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Ce numéro de Recherches sociographiques porte sur un objet classique de la sociologie : le suicide. Pourtant, c’est le premier numéro thématique jamais consacré à ce sujet par l’une ou l’autre des grandes revues de sociologie au Québec. Qui plus est et sauf erreur, aucune d’entre elles n’a publié à ce jour un seul article spécifiquement consacré au suicide contemporain ou au réexamen de la question du suicide à partir de là. Cela est significatif : la sociologie québécoise contemporaine a laissé à d’autres le soin de remettre sur le métier son ouvrage, abandonnant un de ses objets de prédilection à une pratique d’intervention, la suicidologie, qui accompagne le suicide contemporain davantage qu’elle ne le comprend. Ce numéro se propose d’abord tout simplement de renouer avec une vieille tradition sociologique[1].
Son titre indique l’abord de la question. Le cas québécois est envisagé ici moins en lui-même qu’en tant que révélateur d’un phénomène qui appartient entièrement au monde contemporain. La « distinction » québécoise, on le verra, ressort grandement atténuée de cet examen dans la mesure où sa spécificité consiste en ce que s’y trouvent amplifiés les traits d’un mouvement général qui s’étend à ce qu’on pourrait appeler la « civilisation » moderne.
Les articles qui suivent forment un ensemble où sont intégrées les dimensions de la recherche habituellement traitées séparément : la statistique descriptive et comparative, les analyses statistiques, l’étude des cas concrets de suicide à travers des histoires de vie, la critique de la littérature. Sur cette base, une interprétation du suicide contemporain, tel qu’il se donne à voir à partir du laboratoire que constitue notre société, est mise en avant. Afin de préciser les termes de cette interprétation, explicitons d’abord la manière dont la question du suicide est ici appréhendée.
Appréhension sociologique du suicide
Le point de départ de toute recherche sur le suicide est donné par le sens commun. La sociologie partage la préoccupation de ceux qui habitent le monde contemporain d’ici et qui, par exemple, sont choqués par le surgissement remarquable du suicide des jeunes. Notre discipline y répond simplement d’une manière spécialisée en s’attachant tout d’abord à préciser les contours du phénomène qui a frappé le commun des mortels. Elle y parvient par le biais de la statistique descriptive et comparative, procédé artisanal dont des techniques aussi sophistiquées que l’analyse multi-niveaux ne sauraient faire l’économie. Bien sûr, cette mise en forme méthodique de l’objet s’attarde à la validité des indices de mesure dont elle se sert pour établir des taux fiables ou procéder à des comparaisons. Mais là n’est pas son but, comme les conditions d’asepsie optimales ne sont pas celui d’une opération chirurgicale. L’objectif premier de la statistique descriptive est l’identification de la physionomie du suicide contemporain. Si cette statistique descriptive procède de chiffres pour prendre la dimension du suicide, ce phénomène elle le dessine d’une manière qui soit reconnaissable, qui ressemble au monde vécu, et non à l’équation de Schrödinger. Pour utiliser le langage de Weber, elle s’intéresse à la personnalité historique d’un phénomène, à sa singularité.
Or, cette attention à la physionomie du suicide contemporain visant à établir sa singularité est déjà une interprétation. Cela est illustré par le fait qu’il y a, dans ce travail d’établissement du portrait du suicide, une dimension « archéologique ». « Le » suicide contemporain se compose de plusieurs types de suicide : certains sont si incompréhensibles ou si individuels qu’ils ne ressemblent qu’à eux-mêmes, alors que d’autres sont vieux comme le monde ; il y en a des typiquement modernes et pré-contemporains, et parmi les contemporains, on en retrouve de différents types. Cette restitution de l’objet qu’accomplit la statistique descriptive en se demandant ce qui travaille le sens commun ne correspond certes pas à la totalité du réel : elle saisit son noyau actif. L’identification de la personnalité historique particulière de la tendance suicidaire qui s’est développée sous nos yeux procède nécessairement de la comparaison historique avec une singularité antérieure de laquelle elle se démarque, comme elle se distingue d’une appréhension qui, trop analytique, dissout la réalité que cette physionomie révèle en une myriade d’événements individuels dès lors dépourvus de signification. Que dit au fond tout simplement cette statistique descriptive ? Que « le » suicide, hic et nunc, a l’air de ceci plutôt que de cela. Dessinant le portrait d’une singularité, la statistique descriptive établit l’objet à interpréter.
L’établissement de corrélations significatives visant à rendre compte de la personnalité d’un phénomène est généralement considéré, en sociologie, comme l’explication proprement dite du phénomène. Or, il faut préciser l’apport des analyses statistiques. Les corrélations insèrent explicitement le suicide dans un contexte où sa spécificité, comme phénomène juxtaposé à d’autres phénomènes, prend un sens qui alors ne concerne plus directement le suicide, mais marque son appartenance à des conditions plus générales. Ainsi posée, l’orientation de l’explication (le lien entre la variable dépendante et les variables indépendantes) est en quelque sorte réversible. Souligner par exemple que l’écart entre les hommes et les femmes quant à la scolarité postsecondaire corrèle très fortement avec les taux de suicide masculins revient à établir que les deux phénomènes appartiennent à un même ensemble qu’il s’agit toujours d’interpréter, au terme des corrélations. Il n’est pas suffisant d’insister sur le fait qu’une corrélation n’est pas une « cause » afin d’atténuer son effet postulé dans l’esprit du lecteur (qui sait par exemple que si beaucoup de suicides suivent une rupture amoureuse, trop de ruptures amoureuses n’aboutissent pas à un suicide pour que celles-ci acquièrent un déterminisme causal). La corrélation de diverses variables avec le phénomène du suicide, figé à l’état de variable dépendante, dégage en fait des homologies de signification.
