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En 1995, quand Boréal publia la traduction du deuxième tome de la biographie de Pierre Elliott Trudeau que j’avais mis onze ans à écrire avec ma conjointe Christina McCall[1], je décidai de ne pas consacrer le reste de la carrière à défendre quelque revendication de propriété intellectuelle que j’eusse pu avoir dans l’interprétation de ce monument de la politique. Mon principal champ d’intérêt universitaire demeurait enraciné dans l’économie politique de l’intégration dépendante du Canada aux États-Unis et, avec l’entrée en vigueur alors récente de l’Accord de libre échange nord-américain et de l’Organisation mondiale du commerce, je retournai à l’étude d’une Amérique du Nord qui venait à peine d’inclure le Mexique. Non, Pierre n’allait pas me hanter pour le reste de mes jours !
Je ne me suis donc pas plongé dans les caisses de mémoires gouvernementaux qui deviennent accessibles d’une année à l’autre alors que la règle des trente ans ne cesse de révéler davantage de secrets de coulisses des gouvernements Trudeau. Ce qui ne veut pas dire que la période fut sans importance ou que Pierre Trudeau soit devenu une figure moins intrigante aux yeux des Canadiens et des Québécois. Au contraire, PET demeure le seul politicien fédéral canadien envers qui les francophones et les anglophones semblent entretenir une fascination permanente. Pour preuve de cet intérêt constant de la part des auteurs et des lecteurs appartenant aux deux grands groupements linguistiques du Canada, notons la publication en l’espace de deux ans de cinq ouvrages consacrés à Pierre Elliott Trudeau que je commenterai dans cette note critique.
J’aimerais tout d’abord clarifier deux points qui pourraient influencer l’interprétation de mes propos.
Premièrement, j’ai vécu en 1998 une expérience malheureuse avec les auteurs de deux de ces ouvrages lorsque, pour souligner le 30e anniversaire de la première élection de Pierre Trudeau comme premier ministre, l’Université York avait organisé un colloque sur son héritage politique. Invité à prononcer le discours inaugural, j’avais préparé une analyse axée sur les nombreuses contradictions qui avaient marqué la carrière de l’homme. J’avais souligné qu’à différents moments, et parfois simultanément, il avait été à la fois antinationaliste et nationaliste, socialiste et capitaliste, keynésien et néo-conservateur, lockéen et rousseauiste, centralisateur et décentralisateur, ainsi qu’un leader ayant défendu le bilinguisme mais qui avait provoqué en même temps un renouveau indépendantiste au Québec. J’avais soutenu qu’avec un tel bagage de positions contradictoires, il était impossible de produire une évaluation de son legs politique qui ne puisse vraisemblablement être contredit. S’attendant à un panégyrique, Bruce Powe, l’un des organisateurs du colloque et un fervent partisan de Trudeau, fut extrêmement contrarié par mon allocution. Pour sa part, un autre organisateur loyal à Trudeau, Max Nemni, furieux de ce qu’il considérait comme un crime de lèse-majesté, m’interpella en fulminant que Trudeau avait sauvé le Canada du séparatisme. Il emporta une telle adhésion chez ses amis partisans de Trudeau que l’incident fut rapporté dans le Toronto Star du lendemain.
Deuxièmement, après avoir réalisé un millier d’entrevues et travaillé pendant plus d’une décennie pour essayer de comprendre Trudeau et son époque, je ne peux prétendre avoir lu ces cinq nouveaux ouvrages avec un esprit complètement neuf et ayant fait table rase de tout mon travail passé. Je vais plutôt faire rapport sur ce que j’y ai appris tant sur le plan de l’information que de la compréhension. Je vais commencer par les ouvrages qui m’en ont le moins appris sur Pierre Trudeau et progresser jusqu’au plus révélateur selon moi.
