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Tant par son sujet et ses qualités intrinsèques que par l’amplitude de la problématique mobilisée, cet essai constitue une exception dans l’histoire et la sociologie de l’art au Québec, et à ce titre mérite une attention particulière. Le présent compte rendu ignore volontairement l’important volet iconographique, et ne retient que les principaux éléments de cette minutieuse réflexion sur l’émergence de la modernité esthétique.
Élaboré à partir d’une thèse de doctorat présentée à la Sorbonne en 1991, l’ouvrage intègre diverses recherches entreprises par l’auteure, notamment sur la représentation picturale de la ville, sur la critique et sur la réception des oeuvres d’art dans les premières décennies du XXe siècle, selon une approche que l’on peut qualifier à la fois d’historique et de socioculturelle. L’analyse elle-même procède selon deux perspectives, qui occuperont les deux parties de l’ouvrage : l’étude de la critique d’art, qui donne voix à une pensée parfois seulement implicite dans la pratique picturale, et l’étude des tendances picturales, des procédés et des thèmes qui matérialisent la modernité artistique.
Dans une courte mais substantielle introduction, Esther Trépanier écarte les lectures idéologiques ou linéaires de l’histoire de l’art, et les lectures européocentristes qui interdiraient de voir la spécificité de la figuration au Québec durant la période. Ce qu’on appelle parfois le « retour » au réalisme témoignerait, au Québec, non pas d’une régression mais d’un progrès vers la modernité. Notons que la modernité qui est examinée ici est double : d’une part, il s’agit de la modernité urbaine et industrielle qui entre en crise dans les années 1920-1930, d’autre part de la modernité picturale caractérisée par la rupture avec l’académisme, et avec certaines formes de régionalisme et de nationalisme en art. L’ambition de l’auteure est de montrer comment s’articule l’adhésion des peintres à la modernité (dite culturelle ou esthétique), et comment se transforment les paramètres mêmes de cette modernité qui prépare la logique « constructive » et « autoréférentielle » des avant-gardes qui s’affirmeront plus tard, dans la seconde moitié des années 1950. L’argument est complexe, puisqu’il y aurait ici une première modernité, suivie d’une autre, chacune connaissant des spécificités esthétiques, sociales, culturelles. La première modernité esthétique se développe autour d’une théorie de l’art figuratif qui se donne pour nécessaire l’interprétation de la réalité (réalisme humaniste ou personnaliste, lutte pour la démocratisation de l’art, l’éducation artistique, la fonction sociale de l’art).
La première partie de l’essai porte sur « L’émergence d’un discours sur la modernité » tel qu’il se développe dans la critique d’art. La critique est souvent la seule à construire une théorie de l’art vivant ; elle identifie le changement et sensibilise le public ; elle est enfin elle-même un facteur de changement et de rassemblement autour des nouvelles pratiques. L’auteure a examiné plus de 500 articles publiés entre 1919 et 1939. Elle s’est essentiellement intéressée à la hiérarchie, ou à l’importance relative, et aux relations établies par le critique entre trois paramètres : le « sujet de représentation » ou sujet peint, le « sujet créateur » ou sujet peignant, et les « procédés formels » du travail pictural. Cette grille d’analyse est conforme à son objet et elle n’est pas trop éloignée de la pensée esthétique de l’époque. Elle tient également compte de la conjoncture : nationalisme et régionalisme, crise économique, interrogations sur la fonction sociale de l’art et ses institutions. Dans les textes critiques des premières décennies du XXe siècle, c’est la question de la nature du sujet peint qui domine sur les autres paramètres, mais cette domination est en train de basculer.
En effet, la période étudiée est transitoire. Elle commence alors que les institutions fondatrices de l’art national canadien sont en place depuis peu (notamment l’Académie royale des arts du Canada et l’Art Association of Montreal). Les débats esthétiques se complexifient et se diversifient. Dans les pages de la revue culturelle Le Nigog, publiée pendant l’année 1918, on peut lire une première expression du discours de la modernité qui s’élève contre l’esprit étroit du régionalisme ou l’idéalisation du terroir (l’auteure rappellera qu’il y a en fait plusieurs formes de régionalisme qui répondent à des motivations différentes), et revendique la subjectivité, l’universalité de l’expérience esthétique, l’audace dans les procédés. Mais ce discours ne manifeste pas de position commune et claire. Des critiques comme Albert Laberge (La Presse) et Jean Chauvin (La Revue populaire) créent une réflexion moderne sur la peinture, peut-être surtout à travers leurs contradictions et leur profonde ambivalence. L’auteure fait référence à certains travaux récents sur les milieux intellectuels et les artistes, sur la pensée libérale au Canada français, sur le renouveau du catholicisme, le développement des sciences, etc.
