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Les Séminaires Fernand-Dumont sont des lieux de rencontre et de discussions réunissant autour d'un thème commun un groupe de professeurs ou de chercheurs provenant des diverses disciplines susceptibles d’être interpellées par le thème des rencontres. Ils ont pour objectif général de stimuler les débats intellectuels sur les grands enjeux auxquels sont confrontées les sociétés occidentales et, partant, la société québécoise. Deux rencontres ont déjà été tenues. Celle de l’automne 2001 s’intitulait L’antilibéralisme au Québec au XXe siècle. Les communications et les échanges de cette rencontre ont été publiés in extenso dans un ouvrage du même titre paru chez Nota bene en 2002 alors que Recherches sociographiques réunissait des articles issus du séminaire dans le numéro 2 de son volume XLV.
La rencontre de l’automne 2003 a eu pour thème Le Canada français. Son temps, sa nature, son héritage et elle se faisait l’écho des nombreux essais portant sur la nation québécoise parus depuis la fin des années 1980. En tentant un premier bilan des débats, en histoire, en sociologie ou en littérature, qui ont remis en jeu la vision d’ensemble du Canada français, le séminaire voulait aller au-delà des oppositions factices qui se construisent dans les médias et il souhaitait donner à ses participants l’occasion d’un travail de synthèse capable de surmonter les dichotomies de peu de substance. Les exposés et les échanges de cette rencontre ont été réunis eux aussi par Nota bene, dans la même collection, alors que les articles auxquels elle a donné l’occasion font l’objet du présent numéro de la revue.
Le Canada français, son temps, sa nature, son héritage
Le séminaire de 2003 voulait constater le fait que la réflexion sur le Canada français a survécu à la destitution politique de ce dernier. Son temps, sa nature, son héritage, tel fut l’arrangement des thèmes destinés à regrouper les présentations et les échanges. Son temps, parce qu’il était supposé par les organisateurs, conformément au sens commun, que la société canadienne-française n’existait plus. Sa nature, parce que si le statut national de cette société avait été maintes fois affirmé par la doctrine, il nous semblait nécessaire de demander néanmoins : mais encore ? Son héritage, parce que bon nombre d’écrits des dernières années avaient disputé de la chose. Une quatrième session, finalement, se chargeait à elle toute seule d’examiner le complémentaire de la transition Canada français / Québec en présentant l’état général d’une « francophonie » nord-américaine maintenant post-nationale. Le rapport de cette rencontre s’étend sur plus de 350 pages et il est publié en même temps que le présent numéro.
On trouvera ici des analyses destinées et présentées au séminaire quant à leur fond mais dont la forme exigeait un autre canal pour être à l’aise. L’article de Charles Castonguay veut examiner avec quelque précision ce qu’il est advenu de la francophonie entre 1971 et 2001, « soit, à peu de choses près depuis la dislocation définitive du Canada français ». Composant, avec la rigueur et le réalisme qui font sa marque, un double indice de la vitalité et de la persistance de la langue française dans diverses régions du Canada, l’auteur entend montrer que c’était bien le « fait national » évoqué plus haut qui était jadis le « gardien » de la langue française et que cela se voit, a contrario, dans le fait que pratiquement aucun résultat positif ne témoigne, depuis trente ans, en faveur des institutions fédérales de substitution censées y pourvoir en dehors du Québec. Le cas de l’Acadie est évidemment ici une exception qui confirme la règle, la nation acadienne obtenant, dans les Maritimes, des résultats en matière de vitalité qui font défaut ailleurs.
L’article de Jean-Philippe Warren aborde la question de la nature du Canada français, et il le fait par le détour de l’histoire d’un concept. Le vingtième siècle, on le sait, a été marqué par des doctrines et des pratiques de la « modernisation », notion servant en général à désigner la transformation des structures sociales et politiques en fonction des exigences de la « croissance » économique. La société canadienne-française ayant eu, comme toutes les sociétés modernes de la périphérie américaine, à affronter la question de son adaptation à l’âge de la science et du progrès technique « libéré », on a beaucoup discuté de cette « modernisation » et de ses effets sur l’organisation sociale. Comme le Canada français fut « en retard » pratiquement tout au long de sa carrière, les uns travaillaient donc à transformer ce que les autres voulaient conserver. Au fil de ces conflits, nous dit l’auteur, le moderne, la modernité, le modernisme et la modernisation furent vaguement mais inlassablement invoqués par les acteurs sociaux à des fins de justifications idéologiques et les sciences sociales ont ensuite repris ces notions à leur compte, mais sans faire l’effort de clarification conceptuel que l’on aurait attendu d’elles. Répétant le geste de la pratique, elles ont ainsi étudié la modernisation canadienne-française ou québécoise en se donnant rarement la peine d’en préciser l’idée.
