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À Virginia Maloiseau

INTRODUCTION

À ce jour, que ce soit en Amérique du Nord ou en Europe, le terme « incasable » est largement utilisé dans le champ de la protection de l’enfance et d’autres termes génériquement utilisés en institution définissent ces jeunes tels que « les adolescents violents », les « décrocheurs scolaires », « ceux dont personne ne veut » (Barreyres et al., 2008); ou encore le terme « les jeunes contrevenants » employé au Canada par Lévêque (2002), magistrate ou encore par les criminologues et psychologues Laurier et Chagnon (2011) et Pineau-Villeneuve et al. (2015). Ils sont considérés comme des délinquants ayant des troubles psychiques que les établissements ne sont pas en capacité d'accueillir. Ils sont appelés les « borderline », car ils nécessitent à la fois une prise en charge psychiatrique et un établissement en lien avec la justice. Identifier un jeune comme étant « incasable » peut avoir de lourdes conséquences sur le lien éducatif. Cela implique une mise à l’écart du jeune par le professionnel, car « incasabilité » signifie « impossibilité » à travailler avec ces jeunes. C’est pourquoi il est important de revenir sur ce terme qui place fatalement les jeunes en marge. Certes, certains aspects cliniques similaires s'observent chez les différentes personnes appelées couramment « incasables ». Mais il s'agit d'aller au-delà de l'étiquette posée sur ces personnes afin de se concentrer sur le sujet. La clinique et la psychanalyse abordent la question de l'incasabilité dans une dimension thérapeutique. Il existe une évolution entre la distribution des « étiquettes » collées sur des jeunes présentant des critères semblables à une prise en compte plus individuelle des troubles de jeunes adolescents.  L’objectif de ce texte est de montrer quels sont les enjeux dans la prise en charge de jeunes nommés « incasables ». Ces enjeux se situent à trois niveaux : institutionnel, intersubjectif et intrasubjectif. En effet, il est nécessaire de constituer un maillage entre ces trois niveaux pour envisager une amélioration de l’accompagnement de ces jeunes en considérant toute la complexité que cela implique. D’abord, le terme « incasable » sera étudié dans la revue de littérature comme étant une notion complexe, puis nous verrons la méthodologie employée avant d’exposer le cas clinique de Laurent; les résultats seront analysés dans la partie discussion et enfin la conclusion clôturera la réflexion. 

« L’incasabilité », une notion complexe 

Les jeunes appelés « incasables » sont des adolescents ayant vécu de multiples difficultés durant leur parcours au sein des institutions de la protection de l'enfance. Le terme « incasable » est utilisé par les professionnels de façon courante. Les sociologues Barreyres et leurs collaborateurs (2008) reprennent les études de différents auteurs pour définir ce que sont les jeunes dits « incasables » : ce sont des jeunes en difficulté, en rupture sociale, scolaire, éducative et en absence de soin. Ce vocable est très souvent employé, car il permet de rassembler les jeunes en difficultés sous un terme permettant de les identifier. En effet, les termes sont nombreux pour les définir, que ce soit en Amérique du Nord ou en Europe et notamment en France ou au Canada.  Mais ils évoluent, changent, et laissent place à de nouveaux vocables.

En France, ces jeunes sont couramment appelés « incasables », car il est difficile de leur trouver un endroit pérenne, un lieu de vie, une maison. Ils se trouvent souvent « placés » dans des MECS (Maisons d'Enfants à Caractère Social) de façon provisoire. Desquesnes et Proia-Lelouey (2011) répertorient les termes employés : au début du XXe siècle, ils étaient appelés les « inéducables » ou les « inamendables », puis de « pervers constitutionnels ». Les auteurs soulignent que les dits « incasables » ont toujours existé, mais sous une dénomination différente.  Au Canada ces jeunes sont placés dans des centres jeunesse : centres de réadaptation, foyers de groupe ou centres d’hébergement communautaires. Roy et al. (1998), de l’Université du Québec à Montréal, dénonçaient déjà à cette époque le nombre de termes utilisés pour définir des jeunes en difficulté. Les auteurs qualifiaient ces formules de discriminatoires. 

« L’expression jeunes en difficulté renvoie à de multiples définitions et comporte une dimension opératoire (Quivy et Campenhoudt, 1988), au sens où il est utilisé d’une façon discriminante dans le milieu de l’intervention communautaire pour désigner les jeunes hébergés. » Roy et al., 1998, p. 29. Le vocable « jeunes en difficulté » serait tout aussi préjudiciable que les autres termes mentionnés plus haut. 

Les dénominations ont évolué. En 1950 il est question de cas « résiduels » puis de « cas lourds » et aujourd'hui les psychologues et psychanalystes canadiens, tels que Asselin et Gagnier (2007), parlent de « jeunes multiproblématiques »; d’autres auteurs français, Lafortune et Gilbert (2013) « de jeunes en difficultés » ou « d'adolescents violents » pour le psychanalyste Pinel (2007). « Incasables », « jeunes en difficultés », « cas résiduels », « jeunes multiproblématiques »... sont tant de tournures qui mettent les jeunes à distance et qui induisent une impossibilité à créer du lien. 

Le terme « incasable » semble être une étiquette posée sur une catégorie de jeunes en marge de la société. Il existe une inadaptation du mot « incasable » chez certains professionnels du monde éducatif et paramédical. Ladsous (2009), pédagogue travaillant pour l'éducation spécialisée, et notamment auprès de jeunes « inadaptés » de 1946 à 1988, trouve le terme « incasable » « impossible » puisqu'il ne peut concevoir qu'une personne sur terre ne puisse trouver de « case » où se poser. Comme si ces jeunes ne pouvaient pas avoir un endroit pour eux. Le terme « incasable » traduit dorénavant le désarroi des professionnels se retrouvant devant un grand nombre de situations de mise en échec. Ces jeunes sont baladés d'établissement en établissement, car il existe une véritable peur, pour les institutions, d'accueillir ces « jeunes violents ». Asselin et Gagnier (2007) constatent qu’au Canada des bilans sont effectués auprès de ces jeunes. Ils mettent en garde les professionnels sur leurs procédures, car les résultats de ces bilans vont davantage mettre en avant les faiblesses de ces jeunes. Les auteurs soulignent que les intervenants se concentrent sur les comportements « déviants », ce qui met d’emblée à mal l’accompagnement éducatif. 

Ces jeunes dits « incasables » sont définis par Selosse (2007), psychanalyste, comme ayant des troubles proches de la psychopathie. Ils sont décrits comme des jeunes semant le trouble autour d'eux. Ils sont violents, dans des conduites séductrices, à la recherche d'affection et dans des conduites délictueuses. Ils ont connu un traumatisme durant leur enfance et un oedipe mal investi avec une mère renforçant une dimension mortifère et un père non investi par la mère. 

Le traumatisme psychique lié à la petite enfance et provoqué par la perte d'objet ou les non-réponses aux besoins de l'enfant, viendrait déstabiliser le fonctionnement psychique en provoquant des atteintes précoces du moi et des blessures narcissiques. Cela viendrait perturber et intensifier les mécanismes de défenses tels que le clivage, l'identification, le déni ou l'idéalisation. Cela provoquerait comme des zones mortes dans l'appareil psychique amenant des difficultés de symbolisation. Ferenczi (2006) a travaillé la question du traumatisme psychique. Pour lui, il faut prendre en compte l'environnement de l'enfant et les empreintes psychiques maternelles, l'amour primaire et la haine primaire, le clivage somato-psychique entre la pensée et le corps et le clivage du moi et clivage narcissique comme résultant du traumatisme psychique précoce. Les carences affectives de la mère et le manque de réponses aux besoins viendraient endommager le moi de l'enfant et l'empêcheraient d'être en capacité de réfléchir et d'élaborer. Ces patients amèneraient à un transfert négatif dans la cure analytique selon Ferenczi. Chez les jeunes nommés « incasables », dont la petite enfance a été marquée par la violence, les abandons, les carences affectives, soit, de nombreux traumatismes psychiques, le moi est endommagé. Les mécanismes de défense sont intensifiés, car la symbolisation n’est pas possible. C’est pourquoi ces jeunes renvoient beaucoup de violence, de haine. Au niveau contre-transférentiel, les intervenants se trouvent dans des situations conflictuelles et leur réponse première est le rejet de ces jeunes. C’est pourquoi il est difficile de travailler avec ce public. 