Il faut insister sur le fait que cette dimension explicative suppose le travail d’établissement du portrait global du suicide, et que c’est au terreau de cette précompréhension que croît le génie des variables indépendantes. La contribution explicative spécifique de ces analyses statistiques consiste alors en la mise en rapport du phénomène du suicide avec d’autres phénomènes (où le suicide perd alors sa spécificité pour co-ressembler à un phénomène social plus large). Ce travail explicatif trouve hors de lui deux limites : il doit expliquer ce que la statistique descriptive établit (et non pas le suicide sur Mars) ; ses propres résultats ne sont encore (et ne sont que cela) que du matériau à interpréter.
La mise en lumière de la signification subjective du suicide, telle qu’elle a pu se manifester dans l’acte suicidaire fatal, est comprise par beaucoup comme étant opposée à la signification « sociologique » du phénomène. C’est ainsi que procèdent Francine Gratton (1996) dans les histoires de vie qu’elle a rassemblées ou Michel Tousignant et ses collègues (2003) dans les autopsies psychologiques qu’ils ont conduites. Il convient d’ouvrir une courte parenthèse sur la sociologie classique. Durkheim (1898) a recours à la statistique sociale, pour construire sa célèbre typologie, en quelque sorte par défaut. Il concède d’emblée, et très explicitement, qu’il eût été préférable de partir des cas individuels, ce qu’on oublie généralement de souligner à propos de sa démarche, pour ne pas dire toujours. Il écrit ainsi que comme la tendance au suicide « n’est observable qu’à partir des suicides individuels, c’est de ces derniers qu’il faudrait partir ». « Malheureusement, poursuit-il, une classification des suicides raisonnables d’après leurs formes ou caractères morphologiques est impraticable, parce que les documents nécessaires font presque totalement défaut » (Durkheim, 1967, p. 140). Aussi procédera-t-il de la manière que l’on sait afin d’établir les types à partir desquels les motivations individuelles pourront être déduites[2].
Le premier problème que doit résoudre une étude qui vise à documenter des cas concrets de suicide est celui du lien entre ceux-ci et le phénomène saisi dans sa globalité. Et la question qui y conduit a trait à la manière de comprendre comment l’objectivité sociale du phénomène, que la physionomie du suicide révèle, peut avoir été produite par (et donc être retrouvée dans) une série d’actes individuels, puisque ce sont ceux-ci qui produisent celle-là. Encore une fois, la physionomie établie par la statistique descriptive donne à cette enquête son point de départ incontournable. Le but spécifique de ce travail qualitatif est toutefois de parvenir à une typologie phénoménologique des suicides où le phénomène, dans sa globalité, est compris à partir des motivations ou des passions qui se sont manifestées chez les acteurs, au lieu d’être déduites, comme chez Durkheim. Mais cette phénoménologie vise ultimement à faire le pont entre les innombrables cas individuels et l’objectivité sociale qu’ils produisent en fin de compte. Il n’y a en principe aucune contradiction entre ces deux moments de la recherche, et point n’est besoin d’opposer Weber à Durkheim.
En comparaison du travail interprétatif propre à ces trois aspects de la recherche, l’interprétation générale ne se distingue des précédentes que par son niveau de généralité. L’harmonisation de leurs résultats, leur mise en dialogue ou leur confrontation, vise leur intégration dans une interprétation qui répond à l’unité synthétique du suicide contemporain. Sur la base de ce travail, un approfondissement, une réinterrogation de la question du suicide en général est rendue possible, ce qui ouvre au questionnement de la sociologie classique ou encore au dialogue avec d’autres disciplines.