Mystic Trudeau : The Fire and the Rose, de Bruce W. Powe, et The Teeth of Time. Remembering Pierre Elliott Trudeau, de Ramsay Cook, appartiennent à un sous-genre particulier dans la bibliographie générale sur Trudeau : des souvenirs d’auteurs sur des époques de leurs vies qui recoupent celles du grand homme.
Bruce Powe est vraisemblablement un nom peu familier pour les lecteurs francophones. Professeur de littérature anglaise à l’Université York, M. Powe est aussi un essayiste, romancier et poète qui attire un lectorat limité, intrigué par son discours elliptique et évocateur dans le style de Marshall McLuhan. M. Powe est d’une génération plus jeune que Ramsay Cook, mais comme son collègue, il se présente en tant qu’ami de Trudeau. Contrairement à l’historien, son admiration est inconditionnelle, sa prose élégiaque et sa logique insaisissable. Dans un dialogue avec son ami décédé, avec qui il semble toujours se mesurer sur le plan des connaissances philosophiques et littéraires, il en a plus à dire sur lui-même que sur son sujet. S’appuyant sur des bribes de conversations tirées de quelques repas partagés et de quelques échanges épistolaires avec le politicien vieillissant, il échafaude une thèse improbable selon laquelle l’ancien premier ministre aurait été en fait un être mystique.
Lui aussi professeur à l’Université York, l’historien Ramsay Cook est mieux connu des universitaires québécois pour ses écrits professionnels. Il avait rencontré Trudeau alors qu’ils étaient tous deux jeunes professeurs et avait découvert qu’ils partageaient la conviction que tous les nationalismes étaient régressifs, considérant que les horreurs de la Seconde Guerre mondiale prenaient leur source dans le nationalisme. Ramsay Cook est un bon auteur et son livre plaira à qui souhaite revisiter les quatre dernières décennies sous l’angle de sa relation avec Trudeau. Il relate certains moments intéressants, comme un incident survenu pendant la campagne au leadership de Trudeau, mais ces révélations sont peu nombreuses, et on referme l’ouvrage sans une nouvelle interprétation sur son ami disparu.
Three Nights in Havana. Pierre Trudeau, Fidel Castro and the Cold War World, de Robert Wright, appartient à un genre différent, celui de l’étude de l’engagement du politicien sur l’une des centaines de questions qui jalonnent son parcours. Il est inhabituel pour des hommes d’État de devenir bons amis, surtout lorsqu’un large fossé idéologique les sépare. Mais Trudeau croyait qu’il fallait respecter l’intégrité de toutes les nations et Robert Wright révèle que, par conséquent, lui et Fidel Castro développèrent une intimité personnelle et intellectuelle d’une intensité peu commune qui dura littéralement jusqu’à ce que la mort les eût séparés, au point où le leader cubain vint même faire ses adieux à l’ancien premier ministre lors de ses funérailles à Montréal en octobre 2000.
Tout en explorant leur fascinante relation qui dura des décennies, Robert Wright aborde dans son récit des questions centrales comme le différend entre Kennedy et Khrouchtchev autour de la crise des missiles cubains, l’intervention militaire de Castro en Angola, les tensions perpétuelles au sujet des droits de la personne des dissidents cubains, et le terrorisme commandé par la CIA contre les Cubains autant chez eux qu’au Canada. Le mariage houleux des Trudeau et le flirt de Fidel avec Margaret ajoutent une dimension humaine très intense à ce mélange savoureux de contenu biographique, de relations internationales et de politique.
John English est un historien respecté - auteur de la biographie officielle en deux tomes de Lester Pearson[2] - et le politicien libéral (député de Kitchener de 1993 à 1997) à qui les fils de Trudeau ont demandé de rédiger la biographie officielle de leur père. Il y a vingt ans, PET avait insisté sur le fait qu’il n’avait tenu aucun journal ni aucun dossier sur sa jeunesse. En fait, il avait laissé derrière lui une mine de documents que le professeur English a su utiliser à bon escient dans Trudeau : citoyen du monde. Tome I - 1919-1968. Voici quelques exemples de ce que j’y ai appris.