Plus récemment, Lebigot et al. (2012) ont dirigé un écrit rédigé par différents auteurs sur la question du traumatisme. Lebigot et al. exposent les principes généraux du traumatisme psychique. Il reprend l'idée de Freud selon laquelle le traumatisme psychique serait l'effraction de la « vésicule vivante » par l'image traumatique énormément chargée en énergie. L'image va s'installer profondément dans l'appareil psychique. Cette forte énergie provoquerait des perturbations au niveau des représentations. Freud mentionnait ce phénomène de « corps étranger interne ». Les personnes pourraient revivre l'événement toute leur vie comme s'il se produisait à l'instant. Elles revivraient notamment ces événements en rêve. Un sentiment de culpabilité peut être éprouvé par la personne. En effet, la répétition amènerait à un sentiment de déshumanisation tant l'appareil psychique ne fonctionnerait plus comme celle de l'Homme. L'image traumatique sans cesse en marche renverrait à la mort. Cela pourrait amener le sujet à un abandon de soi et des autres. Le sentiment de honte pourrait être ressenti chez ces personnes vulnérables. L'image traumatique viendrait rappeler au sujet qu'il n'est pas immortel et le renverrait directement à la mort. Lorsque le traumatisme touche un sujet, il perdrait cette carapace de l'immortalité. Il ne serait pas nécessaire qu'il soit touché directement par la mort pour ressentir cette mortalité. Mais il pourrait ressentir ce phénomène en étant indirectement touché par la mort. Par exemple, perdre un proche est un traumatisme qui pourrait faire perdre au sujet sa « carapace anti-mort ». L'illusion de l'immortalité serait importante pour vivre, car c'est ce qui permettrait au sujet de se projeter dans l'avenir. Les personnes touchées par le traumatisme les confrontant à la mort développeraient des personnalités « traumato-névrotiques » selon Lebigot et al.. L'auteur parle de l'angoisse de néantisation à laquelle l'angoisse de mort renverrait le sujet. Chez les jeunes appelés « incasables », cette fameuse carapace est tombée. C’est pourquoi ils sont dans l’agir, dans le but de survivre. Ne pouvant se sentir sécurisés, la violence leur permet d’exister. Ils manifestent différents comportements pathologiques selon certains auteurs.

Flavigny (1977) dresse un tableau composé de critères précis mettant en avant les manifestations cliniques chez ces jeunes : 1) passivité, dépendance, exigences mégalomaniaques et besoin de satisfaction immédiate; 2) instabilité, manque d’intérêt, besoin d'évasion et tendance dépressive; 3) angoisses et frustration affective régulière. Ces critères inventoriés définissent ces jeunes qu'il qualifie comme ayant « des conduites psychopathiques » et des « empreintes psychopathiques ». Cependant, il reste prudent quant au vocable « psychopathie » qui aurait un sens négatif. Il s'agit d'une pathologie individuelle au sein d'une pathologie sociale. Cela comprend le « sujet à conduites psychopathiques » dans son rapport à la société ainsi que la société dans son rapport au « sujet à conduites psychopathiques ». La fonction paternelle est mise à mal chez ces jeunes ayant un narcissisme primaire carencé. Mais le point qui fait la particularité de la théorie de Flavigny est la dimension sociale quasi inexistante chez ces jeunes. Ces jeunes aux « conduites psychopathiques » sont rejetés par la société ce qui les renvoie au rejet originaire. Précisons que s’en tenir uniquement à un tableau clinique peut avoir des conséquences chez ces jeunes au vécu traumatique. Cela ajoute une mise à distance des jeunes, car c’est une forme d’étiquetage.  

Le parcours de jeunes qualifiés à la fois de jeunes « difficiles », mais aussi « d'incasables » est étudié par Deries et Grand (2018), sociologues. Ils abordent la question en définissant les « incasables » comme des jeunes ayant rencontré de multiples problèmes. Ils ont un parcours institutionnel mouvant : allant de lieu en lieu, ne trouvant pas d'endroit où se poser. Ces jeunes sont qualifiés de violents par les professionnels exerçant en foyer de l'Aide sociale à l'enfance (ASE). Le public des jeunes « incasables » attire l’attention de Lloveras (2015), éducateur spécialisé. Il débute son article par reprendre le terme “incasable” et en redéfinissant ces jeunes comme étant des publics « frontières ». Ils sont des « laissés pour compte ». L'auteur précise que le terme « incasable » renvoie à ce qui est « déviant » et « obsolète » indubitablement. Il arrive que des éducateurs renoncent à travailler avec ces jeunes en marge. Beaucoup d'étiquettes existent dans la littérature française et canadienne pour définir ces jeunes. Nous remarquons à travers l’ensemble de ces termes et par le fait qu’ils soient indubitablement mis à l’écart de par cette nomination, à quel point cette clinique est complexe. Travaillant dans différents foyers de l'ASE, nous avons rencontré des jeunes appelés « incasables » par les professionnels. 

L’analyse du parcours de vie et du parcours institutionnel des jeunes appelés « incasables » est un élément fondamental pour comprendre les enjeux dans la prise en charge. Dans le champ psychanalytique traitant la question de l’incasabilité, la responsabilité institutionnelle dans le parcours de jeunes placés par l’ASE est mise en avant. En effet, le manque de places au sein des institutions fait rejouer pour ces jeunes, le manque de leur propre place au sein de la structure familiale. Sélosse (2007) s’intéresse à la dimension psychique du jeune pour tenter de comprendre sa difficulté d'inscription à une place. II aborde la subjectivité au lieu de « l'incasabilité ». L’auteur reprend la théorie de Chartier des 3D : Déni, Défi, Délit, définissant les « incasables » pour y ajouter un quatrième « D », celui de Délocation, soulignant l'exclusion de ces jeunes. Il s'agit de bannissement des institutions provoquant une blessure narcissique chez ces jeunes. Il précise que ce sont des jeunes hors limites, à la recherche d'une mère suffisamment bonne pour trouver leur identité et d'un père reconnu pour maintenir la loi filiale et structurant, pour assurer la sécurité de son enfant. 

L'aspect clinique est mis en avant par Sélosse (2007) qui définit les « incasables » comme étant au carrefour de la psychose, névrose et perversion. Mais ce qui fait leur particularité est le caractère « exceptionnel » qui leur est accordé. Ces jeunes sont souvent questionnés sur leur existence. « Que fais-tu ici? » est une question qu’ils entendent régulièrement en changeant souvent de lieu d’accueil. Cela renvoie à la question des origines, de l’appartenance familiale, mais qui fait défaut lorsqu’il n’y a pas d’objet identificatoire pour ces jeunes. 

Il existe un sentiment d'injustice chez ces jeunes. Les professionnels s'occupant « d'incasables » ressentent « l'inquiétante étrangeté » chez eux, dans laquelle ils peuvent être « engloutis », selon Sélosse (2007). Il fait un portrait pour le moins effrayant du fonctionnement psychique de ces jeunes. Les « incasables » se souviennent de cet aspect mortifère et repèrent en chaque personne ce visage de la mort si familier. La mort est très présente chez ces « incasables » ayant des désirs meurtriers. Ils sont dans l'agir destructeur, n'ayant aucune place pour s'installer et une incapacité à symboliser. Des actes auto-engendrés amènent ces jeunes à ressentir de l'excitation et de la stimulation, ils sont à l'état le plus brut, dépourvus de signification. L'agir destructeur leur permettrait de fantasmer un corps morcelé faisant ressurgir les souffrances du passé. L'enchevêtrement pulsion de vie/pulsion de mort ne peut se faire à cause de ces mouvements archaïques et cela conduit à l'errance. Sans contenance, ou bien « oubliés » pour reprendre le terme de Lloveras (2015), ils errent. Ils sont sans accroche et sans appartenance. L'absence d'une place au sein de la famille et l'abandon créent ces morts de la vie, et les inscrivent dans une continuité mortifère. Ils ne sont que dans la recherche inconsciente du rejet. Ils tentent de diviser les professionnels. Les institutions ne les gardent pas et en renvoient la cause à ces jeunes. 

