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J’ai d’abord été surprise de constater que la recension de mon livre avait été faite par Maryse Potvin, compte tenu de l’existence d’un conflit d’intérêts. Cette recension m’est apparue comme non objective et visant à régler de vieux litiges entre nous. Le ton en est tendancieux et l’auteure comprend mal mon livre. De plus, cette recension a aussi été publiée en anglais dans la revue Canadian Ethnic Studies.
Rappelons d’abord le contexte global qui a suscité l’écriture de mon ouvrage. En 2001, la Conférence mondiale contre le racisme de Durban incitait les États à « nommer et reconnaître le racisme » et à assumer un leadership en se dotant de plans d’action nationaux. L’après 11-Septembre a ensuite déclenché de nouveaux enjeux en matière de « gestion de la diversité ». L’État canadien fut donc amené à réviser ses politiques publiques d’immigration, de sécurité, de multiculturalisme et de lutte contre le racisme. En 2005, Patrimoine canadien divulguait le Plan d’action canadien contre le racisme. En 2006, le Québec entreprenait une consultation en vue de l’implantation d’une politique de lutte contre le racisme. En 2008, il livrait une politique gouvernementale sous le titre La diversité : une valeur ajoutée, Politique gouvernementale pour favoriser la participation de tous à l’essor du Québec, assortie d’un plan d’action sur cinq ans.
Ce contexte global a provoqué un renouveau des théories du racisme et de l’antiracisme. Or, la confusion règne amplement dans ce domaine, car les définitions du racisme varient d’un auteur à l’autre. On amalgame multiculturalisme, promotion de la diversité et antiracisme. On multiplie mécaniquement les motifs de discrimination qui figurent dans les chartes. Il n’est donc pas étonnant que l’ambiguïté des concepts et les difficultés d’interprétation se répercutent dans le discours des États et des acteurs de la société civile.
D’où mon intérêt pour l’analyse critique des variations et des déclinaisons dans le discours de l’État québécois et des acteurs sociaux, discours portant sur le racisme et l’antiracisme au Québec au cours des années 2000. La documentation officielle de divers ministères du Québec, comparée, à l’occasion, à celle de l’État canadien, m’a servi de matériau de base. J’ai construit également un échantillon de mémoires présentés par des organisations non gouvernementales (ONG), des organismes à vocation générale et des associations de minorités (à identité ethnique, religieuse, racisée et autochtone) lors de la consultation menée en 2006 par le gouvernement du Québec.
Revenons à la recension de Maryse Potvin, qui s’accroche à des points de méthode et de détail sans dire un mot de mes conclusions. L’auteure me reproche d’avoir utilisé le mot « discours » sans avoir rendu compte de la diversité des approches de l’analyse de discours, soit « la Critical Discourse Analysis de Fairclough, la théorie du discours de Foucault, l’éthique du discours d’Habermas, etc. » (p. 226). Or, mon livre, s’il est le résultat d’un travail universitaire subventionné par le Conseil de recherche en sciences humaines (CRSH), a été construit pour intéresser un large public. Le mot « discours » n’a aucune prétention spécifique. Je propose une analyse classique de contenu d’un corpus circonscrit de textes, à partir de thèmes bien identifiés et constants : les conceptions de la « race », le processus de racisation et les cibles du racisme; les acteurs racistes ; les définitions et les causes du racisme, ses manifestions et ses conséquences sur la citoyenneté et enfin les moyens de le combattre.
Maryse Potvin ne décrit pas ce que j’ai fait, mais ce qu’elle aurait voulu que je fasse ! Or mes objectifs ne sont pas les siens. Elle me reproche de ne pas avoir analysé de façon exhaustive le discours de « l’État » !