Signification du suicide contemporain et reconsidération de la question du suicide
La première conclusion de cette recherche concerne la signification la plus générale du suicide contemporain, à savoir son appartenance à une causalité plus profonde où il devient symptôme d’une réalité plus large. La facture sociale reconnaissable du suicide nous livre cette conclusion. Depuis une quarantaine d’années, une nouvelle physionomie du suicide est apparue à la grandeur de l’Occident, en coïncidence avec des bouleversements en profondeur des sociétés modernes (de leur structure économique, de leur cadre politique et institutionnel). Les désaccords théoriques sur la portée de ces changements (postmodernité ?, High Modernity ?) en confirment d’ailleurs l’importance. Les traits saillants de ce mouvement, outre l’espace de son déploiement et la synchronie de son surgissement, éclairent sa signification. Il consiste d’abord en une amplification de la surmortalité masculine par suicide qui était déjà propre aux sociétés industrielles, surmortalité que l’on ne retrouve pas, par exemple, en Chine ou en Inde aujourd’hui, ou ailleurs à toutes les époques. Il inverse le rapport ville et périphérie auquel nous étions habitués. Ce n’est plus dans les grandes villes qu’on se suicide, comme au temps de Durkheim, mais dans les régions périphériques. Ce mouvement est porté sans s’y restreindre par le suicide des jeunes, phénomène nouveau à l’échelle de l’Occident, et phénomène surprenant en lui-même quel que soit le contexte. L’âge où l’écart maximal entre les taux de suicide masculins et féminins peut être observé correspond à ce qui était, il n’y a pas si longtemps, « l’âge au mariage ». Le Québec s’inscrit pleinement dans cette tendance à cette différence près qu’il exprime d’une manière accentuée des traits qui partout sont reconnaissables. La particularité québécoise s’atténue d’ailleurs depuis quelques années, comme tend à s’atténuer la surmortalité masculine, pour laisser place à l’invention extraordinaire de la fin du XXe siècle : le suicide des jeunes. S’agissant du Québec encore, toute interprétation doit rendre compte du renversement qu’il a accompli par rapport à sa propre histoire en se joignant à ce mouvement d’ensemble qu’il a paru devancer et dépasser. Or, et c’est l’essentiel, le travail d’interprétation doit porter sur cette réalité phénoménale qui est la pleine réalité du suicide contemporain. Que cent écoles rivalisent à désigner le sens de la chose, soit, mais passer à côté de la chose, parler d’autre chose, c’est rater l’objet. Au total, et pour commencer, cette première conclusion s’offre comme réfutation du paradigme suicidologique qui, niant la réalité phénoménale du suicide, l’appréhende comme un comportement suicidaire, dépourvu de sens, ou s’équivalent d’adolescentes idées suicidaires et passage à l’acte fatal, attitude devant faire l’objet de surveillance, au sens foucaldien. L’objectivation du suicide en tant que phénomène social, trouvant son assise dans un dispositif plus large, ne résulte pas du biais des sociologues. Sociologie, psychologie, psychanalyse partagent le même objet. Nous proposerons, par exemple, une interprétation qui lie significativement la crise de la famille à la tendance que nous avons décrite. Quelle que soit la validité de cette interprétation, elle est seconde relativement à la première conclusion proposée. La profondeur des causes sociales mises en scène d’une manière symptomatique par le suicide porte à réfléchir sur ce qui, en la matière, doit faire l’objet de « prévention ».
Comment interpréter ce phénomène ? Commençons par établir quelques-uns des résultats de recherche présentés dans les pages qui suivent.
Les analyses statistiques effectuées offrent plusieurs résultats remarquables. En premier lieu, les corrélations les plus significatives mettent le suicide en rapport avec des indicateurs qui expriment, d’une manière ou d’une autre, la crise de la famille. Il y aurait lieu d’explorer les pistes ouvertes par ces premiers résultats, mais soulignons qu’ils ressortent clairement et fortement de deux études, comme ils tendent à confirmer une donnée robuste de la sociologie du suicide depuis Durkheim. Deuxièmement, les corrélations qui rendent compte de la surmortalité masculine suggèrent que celle-ci est liée à la déconstruction des rapports entre les genres sur laquelle la société industrielle s’est édifiée et que vient chambouler une économie de services fondée sur des emplois diplômés. La carte géographique du suicide masculin paraît liée à la déstructuration de la société industrielle, à sa délocalisation, et à son remplacement par une économie de service impliquant des emplois diplômés. Cela montre à quel point le monde industriel a mobilisé des identitésde genre pour se construire, et que sa déconstruction met à mal ces identités. Troisièmement, il semble que des facteurs différents soient associés au suicide des jeunes (où hommes et femmes se confondent, pour ainsi dire) et au suicide des hommes en général (jeunes compris), suggérant que deux types de suicide s’offrent à la compréhension. L’examen de l’évolution du suicide sur le siècle (québécois et ontarien) fait apparaître semblable dualité, qui ressort aussi d’une asymétrie qui paraît exister entre les régions les plus suicidaires pour les jeunes hommes et celles qui le sont pour les jeunes femmes.
Quelles conclusions peut-on tirer maintenant de l’enquête qualitative dont les résultats préliminaires sont présentés ici ? D’abord que le suicide tel qu’il a été accompli subjectivement met en scène des conduites pathologiques qui se saisissent elles-mêmes comme telles. Le suicide des jeunes se révèle comme pathologie sociale au sens fort. Il s’agit d’une pathologie au sens où la dimension déviante des conduites ou des passions autodestructrices est exprimée comme telle par ceux qui les mettent en acte. Il s’agit d’une pathologie sociale, dans la mesure où elle indique par ses contenus (identité masculine problématique, devenir adulte problématique) que des dimensions centrales de la socialité posent désormais problème. Deux types de conduites ressortent du travail de terrain, dont l’un est marqué par le genre masculin. Il est le fait de ces jeunes hommes qui s’accrochent à une identité masculine dont ils savent qu’elle est sans avenir. L’autre type est autant masculin que féminin, et il est le fait de ces jeunes engloutis dans le trou noir d’une adolescence sans fin, qui développent une image noire d’eux-mêmes et qui décident un jour, après avoir hésité entre haïr la société en général ou se détester personnellement, d’en finir avec eux-mêmes.
