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« La mort n’est qu’une toute petite chose glacée et qui n’a aucune sorte d’importance. »
Alain Grandbois
J’ai connu Alonzo Le Blanc vers 1963, dans ces eaux-là. Nous étions tous les deux étudiants de la Faculté des lettres, ayant suivi nos premiers cours dans la faculté des vieux murs pour venir ensuite étrenner le pavillon De Koninck. Il était alors Clerc de Saint-Viateur. Nous nous étions rencontrés parce que nous fréquentions les cours de littérature dite alors «canadienne», une expression que l’Université accepta finalement de changer beaucoup plus tard quand les étudiants anglophones s’inscrivant à ces cours n’y trouvaient aucun de leurs écrivains. Après quelques années de carrière de part et d’autre, nous nous sommes retrouvés Alonzo et moi vers 1970. Nous étions toujours les mêmes, habillés différemment toutefois, terminant nos doctorats, devenus professeurs au Département des littératures. Le professeur Le Blanc obtenait quant à lui un doctorat en lettres de l’Université de Rennes, en 1972, avec une thèse intitulée « Politique et tragédie chez Henry de Montherlant ». Montherlant lui-même avait accepté deux fois de lui donner rendez-vous.
Je donne tous ces détails qui décrivent dans les personnes et les institutions le passage sur nous de la Révolution tranquille. Nous arrivions en nombre, par des parcours différents, comme professeurs à la Faculté des lettres. Diplômés sous diverses formations universitaires, nous étions un corps professoral en pleine croissance, dont les cours étaient très fréquentés, des universitaires facilement accessibles et socialement intéressés par le Québec en mutation. C’était les années fastes de la littérature québécoise qui sortait de la sorte d’indifférence, sinon de mépris, dans laquelle elle avait été longtemps tenue.
Le professeur Alonzo Le Blanc a été un actant de cette mouvance, protagoniste de nos lettres. C’est ainsi qu’il devint, en tant que spécialiste du théâtre, attaché à l’équipe dynamique du Dictionnaire des oeuvres littéraires du Québec, que dirigeait Maurice Lemire. Cette entreprise de long cours, plus de trente ans de recherche, constituait un travail de bénédictins disait-on, auscultant l’immense bibliothèque québécoise. C’est aujourd’hui une somme de sept tomes. L’ensemble – qui exclut le tome 8 qui a été déposé chez Fides fin 2009 – compte plus de 8 000 pages et des centaines d’articles sur notre bibliothèque qui se chiffre en milliers d’ouvrages, romans, poésie, essais et oeuvres dramaturgiques. Comme les autres responsables de genre, le professeur Le Blanc devait inventorier le répertoire, du théâtre dans son cas, classer les oeuvres en fonction de l’espace à leur accorder, ce qui suppose la lecture attentive du corpus d’ensemble, faire appel à des collaborateurs dans les universités québécoises, canadiennes et internationales – car notre littérature s’enseigne dans une centaine d’universités – lire ces études critiques, les annoter et au besoin les retourner pour complément, en préparer l’édition, notamment participer à la rédaction importante de l’introduction de chaque tome, y aller même de plusieurs articles. J’en ai compté presque cent pour les tomes 2 à 5 qu’Alonzo a signés. J’ai souvent relu son long et bel article sur le Ciel de Québec de Jacques Ferron, une mythologie québécoise monumentale et fondatrice que le professeur Le Blanc a si bien identifiée et rendue.
Le savant devoir de sauvegarde et de mémoire instauré par Maurice Lemire permettait à beaucoup de collègues et de jeunes chercheurs de découvrir que le plus grand mal de nos lettres était de n’avoir pas été vraiment lues. À cet égard, l’écrivain Pierre Baillargeon avouait avoir souvent retrouvé chez les bouquinistes ses livres dédicacés dont les pages n’avaient pas été découpées, comme on devait le faire alors. En relisant aussi l’ensemble des photocopies de la critique de l’époque sur chaque oeuvre, que les jeunes chercheurs associés au DOLQ avaient colligé, le professeur Le Blanc et ses collègues découvraient également l’opération contraignante de la censure cléricale exercée sur ces lettres - un grand nombre des critiques étaient clercs – du moins jusqu’à 1960. Quoi qu’il en soit, cette entreprise littéraire du DOLQ devait avoir une impulsion sur l’ensemble de la recherche littéraire universitaire, constituer un stimulant pour les écrivains d’ici qui se sentaient enfin pris en compte, attirer l’attention internationale sur notre production littéraire. Dans la francophonie et la francophilie, tout particulièrement, on faisait en effet la découverte d’une littérature de langue française inspirée par les conditions de la nordicité et écrite par des gens restés latins. Cela amena le professeur Alonzo Le Blanc et beaucoup de ses collègues à devenir des ambassadeurs de nos lettres sur trois, puis quatre continents. À travers ses cours et sa recherche, et souvent en rognant sur ses vacances, Alonzo y allait de sa contribution, effectuait des missions d’enseignement à la Sorbonne, à Rennes, en Belgique, en Allemagne, au Costa-Rica et en Thaïlande, notamment.
