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Cet ouvrage fort intéressant porte sur l’identification des dispositifs par lesquels les travailleurs réussissent à reconstituer et à maintenir une zone d’autonomie dans le travail à la suite de la construction d’une nouvelle usine de papier entièrement automatisée, remplaçant la vieille usine désuète dans une petite ville ouvrière de l’Estrie. Afin d’intéresser le lecteur à son argument principal, Marie-Nicole L’heureux a surmonté deux obstacles. En premier lieu, les travaux de la sociologie du travail ont abondamment traité de la question des changements technologiques et de leurs effets multiples au cours des dernières décennies. L’organisation du travail, la qualité de vie au travail et les relations de pouvoir dans l’entreprise comptent parmi les sujets les plus couramment discutés à la suite de l’introduction de nouvelles technologies. Dans ces circonstances, un ouvrage qui propose une analyse du processus d’implantation de la technologie et de ses impacts sur plusieurs aspects doit être suffisamment original et créatif pour intéresser le lecteur et ne pas redire ce que d’autres ont déjà dit. En second lieu, l’ouvrage porte sur le changement technologique dans une usine de papier. Or, on connaît l’importance de ce secteur d’activité économique au Québec et nombreux sont les sociologues du travail qui s’y sont attardés dans leurs travaux de recherche. En dépit de cela, le livre de Marie-Nicole L’Heureux intéressera tout lecteur que passionne la question du changement technologique et de ses conséquences sur le travail. L’originalité de l’ouvrage tient à la question de recherche qui concerne l’autonomie, non seulement en association étroite à la technologie et autres dimensions fonctionnelles du travail, mais aussi reliée à un faisceau d’influences socio-communautaires patiemment construites par les travailleurs dans leur rapport quotidien au travail et à son ancrage dans la collectivité. Ensuite, l’intérêt pour ce livre tient aussi à sa méthodologie et surtout à la manière créative de présenter les résultats. L’auteure donne et laisse la parole aux travailleurs qui s’expriment sur une variété d’aspects reliés au travail : technologie, rapports sociaux du travail, lien identitaire, vie communautaire, pour ne nommer que les principaux.
Le coeur de l’ouvrage repose sur dix-sept (17) entretiens approfondis auprès d’ouvriers que l’auteure a réalisés au début de la décennie 1990. Il s’agit d’une démarche ethnographique louable puisque, bien que les changements technologiques soient analysés sous plusieurs angles, peu d’études ont été consacrées à la vision exprimée par les ouvriers ayant vécu de profondes mutations du travail. Il s’agit d’une thèse de doctorat en andragogie que l’auteure a remaniée et réécrite. Le processus de formation et d’apprentissage occupe une place de grande importance dans l’argumentation principale. L’ouvrage est divisé en deux parties, la première présentant l’historique de l’usine, le contexte dans lequel le processus de changement technologique se forme et la manière dont on fabrique du papier. Cette première partie descriptive repose sur l’analyse documentaire des archives, des documents officiels de l’entreprise et du syndicat. Le lecteur saisit d’emblée l’importance que revêt l’usine de papier pour la population de Windsor. Ces chapitres permettent aussi de renouer avec la tradition ethnographique qui consiste à situer tout phénomène sociologique dans son contexte élargi. Le lecteur comprend mieux le rôle du changement technologique non pas du point de vue économique, comme c’est souvent le cas, mais surtout par son insertion dans la vie communautaire et l’importance qu’il revêt sur les identités ouvrières.
La seconde partie est consacrée au changement technologique et à l’implication des divers acteurs de l’entreprise dans le processus de transformation. La trame de l’analyse repose sur les représentations des travailleurs dont la plupart ont travaillé dans l’ancienne usine, et qui sont en mesure de comparer le travail actuel à celui d’avant. Il s’agit de comprendre ce qui se construit à travers le processus d’apprentissage et de formation à un travail induit par une technologie radicale, constamment comparé à ce qui existait dans l’ancienne usine et qui se déconstruit. Les différentes représentations sont catégorisées, classifiées et analysées en fonction de plusieurs thèmes. Le propos est truffé de citations très expressives, colorées, parfois impressionnistes mais toujours appropriées. Il s’ensuit toujours une analyse fine et détaillée du thème et de son lien à la construction de l’autonomie, à sa perte, à son maintien et à son transfert de l’ancien au nouveau monde.
Comme il se doit, les transformations du lien au travail ne sont pas attribuables au seul changement technologique. L’employeur rationalise davantage le lien d’emploi dans la nouvelle usine à travers de multiples interventions formelles au moment de l’embauche, de la formation et dans les activités d’encadrement et de coordination du travail. Les nouveaux liens créés sont impersonnels ; les dimensions fonctionnelle et efficiente du travail sont dominantes et présentées par la direction comme étant essentielles au mode de fonctionnement d’une usine qui se veut moderne. Les ingénieurs occupent un rôle clé dans l’appropriation des connaissances codifiées et plus abstraites. Les travailleurs se sentent dépossédés de leur savoir-faire. Sans être opposés au changement technologique qui leur semble même nécessaire, leurs sentiments y sont ambivalents. Ainsi, l’usine est plus propre, plus grande, plus claire, le travail y est facilité, les conditions de travail semblent meilleures, mais le stress y est fortement ressenti en raison des soucis de fonctionnalité.