L’étude des oeuvres, qui occupe toute la deuxième partie de l’ouvrage intitulée « La crise du sujet », privilégie quant à elle les regroupements thématiques ou iconographiques. Ce choix méthodologique est justifié dans la mesure où les déplacements dans la nature des sujets peints, l’abandon des sujets traditionnels, les désinvestissements et les réinvestissements, les innovations, vont de pair depuis les débuts de la modernité en Europe avec la recherche de solutions formelles inédites. Le paysage urbain, et la figure humaine engagée dans la société industrielle, deviennent des sujets de prédilection pour les modernistes canadiens qui se retrouveront d’abord aux Salons du Printemps de l’Art Association of Montreal et dans les expositions de la Société d’art contemporain.
Dans l’examen de la critique comme dans celui des oeuvres picturales, Trépanier entend souligner les particularités historiques et sociales, nationales et institutionnelles de la « première » ou de la « jeune » modernité, sans toutefois prétendre à une sociographie des groupes, des milieux ou des organisations. S’agissant du Québec, la dualité nationale et linguistique est évidemment bien présente. Depuis le XVIIIe siècle coexistent deux grandes traditions entre lesquelles les artistes ont tendance à se partager selon qu’ils s’identifient à l’une ou l’autre des deux communautés linguistiques : la tradition britannique du paysage, qui connaîtra un essor particulier au Canada pour devenir « art national » et donner à la nature sa dimension épique, et la tradition académique française, avec les scènes de genre et la peinture d’histoire, surtout religieuse ou commémorative – deux traditions qui entraînent des types de mécénat et des marchés eux aussi distincts. En ce qui a trait à sa composition ethnolinguistique, l’étude du milieu moderne des arts plastiques au Québec révèle cependant que si les Canadiens français sont encore minoritaires, il n’y a pas de nette séparation avec les Canadiens anglais et les immigrants plus récents ; tous sont unis dans le combat pour l’« art vivant » contre le conservatisme ambiant, tous sont plongés dans un processus de transformation sociale, et sont perçus comme des marginaux par rapport à leur propre milieu ou communauté. Il y aurait là une sorte de mixité, une situation plus complexe que dans d’autres domaines du savoir ou de la culture savante, qui ne survivra d’ailleurs pas aux transformations de l’après-guerre.
La représentation de la ville (ses ensembles architecturaux ou urbanistiques, l’activité industrielle, la foule des passants et des magasineurs, etc.) occupe une place centrale dans l’essai. La ville est présentée ici à la fois comme lieu par excellence de la modernisation et comme sujet peint spécifique de la modernité artistique québécoise. Le thème, nouveau en peinture, n’engendre pas les mêmes recherches formelles que celles qui vont caractériser, par exemple, le futurisme en Europe. À l’exception de certaines toiles de Marian Scott ou Fritz Brandtner qui tendent vers le purisme géométrique, le thème peut d’abord être analysé comme révélateur d’un débat social ou culturel. L’expérience de la ville est elle aussi modulée selon son contexte historique et idéologique particulier, et les clans ne sont jamais parfaitement différenciés : chez les Canadiens français, la ville est tantôt interdite, niée ou occultée, tantôt investie de nouvelles craintes, de nouveaux espoirs. Les peintres qui s’identifient à la communauté anglophone n’aborderont le thème que dans les années 1930 ; jusque-là, ils véhiculent surtout une vision intimiste de l’urbanité. La ville ne semble pas cristalliser chez eux un conflit idéologique important, et le thème admet une grande variété de traitements. Les peintres issus de la communauté juive, notamment Jack Beder, Louis Muhlstock et Alexander Bercovitch, montrent un intérêt profond pour les formes et les couleurs, les effets atmosphériques de la ville.
La ville, sujet peint de prédilection pour cette première modernité, va s’accompagner du dévoilement de la subjectivité humaine dans le nu et le portrait, mais également de la représentation des corps anonymes qui déambulent sur les trottoirs, des gens de différents milieux et métiers. La représentation de la paysannerie elle-même délaisse le typique et l’idyllique. Du côté des peintres anglophones particulièrement sensibles à la question de la démocratisation et à la fonction sociale de l’art, la représentation de la ville ne coïncide pourtant pas avec la prolifération des scènes de misère urbaine comme ce sera le cas aux États-Unis à l’époque de la Crise. La lutte pour la reconnaissance de la liberté artistique et la transformation des modes d’expression resterait parallèle à l’humanisme social, tantôt plus intimiste ou psychologique, tantôt plus ethnographique. C’est surtout chez les peintres francophones que l’intérêt pour les tendances cubistes et surréalistes est de plus en plus marqué, et que se confirment l’« autonomie de la surface » et l’« indépendance du sujet peignant ».