Ce même discours sur la responsabilité des institutions est partagé par Bourcier (2017) pédopsychiatre d'orientation psychanalytique. Il a d'ailleurs créé une microstructure pour accueillir ces jeunes. L’auteur reprend le terme « d'incasable » pour dire que c'est un terme commun ayant évolué vers « adolescents difficiles » puis « adolescents aux difficultés multiples ». Pour cet auteur, « l'incasabilité » résulte de deux phénomènes. D'abord les troubles du comportement chez les jeunes sont plus importants de nos jours et les passages à l'acte sont dépourvus de symbolisation. Ensuite, c’est la spécialisation des institutions qui amène cette problématique. Il définit ces jeunes comme « présentant des troubles psychiques avec des manifestations comportementales importantes, souvent déscolarisés ou peu scolarisés, dont les familles sont elles-mêmes en grande difficulté » (Bourcier, 2017, p. 150). L’auteur décrit dans la suite de son article, la complexité psychique de ces jeunes. Finalement, il parle des « incasables » surtout en terme « d'adolescents difficiles » comme il le faisait dans son article coécrit avec Baudelaire et Lacaze-Morais (2015). 

Les psychanalystes précisent : « Le premier soin consiste à les distinguer, à les faire naître sous la gangue pesante de leur costume social. » (Bourcier et al., 2015, p.188). En effet, les jeunes sont presque indissociés, pris dans la masse disqualifiante, car ils sont considérés comme des « jeunes difficiles » dont le parcours traumatique, les événements lourds de leurs histoires sont mis en avant pour les présenter. Ils sont noyés sous cet amas de termes et de discours dénigrants dont il est difficile de sortir tellement cela leur colle à la peau. Les auteurs pensent que ce sont des jeunes relevant de la psychiatrie, mais qui n'en bénéficient pas, car les équipes d'accompagnants ne persévèrent pas devant les nombreux refus des jeunes. Le manque de partenariat entre le monde éducatif et la psychiatrie peut en être la cause. Mais la volonté de ces auteurs tend vers la clinique du sujet. Là encore, Bourcier et al. (2015) partent de l'intersubjectif vers de l'intrasubjectif en favorisant une approche individuelle du sujet, plutôt que de les « coller » (comme on collerait une étiquette) dans un groupe d'adolescents difficiles. 

Le psychologue clinicien d'orientation psychanalytique, Boudin (2013), travaillant dans un ITEP (Institut thérapeutique éducatif et pédagogique) et dans une MECS, parle d'une jeune qui peut être qualifiée « d'incasable », mais il préfère définir cette jeune comme étant « désorientée », « perdue », « en grande souffrance » et sans « attache ». Ce terme n’est utilisé que par des instances administratives et non au sein même de l'équipe. L'auteur parle également de la multiplicité des prises en charge pour ces jeunes. Non seulement ils connaissent différents lieux d'accueil dans leur parcours, mais ils ont besoin de plusieurs accompagnements. Il existe très peu de lieux permettant un accordage de l’accompagnement de ces jeunes. Il arrive que des jeunes bénéficient d’une mesure de protection de l’enfance, mais aussi d’une prise en charge thérapeutique, mais les échanges entre les professionnels sont rares. Cependant, il semble nécessaire que le travail interinstitutionnel puisse être mis en place. Ce sont des jeunes au parcours multi-institutionnel. Ils passent de lieu en lieu sans qu’aucun lien ne soit établi. Cela amène une méconnaissance de l’histoire du jeune, à la fois sur son passé, mais également au moment présent. Dans ce contexte, il est difficile de faire naître le lien entre l'intervenant et le jeune sans qu’il puisse être étayé dans différents espaces. De plus, le manque de connaissance sur l’histoire de vie et sur le parcours institutionnel ne favorise pas l’accès au jeune déjà étiqueté “incasable”. Ce vocable qui met le professionnel à distance le met davantage par manque de lien entre les institutions. 

L’auteur évoque le rejet des professionnels envers ces jeunes qui sont considérés comme des marginaux. Il reprend les termes qui définissent ces jeunes, ce que nous retrouvons dans la quasi-totalité des textes, « incasables », « jeunes aux difficultés multiples ». Puis il parle de « jeunes aux besoins multiples » et de « jeunes aux besoins particuliers ». Cela induit  la clinique du sujet. Le terme « incasable » n’est pas utilisé par tous les professionnels. Il semble qu'il soit employé en sociologie, et de façon très générale, par les administrations. 

Deries et Grand (2018) sont des sociologues qui ont comparé deux parcours de jeunes « incasables » ayant deux « destinées » différentes puisque l'un, délaissé par les accompagnants, serait devenu SDF, tandis que l'autre, grâce à la rencontre des différents professionnels qui se sont réunis pour parler de sa situation, a pu trouver une solution pérenne. Or le regard des sociologues reste de l'ordre de l'intersubjectif puisque c'est de l'autre, de l'accompagnant, dont dépend l'incasabilité du jeune. Néanmoins, ils ne cherchent pas du côté de l'individuel et restent très en surface dans leur approche. Ils montrent toutefois l’importance de l’implication professionnelle dans un travail permettant la place du lien jeune-adulte. Ce lien permet une amélioration de la prise en charge, puisque les sociologues apportent la preuve de la nécessité du lien professionnel-jeune, ayant pour objectif de sortir ces « incasables » de leur triste sort.

Ces jeunes, qui étaient appelés « incasables », vont être pris en compte dans leur individualité et les termes les désignant vont se modifier : des « jeunes difficiles », qui peuvent être pris à double sens puisqu'ils sont à la fois difficiles envers eux-mêmes, mais également envers les autres. Puis le terme de « jeunes aux difficultés multiples » qui les montre du doigt en appuyant sur leurs incapacités, rien de très reluisant pour ces jeunes « placés » en marge. 

La notion de « jeunes aux besoins multiples » amène une vision moins accusatrice envers eux. Ils ont des besoins qui doivent être adaptés à leur problématique individuelle. Ainsi, « l'incasabilité » de ces jeunes a été abordée sous les aspects institutionnels, intersubjectifs et intrasubjectifs.

Il semble important de ne pas catégoriser les jeunes dits « incasables » par des étiquettes et sous-étiquettes. Les étiquettes ont été mises pour rassembler tous ces « in- ». Les « in- » représentent tous ceux qui ne rentrent dans aucune case. « Incasables », « inadaptés », « inéducables », « inamendables » ... Mais ne seraient-ils pas des « incompris »?  En se référant seulement à un tableau clinique présentant des symptômes prédéfinis par Flavigny (1977), le risque serait de bloquer la réflexion en se plongeant dans la fatalité de l'incasabilité. C’est là la limite de la littérature traitant de ce sujet. Il se peut que l'incasabilité soit quelque chose de temporaire. Alors, il faut tenter d'aller voir ce que le sujet a à dire de lui-même et évincer l'angoisse institutionnelle en proposant au jeune de s'installer quelque part. 

La littérature psychanalytique actuelle offre peu de recherche autour de la clinique de l’incasabilité, notamment à travers la médiation théâtrale. Ce média a permis un cadre malléable nécessaire. Cette recherche permet de montrer qu’il est possible à ces jeunes de se réapproprier leur histoire à travers des dispositifs créatifs. Une mise à l’écart de l’étiquette “d’incasable” devient alors possible. C’est aller à la recherche du jeune au-delà des étiquettes. La littérature, mais également les intervenants, mettent en avant les difficultés des jeunes, en oubliant qu’ils ont aussi des forces, comme le précisent Asselin et Gagnier (2007). Ce travail de recherche montre qu’il est possible d’investir une relation thérapeutique et éducative autour d’un média théâtre, dans le but de donner la parole aux jeunes. C’est entendre ce qui fonctionne et pas seulement ce qui est cassé chez ces jeunes. Il faut se permettre de créer des dispositifs pour les investir. L’idée est de ne pas se laisser happer par les événements à versant négatif provoqués par ces jeunes, mais d’aller du côté de la dimension intrapsychique. Le théâtre permet de les voir autrement et donc de les investir autrement.

