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Selon le discours critique commun, il y aurait deux périodes dans l’oeuvre de l’essayiste québécois Pierre Vadeboncoeur. Jusqu’à la parution des Deux Royaumes en 1978, Vadeboncoeur aurait été un moderne, occupé du présent et tourné vers l’avenir ; par la suite, il serait devenu un antimoderne en se repliant sur le passé. Jonathan Livernois, dans Un moderne à rebours, a choisi de prendre le contrepied de ce lieu commun : « l’essayiste n’a pas fui devant la modernité ; le passé, structurant, est inscrit dans son oeuvre depuis ses premiers balbutiements ». Voilà « un Moderne jamais quitte envers son passé », « un archaïque à la hauteur de son temps ».
La thèse est clairement posée, de même que la méthodologie. Pour comprendre la tension entre « les trois temps du temps », selon le mot de Vadeboncoeur, Livernois s’appuie sur trois approches. S’agissant des « régimes d’historicité », il se réclame de Jacques Rancière, par Jean-François Hamel interposé (Revenances de l’histoire, 2006). La lecture sociodiscursive doit beaucoup à Pierre Popovic (La Contradiction du poème, 1992). L’histoire intellectuelle, discipline revendiquée, est ainsi définie : « Mise en relief d’un réseau d’idées, d’influences et de traditions ; mise en rapport de ce réseau avec la souveraineté relative d’un sujet créateur ; volonté d’identifier la mise en scène des idées dans le cadre de l’essai ».
Fidèle à ces trois approches, l’ouvrage repose sur un souci constant de contextualisation et de documentation, et ce sont deux de ses forces. De 1936 à 2009, les textes de Vadeboncoeur sont constamment mis en relation avec ceux de ses (quasi-)contemporains : le peintre Paul-Émile Borduas, l’écrivain Jacques Ferron, les poètes Saint-Denys Garneau et Gaston Miron, l’historien Lionel Groulx, le professeur et auteur François Hertel, le philosophe Jacques Lavigne et plusieurs autres. (On déplorera d’autant l’absence d’un index onomastique.) L’auteur n’hésite pas à s’en prendre aux interprétations usuelles des oeuvres de ces créateurs. Par exemple, il ne partage pas la lecture « personnaliste » de Vadeboncoeur par Éric-Martin Meunier et Jean-Philippe Warren (Sortir de la « Grande Noirceur », 2002).
Si la lecture d’ensemble est convaincante – « Voici le drame de cet itinéraire spirituel et intellectuel : Pierre Vadeboncoeur est d’ancien régime et a créé un personnage de moderne » –, on peut néanmoins lui adresser quelques reproches. D’une part, on perd parfois de vue la définition précise du concept de modernité dans le foisonnement sémantique associé à ce mot, tant chez le critique que dans son objet. C’est un des risques de travailler avec un concept si galvaudé. D’autre part, il est indéniable que Jonathan Livernois livre une biographie intellectuelle de Pierre Vadeboncoeur ; on peut toutefois s’interroger sur sa dimension artistique. Pour ne prendre qu’un exemple, on se serait attendu à une prise en compte serrée du style si particulier de Vadeboncoeur et de son évolution, si évolution il y a. L’art d’un écrivain n’est-il pas précisément là ? Livernois propose quelques analyses de l’écriture de Vadeboncoeur, mais brèves et jamais saisies dans la durée.