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Un peu comme ces doctes émissaires dépêchés en Méditerranée médiévale par les princes Khazars de Crimée pour s’y trouver une religion universaliste, Joseph-Yvon Thériault a quitté sa péninsule natale du Nouveau-Brunswick acadien afin d’aller voir ce que les sciences sociales avaient à proposer aux « petites nations » en mal de se placer dans le Grand Monde. Il en a retenu la sociologie politique, entendue comme interrogation sur l’historicité même, c’est-à-dire l’ambition de signer intentionnellement son propre recoin d’univers à sa manière, d’y investir un certain vouloir-vivre-ensemble, d’infléchir ouvertement le cours des choses pour soi, là, quand et tant qu’il faille renouer sans cesse ses communes raisons de durer – tout cela ajusté à nos heures : réflexivement, délibérément, pluriellement, démocratiquement.
S’étant fait moine à l’Université d’Ottawa, où il s’échine justement sur le « rapport entre l’identité et la démocratie » (4e de couverture), le Khazar de Caraquet a d’abord déposé le rapport de ses pérégrinations dans un indispensable recueil, L’identité à l’épreuve de la modernité. Écrits politiques sur l’Acadie et les francophonies minoritaires (Moncton, Éditions d’Acadie, 1995 ; prix France-Acadie 1996), avant d’embrasser le sort de toute « la nation française d’Amérique », tel qu’il se joue désormais au Québec.
Méthodologiquement convaincu que « l’histoire de la pensée, l’histoire des représentations [forme] une partie intégrale de la dynamique historique elle-même » (p. 267), Thériault s’est mis en frais de lire à peu près tout ce qui s’était publié ici depuis un demi-siècle sur la représentation nationale et il y a découvert, avec un « étonnement » qui s’est vite transformé en « agacement », avoue-t-il, un thème amorcé dès la veille des années 1960 pour se répandre de plus en plus après 1980, en littérature, en sciences humaines ou dans les arts, jusqu’à contaminer la politique elle-même : « la référence à l’américanité pour décrire l’identité nouvelle des Québécois » (p. 11).
Thériault ne conteste évidemment pas que les rameaux de Neuve France se soient toujours traduits jusqu’à présent, en geste et en mentalité, et que l’empreinte morphologique et sociologique de leur continent s’y marque, à mesure que l’histoire la transformait. Ce qui le chicote, c’est la revendication de plus en plus ostentatoire de cette banalité. Il la soupçonne de vouloir cacher une souche qu’on ne saurait voir, de prétendre enjamber en esprit un certain « hiver de la survivance » (Dumont), un certain « siècle de patience » (Bergeron) — de repli frileux dans le giron race-foi-famille-patrie, petits pains et Grande Noirceur — en faisant valoir que « la culture québécoise contemporaine est une radicale nouveauté en regard de l’histoire du Canada français [1840-1950], groupement historique qui n’aurait jamais assumé son destin continental » (p. 14 ; c’est moi qui souligne et date). Les américanistes auxquels Thériault s’en prend feraient même un pas de plus : ils avanceraient que l’image d’une diaspora de tradition franco-catholique, résolument différenciée du reste de l’Amérique, est une illusion d’optique engendrée par trop de recherches ayant confondu les réalités sociohistoriques avec leurs représentations idéologiques. Dans l’ordinaire, la population en général — celle que font revivre les données empiriques mesurant les tendances anonymes des comportements collectifs dans la longue durée — n’aurait jamais vraiment cru aux balivernes de ses élites « égarées et européanisées » ; elle aurait « plutôt suivi son petit bonhomme de chemin, tel que lui dictaient les lois du progrès et de l’américanité » (p. 96), entre la pluriactivité dans les campagnes, le Parc Sohmer en ville, les « États » et le Canada. Dès lors, n’est-ce pas, le nationalisme actuel, désormais strictement civique, purgé de tout tribalisme ethnique, renouerait avec le parcours naturel d’une société neuve qui fut dès l’origine, est constamment restée, et n’attendait que la chance se présente pour se proclamer et se faire reconnaître enfin à la face du monde, d’une modernité native, proprement américaine, bref d’une normalité de toujours dans le concert des peuples contemporains.
