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Le travail socio-anthropologique de Marc Perreault et de Gilles Bibeau sur les gangs montréalaises d’origine afro-antillaise est colossal en ce qui a trait à la quantité et à la qualité de l’information recueillie (entretiens auprès de 200 jeunes) et surtout, novateur par son approche de cette problématique souvent « démonisée », à tout le moins surmédiatisée. Faisant fi des discours alarmistes des médias et des policiers, qui considèrent que les jeunes d’origine afro-antillaise forment des groupes à risque, « irrémédiablement enlisés dans les marges de la société (prostitution, drogue et petite criminalité) et dangereux » (p. 23), les auteurs examinent le phénomène des gangs par l’autre extrémité de la lorgnette, c’est-à-dire à partir du discours des jeunes eux-mêmes. Ils préciseront en annexe qu’ils se sont efforcés « de comprendre moins l’individualité des expériences et des discours que les structures communes, pour la plupart cachées » (p. 369). Ainsi, ils ont été à même de constater le décalage entre la pratique discursive et la réalité de l’action, où les jeunes tiennent un discours relativement homogène à l’égard de la dynamique de la gang alors que ce même discours se modifie lorsqu’il s’agit d’expliquer leurs expériences personnelles en rapport avec celle-ci (p. 374). Autrement dit, par l’entremise de l’approche déconstructiviste, et influencés par la conception goffmanienne des rôles sociaux sans jamais y faire directement référence, les auteurs se sont attardés à montrer « ce qui se cache derrière les modèles dominants d’intervention, à penser autrement la marge dans ses rapports aux normes sociales et à la situer vis-à-vis des valeurs centrales de la société » (p. 19).
Dès le début de leur investigation, Perreault et Bibeau constatent que les jeunes Néo-Québécois d’origine afro-antillaise, contrairement à bon nombre de jeunes Québécois de « souche », réagissent très peu aux difficultés inhérentes de la vie par des conduites autodestructrices. Ils avancent alors l’hypothèse originale que la gang, loin d’être le symbole univoque d’une dérive sociale des jeunes, est plutôt un lieu privilégié de création du lien social. Autrement dit, l’appartenance à une gang favorise la création d’un environnement social globalement positif qui permet aux jeunes de sortir de leur isolement en leur offrant un espace collectif d’identification. D’une part, l’appartenance à un groupe permet aux jeunes marginalisés de pallier un manque évident de lien social. D’autre part, la rue devient un lieu de refuge et de fuite par rapport aux autres conflits auxquels les jeunes doivent faire face (violence familiale, violence institutionnelle, violence sociétale). Perreault et Bibeau dégagent ainsi quatre principales raisons évoquées par les jeunes pour justifier leur adhésion à une gang de rue. Premièrement, la gang est un groupe d’amis qui partage les mêmes réalités et vit les mêmes problèmes ; deuxièmement, elle devient une nouvelle « famille » qui comprend et qui peut aider le jeune ; troisièmement, elle s’avère un moyen de protection personnelle ; et quatrièmement, la gang constitue une occasion de faire de l’argent.
Les auteurs précisent toutefois que ces raisons, une fois déconstruites ultérieurement par le jeune, s’avèrent des semi-vérités ou des mensonges cachant d’autres intentions. Ils constatent qu’au-delà du discours initial des jeunes, la gang, en tant que nouvelle « famille » permettant de conjuguer moralement et socio-économiquement les valeurs de l’identité d’appartenance avec les valeurs de la société, ne constitue pas réellement un groupe d’amis fiables en cas de crises graves. Dans certains cas, les amis se transforment progressivement en partenaires économiques. Dès lors, la gang n’est plus uniquement un espace protecteur mais davantage un espace privilégié pour obtenir des gains personnels. À cet égard, les auteurs remarquent l’adhésion de ces jeunes accordent aux valeurs de la société de consommation où l’argent devient l’enjeu et le reflet de la réussite sociale.
