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Cet ouvrage collectif regroupe des textes de dix-huit auteurs qui s’interrogent sur la gouvernance d’Internet à partir de l’étude de la façon dont trois types de normes – juridico-politiques, techniques et sociales – se développent dans un contexte où la régulation est dorénavant non seulement le résultat des interactions entre parlements, tribunaux, organisations internationales et autorités de réglementation mais également des usages collectifs et des pratiques individuelles du réseau informatique. Le livre, globalement fort intéressant, est censé être traversé par le fil rouge suivant : il importe de ne pas surestimer les éventuels changements dont Internet serait porteur à un niveau macrosocial mais, à l’inverse, il ne faut pas non plus sous-estimer ceux qui se manifestent à des niveaux intermédiaires ; d’où la présence dans le titre de l’ouvrage de l’expression « utopie limitée » qui fait référence à la volonté de ne pas aboutir à des changements globaux mais seulement à des changements ayant une portée restreinte à court terme.
Toutefois, autour de l’analyse instructive de la pratique des hackers et du mouvement de l’informatique libre (MIL), Thierry Bardini et Serge Proulx se donnent pour objectif de montrer comment une nouvelle configuration technologique et les pratiques sociales qu’elle favorise ou contraint font partie d’une même dynamique culturelle de transformation des normes sociales. Ils concluent même au sujet de l’informatique libre qu’il s’agit d’un nouveau mode de production et de partage des savoirs ; une idée intéressante mais manquant quelque peu de justification en l’état, nous semble-t-il, et plutôt contradictoire avec le principe de prudence énoncé auparavant. Trois textes poursuivent la réflexion de façon très pertinente. Bernard Conein et Sébastien Delsalle d’un côté et Nicolas Auray de l’autre travaillent sur les processus de collaboration qui conduisent à la production du système d’exploitation libre, Debian, basé sur le noyau Linux. Les deux premiers se demandent comment il est possible de concilier la quête de l’excellence qui amène à se distinguer les uns des autres et la nécessaire solidarité entre les membres du collectif qui repose sur l’entraide. On apprend, entre autres, que généralement les contributeurs les plus importants se retrouvent aussi officieusement responsables de l’exposition des règles du jeu et qu’il faut accorder de l’importance, dans les échanges, non seulement au contenu mais aussi aux signes de relations. Nicolas Auray se demande pour sa part comment un groupe qui revendique l’adoption de valeurs libertaires peut aboutir à produire un objet complexe répondant à des normes de qualité élevées. Il conclut que la régulation des échanges d’un collectif épistémique passe par la pratique de l’humilité et il parle même de totalitarisme civique, les participants ayant tendance à mettre systématiquement l’accent sur le contrôle de leurs propos lors des échanges. Enfin, l’article de Michael Totschnig conclut la première partie autour de l’étude de deux autres projets libres, Gnus et Emacs. L’auteur s’interroge sur les qualités attribuées aux communautés épistémiques du logiciel libre en mettant, entre autres, en évidence les caractéristiques spécifiques du rapport entre concepteur et usager : le producteur est lui-même consommateur et c’est surtout l’interaction entre développeur et usager qui donne lieu à l’émergence de nouvelles connaissances. L’ensemble forme donc un tout pertinent, mais une question demeure : peut-on vraiment parler d’un nouveau mode de production alors que, problème parmi d’autres, la question du rapport salarial n’est guère posée, voire pas du tout. Tout au plus, apprend-on que, dans quelques entreprises, certains employés peuvent consacrer une partie de leur temps de travail aux pratiques de coopération dont il est question ici.
La deuxième partie de l’ouvrage est consacrée aux pratiques ordinaires. S’intéressant à des jeunes dont les usages d’Internet sont ancrés dans la vie quotidienne, Josiane Jouët et Audrey Messin constatent l’existence de pratiques à dimension communicationnelle, ludique et informationnelle comme pour d’autres catégories de la population mais ajoutent que celles-ci prennent les traits de la « culture juvénile » et de la « culture de l’écran » : maîtrise du clavier, gestion « multitâche » et une certaine réflexivité par rapport aux actions menées sont au programme. Toutefois, l’investissement des jeunes dans Internet s’effectue strictement à des fins privées. On semble donc loin de certains propos tenus dans la première partie. De plus, elles mentionnent que la majorité des personnes interrogées sont issues de milieux favorisés. Il est dès lors d’autant plus étonnant de lire que ces usages sociaux préfigurent sans doute ce qui est susceptible de se passer auprès d’un public plus large. Le principe de prudence semble être à nouveau mis de côté. Plus fondamentalement encore, à la lecture de ce texte et des quatre suivants, nous constatons une fois de plus que, dans les recherches sur les usages des technologies de l’information et de la communication (TIC), la variable « classes sociales » semble complètement évacuée, comme si elle n’était plus considérée comme explicative. Quant à la notion de « culture numérique » qui est pourtant censée regrouper ces chapitres, il en est fort peu question, ce qui permettra de rester dubitatif sur sa pertinence comme concept. Le texte de Jacques Lajoie et Catherine Légaré, qui porte sur le cybermentorat en tant que pratique innovatrice sur Internet, met l’accent sur l’importance des relations interpersonnelles significatives. Le second, de Micheline Frénette, est consacré au sens que des étudiants universitaires investissent dans Internet. Le réseau informatique s’avère vécu à la fois comme une solution et comme un problème à divers degrés selon les moments. Intéressant mais on regrettera que l’auteur passe trop de temps à justifier son approche. Ensuite, Jean-Michel Cornu propose d’établir un parallèle entre les processus de coopération dans le cadre des télévisions de proximité et dans celui du logiciel libre ; ce qui lui fait dire par exemple que le niveau le plus élevé d’appropriation correspond dans les deux cas aux utilisateurs qui deviennent des codéveloppeurs. On s’interroge toutefois sur l’intérêt de cette comparaison et ce, d’autant plus que la notion d’appropriation, qu’il aurait été bienvenu de développer, est bien plus ancienne que les deux phénomènes abordés. Enfin, à partir de l’étude des usages de l’Internet Relay Chat (IRC), Guillaume Latzko-Toth envisage l’idée selon laquelle les normes élaborées dans le « microcosme » peuvent aussi pénétrer l’ensemble de la société. Néanmoins, en conclusion, il se demande si ce ne sont pas les formes commerciales du chat qui sont en train de l’emporter, entraînant même l’IRC classique. Les pratiques d’Internet apparaissent dès lors manifestement plus structurées par l’évolution du capitalisme que structurantes par rapport à nos sociétés ; une idée forte souvent oubliée dans ce texte. L’analyse de Guillaume Latzko-Toth nous apparaît d’autant plus pertinente.
