Corps de l’article
Québec était l’hôte, en août 2004, du neuvième congrès de l’Association internationale pour la recherche en didactique du français, dont les Actes, enrichis de quelques inédits – on ne signale pas lesquels – sont présentés ici par quatre didacticiens de Laval, de l’UQAC et de l’UQTR. En fait, la présentation s’en tient au résumé des communications et les responsables n’ont pas cru devoir proposer de conclusions d’ensemble. C’est au texte liminaire de Bernard Schneuwly (Université de Genève), dont les travaux sont donnés plusieurs fois en référence dans les autres communications, que revient de camper solidement la question du français comme « discipline scolaire autonome, ouverte et articulée ». Il existe depuis longtemps telle chose qu’une didactique du français, au sens de « dispositif » normatif de la pratique enseignante. C’est le chambardement de ce dispositif, sous l’effet des mouvements contemporains de réforme de l’éducation, qui est à l’origine de l’institutionnalisation de la didactique comme domaine universitaire de recherche. Sous le règne de l’interdisciplinarité et des « compétences transversales », que devient la discipline français ? Pour Schneuwly, elle comporte toujours ses trois composantes classiques : le fonctionnement de la langue (grammaire), la littérature, la parole publique (rhétorique) – objet privilégié, de la didactique de l’oral, précise à bon escient l’auteur.
La réalité disciplinaire posée, que convient-il de chercher pour en fonder scientifiquement la didactique ? Tout en reconnaissant l’abondance de travaux sociohistoriques sur le dispositif constitutif de la discipline scolaire, Schneuwly déplore la quasi-inexistence d’une spécialité propre aux savoirs didactiques : « l’étude de leur propre histoire », au sens restreint du rapport variable entre disciplines savantes et disciplines scolaires – ce que n’auraient pas abordé les sociohistoriens de l’école. Pour le reste, les treize autres communications nous donnent un aperçu sur la recherche qui se fait. Les didacticiens s’adonnent de préférence à l’étude empirique des représentations et pratiques enseignantes, mais aussi des apprentissages et de l’efficacité des méthodes d’enseignement. Ils traitent surtout d’écriture et de littérature, aux niveaux secondaire et fin du primaire. Ils procèdent à différents types de comparaison : entre disciplines, clientèles, niveaux scolaires, dispositifs didactiques. Une couple de communications portent sur l’enseignement de la grammaire ou de la parole. Il n’y a rien sur les programmes et les manuels, qui concernent la discipline dans son ensemble, et guère plus sur le rapport entre la linguistique et la grammaire, qui devrait pourtant être au centre de la raison didactique. On trouve par contre, en provenance de l’Université Toulouse-Le Mirail, une ambitieuse tentative de transposition didactique de la (contestable) théorie littéraire de « l’oeuvre ouverte » – plus ou moins reniée par le maître penseur, Umberto Eco, sauf erreur de mémoire. « Un texte ne devient véritablement une oeuvre » que lorsqu’il est lu, pose en substance le didacticien. Il conviendrait donc de passer « d’une analyse extérieure de l’oeuvre à une implication dans l’oeuvre », quitte à « accepter des lectures qui peuvent lui [l’enseignant] apparaître comme de véritables transgressions ». Là n’est pas le problème, considère le didacticien : il réside dans la difficulté à « objectiver et analyser le produit de l’activité du lecteur ». J’y détecte pour ma part l’impérialisme de la raison psycho-pédagogique, obsédée par la boîte noire du cerveau de l’apprenant, ainsi qu’une didactique du contresens ou du délire d’interprétation. Plus globalement, les didacticiens se soucient de « fonder théoriquement » les pratiques et d’« ingénierie didactique », ainsi que de faire passer jusqu’aux élèves un savoir réflexif et des « compétences méta » (langagières, cognitives, procédurales...), à savoir, au-delà des disciplines scolaires, le savoir didactique qui les prend pour objet.