L’auteure conclut en appelant d’autres études sur l’histoire des institutions artistiques et l’histoire sociale des groupes qui furent les acteurs et les médiateurs de la modernité culturelle. De nouvelles études permettraient de saisir en outre comment l’adhésion à la modernité culturelle prend des directions différentes chez les artistes francophones et anglophones dans les années 1940 et 1950.
Un des points forts de l’ouvrage est l’insistance sur la spécificité et les déterminations conjoncturelles de la modernité artistique, des discours comme des pratiques. Le régionalisme ou le nationalisme de Chauvin, ou celui du Groupe des Sept, n’exclut pas des emprunts aux traditions américaines, mexicaines, européennes, ni la revendication d’universalité ; quant au réalisme, il peut s’accommoder et même commander des explorations formelles avancées.
Le débat sur la question de la modernité est complexe, et le livre tente de replacer l’analyse de la pensée et de la pratique picturale dans cet horizon. Cependant, en introduction, l’auteure exprime une ambition théorique qui pourrait relever d’une indécision plus profonde. En tout cas, elle sème la confusion : il faudrait comprendre la modernité dans son extension intellectuelle, sur le fond des grandes transformations de la pensée occidentales depuis le XVIIe siècle, la modernité entendue comme nouveau rapport au réel et au savoir, avec notamment le rationalisme et le subjectivisme. Or, le plan de l’ouvrage et la méthode inclinent à chercher les avant-courriers ou les précurseurs de la modernité esthétique comprise en un sens beaucoup plus restreint. De plus, en oblitérant les dimensions proprement politique et institutionnelle de la modernité, en ne cherchant pas à révéler davantage la logique interne ou le jeu des idées et des raisons qui motivent les prises de position individuelles, le mode de reproduction des intérêts ou des rapports de force, c’est tout le modernisme triomphant qui apparaît comme un destin obligé, et l’auteure ne nous livre que très peu d’éléments qui pourraient le problématiser.
C’est pourtant bien une perspective théorique qui reste en filigrane dans l’ouvrage : étudier la modernité, et peut-être encore davantage lorsqu’on remonte à ses origines sociohistoriques pour étudier les signes et les mouvements qui préparent la modernité artistique, étudier cette période de transition que sont les années 1920-1930, engage une prise de position normative à l’égard de ce passé récent, et surtout à l’égard du présent et de ce qui devient. Au-delà encore des définitions concurrentes de la modernité, qu’est-ce que l’« art de notre temps » ? L’ouvrage s’attache à l’analyse d’une modernité artistique définie par un contexte de production et de diffusion spécifique – celle qui va s’opposer à la fois à l’académisme et au régionalisme. En fait, l’hypothèse de la « modernisation » (la modernité au sens de la rationalisation et du capitalisme industriel) pèse peut-être trop lourdement sur l’argument de l’auteure. Elle coupe court aux discussions d’une modernité alternative, inachevée ou non dite.
L’enquête sociohistorique sur l’émergence de la modernité esthétique engage de façon plus lointaine une série de questions entrelacées qui refont surface périodiquement non seulement dans l’histoire de l’art, mais dans plusieurs autres champs des sciences humaines et des sciences sociales. Quel statut accorder par exemple aux théories développementales qui tracent l’évolution d’une institution, d’un système social, d’un discours (la modernité artistique) ? Comment se définissent l’autonomie et l’autoréférentialité de ces institutions et de ces discours, quels rapports entretiennent-elles avec les autres discours, avec leur contexte ou leur environnement ? À un autre niveau d’analyse, l’émergence de la modernité au Québec repose la question des complémentarités et des échanges entre la société rurale et le société urbaine, entre les modes traditionnels de production et le mode capitaliste, d’abord dans le contexte particulier de la colonisation et de l’ouverture des nouvelles terres. Et, évidemment, soulever la question de la modernité au Québec, c’est aussi revenir sur la Révolution tranquille et ses interprétations. Dans l’essai d’Esther Trépanier, ces questions ne font pas l’objet d’un traitement systématique, mais elles sollicitent partout notre attention.
Il faut peut-être exprimer une dernière réserve quant aux choix théoriques et normatifs qui ont guidé la conception de l’ouvrage. Puisqu’il est beaucoup question de la représentation de la ville dans le cadre de la modernité esthétique, on souhaiterait que d’autres analyses replacent le travail pictural dans le contexte plus large de la culture visuelle et des autres modes de représentation de l’époque. Sauf les mentions marginales au langage visuel de la publicité en rapport aux tableaux d’Adrien Hébert, l’auteure a choisi d’ignorer les arts graphiques, la photographie, le cinéma, le théâtre populaire, le cabaret, voire la radio, qui sont pourtant des vecteurs importants de cette modernité qui cherche de nouvelles formes de représentation et d’expression.