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L’étude des problèmes sociaux a toujours préoccupé les sociologues. À l’époque de Durkheim, le suicide, le crime ou la pauvreté étaient vus comme symptômes de l’état général de la société et non seulement comme des problèmes susceptibles de retenir à eux seuls et pour eux-mêmes l’attention de l’analyste. Bien plus que l’analyse du suicide, on peut avancer sans risque que ce qui intéressait Durkheim, c’était l’interprétation de la société dans laquelle il vivait. Mais avec le temps, il est arrivé au suicide – ou à tout autre problème social – ce qui est arrivé au doigt pointé vers la Lune : on a fini par ne plus voir que le doigt, oubliant de regarder ce vers quoi il pointait.
C’est un peu cette impression « de ne plus voir que le doigt » qui s’empare de nous au terme de la lecture minutieuse des deux gros tomes du volume sur les problèmes sociaux publiés par Robert Mayer et Henri Dorvil. Nous avons lu minutieusement ses 1 271 pages, éthique d’un auteur de compte rendu oblige, mais surtout par intérêt personnel, ayant codirigé, avec Fernand Dumont et Yves Martin, la publication d’un tout aussi imposant ouvrage sur ce même thème, le Traité des problèmes sociaux (IQRC, 1994), paru sept ans avant la publication examinée ici. Les deux ouvrages sont de facture et de contenu fort différents. Si les problèmes sociaux vous préoccupent comme objet d’intervention, cet ouvrage collectif est pour vous, mais si l’étude de la société québécoise retient plutôt votre intérêt, alors vous resterez sur votre appétit et le Traité répondra sans doute mieux à vos préoccupations, pourrais-je avancer avec le recul du temps.
Lors d’un séjour d’études en France il y a déjà quelques années, j’avais entendu de la bouche du professeur Hamburger, célèbre médecin parisien, cette boutade cynique : « Le cancer, cette industrie ». La boutade pourrait être reprise en l’appliquant cette fois à l’industrie de l’étude des problèmes sociaux largement subventionnée à coups d’actions concertées et de subventions. On ne voit plus que les problèmes – et de moins en moins l’état de la société elle-même – et ceux-ci se sont multipliés et fractionnés, ce qui était l’une des conclusions que nous avions tirées dans notre propre Traité.
L’ouvrage collectif sous la direction de Dorvil et Mayer est ambitieux. Le premier tome propose vingt-quatre chapitres sur différents aspects théoriques et méthodologiques. On y refait d’abord l’histoire des perspectives théoriques, allant des approches objectivistes et subjectivistes jusqu’au constructivisme et aux approches conflictuelles, sans cependant apporter de contribution originale sur ce plan. L’ouvrage comprend aussi des textes sur les méthodes : deux articles sur les analyses quantitatives, un autre sur l’évaluation de programmes et un quatrième portant sur l’analyse épidémiologique, ce dernier étant cependant assez faible, trop général et à l’allure d’un cours introductif, au point où on se demande ce qui motive sa présence dans le recueil.
Le bilan théorique est bien fait mais le lecteur déjà familier avec la question restera sur sa faim. Il manque en particulier à l’exposé théorique une référence à la société globale et la majorité des contributions restent en quelque sorte enfermées dans l’étude de questions ou de problèmes particuliers. Les sociologues ont montré qu’il était difficile de comprendre le suicide sans analyser la société dans son ensemble et à l’inverse, Émile Durkheim, Maurice Halbwachs ou Jean Baechler ont bien mis en évidence que le suicide renseigne sur la société. Autre exemple : il est beaucoup question de nos jours de cohésion sociale, une notion pertinente à l’étude des problèmes sociaux depuis Durkheim. Or, le Canada est depuis dix ans un important lieu de recherche sur ce thème devenu populaire dans la foulée du multiculturalisme, lequel est à l’origine de ce questionnement et de cet effort de recherche. Cependant, le mot cohésion ou la réalité qu’il vise est fort peu présent sinon absent même de l’ouvrage, à ma connaissance, et il n’apparaît pas dans l’index. Plus largement, c’est ce lien explicite entre problèmes sociaux et société globale qui manque dans la présente entreprise, proposant par ailleurs dans ses 48 chapitres de belles contributions qui éclaireront des cas particuliers ou des questions pointues. L’importance de la référence à la société globale est toutefois reconnue dans l’ouvrage par l’inclusion dans le second tome de chapitres sectoriels sur l’État-providence, les réalités interculturelles ou l’action politique, mais elle est restée marginale comme on le verra plus loin.