Contredisant ses assertions selon lesquelles il n’eut aucun intérêt pour la politique dans sa jeunesse, des citations du journal de Trudeau à dix-huit ans révèlent que, déjà à l’adolescence, il nourrissait des ambitions politiques : « J’aimerais tant être un grand politique et guider mon pays » (p. 51).
Dans une lettre à son premier véritable amour, une collégienne américaine, il raconte son long épisode d’aliénation personnelle alors qu’il fréquentait la Faculté de droit : « Il me semble que je m’éloigne lentement, sûrement et paisiblement du monde des humains. J’ai laissé tomber toute espèce d’organisation… La majorité de mes professeurs de droit me donne la nausée… Ces circonstances diverses m’entraînent à me réfugier dans un monde à part où, comme un fou, je lis, j’écris et je rêve de musique et de beauté et de révolution et de sang et de dynamite. C’était tellement contradictoire ce désir à la fois d’être dans l’action et dans la réflexion » (p. 113).
En 1945, Pierre confie à Thérèse Gouïn, sa fiancée québécoise, ses regrets pour avoir nié les réalités de la guerre qui venait de prendre fin en Europe : « regret ? De toute sa vie, ne jamais avoir levé les yeux d’ouvrages de qualité douteuse, lié à un avenir hypothétique, alors que le plus grand cataclysme de tous les temps, poursuivait-il, faisait rage à dix heures de distance de sa table de travail » (p. 127).
John English montre que les premières relations de PET avec les femmes étaient plus profondes qu’on ne l’eût cru : une forte attirance mutuelle, apparemment non consommée, avec Gabrielle, la femme de Paul-Émile Borduas (p. 119), et une idylle passionnée avec une jeune fonctionnaire à Ottawa.
L’ouvrage de Max et Monique Nemni, Trudeau : fils du Québec, père du Canada. Tome 1 – Les années de jeunesse : 1919-1944, n’est pas un bon livre, mais j’y ai appris plus de choses que dans les autres. Comme le titre le laisse entendre, les auteurs forment un couple d’admirateurs avoués. Ils devinrent amis de Trudeau dans les années 1990 et pendant cinq ans, ils tinrent la barre de Cité libre, la revue que Trudeau avait contribué à fonder en 1950 et qui se voulait le phare de la pensée libérale dans la « grande noirceur » du Québec de Duplessis. Bien que pour eux Trudeau, en tant que « fils du Québec », fut le « père du Canada », ce premier tome d’une étude plus exhaustive ne propose aucune thèse concrète. Il s’agit plutôt d’un recueil de courts essais quelque peu décousus dont plusieurs sont truffés de renseignements sans grand intérêt. L’information y est présentée dans un ordre plus ou moins aléatoire et les auteurs se perdent en spéculations excessives et futiles, par exemple à savoir pour quelle raison un article publié par le jeune Trudeau dans le journal étudiant du Collège Brébeuf portait tel titre plutôt qu’un autre (p. 125). Ardents défenseurs de leur héros, ils s’adonnent à des règlements de compte plutôt mesquins, notamment envers moi.
Mais certains de leurs propos sont fascinants. Il faut notamment donner crédit aux auteurs d’avoir mis au jour ce qui n’était auparavant que des allégations jamais prouvées, soit l’engagement profond et l’adhésion du jeune Trudeau à des valeurs corporatistes, autoritaires, voire fascistes, assurément antisémites et même d’un nationalisme révolutionnaire. Voilà donc une double réalisation ; non seulement les auteurs ont-ils fouillé à fond dans les archives mises à leur disposition par Trudeau pour révéler ces informations, mais encore ont-ils aussi eu l’intégrité intellectuelle de les rendre publiques malgré leur vénération pour leur sujet. Le choc qu’ils ont ressenti en découvrant les preuves irréfutables des convictions antidémocratiques de Trudeau est palpable, mais, contrairement à bien d’autres, ils ont eu l’honnêteté de ne pas chercher à l’excuser en les attribuant à un enthousiasme juvénile fourvoyé et bien compréhensible[3]. Ils dressent la liste des documents qu’il lisait et analysent les notes qu’il en prenait. Il ne s’agissait pas d’un anticonformisme courageux remettant en question les doctrines réactionnaires de son Église. Au contraire, il les faisait siennes en puisant son inspiration dans les écrits du chanoine Groulx.
