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Camille Laurin a été un acteur politique important à deux grands moments de l’histoire du Québec, d’abord au début de la Révolution tranquille puis sous le premier gouvernement Lévesque. Il méritait donc qu’un professeur journaliste de talent passât cinq années à éplucher les archives et à interviewer quelques centaines de témoins afin de reconstituer sa vie, ce qui a été fait de manière superbe. Cet ouvrage s’ajoute à d’autres biographies récentes de grands personnages – un genre littéraire qui a maintenant acquis ses lettres de noblesse dans notre littérature – qui enrichissent la sociographie de la seconde moitié du XXe siècle québécois considéré du point de vue des acteurs sociaux.
Jean-Claude Picard retrace de manière fine et intelligente toute la vie du docteur Laurin, depuis l’enfance à Charlemagne jusqu’à l’âge d’homme, les premiers engagements sociaux et professionnels, la vie politique, les déceptions de fin de carrière, les amours et la vie familiale difficile du psychiatre politicien. Le biographe aborde la vie remplie de Laurin avec empathie mais sans complaisance et son livre est bien documenté à partir de sources primaires et d’entrevues effectuées avec les proches et les collaborateurs du célèbre médecin.
Laurin fait partie de la première véritable génération instruite au Québec, celle qui, de retour des USA et d’Europe, allait animer la modernisation des institutions d’une société déjà urbanisée et entrée de plain-pied dans la société de consommation. La biographie décrit bien les conditions de vie modestes de la famille Laurin qui vivait en banlieue de Montréal. Ce que le biographe rapporte sur la pratique de la religion (sans bondieuserie), sur le rôle de la mère, sur la consommation marchande naissante et sur la débrouillardise professionnelle du père constitue une belle pièce de sociographie de la famille et des modes de vie du Québec des années 1920 aux années 1940. Sans le dire dans ces termes, le biographe illustre dans cet ouvrage le décalage qui existait au Québec à cette époque entre les modes de vie quotidiens d’un côté et les institutions et idéologies dominantes de l’autre, décalage souligné par plusieurs analystes des sciences sociales. Camille Laurin est l’un de ceux qui, par son action professionnelle et politique, aura contribué à l’éliminer parvenu à l’âge adulte.
Le docteur Laurin a d’abord travaillé à la réforme des institutions québécoises au début de la Révolution tranquille à titre de psychiatre et de directeur de l’Institut Prévost, un hôpital psychiatrique de la région de Montréal, après son retour de Boston et de Paris où il avait étudié jusqu’à l’âge de 35 ans. Arrivé avec des idées nouvelles, sa contribution à la réforme des soins en matière de santé mentale a été remarquable à une époque où l’on enfermait les fous (selon l’expression du temps) et où les malades mentaux représentaient environ la moitié des personnes hospitalisées ou vivant en institutions, une proportion considérable. Sa préface du livre témoignage Les fous crient au secours (1959) qui a marqué son époque a donné une légitimité à ce cri du coeur d’un patient.
Passé en politique, le docteur Laurin s’est joint aux premiers leaders du Parti québécois naissant qui, au tout début des années 1970 et jusqu’en 1976, parcouraient des centaines de kilomètres pour jeter les bases de l’organisation dans tout le Québec et consacraient presque tous leurs temps libres à l’action militante. Il a été un militant engagé et il a accompagné de près les Jacques Parizeau et René Lévesque qui ont mangé leur pain noir pendant ces premières années d’existence du parti qui les a finalement menés au pouvoir ; son adhésion dès les premières heures a contribué à donner une grande crédibilité au Parti québécois et conforté Lévesque dans sa capacité à attirer des têtes d’affiche dans son parti.