« L’État concerne autant les paliers municipaux que provinciaux, autant les pouvoirs exécutif, législatif que judiciaire, et l’ensemble des institutions publiques financées par les fonds publics (budgets votés à l’Assemblée nationale). Or, seul le discours gouvernemental et normatif, appréhendé à travers quelques politiques publiques provinciales récentes, est examiné comme « discours de l’État » par l’auteure, laissant de côté le discours des élus, le discours prescriptif et normatif de la sphère juridique ».
p. 226
Merci pour la leçon ! Elle attaque également la validité de mes critères de sélection en ce qui concerne les ministères et les organismes. Or, le chapitre 2 débute par une description détaillée du choix de certains ministères et les raisons de l’exclusion des autres (j’ai privilégié la documentation du ministère de l’Immigration et des Communautés culturelles du Québec et Patrimoine canadien, responsables de la lutte contre le racisme). Le chapitre 3 présente les 29 ONG et associations de minorités sélectionnées. Dans cette dernière catégorie, j’ai accordé une attention particulière aux groupes dont la situation a été commentée par le rapporteur spécial des Nations Unies (Doudou Diène) sur les formes contemporaines de racisme, de discrimination raciale, de xénophobie et d’intolérance qui y est associée lors de sa mission au Canada en 2003.
Et surtout, au sujet du chapitre 1 qui porte sur les enjeux théoriques et les débats de société, Maryse Potvin me reproche d’avoir omis les analyses des experts québécois « dont ceux de Marhraoui, McAndrew ou Potvin » (p. 227). Hum… Que dire de plus !
À ces critiques, je répondrai qu’il ne s’agissait pas pour moi de démontrer l’existence du racisme dans la société québécoise, ni d’évaluer le discours de « l’État » dans sa totalité, ni d’évaluer l’adéquation des politiques de lutte contre le racisme avec les centaines de recommandations repérées dans les mémoires des ONG et associations étudiés, ni d’analyser la pensée des chercheurs québécois dans leur totalité. La première leçon de méthode d’un travail sérieux est qu’il faut circonscrire un sujet précis et être rigoureux dans l’analyse de celui-ci. Une problématique ou un corpus trop larges ne permettent pas de saisir le fond d’une question.
Mon objectif consistait à réaliser une remise en question critique de certains discours convenus qui se sont imposés dans l’espace public québécois et laissent des traces aussi bien dans les politiques publiques que dans les textes des mouvements sociaux et des organisations diverses, porteurs de revendications et de reconnaissance identitaire. Et, ce qui importe, ce sont mes conclusions, dont Maryse Potvin ne dit mot.
Mon étude a fait ressortir quelques constats. Le premier est que la reconnaissance explicite du racisme par l’État du Québec, en 2008, assortie d’une politique gouvernementale visant son éradication, est en continuité avec la Déclaration du gouvernement du Québec sur les relations interethniques et interraciales adoptée en 1986 et diverses mesures prises au cours des années 1990. Malgré son titre lénifiant, elle représentait un jalon clé dans l’histoire des politiques publiques du Québec, sur le plan symbolique du moins. En dépit de la rhétorique de conciliation qui émane des textes gouvernementaux, les sources historiques du racisme (esclavage et colonialisme) ainsi que ses manifestations et séquelles contemporaines sont fouillées et distinguées avec précision (préjugés, discrimination, ghettoïsation résidentielle, violence et crimes haineux) et elles reposent sur la complexité des rapports de pouvoir existants au sein de la société québécoise et canadienne. Du côté des ONG et des associations de minorités, on note une grande hétérogénéité et une forte variabilité dans l’analyse du racisme, de ses manifestations et de ses cibles, ainsi que dans les recommandations suggérées.
Un deuxième constat est que la pensée racisante sous-tend la démarche d’identification et de catégorisation des groupes cibles du racisme et des acteurs racistes eux-mêmes. L’État, les ONG et les associations de minorités reproduisent sans regard critique le discours de la « race », héritage des classifications coloniales, tout en voulant combattre le racisme. À l’instar des écrits scientifiques ou juridiques qui réfèrent encore largement à la notion de « race » (même à titre de mythe social), les acteurs sociaux ne prennent aucune distance face au processus de racisation systémique de l’altérité. L’État canadien en particulier emploie de façon pléthorique le mot « race ». L’État québécois tente de s’éloigner du modèle racisant en vigueur dans l’espace nord-américain mais maintient le mot « minorités visibles ». Rappelons que le Comité pour l’élimination de la discrimination raciale de l’ONU « craignait que l’usage de l’expression «minorités visibles» ne soit pas conforme aux buts et objectifs de la Convention (art. 1) » (cité dans mon ouvrage p. 162).