Bien qu’il s’écarte largement de leur démarche biographique, le chapitre le plus intéressant de l’ouvrage – L’Église bénit le corporatisme – fournit une documentation fascinante sur le soutien doctrinal du clergé québécois, non seulement dans les années 1930 mais aussi pendant la guerre, apporté aux régimes fascistes de la France de Pétain, du Portugal de Salazar, de l’Italie de Mussolini et de l’Espagne de Franco. Ils analysent les lectures de Trudeau et son admiration pour des intellectuels fascistes comme Charles Maurras. Ils démontrent qu’il était au fait des atrocités des nazis. Il connaissait aussi les critiques envers Hitler, mais il les rejetait comme de la propagande britannique dans une guerre qui, selon lui, ne concernait pas un Québec français et catholique. Au sujet de sa candidature pour la bourse d’études Rhodes dans laquelle il confirme ses ambitions politiques, les auteurs soulignent que : « [les] problèmes économiques et politiques qui ébranlent la planète semblent le laisser indifférent. Sa réflexion évolue à l’intérieur du cocon de son petit monde religieux, moralisant, trouvant le salut dans l’idée abstraite du perfectionnement de l’homme » (p. 145). Puis ils ajoutent : « le nombrilisme de cette pensée paraît ahurissant (p. 145).
Ils ne cherchent pas non plus à cacher que Trudeau caressait des idées révolutionnaires. Celui-ci a étudié attentivement des ouvrages théoriques sur la révolution, développé une critique de l’ordre social établi et formulé des idées sur un régime révolutionnaire autoritaire et pur sur le plan ethnique. Ils décrivent en détail une cellule révolutionnaire créée par Trudeau dans la plus grande clandestinité avec son professeur François Hertel. (Eût-il été arrêté en vertu des lois actuelles qu’on l’aurait certainement emprisonné comme terroriste.)
Ces dernières vendanges sur la vie de Trudeau sont évidemment de qualité inégale. Le plus substantiel et le plus professionnel des cinq demeure celui de John English, mais le plus passionné et informatif, celui qui m’a appris le plus de choses et amené à ajuster ma pensée, est celui de Max et Monique Nemni. Il ne nous reste plus qu’à attendre les deuxièmes tomes de ces deux équipes de biographes dans l’espoir de découvrir non seulement de nouvelles informations, mais aussi des idées fraîches. (Traduction de Daniel Jean.)
Parties annexes
Notes
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[1]
Trudeau and Our Times. Volume 1 : The Magnificent Obsession (Toronto, McClelland and Stewart, 1990) ; Trudeau : l’homme, l’utopie, l’histoire (Montréal, Boréal, 1990) ; Trudeau and Our Times. Volume 2 : The Heroic Delusion (Toronto, McClelland and Stewart, 1994) ; Trudeau : L’illusion héroïque (Montréal, Boréal, 1995).
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[2]
Lester Pearson : Shadow of Heaven : 1897-1948 et Lester Pearson : The Worldly Years : 1949-1972.
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[3]
John English explique ces excès politiques par l’ennui de la pratique du droit qui le poussait à chercher « des échappatoires, et celles-ci laissent entendre que ses activités révolutionnaires de 1942 étaient somme toute davantage un jeu plutôt qu’une chose qu’il envisageait sérieusement » (p. 115). Pour minimiser le zèle de Trudeau envers la révolution, English explique que ce terme « était fréquemment utilisé par les nationalistes du Québec à cette époque… Le mot avait une signification large et remarquablement imprécise » (p. 117).