Comment lier significativement ces résultats ? Ils rejoignent, dans leurs grandes lignes, l’interprétation durkheimienne comme ils éclairent sous un nouveau jour le suicide que Durkheim qualifiait d’anomique. Trois traits saillants du suicide contemporain permettent d’établir cette résonance, outre la dimension sociétale (occidentale) que nous avons soulignée. Il y a d’abord le fait que le suicide contemporain signe son lien avec le passé, marquant ainsi son appartenance à une problématique moderne, et donc avec la compréhension sociologique classique, dans la mesure où il apparaît comme une amplification du pattern qui était propre à la société moderne, à savoir la surmortalité masculine par suicide. Les hommes ne se tuent pas davantage parce qu’ils sont des hommes. « Le » suicide durkheimien, pour ainsi dire, était en réalité le suicide des hommes, premier contingent moderne. Le suicide contemporain amplifie cette singularité moderne. C’est que la crise de la famille, croyons-nous, fait disparaître le facteur de protection que la « société domestique » jouait à l’égard du suicide des hommes (rôle identifié par Durkheim, et jamais démenti depuis). Il y a, en second lieu, le fait que le noyau du suicide contemporain est constitué par le suicide des jeunes, témoignant par son fait même d’un problème en quelque sorte anthropologique du passage à l’âge adulte appartenant en propre cette fois à la société contemporaine. Finalement, en une sorte de condensation des traits précédents, l’écart maximal entre les taux masculins et féminins coïncide avec ce qui était considéré, il n’y a pas si longtemps, l’âge au mariage. Or, il nous semble que ces traits morphologiques éclairent une même causalité à l’oeuvre dans le phénomène du suicide, soit le rôle anti-anomique joué par l’institution familiale dans la fabrique de la société moderne, comme ils nous permettent de réinterpréter la notion d’anomie durkheimienne.
L’effondrement de la famille en tant que rituel du devenir adulte permettant d’enterrer sa jeunesse en s’en faisant une raison, ouvre la porte à l’anomie virtuelle profonde de la société moderne industrielle. À certains égards, cette société a prétendu faire du monde une simple opportunité pour l’individu. Le mariage et la fondation d’une famille, équivalant à l’acceptation de rejouer la donne du symbolique et d’en assurer la transmission, ont constitué le rempart contre l’anomie dans la mesure où ils impliquaient l’acceptation, dans son identité propre, en l’occurrence par le biais de l’identité de genre, d’une dimension qui pousse à la reproduction du symbolique. Cette attitude existentielle, cette acceptation ultime de l’introduction dans le symbolique est simplement le contraire de l’anomie.
Le suicide contemporain révèle à un autre niveau à quel point la « société des individus » dépendait finalement du fait que ceux-ci étaient des hommes et des femmes. Et la chose prenait un tour particulier pour le monde ouvrier qui a produit la société industrielle sans qu’il en ait conçu le projet. La famille a constitué pour les hommes soumis à un monde qui leur échappait en partie une des seules raisons d’être d’un travail qui, laissé à lui-même, pouvait bien n’en pas avoir. Disons la chose pratiquement : quand la société industrielle vous invente un travail qui n’est ni un métier, ni une profession, ni une carrière, qui exige que vous partiez trois semaines dans le bois pour revenir à la maison une semaine sur quatre, ce travail risque d’être dépourvu de sens s’il n’y a personne « à la maison ». La société industrielle s’est construite en parasitant la société domestique. Il s’ensuit que le rôle de pourvoyeur (comme la culture ouvrière, comme la solidarité communautaire) était crucial pour les hommes afin de donner un sens à un « travail » qui pouvait ne pas en avoir.
Cette interprétation permet, nous semble-t-il, de rendre compte du cas particulier du Québec sans négliger son insertion dans un phénomène plus large. En raison du fait que le capitalisme industriel s’est développé ici sous l’égide d’une bourgeoisie « étrangère » (les Anglais), c’est en tant que classe ethnique que les ouvriers canadiens-français étaient ouvriers. La sortie individuelle de l’exploitation capitaliste était plus difficilement réalisable, sans être hors de portée (vouloir monter dans l’échelle sociale, c’était à certains égards vouloir se faire Anglais), et la conscience de classe étant moins forte (parce que la condition sociale était rabattue sur une identité culturelle), les ouvriers canadien-français se sont spécialisés comme pourvoyeurs. Cette condition générale qui donnait sens à la vie des prolétaires de tous les pays fut vécue ici comme une sorte de vocation, et chacun sait combien le clergé a renforcé ce rôle. Or, il est possible de dire que lorsque l’espace pour se réaliser comme pourvoyeur disparaît, l’identité de ceux qui se sont spécialisés comme pourvoyeurs se trouve du coup fragilisée davantage.
Notons au passage que cette vulnérabilité des hommes n’a rien de masculin en soi. Notre étude montre que le problème de la surmortalité masculine n’est pas lié au fait que les hommes manipulent les fusils de chasse, qu’ils auraient de la misère à exprimer leurs sentiments, ou que les services sociaux ne sont pas adaptés aux demandes masculines. Il se trouve simplement qu’ils ont mis leur identité au service d’une société qui en grande partie leur échappait et qui se déglingue aujourd’hui. Cela dit, la spécificité québécoise s’atténue comme se réduit l’écart entre les taux masculins et féminins. Si l’interprétation proposée ici est juste, il faut penser que, plus nous nous éloignerons du moment dans le temps où a surgi le suicide contemporain, plus la surmortalité masculine (et le particularisme québécois) s’estomperont pour faire place à la vérité toute nue du suicide contemporain : le suicide des jeunes qui montre que c’est tout simplement la transmission du symbolique qui est en jeu.
Le fait que le noyau dur du suicide contemporain soit le suicide des jeunes, et que son surgissement coïncide avec la crise de la famille, révèle la dialectique particulière qui unissait, dans la société moderne industrielle, famille et société. Du coup, il est possible de réinterpréter certaines des observations les plus solides de Durkheim qui l’amenaient à conceptualiser la notion d’anomie et, partant, de reconsidérer la question du suicide.
