Corps de l’article
La Nouvelle-France et le grand éparpillement canadien-français qui a pris de l’ampleur à partir des années 1860 sont rarement évoqués dans le même souffle. Les deux époques sont en effet fort différentes, la première étant coloniale et préindustrielle, la seconde, bien que non dépourvue d’aspects coloniaux, étant contemporaine et industrielle. Les deux se livrent ainsi à nous à travers des sources, des approches, des méthodes, des concepts et des débats qui sont propres à chacune d’elles et qui renforcent les hésitations à les réunir dans la longue durée. Cela ne veut pas dire qu’il faille renoncer à explorer cette durée plus longue pour autant.
Selon Wien, Vidal et Frenette, on ne saurait en effet comprendre l’espace continental qu’est l’Amérique canadienne-française sans l’ancrer dans son histoire plus ancienne. Ils allèguent que le vaste mouvement d’émigration qui a mené à l’expansion de l’aire francophone hors de la vallée du Saint-Laurent a trouvé dans la Nouvelle-France un réservoir quasi inépuisable de précédents, d’analogies et de modèles, et que les associations tant mythiques qu’essentialistes entre l’un et l’autre sont étroites. Ainsi missionnaires, pionniers et explorateurs de la Nouvelle-France ont marqué le discours sur l’Amérique canadienne-française, tout comme celle-ci est venue infléchir à son tour le récit de leurs exploits. Un tel constat a incité Wien et ses collaborateurs à étudier les images de ces deux entités francophones dans leur convergence et leur modulation réciproque, le temps d’un colloque, organisé sous l’égide de la Commission franco-québécoise sur les lieux de mémoire communs à Québec en 2003. Le présent ouvrage, réunissant une vingtaine de textes portant sur divers contextes où ces représentations ont été formulées, en est l’aboutissement.
Le livre est divisé en quatre parties. Les deux premières portent sur le récit de la Nouvelle-France sans cesse remis sur le métier au gré de la longue tradition migratoire des Canadiens français. Les prises de vue y sont nombreuses et variées. Certaines portent sur le passé plus ancien, voire contemporain du Régime français, alors que d’autres s’approchent davantage du présent. Une diversité correspondante caractérise le groupe des énonciateurs étudiés, qui englobe notamment des personnes au service de l’Ancien Régime ou à la tête de l’Église canadienne, des lettrés qui commentent l’Amérique canadienne-française, des écrivains, puis des universitaires qui mettent en récit l’histoire aux XIXe et XXe siècles. La démarche de ce premier volet de l’ouvrage consiste à montrer, comme le souligne Thomas Wien dans son excellente introduction, comment ces récits historiques « migrent d’une forme de société à l’autre ». Comment le Régime français a-t-il été perçu par la postérité ? Les six textes de la première partie nous aident chacun à leur façon à saisir comment se raconte cette histoire coloniale. Le premier nous ramène aux relations qu’en font ses propres acteurs (Ouellet), dans ce cas-ci le jésuite Lejeune et le militaire Lahontan, qui nul doute ont influencé, de par leur portée, celles et ceux qui après eux ont dû donner ensuite leur propre version de l’histoire. Celle qui a été proposée par l’Église (Hubert), plus précisément les évêques entre 1760 et 1850, voit par exemple dans la Nouvelle-France un lieu de piété exemplaire. Ce discours cacherait difficilement une velléité politique, qui vise à puiser dans le passé les ingrédients voulus par les élites pour se projeter dans l’avenir. Les histoires générales qui se tissent et se retissent tout au long du XIXe siècle insistent quant à elles sur les batailles et héros du Régime français, incapables de trouver ailleurs que dans ces derniers la cohérence de l’époque (Wien). L’analyse de chantiers récents montre par ailleurs le défi posé par la prise en compte de son passé colonial pour l’historiographie française (Havard), le regard jeté sur le pays des Illinois en ce qui à la fois le rattache et le distingue de la Nouvelle-France (Vidal) et la nature particulière de la société louisianaise (Lachance).
