsi que toutes celles qui considèrent la personne dans sa globalité (renforcer l’organisme et mobiliser ses forces de guérison plutôt que traiter un problème spécifique, tenir compte de l’environnement physique social et familial, travailler sur le long terme, etc.). Par contre, lorsque les infirmières doivent réduire leur temps auprès des malades ou morceler leur pratique, soutiennent Rousseau et Daigle, leur travail s’apparente au traitement médical.
Les critères sont surprenants, le raisonnement étrange. On trouverait sans peine dans le travail des médecins des pratiques qui correspondent aux critères de l’approche soignante : des interventions pour lesquelles ils ont la même aversion ou le même enthousiasme, des gestes exigeant plus de finesse que de force physique, des traitements qui reposent sur une approche globale ou cherchent à renforcer la résistance de l’organisme. Ces critères ne peuvent pas non plus se superposer pour tracer une ligne de partage entre les deux champs de pratique professionnelle. Les infirmières de colonie ne distinguaient d’ailleurs pas leur profession de celle des médecins sur la base de ces critères, et tendaient même à favoriser les pratiques fondées sur la science médicale. Nos historiennes semblent oublier que le partage entre le domaine des infirmières et celui des médecins évolue dans le temps, au gré des rapports de force entre les groupes, de l’évolution des connaissances, des problèmes rencontrés par le système de santé, des transformations des modes de vie et des aspirations de la population, etc. Ce partage varie aussi selon les courants théoriques en nursing et les institutions. Mais plutôt qu’en retracer l’histoire, et en montrer le caractère relatif, nos auteures tracent elles-mêmes la ligne de partage entre le « vrai » nursing et la médecine. Elles appliquent à un épisode historique, une conception particulière et contemporaine du nursing, en déplorant que les infirmières de colonies n’aient pas partagé cette vision des choses et n’aient donc pas défendu ce qu’aujourd’hui on valorise et estime être leur contribution spécifique. Cette distinction entre approche médicale et approche soignante sert davantage à valoriser le travail des infirmières en général qu’à comprendre l’essor et la disparition des infirmières de colonie, ou encore leur rôle dans la transformation des pratiques de santé. Ses enjeux sont d’ordre professionnel (circonscrire un domaine de pratiques réservées à un groupe pour asseoir sa légitimité et son autonomie) et non historique (décrire et suivre l’évolution des pratiques). Se prononcer rétrospectivement sur ce qui est propre aux infirmières et sur ce qui ne l’est pas n’ajoute rien à la compréhension des phénomènes. C’est au bout du compte donner raison aux médecins qui contestaient aux infirmières le droit de poser certains gestes qui leur étaient réservés. Qui plus est, le partage proposé reproduit des clichés touchant le travail féminin (douceur, dévouement, disponibilité), ce qu’il aurait fallu plutôt dépasser.
Cette partie de l’analyse ne convainc donc pas. Elle n’enlève toutefois pas à l’ensemble de l’ouvrage son grand intérêt : c’est tout un pan de l’histoire de la colonisation, de la vie familiale et des pratiques soignantes qui nous est ainsi restitué, avec une foule de détails intéressants. L’abondante illustration doit également être soulignée : 130 photographies, couvrant toute la période étudiée et provenant de différentes régions. Ces images sont intéressantes à plus d’un titre. Elles ne se bornent pas à donner un visage au service infirmier dans les colonies – les portraits sont nombreux –, elles nous instruisent également sur les conditions de vie, notamment le logement et les moyens de transport.