MÉTHODOLOGIE

Il s’agit d’une recherche basée sur une pratique clinique qui s’appuie sur un suivi psychothérapeutique. Relater le cas clinique permet de mieux appréhender les enjeux de la relation thérapeutique tout en cherchant à mieux comprendre le fonctionnement psychique d’un sujet. 

L’étude de cas menée se réfère au suivi psychothérapeutique d’un jeune que nous avons choisi de dénommer Laurent. Il a été suivi pendant deux ans et demi dans le cadre d’entretiens individuels réguliers, ainsi qu’au sein d’un groupe théâtre. Dans le cadre du travail psychothérapeutique mené, il nous semble que cela a permis de mieux prendre en compte et de montrer sa subjectivité, son individualité.  Le cadre thérapeutique a permis au jeune de questionner l’étiquette “d’incasable” et de soutenir un travail d’élaboration au niveau identitaire. Au fur et à mesure, Laurent se « décollera » de cette étiquette « d’incasable » qui a pu le suivre.

L’analyse des entretiens et des ateliers, du suivi psychothérapeutique dans son ensemble, s’appuie ainsi sur la théorie psychanalytique qui considère que derrière le discours manifeste, il y a un discours latent où les éléments sont préconscients ou inconscients. Ce discours est investi libidinalement ou agressivement et il montre ainsi les charges affectives présentes. Après chaque séance en individuel ou en groupe, des notes sont prises dans l’après-coup. Chaque séance est analysée (thématique, mouvements psychiques, etc.) une par une, puis une analyse transversale à la prise en charge est effectuée afin d’en repérer la dynamique processuelle.

Le dispositif et les conditions d’entretien, de l’énonciation, apparaissent comme éthiquement corrects. L’anonymat est maintenu. Les événements et situations qui permettraient de reconnaître le jeune ne sont pas présentés ici. La démarche clinique puis de recherche prend en compte le respect de l’autre dans son autonomie et ses vulnérabilités. Il est considéré en tant que sujet. Cette recherche se situe dans le respect du sujet souffrant. 

CAS CLINIQUE

« Laurent » un prénom dans toutes les bouches

Laurent arrive à la MECS à l'âge de 10 ans, où il restera pendant un an et demi avant de rejoindre l'ITEP de l'institution. Laurent est le deuxième enfant d'une fratrie de trois. Les autres enfants vivent au domicile de la mère. Avant son arrivée, il était placé dans un autre établissement et a été hospitalisé plusieurs mois : il a donc connu plusieurs structures. Laurent souffre du diabète et a des troubles du comportement reconnus par la Maison départementale pour personnes handicapées (MDPH). Il fait régulièrement des crises de violence accrue. Seule la fatigue l'arrête. Laurent erre dans le quartier jusqu'à tard le soir, et dès que ses parents l'interdisent de sortir, il entre en crise cassant toute sa chambre. À cette époque, Laurent a huit ans. Les parents n'arriveraient plus à tenir le cadre éducatif et ne géreraient plus les soins liés à sa maladie. Laurent a volé une console de jeu dans un magasin, ce qui aurait provoqué une réaction de violence physique du père sur son enfant. La mère a alerté l'assistante sociale du premier établissement ITEP fréquenté, sur le danger qu’encourait Laurent s'il reste au domicile. En effet, les parents disent ne plus pouvoir maîtriser leurs réactions face aux crises de Laurent. De plus, les relations fraternelles sont également conflictuelles. Le frère aîné de Laurent est maintenant placé dans un établissement. Laurent est d'abord placé à la MECS de notre institution puis rejoindra l'ITEP de ce même établissement.

Son nom est dans toutes les bouches. L'inquiétude des éducateurs est palpable. Ils se sentent en difficulté dans leur accompagnement avec ce jeune qu'ils qualifient « d'incasable ». Laurent a très souvent des accès de violence et « rien ne peut l'arrêter ». Il est en grande difficulté scolaire, il fugue de l'établissement, il lui est difficile d'avoir des relations sociales sans que la dimension sexuelle soit engagée. Il a été accusé de vol et de viol. Il est qualifié de « délinquant » dans le discours de son père. Certains professionnels souhaitent l'arrêt de l'accompagnement de Laurent, car « sa place n'est pas ici » selon eux. Le père est disqualifié dans le discours des éducateurs, il est mis à distance, car ils rencontrent davantage la mère de Laurent. La mère est qualifiée de dangereuse dans le discours des éducateurs, car elle ne pourrait être maternante avec Laurent. 

Laurent nécessite une multiple prise en charge. Il doit être soigné pour son diabète (3 piqûres par jour), pour sa violence, ses carences dans les apprentissages et il doit être protégé de la maltraitance des parents. Un signalement pour violence du père sur leur enfant est fait par la mère. Mais où est la place de Laurent alors si ce n'est ni à la maison ni dans un foyer? Laurent n'entre dans aucune case sauf celle de l'incasabilité. Mais qu'en est-il de sa subjectivité?

La première rencontre a lieu au sein d'un atelier théâtre thérapeutique. Il s’agit de proposer un atelier créatif donnant lieu à un spectacle de fin d'année. Le groupe est composé de six jeunes ayant entre 9 ans et 13 ans et de deux animateurs : un éducateur et une psychologue. Laurent est âgé de 12 ans lorsque lors de cette rencontre. L'atelier va évoluer au fil du temps pour s'adapter aux besoins et aux demandes des enfants. Les séances ont une durée d'une heure chaque semaine.

L'institution, qui s'est déjà mobilisée en regroupant en un lieu les différents soins, va devoir encore faire preuve d'adaptation aux problématiques de Laurent. La relation entre le jeune et l'éducateur est mise à mal par Laurent qui serait constamment en confrontation violente envers une tierce personne. Laurent insulte, frappe et s'opposerait aux règles de vie institutionnelle. 

Les relations père-fils seraient marquées par la violence verbale et physique. C'est alors son mode de communication, son langage : comme le langage du petit enfant qui connaît l'influence que ses cris ont sur ses parents. Il obtient ce qu'il désire par cette violence. Il n'accepte pas les lois qui lui sont imposées. Il met ses parents au défi. Sa souffrance s'exprime à travers cette violence agie. 

Lors de la première séance, Laurent semble visiter le lieu. Il fait penser à une personne que l'on aurait kidnappée et lâchée dans cette pièce tant il est inquiet et agressif envers les autres. Laurent a accepté de venir « faire du théâtre » sans savoir ce qu'était le théâtre. Il est possible qu'il soit sur la défensive de peur que nous l'attaquions avec quelque chose qui reste de l'ordre de l'inconnu pour Laurent. Alors il se prépare à riposter. Ce jeune garçon ne semble pas avoir confiance en les autres et notamment, envers les adultes. Il attaque sa mallette de soin. Cette mallette qui est comme une part de lui-même. Elle lui permet de le maintenir en vie puisqu'elle contient son insuline permettant de soigner son diabète.

Il entre en conflit avec le groupe et va chercher à ce qu'on lui réponde de manière violente. Il recherche la violence de l'autre afin que l'on s'attaque à lui. Laurent s’adresse aux autres avec agressivité : « Quoi qu'est-ce t'as toi!? » ou encore « c’est mort, s’il faut apprendre des textes c’est mort ». Il s’agite lorsqu’une consigne lui est donnée. Laurent semble surmené, beaucoup d'interdits lui sont imposés et alimentent l'excitation. Il lui est difficile de faire confiance aux adultes qui ne sont là que pour « interdire ». Alors, afin de le surprendre et de lui montrer un autre mode de communication que celui de « dominant-dominé » et pour le sortir de cette logique « sadique-masochiste », la thérapeute ne va pas se positionner en tant que telle. Il s’agit de tenter de détourner l'attention de sa posture surmoïque en le questionnant et non en l'interdisant. Il est alors déstabilisé et surpris. Cela a des effets au niveau transférentiel et au niveau contre-transfert maternel. À la fin de la séance, le jeune garçon annonce qu'il ne reviendra pas. La confrontation à un désir insatisfait lors de la séance, n'a pas suffi à Laurent pour investir le groupe afin d'y trouver une place. La séance a permis de mettre en avant une discontinuité chez Laurent entre plaisir-déplaisir et agressivité-apaisement. Il décide de terminer sur une note négative, car il s’autorise difficilement à se représenter comme quelqu'un de bon. 