C’est sur cette profusion de l’appel au « moderne » que revient Éric Bédard, mais d’un autre point de vue. Le récit du XIXe siècle canadien, dit l’auteur, est solidement centré sur les forces sociales « libérales », soit sur celles qui ont porté le mouvement des droits, soit sur celles qui ont porté l’industrialisation et le développement économique, forces sociales qui obtiennent en général la sympathie des historiens qui les étudient. En l’absence de résistances de gauche qui auraient été doctrinalement opposées à la modernité libérale / individualiste, le récit historique est resté, comme par symétrie, insensible à la valeur propre de la pensée conservatrice canadienne-française, rabattue d’office sur l’ultramontanisme et déqualifiée sans autre forme de procès. « L’inquiétude » authentique du conservatisme moderne face à la société libérale est ainsi restée incomprise et ses prolongements dans notre actualité, inaperçus.
Une fois que l’on a ainsi distingué, au sein des pratiques et des discours de la droite canadienne-française, le conservatisme moderne de l’ultramontanisme, il reste encore à comprendre l’économie de la dimension proprement religieuse (relegere / religare) de ce dernier. Contre une vision simpliste qui voudrait, sans reste, comprendre la domination de cette idéologie sur la base du développement inopiné de ses appareils, Louis Rousseau propose ici de comprendre ensemble deux séries de phénomènes reliés en montrant, d’un côté, que les tâches sociales réelles assumées par les institutions catholiques ne seront pas pour rien dans leur reproduction élargie et que, de l’autre, c’est l’efficace propre d’une liturgie religieuse du « nous » qui permettra de rassembler symboliquement le peuple de cette solidarité hors du monde. C’est donc en délimitant un être collectif bien concret dont les mutualités précéderont d’un siècle, au Canada, les remèdes « providentiels » que l’État opposera plus tard aux méfaits de l’économie capitaliste que la religion a joué son rôle. Toute réinvention du fondement de la société, nous dit en somme Rousseau, est d’essence religieuse et on doit peut-être entendre là son refus de tenir la religion pour une idéologie comme les autres.
Or c’est précisément devant la tâche d’une telle réinvention de la « dette de sens » que se trouve aujourd’hui placée, soutient Gérard Bouchard, la société québécoise, tant lui font désormais défaut les mythes ayant présidé à la transition dont elle est issue. Résumés dans le couple de « la grande noirceur » et de la « Révolution tranquille », ces mythes, dont on pourrait dire qu’ils ont terminé leur travail, ont peut-être commencé maintenant à nuire au résultat, les conflits sociaux liés à la transition ayant, pour ainsi dire, consommé cette opposition en l’utilisant : des interprètes se sont donc fait fort de désigner dans la lumière des plaques d’ombre (la société québécoise ne pouvant se contenter de remplir le vide, elle a dû aussi abattre ce qu’elle trouvait devant elle, ouvrant les voies de la postmodernité en croyant achever l’entrée dans la modernité) alors que d’autres ont crédité l’ombre antérieure des lumières qui y brillaient (le Canada français ayant fourni à ceux qui voulurent en sortir les grands moyens qu’ils y mirent). En cours de route, on a peut-être fait trop avec trop peu, mettant à la charge de cette transition des limites qui lui furent imposées de l’extérieur et à son bilan des mérites où elle n’était pour rien, négligeant parfois de produire de cette histoire une conscience équilibrée, basée sur la comparaison. S’apprêtant à montrer comment on a pu grandir ou diminuer la « noirceur » au profit, ou au détriment, de la « révolution », l’auteur annonce en introduction qu’il veut par là contribuer à une troisième tâche, celle consistant à reconnaître ces mythes « pour ce qu’ils furent et à leur donner leur juste place dans la conscience collective ». Il reviendra donc en conclusion sur la structure générale de cette tâche, en résumant la fonction de l’historiographie dans le couple formé de l’objectivation méthodique et de la synthèse critique et en tenant le travail de la pensée qui s’y déploie pour une dimension constitutive de la pratique sociale plus large, où il s’inscrit.
La loi du genre de présentation qui précède étant d’offrir aux lecteurs une première interprétation des textes proposés à leur curiosité et à leur examen, on terminera en espérant que les limites de ce premier coup d’oeil pourront un peu servir la compréhension qu’ils s’en donneront et préparer la satisfaction qu’ils y trouveront.
Parties annexes
Note biographique
Gilles Gagné
Gilles Gagné est sociologue et professeur au Département de sociologie de l’Université Laval. Il a publié des travaux sur l’éducation, l’État et la sociologie politique et il s’intéresse à la formation de la société québécoise au XXe siècle.