Perreault et Bibeau soulignent que le groupe, parallèlement à son rôle de protecteur et de support identitaire important auprès des jeunes, conduit parfois ces derniers à de la petite criminalité en leur offrant les « opportunités » qui permettent une accumulation rapide d’argent et des biens matériels tant valorisés. Et c’est d’ailleurs là, à notre avis, la grande réussite du livre. Loin de nier l’existence de la violence ou encore de banaliser celle-ci dans les dynamiques qui entourent les gangs de rue (le chapitre cinq est à cet égard troublant de sincérité), les auteurs montrent de brillante façon les deux facettes de la médaille, où la gang peut à la fois être fortement positive pour l’individu mais également l’entraîner dans un cercle vicieux de la violence et de la délinquance (viols, vols, drogues, etc.).
Certes ces jeunes Afro-Antillais sont souvent pris dans un climat de violence qui semble indissociable de la dynamique même des gangs de rue. L’analyse que font les auteurs de la violence comme fondatrice du lien social est d’ailleurs très pertinente. Selon eux, « les jeunes des gangs de rue s’approprient les modèles de violence produits par la société du spectacle et de l’objet en les adaptant à leur réalité et en les instituant comme marqueurs identitaires de leur appartenance commune » (p. 147). Néanmoins, la gang permet aux jeunes de fuir un environnement social et familial parfois problématique pour eux. D’une part, les jeunes Néo-Québécois se sentent exclus de la société d’accueil parce que celle-ci ne semble pas leur offrir les mêmes possibilités de réussite qu’aux autres Québécois. D’autre part, ils vivent souvent des problèmes de violence familiale, et les parents, encore fortement enracinés dans la culture d’enseignement autoritaire importée de leur pays d’origine, ne sont plus considérés par les jeunes comme des modèles à suivre. En outre, les auteurs discutent du rôle joué par la gang comme refuge à la violence familiale.
Loin de vouloir disculper les jeunes de leurs conduites délinquantes, les auteurs ont plutôt voulu mettre en lumière les liens possibles entre ces conduites et les pratiques identitaires et les dynamiques communautaires de ces gangs de rue. Ils proposent donc l’idée que la marginalité dans laquelle ces jeunes semblent enfermés ne doit pas être perçue négativement mais plutôt comme créatrice de différences et de changements, utile à la compréhension des différentes transformations des systèmes normatifs culturels. À cet égard, ils insistent sur l’importance pour le chercheur de se départir de ses propres références afin de se mettre, un tant soit peu, dans la peau de ces jeunes. Ce qu’ils réussissent très bien à notre avis.
En somme, les auteurs ont fait montre de courage et d’honnêteté dans l’approche de leur objet d’étude. D’un côté, leur entreprise était parsemée d’embûches méthodologiques évidentes (clientèles difficiles d’approches, fiabilité des informations reçues, etc.). De l’autre, tout au long de leur ouvrage, les auteurs ont pris soin de mettre en garde le lecteur contre des conclusions trop hâtives en discutant au fur et à mesure les limites de leurs interprétations. Par son objet d’étude (les gangs de rue) et par son relativisme normatif, cet essai devrait particulièrement intéresser les criminologues et les sociologues de la déviance. Cet ouvrage constitue également un apport certain pour tous ceux qui s’intéressent à la formation identitaire et au lien social. En outre, le chapitre six sur le contexte migratoire est très instructif. Finalement, ce livre est un excellent outil de compréhension critique pour quiconque s’intéresse aux jeunes, particulièrement aux jeunes immigrants. Le bref retour historique sur les transformations de la famille et de la culture haïtienne est riche en informations (chapitres sept et huit). En terminant, une seule critique peut-être en ce qui concerne le style de l’ouvrage : même si nous comprenons qu’il s’agissait avant tout de donner une place de choix aux discours des jeunes, l’accumulation de leurs propos devient parfois lourde et difficile à lire. Par ailleurs, il aurait été intéressant de comparer la situation que vivent les jeunes Néo-Québécois avec celle des jeunes d’origine immigrée des banlieues françaises afin de mieux saisir les implications et les particularités des contextes d’immigration et d’intégration dans la construction identitaire et le recours possible à la violence.