Aspects institutionnels : le tiers déstabilisant et déstabilisé?

Laurent est revenu la fois d'après et s'est inscrit dans le groupe. Lorsqu'il est absent, c'est parce qu'il aura un rendez-vous extérieur à l'institution ou lorsqu'il sera hospitalisé. L’institution a beaucoup de difficultés à se mobiliser autour de cet atelier. C’est quelque chose de nouveau, personne n’a pu investir ce projet porté seulement par son initiatrice. Alors de nombreux rendez-vous pour Laurent sont posés sur ce temps de soin. Il y a à redire régulièrement aux professeurs des écoles de l’établissement, aux éducateurs, aux chefs de service que notre groupe existe au sein de l’institution. Un grand travail est fait auprès des équipes afin qu’ils puissent participer avec les jeunes à l’atelier, qu’ils aident les jeunes à répéter leur texte. Ce n’est qu’au bout d’une année que cet atelier existera pour l’institution, après la première représentation. D’ailleurs, c’est bien là tout l’enjeu du travail avec ce public : il faut le faire exister, et pour cela il faut beaucoup donner de soi. Cependant, afin de pouvoir tenir, il est nécessaire que ces jeunes, cet atelier, existent pour le tiers institutionnel. C’est là la triade entre le jeune, le thérapeutique et l’institution. 

Aspects intersubjectifs : Violence et idéal du moi mouvant

Laurent ne se soumet pas à la loi groupale qui demande de travailler en commun. Il est à l'écart et reçoit de la part de ses pairs beaucoup d'agressivité à laquelle il répond par des insultes. Les mots leur manquent parfois et ils ne comprennent pas toujours leurs émotions. Une émotion qui survient sans pouvoir l'expliquer engendre alors la violence physique et verbale. Ils doivent se défendre individuellement. Ils ne forment pas encore une unité. La confiance n'est pas là. Pour qu'elle puisse s'installer, cela va demander du temps et du travail à chacun. L'autre ne doit plus être considéré comme quelqu'un de dangereux.

Laurent a des accès de violence pendant les séances lorsqu'il est face à une difficulté. Lors d’une séance, il imite le son d’une mitraillette et tire sur les membres du groupe. Lorsque la question de l'apprentissage d'un texte est posée, il bascule sur un mode très défensif. Il dit : « c'est mort ». La lecture a généré de nouveau chez lui des angoisses, mais, finalement, il trouve un apaisement. Cet atelier est, pour Laurent, un théâtre émotionnel discontinu entre angoisse, violence, colère, valorisation, puis régression. Il nous emmène en tant que professionnel, sur la scène de ses émotions afin que nous lui donnions la réplique, une parole rassurante que l’on peut qualifier de maternante. À plusieurs reprises, Laurent ira à la quête de cette parole réconfortante. Le lien de confiance est déjà en jeu. Il le teste. Le fait de dire « c'est mort » semble être une recherche chez l'autre d'une position maternante. Mais ses mots lui ont permis de sortir de l’atelier sans colère.

Au fil des séances, Laurent évolue et semble se trouver dans un conflit : suivre son père ou trouver une autre voie. Soit il est agressif, violent et renonce à l'apprentissage de la lecture, soit il tente de trouver une autre voie par l'accès à la parole et l'apprentissage de la lecture. Laurent veut montrer à ses parents qu'il peut être beau et briller dans leurs yeux. Il veut se dégager de la représentation qu'ont ses parents de lui : « le futur délinquant ». Il rêve que ces parents sont là et qu'ils le trouvent beau. Il les attend avec impatience pour la représentation. C'est le moment de la déception et de la régression : les parents ne viennent pas au spectacle et, selon Laurent, parce qu'ils n'en auraient pas envie. Ce moment est très difficile pour lui. Laurent vient tout de même exprimer de façon archaïque son refus de jouer et sa colère. Il a identifié ce lieu comme pouvant recevoir sa souffrance et c'est une évolution, car il aurait tout à fait pu passer à l'acte à l’extérieur. Il a mis en oeuvre des moyens toute l'année pour plaire à ses parents. Il a respecté les interdits pour continuer de recevoir l'amour de ses parents. Mais ce jour-là, il va les haïr. C'est ce qui va faire naître la culpabilité chez Laurent. Il va donc vouloir faire payer ses parents en insultant le public adulte et principalement composé de parents d'autres enfants. Mais il existe chez lui une peur de se trouver isolé du groupe. Il va tenter de se faire détester par les autres en se mettant dans une position masochiste.

L'idée que Laurent veut devenir comme son propre père commence à être abandonnée peu à peu par l’investissement de nouveaux objets. Il cherche à montrer cette nouvelle image positive de lui-même, dans le but d'obtenir une confirmation de ses parents qu'il est peut-être quelqu'un de bon. Cela lui permettrait de se renarcissiser. Très souvent, Laurent va se mettre dans une position de toute-puissance en se faisant leader, en prétendant que les autres sont moins bons que lui... mais ce narcissisme secondaire est fragile. Il se perçoit comme idéalisé et survalorisé. Laurent joue sans oubli de texte et avec plaisir, mais adressera des insultes qui ne seront pas entendues par le public. Ses vulgarités semblent être un message aux adultes avec lesquels il est difficile d'obtenir leur confiance. Contre toute attente, à la sortie de scène, les enfants félicitent Laurent et il renvoie le compliment à ses pairs. Les adultes viennent le féliciter encore et encore et mettre en avant son travail et son courage. Pour Laurent, ces paroles et l'enthousiasme environnant lui permettent un relâchement des tensions. Son narcissisme sera très valorisé. Ce spectacle vient symboliquement mettre fin à cette année de groupe.

Aspects intrasubjectifs : Vers un investissement de nouveaux objets

Laurent revient l'année suivante et passe dans le groupe des plus âgés (13 à 16 ans). Laurent évolue : lors d’un exercice d’improvisation, il va mettre en scène sa propre situation d'enfant "malade". Les jeunes vont se positionner différemment avec Laurent. Ils deviennent empathiques, comprenant à leur façon les moments de colère de Laurent. Cela permet à Laurent d'être repéré par ses pairs. Le groupe fait corps.

Un spectacle est demandé par les cadres. Au début, Laurent ne souhaite pas participer à « l'écriture » de la pièce. Cela le renvoie à sa difficulté, l'illettrisme. Il retrouve un état de tension physique venant cacher un état de tension psychique. Il propose ses idées, en lien avec des superhéros qui se battent. Nous retrouvons son idéal de toute-puissance. Les jeunes et lui-même vont créer le personnage de Laurent en utilisant cet idéal. Il se place et est placé comme le leader des lutins. C’est une pièce qui raconte l’histoire du Père Noël qui vient prévenir la veille de Noël qu’il part pour la distribution de cadeaux dans quelques heures. Cependant, les lutins ont du retard dans la fabrication des cadeaux. Ils vont devoir s’unir pour sauver la fête et pour que chaque enfant, ait un cadeau. Laurent donne des ordres et mène le groupe. Mais il s'occupe aussi du réveil de ses lutins. Il les accompagne dans leur tâche. Laurent occupe la fonction maternelle. Il est bienveillant à ce que tous les enfants aient des cadeaux, veille à ce que le père (Noël) soit séduit par son investissement auprès des « enfants » lutins. Laurent s'investit dans cet atelier. Il présente ses idées, crée des situations qui ne sont plus violentes. Laurent intériorise ses angoisses qu'il arrive à identifier, comme étant liées au trac. L'atelier a un effet positif sur la gestion de l'émotion et sur son identification. Il s'approprie les méthodes et les utilise de façon appropriée en devenant un chef leader bienveillant. Il est même pris en exemple et, ce qui habituellement est vécu comme une lacune, va le renarcissiser : il ne sait pas lire et pourtant il connaît son texte.