Un mot sur les études empiriques contenues dans le premier tome. Le chapitre sur l’alcoolisme (A.J. Suissa) en propose une analyse intéressante mais l’auteure ne connaît manifestement pas les études sociologiques sur la question. Comme l’ouvrage entend aussi dégager « les implications pour l’intervention » dans plusieurs contributions, on se demande pourquoi l’auteure du chapitre n’a pas respecté la consigne. Dommage, car les groupes d’entraide en matière d’alcoolisme (les célèbres Alcooliques Anonymes appelés familièrement « les AA ») constituent un exemple presque unique de succès durable en matière d’intervention sur un problème social qui a été bien analysé entre autres par le sociologue Jacques T. Godbout.
Le chapitre sur la médicalisation des problèmes (D. Cohen) met le doigt sur un aspect important. Non seulement les problèmes sociaux sont-ils de plus en plus fractionnés et gérés de manière isolée, mais encore sont-ils objets d’une intervention médicale plus poussée, avec les avancées de la technologie. La contribution sur le handicap (H. Dorvil) illustre comment la construction d’un problème social change dans le temps. L’article, de la plume d’un des deux codirecteurs, est un bel exemple de texte qui fait avancer les connaissances et qui aurait dû servir de guide à plusieurs autres qui n’ont pas les mêmes qualités et la même clarté…
La précarité au travail a été un grand objet de débats et d’études, dans les années 1980, et la contribution de Potvin, Bernier, Bernard et Boisjoly est substantielle et bien informée. Il en va de même pour l’article sur le soutien social, qui puise largement dans la littérature anglo-saxonne sur les réseaux sociaux mais oublie de mentionner – curieusement – les nombreuses contributions québécoises en matière de santé publique et de politiques sociales qui s’appuient explicitement sur la notion de réseaux sociaux et dont plusieurs ont été subventionnées par des ministères et organismes québécois alors même que les auteurs remercient l’un d’entre eux pour son soutien financier dans une note liminaire. La main droite ignore ici ce que fait la main gauche. Je pense entre autres aux nombreux travaux de Vincent Lemieux et de ses collaborateurs qui ont explicité la problématique des réseaux en étudiant précisément des questions sociales, un oubli étrange d’autant plus que Lemieux signe un bel article dans le recueil. Un peu surprenant par ailleurs le sous-titre donné à cet article sur le soutien (« Mise à jour et raffermissement d’un concept »), qui semble s’inspirer davantage de la chirurgie plastique que de l’analyse conceptuelle. L’absence de prise en compte des travaux de Lemieux ramollit un peu l’article, à mon avis, cela dit sans mauvais jeu de mots. Le chapitre sur l’Indochine française, enfin, malgré ses qualités documentaires et analytiques que je ne conteste pas, fait largement figure de hors-d’oeuvre dans l’ouvrage, sans rapport avec le projet d’ensemble, mis à part la parenté des notions employées par son auteure. Il y a ici une autre illustration d’un défaut de construction de l’ensemble de l’ouvrage.
Le second tome du volume propose en vingt-quatre chapitres autant d’études de cas et d’analyses d’interventions sur différents problèmes, illustrant si besoin était le grand fractionnement devenu une caractéristique typique des problèmes sociaux ainsi que la tendance à cibler les interventions sur des clientèles identifiables. La liste des études de cas est longue : enfants maltraités, jeunes adultes migrants, familles recomposées, désengagement paternel, homosexualité, violence à l’école, employabilité des assistés sociaux, équité salariale, judiciarisation des personnes atteintes de troubles mentaux, vieillissement, victimes de désastre. Il y a donc de tout, mais il y a lieu de mettre en doute la logique derrière cette liste un peu hétéroclite. Nulle part n’est-elle justifiée théoriquement – pourquoi avoir retenu tel aspect, et non tel autre ? – mais à la décharge des directeurs de la publication, ces chapitres sont présentés comme autant d’études de cas. La recherche d’une cohérence a priori aurait cependant été utile, pour éviter de donner cette impression de disparate.
L’article sur les travailleurs de rue (Cheval) est instructif en ce qu’il traite de manière bien informée d’une pratique de service social peu connue (du moins pour moi). Je retiendrai par ailleurs le texte sur la violence à l’école (Hébert) comme illustratif d’une démarche suivie par plusieurs autres. L’auteur part d’un certain nombre d’observations de terrain et il en tire des conclusions sur les facteurs à l’origine du problème étudié ainsi que des pistes d’intervention. « Ce texte a voulu montrer que plusieurs causes directes et indirectes sont en interaction pour expliquer des actes violents » (p. 181). Or, il est bien difficile de suivre l’auteur sur le terrain de l’analyse causale, qu’elle soit menée à la Durkheim ou autrement, car son texte en reste au plan des observations empiriques de premier niveau, sans inscription dans un cadre théorique qui les rendrait plus révélatrices. La notion de cause est incorrectement employée ici. Cette critique pourrait être généralisée à bon nombre de contributions, au point où je me suis demandé au terme de la lecture de l’ouvrage s’il n’y avait pas un problème plus général à propos de la manière de conduire les recherches empiriques en service social. Ce point mériterait plus ample examen dans un autre contexte qui déborde les limites d’un compte rendu. Une chose est certaine : les scientifiques des sciences sociales (et je ne restreins pas ce groupe aux seuls adeptes d’analyses quantitatives) auront de la difficulté à accepter sans broncher les références aux causes dans bon nombre d’études de cas au caractère trop impressionniste.