Rappelons les éléments de la réflexion de Durkheim sur le suicide anomique. Celui-ci justifie la nécessité d’une régulation des attentes de satisfactions de deux façons qui ne sont pas arrimées l’une à l’autre. Dans un type de société construit, par principe, autour du principe d’une dérégulation de l’activité humaine, il se trouve, nous dit Durkheim, que chaque classe sociale accepte son lot en vertu de la légitimité du mode de régulation des attentes fondé sur le principe de propriété (pourvu d’une certaine élasticité). En période de crise, considère-t-il, la société échouerait à jouer ce rôle régulateur. Par ailleurs, mis en face des faits qui lient la fragilisation de l’institution familiale et le suicide, Durkheim observe que plus le divorce est élevé dans une société, plus les taux de suicide masculins le sont, y compris chez les personnes mariées. Il soutient que la « société domestique » joue le rôle régulateur des attentes de satisfaction, les atténuant, les pacifiant, agissant à la manière d’un antidote contre l’anomie. À vrai dire, ce sont les hommes qui ont besoin de telles limites. Pourquoi ? Parce que ce sont des hommes, croit-il, plus pleinement socialisés en tant qu’humains en général que les femmes, plus proches des déterminations biologiques de leur être. Ce dernier raisonnement fait grincer des dents aujourd’hui, et d’aucuns l’on utilisé pour illustrer le caractère irrémédiablement patriarcal du Père de la sociologie française. Notons à sa décharge que Simone de Beauvoir tiendra des propos très semblables, cinquante ans plus tard, et attardons-nous à l’entêtement de Durkheim à comprendre que, en un sens, les hommes ont besoin du mariage et les femmes du divorce.
Est-il possible de lier ces deux raisonnements ? Rappelons qu’ils se soutiennent de deux relations empiriques au suicide : celle qui lie l’essor de la société industrielle au suicide ; celle qui fait de l’institution familiale un facteur de protection à l’égard du suicide (pour les hommes). Pourquoi les hommes auraient-ils eu besoin, davantage que les femmes, d’être protégés de l’anomie ? Si on accepte l’idée que la société industrielle fait le pari de se construire sur la base d’une dérégulation de l’activité, ouvrant la porte à une croissance indéfinie de tout, y compris des attentes, il va de soi que les groupes sociaux mis en charge du développement de ce projet de société (les hommes, pour commencer), en adoptant l’éthos de cette société nourrissent du coup une propension anomique supérieure, ayant donc besoin que l’on mette un frein à cette anomie potentielle. Il se trouve simplement que, la société moderne étant issue d’une société patriarcale, les hommes sont devenus, au sortir de celle-ci, les « développeurs » de la société moderne, devenant les premiers à en porter les stigmates et à en bénéficier des privilèges. En quoi consiste le rôle régulateur de la famille ? En ce que, croyons-nous, l’entrée dans la « société domestique » accomplit l’acceptation ultime de l’entrée dans le symbolique, dans la mesure où elle consiste à accepter de rendre ce qu’on a reçu : le don du symbolique. Cette attitude existentielle, voire anthropologique, est le contraire de profiter du monde, de construire une vie toute à l’enseigne d’une instrumentalisation du rapport au monde.
Si l’anomie est une virtualité forte de la société moderne industrielle, comme l’a montré Durkheim, elle constitue une virtualité inhérente à l’introduction dans le symbolique, ce que révèle le suicide contemporain. On peut illustrer l’importance de cette disposition sur la base de considérations relatives à la socialisation. L’humanisation à spécialisé l’organisme humain au point où les nouveau-nés naissent totalement impréparés pour vivre d’eux-mêmes, mais entièrement disposés à être socialisés pour advenir à eux-mêmes. Cela dit, la socialisation procède de quelque chose qu’elle ne peut se donner à elle-même : elle utilise la disposition vitale des êtres qu’elle élèvera à l’humanité. L’humanisation suppose la vitalité, dimension qu’elle ne saurait créer, d’une part, et avec laquelle elle doit composer, d’autre part[3]. Une socialisation qui nierait les besoins vitaux de ceux qu’elle veut élever à l’humanité serait « inhumaine ». On sait que maintes sociétés sont allées très loin en direction du dressage des besoins, jusqu’au seuil de leur négation. Dans l’autre sens, la transformation, par la socialisation, d’organiques besoins en attentes psychologiques de satisfaction, doit comporter leur éventuelle limitation. C’est que l’hominisation n’est pas fabrication mais transformation. La socialisation transforme l’organique en symbolique. En quête de nourriture, le nourrisson se voit offrir un maternage qui excède démesurément la simple satisfaction de ses besoins. L’amplification imaginaire des besoins, suscitée par leur satisfaction « démesurée » au sein du rapport maternel, correspond précisément à l’inscription dans ce rapport dont elle est le premier résultat. Se pose alors d’emblée et très tôt, pour le nourrisson, la nécessité d’accepter d’exister par et dans ce rapport. Il faut quelques semaines à un nouveau-né pour apprendre à feindre la faim ou l’inconfort pour réclamer sa « mère ». Mais tout bon bébé acceptera finalement de ne pas réclamer constamment sa « mère », manière d’indiquer son consentement à l’entrée dans le rapport à la « mère ».