Face aux propos savants des Français ou des Suisses, les Québécois font un peu figure de parents pauvres, avec leurs recherches plus modestes et leur conceptualisation plus frustre. Là, notamment, où un vaste programme de recherche à Grenoble met en oeuvre le concept articulé de « rapport à l’écriture » dans une expérimentation sur le passage de l’« épi » au « méta » (l’intuitif-pratique et le réflexif, disons) et sur « les pratiques didactiques visant à la prise de distance », les didacticiens de Laval se bornent à illustrer par des réflexions d’étudiants-maîtres quatre types a priori de la vague notion de « rapport à la culture » : du « désintégré » à l’« intégratif-évolutif », lequel « doit amener les élèves à se construire comme sujets de culture ». On reste mal convaincu que l’étudiant qui définit la culture comme « englobement de connaissances » ne fait qu’exprimer des lieux communs, « un monologue confiné aux horizons de la culture première » et une absence d’attitude réflexive ; tandis que si la culture est dite « structurante », elle est un objet signifiant, dessiné par « une réflexion qui suppose une posture épistémologique ». Les chercheurs n’ont pas appris grand-chose des propos recueillis, à qui ils n’ont demandé que de légitimer leurs propres représentations.
En provenance de Sherbrooke, une communication porte sur les critères de choix des textes littéraires proposés aux élèves de la fin du primaire et du secondaire. Ici, les chercheurs n’y sont pour rien si le résultat est plutôt désolant. Soucieux avant tout de la motivation des élèves, les enseignants – qui ont toute latitude à ce chapitre – optent pour la « littérature-miroir », celle qui « tend à ses lecteurs les images d’un miroir sans surprise, où ils se retrouvent dans tous les sens du terme ». Il s’agit très majoritairement d’oeuvres québécoises contemporaines et, plus souvent qu’autrement, de littérature jeunesse. De surcroît, l’exploitation de l’oeuvre se limite facilement à un questionnaire pour vérifier que les élèves l’ont lue ! Bref, l’école québécoise n’enseigne pas la littérature, elle tente tout juste de donner aux élèves le goût de lire en les y obligeant.
Une dernière communication nous apprend qu’il existe à l’UQAC un cours obligatoire de communication orale dans le programme de formation des maîtres, d’abord redouté puis apprécié par les étudiants. D’orientation plutôt pratique, le cours porte sur la norme du français québécois et vise à améliorer les performances langagières des futurs enseignants, aux plans de la diction, de la correction linguistique, de l’organisation du propos et de la communication. L’exposé se termine sur une interrogation qui laisse pantois : « dans quelle mesure les sciences de l’éducation sont[-elles] prêtes à s’ouvrir aux divers apports provenant des didactiques disciplinaires » ? À quoi riment donc ces sciences de l’éducation si elles ne sont au premier chef des didactiques ! Elles se fondent sur des théories socio-psycho-cognitives de l’apprentissage, à ce qu’on en sache. Or, les didacticiens sont en mesure de prendre en charge cette question, du moment qu’ils se soucient de l’efficacité de leur « dispositif » et de leurs procédures. S’ils lorgnent parfois avec trop d’insistance la boîte noire apprenante, du moins doivent-ils tabler sur quelque chose qui soit à enseigner et qui les retienne de s’égarer dans la « gestion des opérations mentales ».
En complément de programme, les Presses de l’Université Laval ont édité une recherche plus élaborée sur le rapport à la culture, menée par Denis Simard, coauteur de la communication sur ce thème au colloque, flanqué ici d’un coauteur différent. Il s’agissait cette fois de démêler comment l’enseignement du français pouvait relever d’une approche culturelle plutôt que « par compétences ». Contrairement à ce qu’annonce le titre, il ne sera qu’accessoirement question de langue et guère de son enseignement. Placée sous la référence cosmétique à Fernand Dumont, la recherche se présente comme une analyse du discours, étayée de considérations méthodologiques tout aussi décoratives : intertextualité, analyse de contenu, herméneutique. En fait, l’intertextualité se ramène à passer de la lecture des textes d’orientation de l’école québécoise à celle des auteurs savants, dont certains ont été donnés en référence par les premiers. Le corpus est confondu avec le contenu (« Notre corpus peut prétendre à l’exhaustivité car il prend en compte toutes les significations [...] proposées ») et ce qui tient lieu d’analyse n’occupe que cinq pages de texte. L’herméneutique est définie comme un dialogue qui « prend la forme de questions que formule le chercheur de manière à ce que ses données lui répondent », ce qui est la caractéristique générale de la méthode scientifique mais le contraire de l’herméneutique, laquelle cherche à comprendre le témoignage à partir de son centre même plutôt qu’à partir des questions de l’interprète.