Il joue le bébé qui veut être nourri et l’adulte est désignée par lui comme étant la seule à pouvoir le nourrir sans qu’il soit en danger. Il recherche une réponse maternante à laquelle il s’identifie : Laurent reprend mes propos et les utilise avec les autres. Il veille au bon déroulement de la pièce, telle une mère inquiète pour ses enfants. La valise n'est plus maltraitée, elle ne reçoit plus de coup. Peut-être est-elle toujours vécue comme un mauvais objet, mais le rapport qu'a Laurent avec cette mallette est différent. Il est plus soigneux avec elle, tout comme il semble plus soigneux avec lui-même. Laurent accepte les compliments des éducateurs. 

Au moment du spectacle, Laurent rassure un plus petit qui est en colère face à l'absence de ses parents pour le spectacle. Laurent était dans la même situation un an auparavant. Il utilise son expérience personnelle pour venir en aide à son camarade. Laurent est positif malgré l'absence de ses parents encore cette année. Mais l'institution est présente pour lui. Il a suffisamment de ressources maintenant pour ne pas lâcher le groupe malgré les aléas.

La pluie tombe, il va falloir modifier tous nos plans et faire le spectacle sans micros dans la salle du gymnase. Mais Laurent gère la situation et rassemble les troupes pour que le spectacle ait lieu dans les meilleures conditions. Laurent a pris beaucoup d'assurance, il est autonome lors de la prestation. Il n'a plus besoin d'aller à la recherche de mon regard, ne demande plus mon aide. Les autres peuvent compter sur lui en cas de problème. Il est très content de lui. Il y a une évolution très visible quant à son estime de soi.

DISCUSSION

L’étiquette d’incasable en moins, dans le regard de l’autre[2] et pour soi

Comme présenté au début de cet article, le terme « incasable » utilisé dans la littérature, présente ces jeunes comme ayant de multiples dysfonctionnements : « fugues », « menaces », «autoagressions», « maladie », « violences sexuelles », « déscolarisation », « troubles psychiatriques » ... autant d’étiquettes collées sur ces jeunes en souffrance. Laurent rentre-t-il dans la case de l'incasabilité? Si nous observons son évolution, nous pouvons affirmer que Laurent, qui au départ était défini comme étant « incasable » par les professionnels travaillant avec lui, a su arracher cette étiquette. Ce sont des jeunes qui n’ont pas accès à la symbolisation. Par exemple, chez Laurent existe une forme d'autoagressivité qu'il met en jeu avec la scène de la valise qui représente un besoin vital. C'est la première ambivalence remarquée chez Laurent. À la fois, il est sur la défensive, comme si sa vie était en jeu, mais il attaque également ce qui peut le maintenir en vie en mettant des coups à la mallette. Laurent n'a pas accès à la parole comme délivrance de ses mouvements internes destructeurs, alors il passe à l'acte en attaquant cette mallette comme s'il attaquait son propre corps afin d'assouvir une certaine souffrance.

Chaudoye (2009), parle de la relation d'objet vampirique et la définit en différents points. D'abord, il existerait un lien entre la pulsion de vie du cruel et le narcissisme. La pulsion viendrait nourrir un narcissisme vidé. La recherche de vie en l'autre laisserait place à la confusion sujet/objet dans une relation miroir. Cette idée du miroir met joliment en reflet la nécessité de l'autre pour exister en tant que sujet. En effet, l'auteure précise que dans le mythe du vampire, ceux-ci ne peuvent voir leur image dans un miroir, ce qui montre le lien avec le narcissisme : comment peut-on penser son moi sans pouvoir accéder à une représentation de celui-ci?

Au fil de la thérapie, Laurent se trouve du côté de l'excitation et, par conséquent, il n'arrive pas à passer du côté de la représentation. Il n'est pas possible pour lui d’accéder au processus de sublimation. La pulsion sexuelle va se décharger par la violence. Cette agressivité est assimilable au vide décrit plus haut. C’est pourquoi, travailler auprès de jeunes en souffrance c'est se risquer au vide qu’ils peuvent transmettre à l'autre. Mais ce que peuvent transmettre les éducateurs en retour, c'est de la vie là où l'on pense qu'il n'y en a pas. Créer du lien avec ces jeunes, vivre des bons moments et surtout s'inscrire dans la vie du jeune et permettre la continuité du lien sont nécessaires. Il faut tenir devant le vide, devant les mouvements agressifs.

Les professionnels doivent également accepter un travail d'élaboration psychique des enjeux de leur relation au jeune. Laurent a pu projeter des identifications maternelles, en lien avec ses projections. Il cherche la régression en employant des termes percutants. Faire référence à la mort alerte l'autre. C'est un mot qui n'a pas d'autre signification que de mettre fin à une vie. Alors qui peut aujourd'hui empêcher la mort de Laurent? C'est peut-être ce qu'il demande de façon inconsciente.

C’est pourquoi il faut avoir le recul nécessaire pour ne pas se retrouver piégé dans ce rôle qui nous est attribué et pour permettre la continuité du lien. Ce sont des jeunes qui sont à la recherche de la répétition de l’événement traumatique. Il faut alors se montrer fiable lorsque ce moment se rejoue afin de leur montrer une nouvelle réponse, différente de celle vécue dans la petite enfance.

Le tiers institutionnel est très important dans la relation professionnel-jeune. Il faut qu’il soit symbolisé par le jeune et donc il doit exister dans le discours de l'éducateur. Les décisions prises pour le jeune se font entre professionnels et avec le tiers institutionnel existant. Il est important de s'appuyer sur ce tiers qui permet une relation triangulaire et l'accès à la symbolisation. Dans le cas de Laurent, c'est grâce au soutien du tiers institutionnel qu'il a pu avoir accès à la symbolisation. La violence agie a été travaillée par le théâtre et cela va permettre la sublimation.  Au début du suivi, le père de Laurent était vécu comme idéal du moi, selon le concept élaboré par Freud (1914) qui met en avant l’idée que l’enfant veut devenir comme l’objet. Il existait une identification à l'agresseur dans le but de devenir comme son père. C'est une identification narcissique de la violence. Il a intériorisé cette relation de violence, permettant la filiation familiale. Plus tard, Laurent semble être pris dans un conflit entre maintenir son identification à l’agresseur ou bien faire évoluer son identification paternelle. Alors c'est à ce moment que l'atelier théâtre thérapeutique et au sens plus large, l'institution, entre en jeu pour prendre cette fonction tierce. Laurent a pu s'identifier à un nouveau père grâce à l'intériorisation de la fonction paternelle et en se détachant de l’identification à l’agresseur. 

Au niveau transférentiel, une représentation de la mère bienveillante permet une identification chez Laurent; par exemple lorsqu’elle répond avec bienveillance à travers le jeu, à sa demande de soin.  Il laisse tomber une part de son idéalisation pour son père et investit davantage l’institution. Il y a un mouvement de désinvestissement et de réinvestissement des identifications paternelles. Laurent exprime ses premières émotions et sensations de plaisir quant au jeu sur scène. Il introjecte des éléments positifs faisant sa nouvelle identité. C'est le moment où il questionne ses représentations et ses idéaux qui se détachent de son modèle familial. Laurent évolue et tend vers la construction d'un idéal du moi qui se détache d'une idéalisation paternelle. Il commence à prendre soin de lui et de sa mallette de soin. Il se responsabilise et semble accepter sa maladie. Il construit une nouvelle image de lui et s'intègre au groupe. Laurent va à la recherche du cadre sécure pour se laisser penser. L'institution devient un cadre sécure pour Laurent.

