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Quelles voix (comme dans voix au chapitre) font entendre les chercheurs des sciences sociales sur les enjeux éthiques de l’institution familiale en changement ? La question se pose dans le contexte québécois de débats fortement médiatisés sur les dérives présumées des politiques sociales touchant les familles qui ont été mises en place depuis les années 1970. Par exemple, le documentaire du journaliste Paul Arcand, Les Voleurs d’enfance[1], prétend dénoncer le rôle et les objectifs visés par le Directeur de la protection de la jeunesse pour les enfants en difficulté. Plus récemment, le pédiatre Jean-François Chicoine[2] lançait un pavé dans le programme québécois de garde à la petite enfance en soumettant que les enfants de moins de deux ans ne devraient pas fréquenter une pouponnière, du moins pas de manière extensive, ajoute-t-il en guise de nuance[3].
La publication de l’ouvrage collectif Familles en mouvance : quels enjeux éthiques ? survient au moment où ces questionnements semblent légitimes et se trouvent soulevés par des personnes, journalistes et spécialistes en psychodéveloppement, dont l’image publique est forte.
Où se trouve alors la parole des chercheurs qui depuis maintenant plus de 30 ans ont fait des transformations familiales contemporaines leur champ d’études ? Force est de constater que les données probantes et les analyses des sciences sociales demeurent toujours en vase clos. Les analyses surtout, alors que le discours de santéisation des médecins, pédiatres et psychologues est prépondérant. Comme si toute la vie familiale se résumait aux pathologies rencontrées dans un cadre clinique et n’était plus le fait des rapports sociaux, mais reposait sur la « bonne recette » développementale. Puis, en surimpression du paradigme neuroévolutionniste, voilà que le législateur en vient à formuler des règles de droit qui bouleversent l’ordre social et symbolique de la filiation sans s’appuyer sur des données de recherche. Au-delà du bien-fondé d’ajouter l’apport des sciences sociales aux débats en cours, les discours actuellement médiatisés en disent long sur l’incapacité de ces dernières à se faire entendre.
C’est dans cet esprit que j’ai entrepris la lecture des présentations faites dans le cadre du colloque international Familles en transformation : quels enjeux éthiques ? tenu en février 2004 sous la responsabilité du groupe interdisciplinaire « Familles en mouvance et dynamiques intergénérationnelles ». Plusieurs spécialistes français et québécois des transformations de l’institution familiale ont été mis à contribution, ce qui garantit une valeur certaine à l’ensemble. Le livre est divisé en deux parties distinctes. La première rassemble des textes s’articulant autour de la problématique des nouvelles formes de parenté (les parentés plurielles) et de la filiation (notamment la filiation homoparentale et l’adoption plénière). La deuxième partie traite de l’accompagnement par les intervenants sociaux des membres des familles en difficulté (placés sous l’égide de l’État) et de l’engagement des proches auprès des parents âgés fragilisés.
Le canevas argumentaire amène à nommer les enjeux et à déterminer de quel côté ils se situent. Par exemple, se plaçant du côté des expériences familiales et parentales, les auteurs interrogent les valeurs à privilégier, les normes morales à établir et les pratiques éducatives à mettre en oeuvre par les adultes. Mais quand la réflexion s’oriente du côté des chercheurs et des intervenants sociaux, ce sont alors les limites à poser à l’intervention qui sont mises sous éclairage. Les intervenants sociaux agissant dans le cadre prescriptif de codes de déontologie et étant affectés d’un mandat légal d’intervention auprès des personnes en difficulté, l’enjeu éthique se pose avec acuité. Enfin, les interventions possibles et nécessaires auprès des personnes âgées fragilisées montrent les conflits latents entre les principes éthiques de la bienfaisance (et son miroir inversé la non malfaisance) et celui de l’autonomie de la personne bénéficiaire, auxquels se heurtent les aidants et les membres des familles.
Il est difficile de faire un compte rendu exhaustif d’un ouvrage collectif. La force de celui-ci réside cependant dans les enjeux qui sont posés haut et fort par les auteurs. La totalité des chercheurs et des chercheuses (au moins six auteurs) qui interpellent la filiation homoparentale posent sa légitimité sociale, anthropologique et symbolique en tant qu’elle est d’abord une fiction juridique née du législateur qui a discrètement transformé «en véritable droit l’exercice, par les adultes, d’une liberté servie par la science, qu’il se devait au contraire d’encadrer, au nom, cette fois, des droits de l’enfant» (Philips-Nootens, p. 188). La même unanimité prévaut vis-à-vis de l’adoption plénière qui soulève des questions par le fait qu’elle élimine l’existence de la filiation biologique précédant l’adoption et prive l’enfant de son ancrage social, culturel et symbolique antérieur.