Les textes d’orientation officiels ont été classés – globalement, non par « unités de sens », tel qu’annoncé – en quatre grandes conceptions de la culture : le patrimoine à transmettre, des repères pour le développement des compétences, comme objet et rapport (supposé provenir de Fernand Dumont !) et anthropologique, conception où on retrouve en fait les deux premières : « héritage culturel », « ressources fondamentales », en plus d’une distinction entre la culture « immédiate » (objet de l’anthropologie) et la culture « générale ». En somme, le « flou conceptuel » des documents passés en revue se double d’une imprécision classificatoire. Quant à la pensée de Dumont, rappelons quelques énoncés aussi clairs que fondamentaux : « Quand je prends la parole [...] je reprends aussi à mon compte une certaine distance entre un sens premier du monde disséminé dans la praxis propre à mon contexte collectif et un univers second où ma communauté historique tâche de se donner, comme horizon, une signification cohérente d’elle-même. Cette distance et les deux pôles qui l’indiquent, c’est bien ce qu’il faudrait entendre par le concept de culture ». Il existe certes telle chose que des objets culturels, mais qui ne sont pas enfermés dans un rapport au sujet : ils prennent « naissance dans une disjonction de la conscience qui [...] introduit en moi une fissure qui me fait naître à un monde et à un autre moi dont l’objet culturel est le témoignage ». Succinctement : la culture est une distance entre un milieu et un horizon dont témoigne l’objet culturel.
Abordant la revue de la littérature savante, les auteurs ont remanié leur classification. Le patrimonial devient humaniste, l’objet-et-rapport se mue en herméneutique, on a ajouté la conception esthétique. La présentation générale de ces cinq conceptions souffre d’une certaine dose de syncrétisme, si ce n’est de dyslexie : la langue est identifiée à « lire » ; « l’ensemble des valeurs et des schèmes » est ramené à « la dimension formelle, le contenant » ; l’objet « constitue un lieu » ... Les chapitres suivants élaborent sur chacune des conceptions, en y introduisant les catégories « fondements », « finalités », « rôle de l’élève », « rôle de l’enseignant », « rôle du savoir ». Ici encore, la glose est un peu molle, confuse, voire à contresens : « les humanistes forment l’être cultivé pour qu’il devienne désintéressé » ; la conception instrumentaliste de la culture dans l’approche par compétence est étiquetée « approche culturelle selon le discours instrumentaliste ». Au chapitre 6, « le discours herméneutique », qui correspond à ses propres vues, l’auteur se cite lui-même près d’une fois sur deux, tissant son propos à ceux des Ricoeur, Gadamer ou quelque auteur plus récent. Il aurait mieux fait de le recycler dans le texte et de parler en propre, plutôt que de s’objectiver en référence à la troisième personne. La conclusion revient sur l’idée de culture comme objet et rapport, qui permet d’inclure les dimensions littéraire, esthétique, historique, langagière, sociologique, herméneutique et critique suggérées par les différents textes d’orientation officiels, et de viser la formation du « citoyen héritier, interprète, créateur et critique ».
Selon une mauvaise habitude d’éditeurs, les Presses de l’Université Laval n’ont pas exigé la traduction des citations anglaises, obligeant ainsi le lecteur à changer continuellement de casette mentale, ce qui est agaçant – sans parler de ceux qui n’auraient qu’une seule casette. Quand on se procure un livre apparemment écrit en français, on devrait pouvoir s’attendre à le lire en français. De toute façon, les PUL auraient mieux fait de retourner le manuscrit. L’intention des auteurs était louable, sauf que – pour fournir un repère culturel en citant Mgr Bégin – « leur capacité n’était pas à la hauteur de leurs inspirations ».