Le changement technologique n’a pas été accompagné par d’autres changements dans l’organisation du travail. Il n’y a pas de forme plus participative, à l’exception d’un comité sur la qualité et d’un comité en santé et en sécurité du travail. La participation informelle prend forme dans l’usine moderne, mais, en raison des liens impersonnels et du sentiment de dépossession qu’ils vivent, les travailleurs ne sont guère disposés à proposer des solutions aux problèmes techniques et organisationnels. Ils se privent ainsi d’une façon de se réapproprier la technologie et de produire un nouveau savoir-faire. C’est par le processus d’apprentissage, notamment le maintien des formes anciennes de « l’apprentissage sur le tas » et de l’entraide, que se créent des nouveaux liens entre les travailleurs qui tracent ainsi les voies de l’autonomie, à l’insu de la direction et des ingénieurs qui croyaient le processus formel de formation suffisant en soi. Or, les travailleurs s’aperçoivent rapidement que la nouvelle technologie ne modifie pas radicalement la façon de fabriquer le papier, mais qu’elle change les manières d’en contrôler la production.
La particularité de ce livre tient à la démonstration empirique, fortement appuyée par des faits et patiemment construite, d’une forme de dépossession alors que d’autres liens de solidarité se tissent. Ainsi, il y a une voie pour l’autonomie qui se construit aux interstices des formes organisationnelles de l’efficacité qui ne peuvent tout prévoir. Cette autonomie est cependant différente de celle développée dans l’ancienne usine, elle semble moins prenante. La conclusion est un moment fort du volume. L’auteure nous propose son analyse de l’autonomie associée à la conscience ouvrière, telle qu’élaborée par Touraine, fondée sur l’organisation du travail, l’appartenance syndicale, la communauté et la famille. La nouvelle usine avec ses nouvelles technologies, ses orientations instrumentales, effectives et fonctionnelles ne tient pas compte de ces dimensions, bien qu’elles soient très présentes. Comme le rappellent sans cesse les travailleurs, c’est là qu’ils construisent leur identité.
Deux critiques mineures peuvent être formulées. L’étude de cas aurait gagné à être complétée par la parole des gestionnaires et des représentants syndicaux afin de comparer les représentations du changement technologique de divers acteurs. D’autant plus qu’employeur et syndicat ont contribué fortement par une entente à structurer la configuration organisationnelle de la nouvelle usine. Par ailleurs, la thèse se tient en elle-même, le lecteur comprend l’ensemble de la question à même les arguments exposés par les travailleurs. Le second commentaire concerne la portée théorique de l’ouvrage. Sa valeur empirique est indéniable, mais je déplore l’absence d’un chapitre dans lequel l’auteure aurait présenté son approche conceptuelle et théorique. Dans la préface, Marie-Nicole L’Heureux annonce que les références théoriques seront effectuées dans le cours de la narration plutôt que dans un chapitre exclusif. Quelques noms sont cités, mais il faut être des lecteurs assidus des Touraine, Castoriadis, Giddens, Dubar et autres pour y comprendre quelque chose tant les concepts y sont trop brièvement présentés. On retrouve par ailleurs très peu de ces analyses par la suite à l’exception de la conclusion, où l’auteure fait, entre autres, référence à la conscience ouvrière de Touraine. Dans la conclusion, de nouveaux auteurs s’ajoutent à ceux déjà mentionnés dans la préface, à la lumière des principaux résultats des travaux de De Terssac, Granger et Le Goff notamment. Par une très brève présentation, le lecteur comprend que les travailleurs sont des êtres réflexifs, autonomes et conscients, et donc en mesure de saisir les enjeux qui les concernent et d’y intervenir activement. Mais fallait-il pour cela retirer toute forme d’analyse théorique comme si la description seule pouvait être suffisante ? On retrouve dans la bibliographie une centaine de références, ce qui laisse supposer que l’auteure a effectué une étude des écrits scientifiques, sans toutefois en faire mention dans le texte.
Je recommande fortement la lecture de cet ouvrage à tout lecteur intéressé par la question, en particulier les étudiants de sociologie. Je suis personnellement avide de ces textes qui fourmillent de détails pour bien saisir un aspect. Les voix de l’autonomie ouvrière est bien présenté, bien structuré et d’une lecture facilitée par un style clair et précis, qui donne force à l’argumentation. Il est important de laisser la parole à ceux qui vivent le changement. Il en ressort des aspects inédits sur les conséquences des transformations du travail, ses paradoxes et ses ambivalences, et pas toujours là où l’on pense.