Le texte sur les interventions de la police montre comment cette institution est de plus en plus appelée à intervenir en matière de santé mentale et l’auteur examine de manière fine et précise les problèmes nouveaux posés aux policiers et les modèles possibles d’intervention. Ce texte est un modèle d’analyse de cas bien faite. Il en va de même de l’article sur les formes d’échanges bénévoles (S. Robichaud et V. Lemieux), article à la fois précis sur le plan conceptuel (on reconnaît la touche Lemieux) et informatif sur les types d’échanges et les groupes d’entraide dans notre société.
Une absente de taille nous a beaucoup surpris dans cette entreprise : l’étude de la pauvreté, problème social qui soulève d’importantes questions théoriques et méthodologiques qui auraient pu être traitées dans le premier tome et dont l’analyse empirique aurait dû faire l’objet d’un solide chapitre dans le deuxième. Certes, des références à la pauvreté apparaissent en filigrane dans plusieurs textes – raisons de plus donc pour traiter explicitement de la question – et trois articles l’abordent plus particulièrement. Le premier est en fait un encart sur la monoparentalité (Quéniart) qui reste par ailleurs assez vague sur le sujet et qui se présente plutôt comme un résumé vraiment trop sommaire d’un contrat de recherche. Puis, le chapitre 13, intitulé « Être pauvre avec des enfants aujourd’hui » (Renéet alii), présente de verbeuses observations sur l’empowerment et la contribution à la connaissance du phénomène se limite à une liste de clichés sur le sujet en s’appuyant sur des lectures citées de manière éclectique. Article désolant, et peu édifiant sur l’apport potentiel des études qualitatives auxquelles se rattachent ses auteurs. La troisième contribution, enfin, qui fait longuement référence à la pauvreté, porte sur la santé des enfants (Colin), mais elle se contente de reprendre sans plus deux graphiques archi-connus sur la distribution des revenus par quintiles et par types de familles, sans examiner davantage ces données ni les mettre en perspective, ne serait-ce que pour mieux cerner ce qu’elles peuvent dire. Le chapitre en question se limite par ailleurs à citer pêle-mêle quelques résultats de recherche eux aussi connus et à ajouter des références à des rapports courants (le rapport Bouchard sur les enfants ou encore Naître égaux-Grandir en santé) avant de faire une liste d’interventions « afin de mieux agir ». Un article pauvre, éclectique et non original sur une question importante ; quand un article se contente ainsi de mettre en parallèle des données mal dégrossies et se limite à rappeler des conclusions de rapports publics par ailleurs bien faits, il ne mérite pas d’être retenu pour publication.
Ce deuxième tome contient enfin quelques chapitres situant les problèmes sociaux dans un ensemble plus vaste. La contribution de Hamel sur l’action collective et les mouvements sociaux, bien que un peu courte, cerne les contours d’une nouvelle culture politique en lien avec la démocratie changeante. Enfin, l’étude de Carette sur le vieillissement avance que « les problèmes sociaux ne doivent pas cacher un problème de société » (p. 241) et il insiste sur la nécessité de solutions sociales aux problèmes cernés, allant au-delà des solutions ad hoc ajouterions-nous. Le chapitre 16 sur l’État-providence est davantage une synthèse d’éléments historiques connus et de propositions d’auteurs contemporains (Rosanvallon, Touraine) qui ont réfléchi à la question, donc un article qui n’apprend rien de neuf et qui reste peu informatif sur les types d’État-providence, à la Esping-Anderson par exemple, ou encore sur les défis nouveaux auxquels ils sont confrontés. Or, c’est précisément l’orientation vers le problem-solving et le ciblage de clientèles qui posent problème dans certains types d’État-providence contemporains, une question qui aurait dû être traitée de manière centrale dans le second tome.
Au total, les deux tomes de cet ouvrage rassemblent quantité d’informations sur toute une série de problèmes sociaux, trop souvent avec un succès inégal il faut le regretter, mais en réservant aussi de belles surprises au fil de la lecture. Il reste à interpréter la société contemporaine d’où émanent tous ces problèmes qui tiennent fort occupés travailleurs sociaux et autres intervenants. Un objectif qui n’était manifestement pas celui des participants à cet ambitieux collectif.