Si le symbolique doit quand même valoir le coup pour ceux auxquels il s’offre, doit ne pas équivaloir à une promesse vaine, le consentement à l’autolimitation des attentes équivaut ultimement à l’acceptation de l’entrée dans le symbolique : c’est le prix qu’il faut payer pour entrer dans l’humanité. La maturation est ainsi faite de multiples acceptations qui sont autant de « deuils », si l’on peut dire, qui sont rendus possibles ou acceptables non parce que la civilisation parvient effectivement à réprimer l’attraction utérine, jouissive, maternelle, etc., mais parce que l’orientation vers l’étape suivante fait sens et que l’on s’en saisit. Quelle joie, finalement, de pouvoir faire le « deuil » de cette mère qu’on croyait sienne, dès lors qu’on entrevoit par là l’accession à l’autonomie ! L’ultime « deuil », l’ultime acceptation du symbolique consiste à enterrer sa jeunesse pour devenir adulte dans une société, c’est-à-dire, accepter dans son identité, qu’est venu le moment de rendre ce qu’on a reçu. Il s’ensuit une nécessité anthropologique liée à l’existence du symbolique : toute société doit s’assurer d’un dispositif qui pousse les êtres à en rejouer la donne. La coïncidence entre l’effondrement de la famille comme terminus de la jeunesse révèle le rôle anthropologique joué par la famille dans la fabrique du monde moderne et, du coup, permet d’entrevoir sous un jour nouveau ce qu’avait compris Durkheim par le biais de son concept d’anomie.
Voilà au bout du compte l’interprétation du suicide contemporain que ce numéro spécial offre à la critique. Et voici maintenant comment procède le numéro.
Présentation des articles
L’article de Gilles Gagné et David Dupont, qui ouvre ce numéro, a pour but d’examiner d’abord les grandes orientations de l’approche thérapeutique qui s’est développée au Québec depuis une trentaine d’années puis de procéder à une analyse sommaire des deux régimes de suicide qui s’y sont succédés au vingtième siècle. À bonne distance de la notion de « maladie mentale », les auteurs veulent alors montrer que « l’exception » québécoise en matière de suicide a tenu à la conjonction de deux transformations sociales de grande ampleur ayant marqué le Québec du dernier demi-siècle, la première affectant, en général, les sociétés salariales, la seconde propre à la mutation du Canada français dont est issue la société québécoise. Ils soutiennent que ces deux processus historiques touchent à la régulation de l’identité de genre par l’institution familiale et que la redéfinition québécoise de la référence collective est allée, en ce domaine, dans le même sens que les nouvelles formes d’intégration à la vie collective charriées par le système de l’emploi et par le providentialisme, cette résonance ayant accru la portée existentielle de l’une et l’autre mutation.
L’article d’André Tremblay s’attarde principalement aux conséquences des transformations économiques sur le taux de suicide. Il traite plus spécifiquement d’une dimension qui traverse tant les institutions sociales qu’économiques : les rapports de genre. Pour réaliser son étude statistique, il utilise les régions du Québec comme un laboratoire. Les dynamiques spatiales, les mouvements migratoires des hommes et des femmes entre les régions, lui permettent de développer des hypothèses sur l’ensemble du phénomène du suicide et sur la société québécoise. Son analyse se déploie en quatre temps. Premièrement, il situe le Québec en le comparant avec de nombreux pays d’un même niveau de développement, tant pour leurs taux de suicide que pour les rapports de masculinité des mêmes taux. Il regarde ensuite les transformations économiques qu’a connues le Québec depuis une trentaine d’années à l’aide d’indicateurs économiques classiques. Sa troisième partie constitue une première tentative de dépasser les limites d’une approche aussi massive. Il utilise certaines caractéristiques économiques régionales et les taux de suicide régionaux pour conduire une analyse des liens entre les flux migratoires, le dynamisme techno-économique et les taux de suicide. Elle ouvre la voie à la quatrième et dernière partie de son étude. Une analyse régionale des taux de suicide en fonction de certaines caractéristiques socio-économiques définies en fonction des rapports de sexe. Emploi, migration, éducation, famille, les thèmes abordés par la sociologie classique du suicide y seront explorés dans une perspective de rapport de genre.
Depuis qu’on s’alarme du suicide au Québec, on s’est peu préoccupé de comprendre le fait que la région de Montréal soit la moins suicidaire. Doit-elle cette situation enviable à son caractère multiethnique ? Est-ce à cause des Anglais ? Trente ans de suicidologie n’ont apporté aucune lumière là-dessus. Il y a quelque chose de significatif et de réjouissant dans le fait que l’énigme montréalaise ait été percée, entamée du moins, par des étudiants de premier cycle en sociologie à l’Université Laval (Vincent Bélanger, Sophie Bouffard et Judith Rousseau) qui, dans le cadre de leur atelier méthodologique de deuxième année, sous la direction, il est vrai, de professeurs chevronnés, ont entrepris d’éclairer cet aspect important de la physionomie du suicide[4]. Ils montrent que les risques de suicide augmentent partout avec le fait de vivre seul, d’abord, et plus diffusément, avec l’identification à la langue française et à la religion catholique. À Montréal, une haute concentration d’immigrants ou d’anglo-protestants semble abaisser la fréquence locale de suicide, ce qui pourrait expliquer que les taux soient plus élevés en région qu’en métropole, sauf dans les anciens quartiers ouvriers canadiens-français frappés par la désindustrialisation, où l’habitat en solo, la monoparentalité ou l’aide sociale durable sont dès lors plus courants, autant de signes d’une désaffection des repères culturels. En somme, la variation des taux entre les quartiers montréalais ainsi que leur apparente stabilisation en métropole tandis qu’ils s’élèvent en région, pourraient bien s’inscrire dans un bouleversement sociologique plus large, reflété dans la composition ethnique de la population : une certaine « révolution tranquille » des moeurs, des appartenances et des raisons de vivre dont les répercussions continuent de distinguer surtout les milieux québécois majoritairement de souche canadienne française.