Les cinq textes de la seconde partie forment un ensemble moins hétéroclite, tout en s’inscrivant plus directement dans la problématique annoncée de l’ouvrage, soit celle de la reprise du passé dans le récit de l’Amérique française. Celui qui s’échafaude en Nouvelle-Angleterre à partir des années 1870 (Roby) fait ainsi une large place au souvenir des ancêtres qui exploraient le continent, qu’il érige en modèles. De fait, le projet d’Amérique française aurait toujours été au coeur de l’expérience du territoire des francophones de la vallée du Saint-Laurent, quoique toujours flou et souvent imaginaire (Morissonneau), comme en témoigne le survol de divers documents produits aux XVIIIe et XIXe siècles. Or, il s’agit d’un discours qui perdure : Lionel Groulx (Bock), dans la première moitié du XXe siècle, tout en se présentant comme le défenseur du Québec, n’en insiste pas moins sur le caractère relatif des structures étatiques pour le peuple canadien-français. Une position que reprennent les géographes de l’Université Laval depuis les années 1980 (Waddell), au gré d’une vision qui fait éclater les frontières du fait français à l’échelle continentale.
La troisième partie du livre ne contient pour sa part que trois textes. Ceux-ci sont fort différents des premiers, tant par leur facture que par leur intention. On délaisse ici l’analyse du discours et des conditions de sa production pour la description de ces champs migratoires qui sont au centre de la réflexion géographique. La thèse disparaît ainsi au gré de l’exposé de certains faits, tels qu’ils seraient révélés tantôt par l’analyse des patronymes, tantôt par la consultation de diverses sources démographiques, souvent relayées par des études devenues incontournables. Ces contributions ne m’apparaissent pas d’une très grande portée. Trop courtes, la première (Henry et Olson) et la troisième (Lamarre) nous apprennent somme toute assez peu sur cet espace franco-américain qui est au coeur de la réflexion. La deuxième (Ramirez), dont le titre annonce pourtant une synthèse critique des différents travaux sur l’émigration continentale, n’en fait que le survol et ne contribue guère à l’analyse des idées entourant l’Amérique canadienne-française.
La quatrième partie détonne tout autant. Elle réunit neuf textes consacrés au domaine muséologique et commémoratif. Les premiers font l’histoire de la mise en place de musées consacrés à l’Amérique française ou décrivent leurs activités. Ils présentent les contextes qui ont favorisé leur émergence, ainsi que les défis que pose leur consolidation. De toute évidence, ils n’ont pas leur place dans un ouvrage universitaire. Parmi les exceptions, un texte (Hardy) sur le concept qui a animé Il était une Amérique française, une exposition montée en 2004 par le Musée canadien des civilisations ; le rappel (Bergeron) des premiers pas du Musée de l’Amérique française de Québec qui pose certaines interrogations sur la complexité du concept ; enfin, la présentation du projet Inventaire des lieux de mémoire de la Nouvelle-France dans les trois derniers textes de l’ouvrage (Rompillon et Roy, Carpentier et Guerry, Rompillon, Malack, Gagné et Richard) évoque quelques éléments du débat sur le lieu de mémoire, qui interpelle la notion de récit qui constitue le fil conducteur de l’ouvrage.
S’il déçoit par son manque trop grand d’équilibre et par l’inclusion de textes qui ne devraient pas y figurer, le livre n’est pas dénué d’intérêt. L’évolution du récit qu’il permet de retracer, et cela avant même le virage que prendra l’historiographie à partir des années 1960 au Québec, n’est pas le moindre. L’ouverture sur le continent, si elle caractérise l’expérience française en Amérique depuis ses débuts, prend au tournant du XXe siècle un sens nouveau, qui a un effet profond sur les représentations et les identités tant au sein de la société laurentienne que dans les communautés francophones qui émergent ailleurs. Le regard posé sur cet enjeu territorial, ou dit autrement sur les modalités de l’appropriation de l’espace continental, matériellement certes mais aussi et surtout symboliquement, est ce qui fait l’originalité de plusieurs des études réunies ici. Certes, comme le dit Wien (p. 4), elles ne répondent pas à toutes les interrogations qui se posent à cet égard, notamment en ce qui concerne la composante subjective de la tradition migratoire ou si l’on veut l’appropriation par les migrants du discours historique des élites. L’ouvrage n’en participe pas moins à l’édification d’un corpus de plus en plus riche sur l’Amérique française, telle qu’elle s’est construite dans le temps et dans l’espace, entre le discours et la pratique.