Les textes de Hurtubise, Lavoie et Gagnon abordent les enjeux éthiques sous le registre de la normativité et du soutien aux personnes fragilisées dans les réseaux familiaux. Hurtubise montre bien les facettes multiples et paradoxales des pratiques d’intervention sociale qui poursuivent des finalités divergentes où se juxtaposent des logiques de contrôle, de régulation et d’innovation (p. 286). Les intervenants sociaux participent activement aux transformations de la normativité familiale de trois manières. Premièrement, en se faisant les promoteurs de normes alternatives déjà existantes mais peu visibles (par exemple la recomposition familiale) ; ensuite, en contribuant à produire de nouvelles normes, comme en font foi celles favorisant la médiation conjugale et faisant la promotion de la paternité ; et, enfin, en dénonçant l’absence de valeurs et de normes claires dans des situations comme celles relatives aux actions de soutien auprès des aidantes naturelles ou aux interventions en matière de deuil.
Par-delà les actions auprès des personnes, Éric Gagnon partage sa réflexion sur l’altérité (plutôt que la mise en opposition) des deux grands principes éthiques que sont l’autonomie et la bienfaisance dans la relation d’aide auprès des parents âgés fragilisés. Il invite à une sociologie appliquée qui enrichit le travail des acteurs sociaux, en rappelant que «l’autonomie n’est pas le contraire de la dépendance, et peut-être se mesure-t-elle d’abord par le grand nombre de liens de dépendance : plus on dépend d’une variété de personnes et de liens, plus nos possibilités sont diversifiées (…) » (p. 351). Aussi, réfléchissant sur les enjeux éthiques soulevés dans l’engagement des aidants, il observe qu’« il n’y a pas d’individus libres et autonomes, capables de faire et d’assumer des choix, sans la présence d’autres personnes qui s’en sentent responsables, rendent possibles ces choix et leur donnent les moyens de les faire » (p. 351). Dans ce contexte de rapports sociaux, la bienfaisance permet de changer un peu les conditions et le sens d’une situation pour la personne fragilisée.
Le grand intérêt de l’ouvrage réside dans ce qu’enfin les chercheurs sortent d’une espèce d’objectivité scientifique et de neutralité parfois fade et osent formuler des réflexions éthiques sur les transformations familiales et leur héritage sur le «social». C’est particulièrement vrai dans la première partie, sur le sujet « chaud » de la filiation masculine qui disparaît dans l’homoparentalité féminine sans autre formalité ! Dans un texte de conclusion, Willy Apollon lance un véritable « cri du coeur » où il affirme qu’« aucun coup de force politique ou légal (…) ne pourra faire l’économie, à moyen terme, de l’enjeu fondamental de la dimension symbolique de la procréation humaine dans l’institution du mariage au coeur des structures familiales » (p. 375). Laurence Gavarini souligne que discuter des enjeux éthiques suppose forcément d’ouvrir sur les convictions et les responsabilités des chercheurs, comme producteurs eux-mêmes des idéologies de la famille. Cependant la faiblesse de l’assemblage des présentations demeure leur inégale valeur et la redondance de quelques contenus. Cela n’empêche pas de lancer le débat : quel impact les transformations de l’institution familiale ont-elles sur le social et quel ancrage en reste-t-il pour les jeunes générations ? Les chercheurs des sciences sociales comptent-ils investir l’espace public et participer de leur perspective à ce débat ?
Parties annexes
Notes
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[1]
Arcand, Pierre, Les Voleurs d’enfance, Documentaire, 89 minutes. Production Cinémaginaire / D. Robert, 2005.
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[2]
Chicoine, J.-F. et N. Collard, Le bébé et l’eau du bain, Montréal, Québec Amérique, 2006.
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[3]
Ce cri du coeur n’est pas nouveau. Il a déjà été lancé par le chercheur américain Jay Belsky, de l’Université de Pennsylvanie, qui a été le premier à soulever cette préoccupation. Il faut dire qu’aux États-Unis les jeunes mères et pères ne bénéficient pas en général de congés parentaux et que les enfants expérimentent très tôt la garde hors de la famille pour de longues périodes.