La dernière partie, consacrée aux nouvelles formes de gouvernance liées à Internet, s’ouvre avec un texte de Françoise Massit-Folléa sur la régulation de la radiodiffusion (en Europe, on emploie plutôt le terme « audiovisuel ») en ligne à partir de l’analyse de cas des web-radios en France. Il s’avère que de nombreuses questions se posent sur la nature de ces nouvelles stations et rendent difficile toute prise de décision. Néanmoins, l’auteure propose fort à propos de distinguer celles-ci des radios traditionnelles ; ou alors c’est l’ensemble des médias audiovisuels dont il faudrait revoir le statut. Marc Raboy et Thomas Gobeil consacrent leur texte à un thème proche, celui des débats sur la régulation des médias traditionnels sur Internet dans un contexte marqué par le lancement de deux bouquets télévisuels diffusés sur Internet, Icrave TV et Jump TV. D’un côté, le Canada est apparu proactif dans le cadre des modifications apportées à la loi sur le droit d’auteur mais de l’autre, la décision du CRTC de ne pas réglementer Internet en 1999 ne satisfait pas tous les acteurs du secteur. Cela dit, prendre une nouvelle décision ne devrait pas être facile car cette affaire n’est pas sans lien avec l’éventuel remplacement de la loi sur la radiodiffusion qui date de 1991. À l’ère d’une certaine « convergence », il apparaît singulièrement plus difficile de légiférer. Thomas Gobeil s’intéresse pour sa part à la régulation de la publicité sur Internet par rapport aux enfants. Passons rapidement sur les premières pages de l’article, les notions d’industrialisation et de marchandisation étant présentées de façon peu satisfaisante. La fin de l’article s’avère nettement plus intéressante avec la mise en évidence de cinq initiatives qui témoignent que de nouvelles formes de régulation se mettent en place à partir de la concertation entre groupes d’usagers et acteurs économiques. Ensuite, Slavka Antonova cherche à montrer que si l’ICANN (Internet Corporation for Assigned Names and Numbers) est critiqué, c’est parce que l’organisme se retrouve coincé entre deux contraintes : interpréter son mandat en des termes exclusivement techniques et mettre l’accent sur la rapidité des prises de décision, ou bien considérer que ses actions doivent avant tout relever de principes de démocratie participative et donc accepter une certaine lenteur des procédures. Par ailleurs, elle pense que l’organisme peut assurer le leadership de la politique mondiale du réseau informatique. Enfin, Marc Raboy et Thierry Vedel concluent en faisant le point sur la régulation des communications à l’ère numérique. Après avoir rappelé les types traditionnels de régulation de la communication, ils énumèrent les principaux acteurs concernés et présentent les différents modes d’interaction et d’articulation des intérêts des acteurs : la régulation communautaire, la régulation marchande, la régulation étatique et la régulation associative ; avant de préciser que chacun de ces modes a des avantages et des inconvénients. En conséquence, il devient nécessaire de se mettre d’accord sur ce que nous entendons derrière le terme « démocratie » et sur les différents droits que nous pouvons revendiquer en son nom. L’enjeu est de taille, complexe mais les deux auteurs proposent une piste de réflexion déjà bien tracée.
Au total, la lecture de l’ensemble s’avère fort intéressante malgré la présence de certains textes plus faibles que d’autres. L’objectif du début semble largement atteint. Il est néanmoins possible de s’interroger sur le respect de la position épistémologique prudente annoncée au début du texte. Et nous invitons les auteurs à aller plus loin dans de futures recherches en essayant de voir quels sont les liens éventuels entre les formes de régulation traditionnelles et celles plus nouvelles, articulées notamment autour de certains usages. Ces articulations ne sont en effet qu’esquissées dans l’ouvrage.