Laurent n'est plus vécu par les éducateurs, les cadres, les psys... comme étant un « incasable ». Enfermer les jeunes dans des étiquettes les mène à la fatalité, car cela empêche un accès au lien avec le jeune. Le professionnel qui va se trouver devant le jeune appelé ainsi se sentira dépassé. De fait, s'il est « incasable » cela signifie que nous ne pouvons rien pour lui. En revanche, si l'on enlève cette étiquette, nous nous trouvons avec un jeune qui a tant à nous apprendre! La construction du lien avec le jeune et la continuité de ce lien vont nécessiter une adaptation du professionnel au fonctionnement psychique du jeune. Le tout en s'appuyant sur un tiers institutionnel qui se doit d'être solide. Il a accédé à la sublimation par la créativité, il construit son identité en mettant de côté l'image du père réel. Il accède aux identifications paternelles et maternelles. Laurent est devenu sujet.

Lorsque le terme « incasable » est posé pour définir un jeune, il est difficile de repérer où se trouve la subjectivité. Pourtant, il faut dépasser ce terme et permettre de rencontrer le jeune comme étant sujet et non comme faisant partie d’un groupe « d’incasable ». Le cas clinique de Laurent permet de comprendre les enjeux de l’accompagnement d’un jeune appelé « incasable ». Le maillage entre la part institutionnelle, intersubjective et intrasubjective a rendu le travail possible avec ce jeune. 

Les professionnels souffraient de la situation. Ils avaient des difficultés pour accompagner ces jeunes, nous remarquions une fuite de la part des éducateurs dans ces accompagnements. Nous ne pouvons croire à l’incasabilité de ces jeunes. En rencontrant Laurent régulièrement, et ce, malgré les contraintes institutionnelles, une alliance thérapeutique a vu le jour. Il n’existe pas de protocole à suivre pour travailler avec ces jeunes stigmatisés.

Ce sont des jeunes qui mobilisent beaucoup d’énergie chez l’autre et qui nous mettent au travail au point de devoir toujours apporter une réponse créative et inventive. C’est travailler avec un public très spontané. Aucun entretien ne se ressemble. Tout peut arriver et il faut être prêt à recevoir la parole et les actes parfois très violents de ces jeunes. Aucun ne se ressemble, c’est pourquoi il faut toujours adapter sa clinique en fonction du fonctionnement psychique du jeune. Cependant, nous retrouvons des éléments communs qu’il faut mettre au travail. Cela commence par l’élaboration du traumatisme psychique. 

Répétition du traumatisme : enjeux intersubjectifs, intrasubjectifs et institutionnels

Le traumatisme psychique et la recherche de la situation traumatique sont au centre de cette clinique. Laurent fait part, lors de l'atelier, du fantasme de la mère dangereuse voulant sa mort. La pulsion d'autoconservation est mise à mal puisque Laurent ne trouve que de l'agressivité à travers les soins. Cette agressivité se manifeste dans ses comportements envers les autres. Laurent a vécu la violence du père et elle est présente dans chacun de ses discours sur son père. La « confusion des langues », conceptualisée par Ferenczi (2004), peut exister chez entre ces jeunes et leurs parents, ce qui marque le traumatisme. Le manque de la fonction paternelle ne permet pas l'individuation. La sexualité ne peut pas être intériorisée. La période de latence est bousculée. Ces jeunes ne peuvent intérioriser les excitations submergeantes. C’est ce que nous montre Laurent qui exhibe sa sexualité, comme lorsqu'il « tire » sur tout le monde avec une mitraillette imaginaire, d'où l'idée de confusion des langues entre lui et le groupe. La sexualité se manifeste de façon très archaïque : ce n'est ni tendre ni innocent. La haine de Laurent est verbalisée, agie et l'atelier lui sert de lieu de décharge pulsionnelle. La question de l'identité sexuelle est en jeu.

Ceux qu’on appelle “incasable” ont été retirés de leur famille pour entrer en institution. La séparation se répète et elle est parfois difficile puisqu'elle fait écho à la première, traumatique. Ils ont des difficultés pour trouver leur place. Place qu’ils vont parfois chercher au sein de leur famille en s'identifiant au père. C’est le cas de Laurent qui s’identifie au désir de la famille en devenant « délinquant ». L’institution doit tenir une continuité, une régularité. Les modifications de lieu impliquent de nouvelles séparations avec l'espace investi. Laurent rencontre ce mouvement à plusieurs reprises. Cela se joue par des changements de salles, des changements de lieux de vie, d'institutions. Il a connu différents foyers d'accueil et l'hôpital. Il va-et-vient entre les institutions et il est difficile pour lui de s'installer dans une place au sein d'une famille institutionnelle ou familiale. De plus, la séparation signifie la fin, voire la mort pour Laurent qui, en début de thérapie, ne pouvait se représenter l'absence. Cela remet en jeu sans cesse l’identification mélancolique liée à la perte puisque la mort se met en scène de façon répétitive par ces déplacements. 

Le traumatisme psychique primaire se rejoue dans la thérapie par les différentes manifestations identifiables à travers les mouvements transféro-contre-transférentiels. Les carences affectives, la sexualité, le manque de représentations, le manque de la fonction paternelle, le clivage, la violence, la séparation et le manque de maintien corporel sont des phénomènes que nous retrouvons chez ces jeunes et qui sont en lien avec le traumatisme psychique. L'enfance de Laurent a donc été marquée par ces dysfonctionnements qui ne lui ont pas permis de s'appuyer sur des assises narcissiques suffisamment consolidées. Cela n'a pas permis à la période de latence de se passer comme prévu par Freud (1987). C’est pourquoi l’institution à une part de responsabilité pour permettre la continuité du soin et doit être un appuie pour les jeunes et les professionnels.

Une période de latence mise à mal?

La sexualité est refoulée pendant la période de latence. Les motions sexuelles sont détournées de leur but pour faire place à la sublimation. La période de latence chez Laurent a été mise à mal puisque la sublimation lui est impossible. La sexualité est très présente et difficilement détournable. Laurent n'a pas renoncé à ses objets oedipiens et à ses désirs parricides. Laurent est en effet pris dans un conflit de loyauté envers son père : lui ressembler pour être accepté par lui ou s'en détacher pour répondre à la demande du tiers institutionnel, ce qui signifie évincer le père et renoncer à cette appartenance filiale. Pour réduire la tension corporelle de Laurent, un travail psychique est nécessaire.

Laurent n'a pas accepté la perte identificatoire, soit la désillusion du complexe de castration qui renvoie à la place de garçon et non d'homme. Le refoulement et la sublimation n'ayant pas joué leur rôle, il reste accroché à des croyances préoedipiennes. Laurent est en proie à la pulsion à but sexuel qui ne se détourne pas vers la pulsion à but narcissique dans un premier temps. Le groupe va lui apporter un moyen de trouver une fantasmatique groupale en faisant des compromis et en y trouvant sa place. Des remaniements identificatoires ont lieu. Mais le groupe, qui permet la créativité commune, va amener Laurent vers la sublimation et le refoulement de ses pulsions à but sexuel. La latence permet l'accès à la sublimation pour calmer les émotions, mais cela n'a pas cet effet dans un premier temps chez Laurent, car le passage « moi-idéal » – « idéal du moi » ne s'instaure pas. Puis il y a un apaisement chez Laurent grâce à l'accès à la dimension des représentations sublimatoires. La période de latence qui n'était pas structurante le devient par le biais du théâtre. 

Laurent a connu une transition narcissique lorsqu'il a été remarqué par l'institution dans une action sublimatoire lors de son premier spectacle. Quand il a montré une bonne image de lui, l'institution s'est mobilisée autour de lui. Elle a à ce moment investi Laurent d'une autre façon : lui qui était « incasable » est maintenant vu comme un jeune accessible avec qui il est possible de travailler. Le rapport Laurent-éducateur va complètement être métamorphosé. Cette métamorphose va permettre une continuité du lien. L'institution va être soutenante, car elle ne craindra plus le travail avec Laurent. Mais Laurent a dû faire ce premier pas, car il est difficile de travailler avec ces jeunes qui renvoient le vide comme nous l’avons décrit plus haut. L'absence de la fonction paternelle est avérée chez Laurent. Durant la période de latence, le père n'a pas été rassurant pour son enfant qui vivait des angoisses liées au complexe d'Oedipe. Nous pouvons nous demander si la période de latence peut se mettre en place chez les jeunes nommés « incasables ». Ils se développent sur un mode anxiogène depuis la petite enfance. Le lien entre le père et l'enfant n'est pas sécure. La relation mère-enfant étant exclusive, le père n'est pas représenté symboliquement et la triade père-mère-enfant n'existe pas.