Si Thériault se contentait de démasquer les complicités de l’historiographie « révisionniste », post-Révolution tranquille, avec l’idéologie néo-nationaliste, il ne ferait que reprendre le bâton de Ronald Rudin (Faire de l’histoire au Québec, Sillery, Septentrion, 1998). Mais il creuse plus profond, aggrave le diagnostic. L’originalité et l’envergure de son ouvrage (Prix de l’Assemblée nationale, Prix Richard-Arès, 2002), tiennent à ce qu’il inscrive constamment la question du Québec dans un dialogue fort instruit, tant avec les théoriciens de la modernité, depuis les grands classiques des Lumières ou du Romantisme jusqu’aux Habermas, Luhman, et autres Lefort d’aujourd’hui, qu’avec divers définiteurs d’américanités (Tocqueville, Frederick Turner, Washington Irving, Louis Hartz, Gad Horowitz, George Grant, S.M. Lipset, etc.). Et puis, tout être à moitié vivant ayant eu le malheur de publier deux mots sur la québécitude contemporaine devra presque se pousser dans les coins pour échapper au courant intellectuel que Thériault a l’irritante manie de substantifier : l’Américanitéquébécoise. Il en tire une proposition en trois temps : « [1] l’américanité québécoise évacue la dimension substantielle de l’histoire de la nation française d’Amérique et [2] réduit l’histoire du Québec aux procès d’institutionnalisation de la société moderne. [3] Elle empêche par le fait même de penser politiquement son devenir » (p. 173). Le livre se déploie en autant de sections respectivement intitulées : I - « Sur les routes de l’américanité : les impasses » ; II - « On l’a tant aimée la modernité » ; III - « Que reste-t-il du Canada français ? Une trace ».
Dans les films et la littérature du Québec contemporain, lui semble-t-il, l’« être américain » est associé à l’errance, à la perte d’identité, à la médiocrité, au vide, à l’absence, à un « non-être » dont le principal attrait soit de « posséder les qualités nécessaires pour libérer le Québec des pesanteurs de l’être canadien-français » (p. 40). Ou alors, quand on ne confond pas l’américanité avec la modernité avancée (comme Tocqueville en cherchait déjà les signes aux États-Unis — à tort, puisque l’histoire subséquente en a engendré bien d’autres modèles), on la rabat sur l’adaptation matérielle au milieu environnant, aux emprunts techniques, aux forces du marché (de la raquette au syndicalisme d’affaires, du poêle Bélanger au skidoo Bombardier), dans un « positivisme naïf » qui confond « l’ambiance et la conscience » (p. 64) et célèbre aveuglément le reflux de « l’intentionnalité subjective » (interprétations, représentations, ambitions singulières) devant le déferlement des systèmes sociaux autorégulés, cybernétiques, « autopoiétiques » (p. 78 et suivantes). Les filiations européennes du Canada français, depuis le roman de la terre jusqu’aux collèges classiques, des ultramontains « recours à Rome » au complexe de « l’intellectuel retour d’Europe », illustreraient, vues d’aujourd’hui, une sorte de trahison des clercs en mal de détourner la nation profonde, populaire, de son empaysement américain (p. 99 et suiv.). Il viendrait d’où et mènerait où, alors, ce trajet / projet collectif enfin redevenu authentiquement québécois ? Thériault remarque comment, dans l’équation identitaire didactiquement proposée par Yvan Lamonde aux simples d’esprit [Q = - F + GB + USA2 - R (Rome)], la nation enjambe carrément le Canada — un détail — puis se détourne de la France et du catholicisme, avoue du bout des lèvres ses accointances britanniques, pour s’enraciner résolument dans les Zétats au carré. Même chez Gérard Bouchard, souligne encore l’auteur, on dirait qu’aucune « société neuve » de la planète, sauf ZE BIG ONE, ne serait parvenue