Un troisième constat est qu’il y a mise à l’écart systémique et structurante des Autochtones par l’État. Les Autochtones n’ont pas été visés par le projet politique de 2006 ni par la politique gouvernementale de 2008, sous prétexte que la question autochtone introduit d’autres paramètres, comme les revendications territoriales ou les droits ancestraux. Cette position a été dénoncée par des ONG et les associations autochtones, en dépit de divergences internes sur le sujet. Il faut dire cependant qu’au moment où j’écrivais mon ouvrage, j’ignorais que certaines organisations autochtones souhaitaient une politique spécifique et différenciée.
Un quatrième constat est que le discours sur les acteurs racistes est porteur de préjugés et de dérives racistes à rebours. Certaines ONG et associations de minorités tiennent un discours parfois nuisible. Sont ainsi décrites comme racistes les « personnes de race blanche », les « pures laines », les « Québécois de souche », le groupe majoritaire, les « Blancs », la société dominante, etc. Non seulement de tels propos laissent filtrer une vision essentialiste et totalisante, mais ils risquent de provoquer une réaction contraire à l’objectif recherché dans le cadre d’une stratégie antiraciste. Rappelons ici que le racisme et le sexisme font partie de la culture géopolitique du système monde (voir les travaux d’Immanuel Wallerstein) et que ceci concerne dans une certaine mesure l’ensemble des citoyens.
Un cinquième constat est que l’antiracisme, l’interculturalisme (ou le multiculturalisme) et la promotion de la diversité font l’objet d’enchevêtrements dans le discours de l’État et que ceci risque de diluer le traitement politique du racisme. Le multiculturalisme canadien et l’interculturalisme québécois nous projettent essentiellement sur le terrain de la culture. L’antiracisme se situe à un autre niveau, celui du politique et de la compréhension des effets et conséquences des rapports de pouvoir sur les individus et les collectivités. Amalgamer l’antiracisme et la « gestion de la diversité » ne fait que créer de la confusion. Peu d’organismes ont souligné qu’il s’agit ici d’enjeux différents qui doivent être traités distinctement « afin de ne pas restreindre ou diluer les obligations de l’État en matière de droit à l’égalité et de lutte contre la discrimination » (Barreau du Québec, cité dans mon ouvrage p. 167).
Mon livre remet en question le discours de la « race » et de la « pensée raciale » qui sévit au coeur de l’antiracisme, au contraire des positions prises par les partisans des whiteness studies dont l’approche radicale m’apparaît inadéquate et simpliste. J’insiste sur l’importance de défendre un antiracisme affranchi des notions et des catégories qui sont le produit historique de l’idéologie raciste. Il ne s’agit pas non plus d’adopter une ligne de pensée et d’action indifférente ou aveugle aux phénotypes et à la couleur (color-blindness). Au-delà de cette synthèse très partielle, il met aussi en évidence un certain nombre d’angles morts dans les discours étudiés : l’absence de critique du programme néolibéral et de la structure de classes opérante dans la société canadienne et québécoise, la façon de considérer comme des totalités homogènes la majorité et les minorités démographiques, l’absence de perspective de la citoyenneté.
C’est tout cela qu’une recension honnête aurait dû souligner.
Pour terminer, je rappellerai les précautions prises par le CRSH, qui demande aux chercheurs invités à évaluer un projet de recherche de signer un document affirmant qu’il n’y a pas conflit d’intérêts. Dans le cas de la recension de mon livre par Maryse Potvin, il y a bien conflit d’intérêts – pour des raisons que je n’étalerai pas ici – et ceci aurait dû être une raison suffisante pour que l’auteure s’abstienne de le recenser. Il s’agit ici d’un principe éthique de base.