Devenu ministre en 1976, Camille Laurin a été l’un des acteurs les plus importants du premier gouvernement Lévesque (1976-1980) en pilotant la conception, l’adoption, puis la mise en place de l’importante Loi 101, la Charte de la langue française qui a littéralement transformé le Québec. Picard retrace le contexte dans lequel a été élaborée cette loi qui – si elle fait maintenant l’unanimité ou presque, au point où l’ex-ministre Stéphane Dion a pu la qualifier de « grande loi canadienne » – soulevait à l’époque de sa gestation bien des inquiétudes et des doutes. La reconstitution du contexte et des débats entourant cette loi historique est l’un des chapitres les mieux réussis de la biographie, témoignage sur toute une époque et la mentalité de ses acteurs. Lui aussi étroitement impliqué dans le dossier de la langue au milieu des années 1970, Fernand Dumont a rappelé au soir de sa vie les doutes et l’inquiétude qui le tenaillaient, tout comme Guy Rocher et plusieurs autres, sur la portée à donner à ce projet de loi historique : « Sommes-nous en train d’aller trop loin ? » se demandait-il dans son autobiographie, et Picard rappelle les hésitations de René Lévesque lui-même. Les doutes se sont dissipés par la suite, certes, mais ce qui est devenu rapidement limpide ne l’était pas de manière aussi évidente dans le feu de l’action comme le montre fort bien le biographe. Et on lira, pour la petite histoire, les savoureux passages dans lesquels Jean-Claude Picard décrit les critiques faites à ce projet de loi à la table du Conseil des ministres par un certain Claude Morin…
La biographie fait nettement ressortir la volonté farouche de Camille Laurin psychiatre de donner un traitement choc à la société québécoise – autant aux Québécois français qu’aux Anglo-Québécois – notamment afin d’amener la majorité francophone à sortir d’une certaine dépendance et à abandonner ses complexes. Ses conseillers juridiques l’avaient prévenu que la Loi 101 allait trop loin sur certains points (en faisant du français la seule langue des tribunaux par exemple), mais il a maintenu son projet en l’état original ou presque, avec l’obstination et la douce fermeté qui le caractérisaient si bien, comme geste fort d’affirmation collective et pour provoquer un débat de fond. Les tribunaux se sont chargés, on le sait, d’annuler certaines dispositions de la Charte de la langue française mais l’essentiel est resté intact – jusqu’à nouvel ordre du moins car les contestations se poursuivent en Cour suprême du Canada au moment d’écrire ces lignes, soit vingt-six ans après son adoption. La plus célèbre loi du docteur Laurin reste donc bien d’actualité et la thérapie qu’il avait envisagée pour le Québec suit son cours, à croire qu’elle sera aussi longue que certaines analyses interminables…
Mais on ne réalise pas de telles réformes d’envergure, qui exigent un engagement de tous les instants, sans en payer chèrement le prix sur le plan personnel. Certains personnages publics paient encore davantage que d’autres – comme si le mauvais sort s’acharnait sur eux –, ce qui a nettement été le cas du docteur Laurin comme le montre avec doigté son biographe. Mari d’une épouse dépressive et fréquemment délaissée, jeune père absent du foyer plus souvent qu’à son tour, conjoint devenu veuf dans des circonstances troubles, père monoparental d’adolescentes turbulentes laissées à elles-mêmes pendant qu’il luttait sur la scène politique à 250 kilomètres de son domicile, grand-père profondément chagriné par le décès accidentel dans sa propre maison de sa première petite-fille adorée, amant éconduit, Camille Laurin a cependant connu de nouveau l’amour dans les dernières années de sa vie.
Le docteur Laurin était catholique pratiquant. Il avait d’ailleurs porté la soutane quelque mois après ses études classiques avant que les charmes de l’autre sexe ne l’attirent vers d’autres robes. L’ouvrage reproduit en annexe un beau texte de lui écrit au soir de sa vie. Médecin, il y évoque avec lucidité sa fin prochaine, mais aussi l’amour de ses proches et sa foi en Dieu. Par sa croyance et sa pratique religieuse, le docteur appartient bien à sa génération, celle qui, dans sa jeunesse, a lié engagement militant, idées de gauche et catholicisme social et réformiste. Les faits rapportés par le biographe intéresseront les jeunes intellectuels québécois contemporains qui ont explicité le rapport entre le personnalisme des années 1950 et la Révolution tranquille. E.-Martin Meunier et Jean-Philippe Warren ont en effet avancé l’hypothèse d’un lien entre l’Église catholique et la modernisation du Canada français de l’époque : « … la religion catholique, que l’on perçoit généralement comme un empêchement de la Révolution tranquille, comme ce dont il fallait s’arracher pour sortir enfin de la grande noirceur et rejoindre les avancées du monde moderne, n’a-t-elle pas joué également ici un rôle d’une force révolutionnaire ? » (Sortir de la « grande noirceur ». L’horizon personnaliste de la Révolution tranquille, Septentrion, 2002, p. 31). Comme quoi la lecture de cette biographie bien faite – et de surcroît écrite dans un style vif et élégant – intéressera le citoyen cultivé mais aussi les sociographes et historiens du Québec contemporain dans leur travail d’interprétation de la société globale.