Dans leur article, Jean Caron et Claire Robitaille présentent les résultats d’analyses qui mettent en relation des indicateurs socioprofessionnels, familiaux et scolaires avec les taux de suicide des jeunes hommes et femmes de 15-19 ans et 20-24 ans pour la période de 1979-1999. Ces indicateurs renvoient à deux formes d’intégration distinguées par les auteurs, et présentés ailleurs par Caron, à savoir la reconnaissance publique qu’apportent les relations professionnelles et la confirmation de soi dans le cadre des relations avec les proches, principalement dans l’univers familial. Les analyses suggèrent que l’augmentation des taux de suicide des jeunes, et des jeunes hommes en particulier, est relié à la dislocation grandissante des familles, premier lieu des relations d’attachement. D’autre part, les difficultés d’accéder à l’emploi chez les jeunes femmes contribueraient à affaiblir le soutien social qui permet la confirmation de leur valeur et l’accès à leur autonomie. Ces analyses suggèrent au total une différence entre le suicide des jeunes hommes et des jeunes femmes qu’il y a lieu d’explorer davantage.
L’article de Daniel Dagenais tente de lier la signification du suicide, telle qu’elle se donne à penser à travers les cas concrets de suicide dans le cadre d’une enquête qualitative, à celle que révèle la statistique globale. L’auteur tente de comprendre comment des centaines de suicides accomplis séparément par des personnes qui ne se connaissent pas finissent par aboutir à une physionomie sociale si reconnaissable, s’apparentant à une signature collective. Il propose d’appréhender le suicide comme meurtre d’une identité. Cette notion est étayée sur la base de considérations théoriques et épistémologiques pour être ensuite illustrée à partir du matériau rassemblé dans le travail de terrain. Il ressort des résultats préliminaires qui sont présentés que le suicide met en actes des passions où s’expriment, explicitement, des conduites pathologiques dont on peut distinguer deux types : soit une identité masculine pathologique, et une haine de soi qui révèle l’anomie potentielle d’une adolescence sans terminaison. L’auteur tente en conclusion de remonter jusqu’aux causes sociales que révèlent ces conduites.
Ce numéro comporte finalement une dimension critique qui demande justification. La critique de la littérature se résume le plus souvent à une revue de celle-ci qui présente les résultats de la recherche que l’on se propose alors de compléter, d’invalider ou de nuancer. Se trouvent alors télescopés deux niveaux de lecture : celui des résultats de la recherche, d’une part, celui du mode d’appréhension de l’objet, d’autre part, ceux-là étant toujours intérieurs à celui-ci. Nous ne nous attardons pas, dans les pages qui suivent, aux résultats de recherche accumulés par la suicidologie depuis plus de vingt ans – depuis l’identification des traits de la conduite suicidaire chez les préadolescents jusqu’à la pédagogie visant à faire de chaque barmaid une « sentinelle » parfaitement renseignée des signes précurseurs du suicide et prête à composer le 911. Ce numéro s’offre, on l’a dit, comme réfutation du paradigme suicidologique. Aussi, la suicidologie est-elle appréhendée en tant que pratique sociale, en l’occurrence comme outil de gestion du comportement.
Dans un article où elle retrace l’origine américaine de la suicidologie québécoise, Marie-France Aujard s’attarde à l’irrépressible montée d’une organisation qui prend ses sources dans le mouvement de la culture de la santé aux États-Unis. Le premier centre de prévention du suicide, fondé en 1958 par le psychologue californien Edwin Shneidman, père de la suicidologie, apparaît dans le cadre de la structuration de cette pratique publique de santé mentale. Il deviendra un modèle du genre. Dès le début, des chercheurs étrangers, notamment canadiens (Antoon Leenaars) et québécois (Jean Louis Campagna), après s’être formés au centre de prévention du suicide de Shneidman, vont se servir de la base d’informations californienne sur « la prévention du suicide » pour reproduire le même modèle au Canada et pour y implanter (d’abord en Ontario en 1965 puis au Québec dès 1979) des centres de prévention du suicide. La stratégie de prévention reste la même pour tous les centres de prévention au Québec, au Canada, mais aussi aux États-Unis et la forme d’intervention préconisée est basée sur la méthode de la résolution de problèmes. Dans cet article, Marie-France Aujard se propose de montrer ce qu’est aujourd’hui un centre de prévention-modèle québécois et comment se déploie un réseau deconnaissances sur la prévention du suicide. Ce réseau s’est mis en place dès 1960 grâce à l’accréditation par l’Organisation mondiale de la santé (celle-ci étant affiliée à l’ONU) de l’ONG appelée « International Association for Suicide Prevention » et il s’est matérialisé à partir de pratiques de forums, et par l’organisation de rassemblements effectifs de scientifiques en congrès internationaux, scientifiques venus d’abord s’informer puis s’engager dans ce néologisme de « prévention » du suicide. Et le programme que proposent actuellement ces organisations (ONU, OMS, IASP) est fidèlement pris à la lettre par les autorités publiques au Québec avec la « Stratégie québécoise d’action face au suicide » d’une part et par les experts-chercheurs québécois spécialisés dans la prévention du suicide d’autre part. Cela fait que « la prévention du suicide » a le caractère stable d’un processus, bien installé localement par des pratiques de réseau. En même temps, « la prévention du suicide » mobilise mondialement, et cela constitue le côté dynamique du processus, tout le réseau formellement agencé en système technico-institutionnalisé des ONG. La suicidologie est ainsi une réalité en marche qui peut se comprendre et s’analyser sur trois niveaux : un niveau sociohistorique, un niveau concret de pratiques opérationnelles et un niveau formel de structuration de l’agir.