à accomplir pleinement les promesses du type (lequel, soit dit en passant, pourrait aussi bien englober la Catalogne, la Slovénie ou l’Irlande, etc.) : celles d’Amérique latine auraient « mieux réussi [leur] décrochage ibérien que [leur] arrimage américain », hélas ; l’Australie et la Nouvelle-Zélande souffriraient encore d’une « mémoire honteuse » ; tandis qu’au Canada anglais, l’attachement à l’Empire britannique aurait déplorablement retardé « l’affirmation d’une identité nationale » (cité p. 57). En somme, malgré un certain déficit de souveraineté légèrement anormal, le Québec ne serait donc « pas pire » que d’autres sociétés du même genre, sauf par comparaison avec la parfaite réussite qui définit le genre…
Depuis le temps où le curé Labelle partageait avec l’hexagonal Edmée Rameau de Saint-Père le rêve d’un pays franco-catholique à la fois prospère et réactionnaire, horizontalement étalé au nord du territoire anglo-saxon-protestant depuis la rivière Rouge (dans les Laurentides), jusqu’à la Red River (dans les Prairies), notre « rêve américain » serait, par gravité naturelle, revenu à la verticale. Triste géométrie mentale, d’après Thériault. Là où, ALÉNA, Celine sans accent et Elvis Story sous le bras, on se félicite de son réalisme politico-économico-culturel, on célèbre l’avènement d’une nation purement « civique », purgée de toute mémoire singulière, à peine rassemblée par un français véhiculaire, il voit au contraire un navrant abandon d’âme, une nouvelle déviation des élites discursives, un sorte d’enthousiasme dans la résignation fatale : « C’est parce que [d’après nos américanistes], les représentations doivent être des décalques du monde empirique [qu’on] balaie du revers de la main la représentation canadienne-française ; c’est en niant toute référence identitaire dans le Québec contemporain […] que l’on peut aujourd’hui célébrer son américanité retrouvée » (p. 99). Et comme dans le « monde empirique », ce sont les USA qui pèsent le plus lourd… il est facile de confondre la continentalisation de l’économie avec la modernisation, celle-ci avec la modernité et l’américanisation avec l’américanité. La couleur locale, les références collectives qui s’étaient investies dans le projet canadien-français (la « survivance », la « mission providentielle », « la campagne réservoir de la race », etc.) se trouvent reniées pour cause d’obsolescence, de non-pertinence et de détournement de conscience. Il ne suffit même plus de les balayer en vrac dans le pléistocène de « La Grande Noirceur », il faut effacer cette image même à grands coups de chiffres et de données objectives, en faisant remonter de plus en plus loin derrière les sources de la modernité québécoise actuelle, de son américanité quasi normale : Marcel Fournier lançait le virage dans les années 1930-1940, Andrée Fortin se rend aux lendemains immédiats de la Première Guerre mondiale (1920), Linteau et Durocher partent de l’industrialisation (1860), Gilles Bourque remonte au gouvernement responsable (1848), Gilles Paquet, à l’orée du capitalisme commercial (1820), et Gilles Gagné essaye de fermer les livres : selon lui toute l’histoire d’ici appartient à la « dynamique de la modernité », en marche dès la colonisation du Nouveau Monde (p. 230 et suiv.). En vain, car Yvan Lamonde pousse l’anachronisme au-delà même de la modernité : « L’identité québécoise n’a pas eu à attendre la postmodernité pour être plurielle et traversée par l’Autre » (cité p. 49). Depuis Madeleine de Verchères jusqu’aux toilettes « dégendrées » de l’Université Concordia, la devise est restée la même : pas « Je me souviens », selon d’archaïques rumeurs, mais d’après les dernières nouvelles : « Audi alteram partem ».