Chez Laurent, les besoins corporels sont essentiels puisqu'il est diabétique et que sa vie est d'autant plus en danger face aux manques de la mère. Cela le plonge dans des angoisses de mort. Il n'est jamais rassuré. L’immaturité de son moi ne permet pas la dominance des instincts. Le jeu devient pathologique lorsque la curiosité de la sexualité est assouvie. Les jeux d’agressions pendant la période de latence viendraient à la suite d’un traumatisme de l'enfance, où l'initiateur du jeu aurait été témoin de la sexualité. Les limites n'étant pas posées, le ça peut jouir de sa fonction de demande de satisfaction immédiate aux envies. Identification, sublimation et refoulement sont mis à mal ainsi que les instances psychiques telles que le moi, le ça, le surmoi et l'idéal du moi. Le moi est clivé, car il existe un désir chez les jeunes dits « incasables » de satisfaire les pulsions qui est contrarié par l’intégration des limites de la réalité extérieure. La réalité est intégrée, mais aussi niée par Laurent. Le ça est sans limite puisque le surmoi est défaillant. L'idéal du moi s'est tourné vers une identification à l'agresseur avant de se détourner de ce but pour investir de nouveaux objets. D'ailleurs, Laurent devient un adolescent pendant ces années de thérapies. L’incasabilité va progressivement être moins bruyante et laisser à Laurent, à ces jeunes une possibilité d’exister pour eux-mêmes.

Pour Laurent, le choix d’objet sexuel est transgressif, rappelons qu’il a été accusé de viol. Le choix d'objet primaire n'étant pas bien installé, il est à la recherche de son identité sexuelle. Laurent veut séduire le père afin d'être accepté dans cette famille. L'homosexualité est recherchée et, en même temps, nous sommes dans une institution pour garçons. Alors la relation avec les filles est très rare. Ce temps de l'adolescence passe inévitablement par la modification du corps au moment de la puberté. Laurent paraît grandir en même temps qu'il évolue psychiquement. C'est un garçon pour qui il est difficile de donner un âge. Même son âge était « incasable ». 

Un espace thérapeutique, un espace de jeu

Une fois la symbolisation devenue possible pour lui, il a pu développer ses capacités psychiques et débloquer ce qui retenait ce corps dans une certaine inhibition. Chez ces jeunes existe un processus d'identification à l'agresseur qui va être peu à peu être mis de côté pour laisser place à un nouvel idéal. Ils ne peuvent investir l'objet d'amour autrement qu'en étant hors la loi, puisque la relation à l'objet primaire est marquée par les carences affectives et par le manque de la fonction paternelle lors de l'enfance. Grâce à l’accompagnement institutionnel adapté aux besoins de ces jeunes, ils pourront progressivement rechercher un lien fiable et plus rassurant. C’est ce que met Laurent en scène en cherchant une fonction maternelle via le lien thérapeutique. Il faut mettre des limites à cette relation « mère-enfant » transférentielle en s'appuyant sur le tiers afin que Laurent se sente en sécurité. Nous pouvons donc repérer la dimension institutionnelle comme étant un appui de la relation intersubjective. Le tout prenant en compte la dimension interne du sujet.

À l‘adolescence survient la quête identitaire, Laurent va véritablement s'appuyer sur le groupe et sur le tiers institutionnel pour construire sa subjectivité. Il s‘identifie au groupe et aux éducateurs de l’institution, ce qui procure un sentiment d’appartenance. Il trouve sa place au sein de la maison d’enfants. Laurent a eu le temps d'aller à la rencontre de l'autre ainsi qu'à sa propre rencontre et s'inscrit aujourd'hui dans la société. Il n'est pas « incasable ».

Cette réflexion sur le terme « incasable », mériterait d’être poursuivie en développant davantage des exemples d’accompagnement thérapeutique. Actuellement, il n’existe pas de protocole préétabli pour travailler avec ces jeunes. Créer des dispositifs innovants pour ces jeunes semble important afin de permettre le lien intervenant-jeune. Toutefois, ces dispositifs devront être malléables, car comme nous l’avons vu, cette clinique est centrée sur le sujet. Un suivi ne sera pas le même qu’un autre.

CONCLUSION

Nous avons vu à travers le cas clinique de Laurent, l’importance de l’adaptation de l'accompagnement. Il n’y a pas de recette ou de protocole préétabli pour accompagner ces jeunes, et c’est bien cela le problème des institutions dans lesquelles tout est calculé, tout doit entrer dans les cases préconçues. Avec ces jeunes, cela n’amène que du rejet. Il faut adapter notre mode de fonctionnement et trouver en soi, les ressources et la créativité nécessaires pour leur faire une place. Travailler avec ce public veut dire qu’il faut respecter le maillage institutionnel, intersubjectif et intrasubjectif. En effet, il faut inclure le tiers institutionnel dans notre accompagnement et il doit être fiable. Il est important d’analyser les enjeux de la relation du jeune concerné avec son entourage familial, ses camarades, mais aussi au sein du transfert et contre-transfert dans le lien professionnel-jeune. Du point de vue intrasubjectif, il faut se risquer au vide de ces jeunes, à leur violence, et aux nombreux mystères qu’ils ont à nous faire découvrir sur eux-mêmes. 

Lorsque nous rencontrons un jeune dénommé « incasable » cette étiquette lui colle à la peau et cela peut retenir, empêcher les professionnels d’aller à la rencontre du jeune. Ils sont en grande souffrance psychique et parfois physique, ils ont besoin d'un accompagnement adapté avec des éducateurs prêts à s'investir dans la relation. Mais il faut que cela soit encadré par le tiers institutionnel et élaboré lors de réunions cliniques régulières. Le terme « incasable » nous questionne, car il impose une fatalité dont ces jeunes ne peuvent sortir. Pourtant Laurent nous montre l’inverse. Il est possible d’évoluer, certes, pas de façon constante, car il y a une dynamique sinusoïdale qui rend cette clinique difficile. Mais il est important d'apporter une stabilité dans leur placement. La continuité dans l’accompagnement est la clef vers la fin de l’incasabilité. La relation doit exister au plus tôt entre le professionnel, l'éducateur et le jeune et doit être longue dans la durée. Les mouvements institutionnels rejouent le traumatisme et sont, par conséquent, maltraitants. Les établissements ont besoin d’équipes éducatives qui tiennent, soutenues par une direction fiable et il est nécessaire que les psychologues soient investis et adaptent leur pratique auprès de ces jeunes et des équipes. Cette clinique en perpétuel mouvement a besoin de s’étayer sur une base solide et constante. Il est important de créer une triade pour le jeune : éducateur-jeune-tiers institutionnel. Il faut permettre l'accès au registre symbolique et, pour ce faire, le service doit pouvoir faire preuve de souplesse et de créativité. Les activités, les moments du quotidien, doivent être une priorité de l'accompagnement même si cela va à l'encontre des objectifs des projets personnalisés demandés par l'ASE qui exige une scolarisation ou un travail. Il y a bien souvent l’exigence d’atteindre des objectifs professionnels de la part de la protection de l’enfance.

Cependant, si les dimensions métapsychologiques, la relation, la verbalisation, la sublimation et la subjectivation ne sont pas travaillées dans un premier temps, ni la scolarité ni le job ne pourront tenir dans le temps. Malheureusement, certains placements sont courts, car il arrive que le jeune soit placé trop tard, à l'approche de ses 18 ans et ces dimensions n'ont pas le temps d'être mises au travail. Le temps est un élément très important. Ces jeunes ont besoin de temps pour apprivoiser les traumatismes et devenir sujet et cela commence par le renoncement à l’étiquette « incasable ».