Quatre comptes rendus suivent l’article de Marie-France Aujard et bouclent la partie thématique de ce numéro. Ils portent sur des ouvrages qui, d’une manière ou d’une autre et à la différence de la suicidologie, abordent le suicide comme phénomène significatif. D’abord, il nous paraissait important de recenser le dictionnaire sur la mort volontaire d’Éric Volant, réédité récemment chez Liber. Son auteur fait cavalier seul au Québec, depuis une vingtaine d’années, à la recherche du sens du suicide, problème éthique incontournable pour une pensée aux racines religieuses. En marge de la suicidologie, Volant a composé à lui seul un dictionnaire qui n’a pas son pareil dans le monde francophone. L’ouvrage de Christian Baudelot et Roger Establet, Suicide, l’envers de notre monde, est un livre important, ambitieux, qui offre un tableau de l’histoire du suicide en une sorte de synthèse du siècle. Aucun autre ouvrage en français n’offre un tel bilan ; il fallait le présenter et entrer en discussion avec ses auteurs sur leur interprétation du suicide contemporain. Suit une analyse du livre de Michael Chandler, Christopher Lalonde, Bryan Sokol et Darcy Hallett : Personal Persistence, Identity Development, and Suicide. Cette monographie, qui synthétise les résultats de quinze années de recherche menées dans la perspective de la psychologie développementale, est un ouvrage absolument remarquable. À notre connaissance, il est le seul ouvrage sur le suicide qui réussisse à tenir le pari d’éclairer les dimensions individuelle et collective du phénomène dans le cadre d’une approche unifiée. Cette section se termine par une note critique portant sur l’oeuvre de Sylvia Sara Canetto. Cette psychologue américaine a consacré l’essentiel de sa réflexion à ce qu’elle appelle le gender paradox of suicide, ce par quoi elle désigne la surmortalité masculine par suicide sur fond d’équivalence relative des tentatives masculines et féminines. Elle a exploré dans ses moindres méandres la question « suicide et genre ». Cette recherche unique valait le détour.
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Ce numéro offre un éventail assez complet des perspectives d’analyse sociologique du phénomène du suicide contemporain tel qu’il peut être compris à partir de notre société. Dans le cadre d’une telle appréhension, une interprétation d’ensemble est proposée. Tout en y tenant, nous l’offrons à la réfutation en espérant contribuer, au bout du compte, à relancer la discussion du suicide contemporain sur de nouvelles bases.
Parties annexes
Notes
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[1]
La recherche dont les résultats font l’objet d’une première publication a bénéficié de subventions du CRSH et du FQRSC. Il faut souligner que nous poursuivons les réflexions « non subventionnées » qu’ont amorcées Olivier Clain et Gilles Gagné avec leurs collègues et étudiants. Ces réflexions transparaissent notamment dans les articles d’Olivier Clain ainsi que dans les travaux d’Éric Caron Malenfant, qui ont constitué le point de départ de cette recherche. Pour les références précises des ouvrages mentionnés dans cet article, le lecteur est prié de se reporter à mon article dans ce numéro.
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[2]
Voir le chapitre VI de son ouvrage consacré aux « Formes individuelles des différents types de suicide ». Voir l’article d’Olivier Clain (2001).
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[3]
Le type fataliste de suicide, identifié par Durkheim, est lié à cette disposition. Voir à ce sujet Olivier Clain (2001).
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[4]
Éric Caron Malenfant, diplômé de maîtrise en sociologie de l’Université Laval, fut le premier à jeter un peu de lumière sur le cas montréalais. Il a montré que les taux de suicide des populations immigrantes des grandes villes canadiennes avoisinent ceux de leur pays d’origine. Voir son article intitulé : « Le suicide des immigrants au Canada », paru dans Rapports sur la santé, vol. 15, nº 2, mars 2004 (Statistique Canada, nº 82-003 au catalogue).
Bibliographie
- Clain, Olivier, 2001 « Le suicide des jeunes hommes au Québec : un cas de fatalisme ? », dans : Les solutions sociales de l’inconscient, Paris, Anthropos, 181-201.
- Durkheim, Émile, 1967 [1897] Le suicide, Paris, Presses Universitaires de France.
- Gratton, Francine, 1996 Les suicides d’êtres des jeunes québécois, Sainte-Foy, Presses de l’Université de Québec.
- Tousignant, Michel et al., 2003 « Le suicide chez les hommes de 18 à 55 ans : trajectoires de vie », Revue québécoise de psychologie, 24, 1 : 145-159.