Non sans effronterie, Thériault fait surtout procès à ses souffre-douleur de se tromper aussi gravement, sur la modernité même, que ces classiques de la sociologie qui vous dressent une typologie binaire des liens sociaux (gemeinschaft / gesellschaft ; solidarités mécanique / organique ; etc.), puis définissent la modernité par la substitution irréversible du Plan B au Plan A. Sans le confesser en autant de mots, nos chantres de l’américanité québécoise se confineraient à une lecture « radicale», cyclopéenne, immensément borgne, de la modernité. Ils la réduiraient à la version française des Lumières : rationalité, calcul, individualité, égalité, universalité, adaptation, organisation, efficience, avec les forces anonymes et «systèmes » automatiques qui s’en nourrissent (la science et la technologie, le marché, la république jacobine, l’opinion publique, etc.). Dépassé, révolu, mal élevé, renvoyé dans sa chambre privée ou aux douches de l’histoire, le « monde vécu » en temps et lieux particuliers : les habitudes du coeur, le « génie » des peuples, la communauté de références originales, les fidélités de la mémoire, le vouloir vivre singulier, la quête d’authenticité, la résistance à l’assimilation majoritaire, coloniale ou impériale, toutes ces dimensions de l’expérience collective que les romantiques allemands avaient aussi, et au même moment, dès la fin du XVIIIe siècle, mis « en Lumière ». Or, rappelle Thériault — justement, à mon humble avis — ces oppositions mêmes, à la fois épistémologiques et idéologiques, sont modernes de naissance : elles rendent compte des tensions dialectiques animant une matrice de civilisation qui fonctionne par destruction et nostalgie créatrices. Ainsi, la modernité n’élimine pas la tradition, elle la « problématise », en fait une « trace » à interpréter, l’objet d’un « dialogue » délibéré avec la mémoire commune, au lieu d’un donné à conserver intégralement, à reproduire identiquement. Et en ces matières, même le traditionalisme de la « survivance » a su, en son temps, définir l’horizon d’un « peuple » au sens politique de ce terme. « La recomposition réflexive des systèmes et du monde vécu », écrit Thériault en empruntant quelques bouchées de jargon à Jürgen Habermas, « est une caractéristique inhérente du monde moderne sur laquelle nous pouvons encore nous appuyer » (p. 170).
« Pouvons-nous encore… » ? Ils me font mourir d’envie, moi, ces sociologues en mesure de départager ce que nouspouvons faire, voulant dire et prescrire que nous devrionsle pouvoir (quel Nous, et pourquoi ?). Qui aime bien châtie bien, dit-on. Thériault fustige assez bien les nationalistes de l’américanité, mais il partage leur propension à dépeindre les communautés de destin comme de Grandes Personnes homogènes et unanimes, pensant ceci, désirant cela, agissant comme si elles savaient parfaitement ce qu’elles font dans l’histoire, de la même façon qu’un individu arrange sa vie. Mine de rien, cette perspective abolit l’utilité des sciences sociales, et personnellement, je serais plutôt contre, du moins avant ma propre retraite.
Et puis, à force de transporter « l’intentionnalité » humaine des individus aux collectivités, le critique en attribue trop aux auteurs qu’il amalgame dans une espèce de projet commun, me semble-t-il. Gérard Bouchard, qu’il singularise par exemple, a aussi bien démenti ce que l’auteur lui reproche [« Je ne pense pas que le modèle de la nation civique soit viable sur le plan sociologique, (…il faut…) des référents qui fondent l’identité, l’appartenance et la solidarité », dans La Nation québécoise au futur et au passé, Montréal, VLB, 1999, p. 22 et suiv.]. Thériault sous-estime un effet méthodologique qu’il a par ailleurs parfaitement saisi : « Pour le meilleur et pour le pire, c’est en se laissant contaminer par l’analyse sociologique que le paradigme modernisateur (…] s’est imposé [… aux historiens…] » ( p. 226). En effet, à partir du moment où on suit l’évolution du Québec dans son ensemble, statistiques à l’appui, Montréal assume son poids, et Montréal, ce n’est pas seulement les Canadiens français, voire leurs descendants, mais c’est beaucoup la société québécoise. Et ma foi, si on se penche sur la démographie rurale du XIXe, c’est aussi mêlant. Beaucoup de modernité, d’américanité, en effet, peu de Canadiens français exclusifs qui paraissent, d’autant qu’aucune économie périphérique n’a pu se passer des grandes industries « anglaises » pour faire vivre son monde.
N’empêche. Le Khazar de Caraquet nous donne là un ouvrage superbe, truffé d’érudition empirique et d’idées de haut vol. Il est en train de nous y habituer — je veux dire « Nous », les universitaires radins qui attendent qu’un livre se vende à rabais pour l’acheter, d’où ses recensions tardives dans les revues savantes.