Pendant les trente années d’enseignement où il fit carrière jusqu’en 2000 à l’Université Laval, notre collègue franchit les stades de la profession qui va de chargé de cours (1968) à professeur titulaire (1979). Tout le temps qu’il y a été professeur, Alonzo Le Blanc a influencé les centres de décisions dans le sens d’une connaissance littéraire plus pertinente socialement, d’une qualité de langue exigeante. Ses cours étaient fréquentés et aimés et il est toujours demeuré attentif à ses étudiants et disponible pour leur accorder temps et assistance.
Alonzo Le Blanc s’est intéressé plus particulièrement au théâtre sur lequel il a fait des recherches et dont il a fait avancer la connaissance au Québec. C’est ainsi qu’il établit le texte de ce classique si souvent joué et mis en film, Aurore, l’enfant-martyre. Du théâtre, Alonzo en a mangé et on l’a vu à presque toutes les pièces en ville, et Dieu sait que notre capitale en regorge. Dès 1976, le professeur Le Blanc a été membre-fondateur de la Société d’histoire du théâtre au Québec. Plusieurs de ses publications, outre ses propres articles dans le Dictionnaire, ont porté sur le sujet. Signalons encore que le professeur Le Blanc collabora par de nombreux articles de fond et par de nombreux comptes rendus à la revue Québec français. Ajoutons que, en plus de ses missions d’enseignement, on l’a souvent réclamé pour des soutenances de thèses dans d’autres universités.
Le professeur Le Blanc était reconnu par ses collègues comme un homme de commerce agréable, aimant engager la conversation – c’était un charmant causeur–aimable, non insensible à la beauté féminine : jamais il ne se plaindra d’être minoritaire au foyer puisque la vie le gratifiera d’une femme vive d’esprit et pleine d’humour et que tous deux donneront naissance à Florence-Évangéline et Justine-Constance. Ces prénoms évoquent d’ailleurs un rappel littéraire et maternel, quelque chose de l’Acadie, mais aussi de la Gaspésie, la patrie d’Alonzo où il retournait constamment.
Comme collègue du professeur Le Blanc, je n’ai pas été sans remarquer qu’il était de ces professeurs qui acceptent volontiers une surcharge de thèses à diriger, apportant constamment soutien aux étudiants moins promus à des médailles ou à la publication. Le professeur Le Blanc appartient aussi à cette race de professeurs dont les exigences pour le français sont grandes. Il ne s’est pas gêné tout au long de sa carrière pour intervenir là-dessus dans la vie citoyenne. Il s’est également beaucoup intéressé à la culture dans la vie publique et le manifestera particulièrement par les réalisations qu’il favorisera pendant son mandat de maire de Saint-Antoine de Tilly (1998-2001) : le presbytère patrimonial devint alors la mairie, une bibliothèque a été construite, deux parcs municipaux ont été créés et l’aspect patrimonial de ce village, qui a fêté ses 300 ans en 2002, a été valorisé. Tout cela montre assez l’engagement du professeur Le Blanc et sa capacité d’allier la vie universitaire avec l’implication sociale. Cet engagement social devint même un engagement politique puisque Alonzo a été candidat du Parti québécois dans Lotbinière à l’élection de 1989.
Jürgen Olbert, le président fondateur de l’Association allemande des professeurs de français, a ainsi rendu hommage à Alonzo Le Blanc. « Alonzo est parmi les hommes les plus aimables et les plus courageux que j’ai connus. » Quel grand témoignage de la part de celui qui avait admiré au plus haut point le livre et témoignage de sa vie qu’Alonzo a tellement tenu à écrire, Col romain et culottes de tôle. Je signale que son éditeur, Denis Vaugeois, avait apprécié la valeur documentaire précieuse, et plutôt singulière, d’un tel témoignage sur la laïcisation d’un clerc, pourtant un phénomène québécois répandu. Cette décision de se faire laïciser où se confrontaient amour et discipline vaticane n’a pas empêché Alonzo de rester fidèle à sa foi, ce qui a rendu sa fin de vie sereine et heureuse, au bord de son fleuve tellement aimé et des siens.
Quand nous sommes allés, quelques-uns de ses proches, le revoir une dernière fois, à l’invitation de Jocelyne son épouse, dans le lit où il venait de mourir, littéraires que nous sommes, nous n’avons pas été sans remarquer le livre qui était sur sa table de chevet, celui de la poète Hélène Dorion intitulé l’Étreinte des vents. Ayant aperçu le signet qui marquait une page particulière, nous l’avons ouvert et le chapitre s’intitulait « Rompre avec soi » « Ou l’abandonnant ». Nous nous sommes dit alors qu’Alonzo avait pris son envol. Comme Tinamer de Portanqueu, fille de Léon de Portanqueu, esquire, à la fin de l’Amélanchier de Jacques Ferron. C’est tout à fait dans la manière d’Alonzo d’être parti ainsi, effectuant sur le bout des pieds comme il marchait, une mort domestique, une mort croyante, une mort littéraire.