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INTRODUCTION

Seulement 3,2 % de la population pénale française concerne des femmes incarcérées selon les statistiques du ministère de la Justice (en décembre 2021). Il est donc peu souvent débattu de la spécificité de la criminalité et/ou de la délinquance féminine, si ce n’est à l’occasion de faits divers dramatiques essentiellement centrés autour de l’infanticide. Si, en général, les femmes incarcérées semblent bénéficier de conditions matérielles de meilleure qualité que celles des hommes, leur vie en détention s’avère plus précaire dans la mesure où elles sont souvent très isolées de leurs proches. En effet, le nombre restreint d’établissements pénitentiaires français accueillant des femmes (en général, ce sont des annexes dans des établissements pour hommes) entraîne un éloignement géographique de leur foyer, ce qui complique considérablement le maintien des liens familiaux; les activités collectives sont parfois limitées ainsi que l’accès aux formations et au travail, puisque l’absence de mixité implique que les hommes et les femmes ne peuvent se rencontrer et encore moins travailler dans des les mêmes espaces. Historiquement, rappelons-le, la prison a été conçue par des hommes pour d’autres hommes.

De manière générale, la population féminine carcérale est avant tout caractérisée par une fragilité sociale et psychologique. D’après une enquête récente de l’Observatoire international des prisons (2019) : 20 % des femmes sont illettrées, 50 % ont un niveau d’instruction primaire et seulement 30 % ont suivi une instruction au niveau secondaire supérieur. Les femmes détenues proviennent en général de milieux défavorisés et sont en partie désocialisées lors de l’incarcération. Beaucoup d’entre elles ont subi des violences durant l’enfance et/ou dans leur vie conjugale. Ces femmes sont marquées par des bouleversements dans leur milieu d’origine : placements, situation de violences et/ou d’alcoolisme, décès, séparation, divorce. Une partie d’entre elles a été suivie pour des troubles psychologiques avant leur incarcération. Ce qui veut dire que si les femmes ne sont pas nombreuses à exercer la violence, elles l’ont en général subie. Les femmes incarcérées sont majoritairement des mères de famille. Les passages à l’acte dans lesquels les femmes sont impliquées ont très souvent une dimension affective et ils sont souvent commis dans la sphère familiale, même si depuis quelques années on assiste à une évolution de la délinquance féminine. En détention, les femmes sont aussi beaucoup plus nombreuses que les hommes à prendre un traitement (45 % contre 18 % chez les hommes) pour pouvoir supporter l’enfermement, ne plus penser, tromper le temps par le sommeil, éviter les fortes angoisses et insomnies.

La contrainte par corps en détention

Le rapport au corps est singulier chez la femme puisqu’il noue fondamentalement la question de l’identité, en particulier autour de la procréation et de la maternité. Aussi, en détention où le corps est contraint, immobilisé, il devient aussi le premier lieu d’expression de la plainte : les somatisations sont nombreuses ainsi que les actes autoagressifs; L’univers carcéral est avant tout une prise sur le corps, ce qui correspond à la manière dont le corps est utilisé pour payer la dette sociale. Le système pénitentiaire, comme le soulignait Foucault (1975), est organisé de manière que tout soit en permanence contrôlable, observable, visible. L’espace intime est donc mis à mal, fragilisé, fissuré, jusque dans la gestion quotidienne du corps comme le sont les fouilles corporelles, les douches collectives dans certaines maisons d’arrêt, les changements impromptus de cellule, la nourriture qui est imposée, etc.

Le temps en tant qu’organisateur social du dehors, disparaît au profit de l’instauration d’une « cyclicité institutionnelle » qui donne un effet de répétition et d’immobilisation (heures des parloirs, temps des promenades, moments des repas, horaires des activités). Les multiples irruptions du carcéral dans l’intimité nécessitent une adaptation, voire une adhésion aux impératifs institutionnels qui porte sur le corps, qui devient pour ainsi dire un objet de transaction. Le principe de la vie induit une logique de survie qui se traduit par l’intériorisation de la contrainte. Le corps devient pour ainsi dire le prolongement du cadre carcéral. Ce n’est donc pas surprenant d’observer l’apparition d’automutilations qui semblent être pour certaines détenues le seul moyen d’attaquer l’immuabilité du système tout entier, puisque le corps devient le support privilégié du témoignage et de la dépossession (« dépôt-cession »). Mais paradoxalement pour certaines femmes détenues, l’emprise corporelle peut être vécue comme des points d’ancrage favorisant la sensation d’être contenue et dans ce sens, la prison ferait alors office de « fonction contenante ». Balier évoquait déjà en 1988 comment dans certains cas, la prison pouvait faire office de pare-excitations de suppléance.

L’incarcération (qui implique une dépendance totale, une immobilisation du corps, une prohibition de l’espace d’intimité) va ainsi très fortement réactualiser des situations de violences subies, mobilisant le corps. Dans ce sens, la période actuelle d’incarcération va immanquablement remobiliser des vécus extrêmement archaïques et anciens de grandes souffrances identitaires. La période d’incarcération va ainsi potentialiser une profonde régression engageant un retour à un état de dépendance particulièrement pénible, dans la mesure où le présent retourne dans le passé et est le passé.

Le contexte de l’incarcération est donc propice à l’accompagnement psychologique de ces femmes qui souhaitent alors, partager et comprendre leur histoire infantile et familiale marquée par la violence et la disqualification affective. Le psychologue est donc sollicité, pour comprendre et appréhender l’histoire de la construction des liens en écho des expériences de dévalorisation, qui sont réactualisées dans leurs parcours de femmes et de mères. Mais on mesure aussi combien, c'est précisément le corps qui va être utilisé comme un objet sur lequel elle tente d’exercer une certaine maitrise sur un mode principalement autoagressif / autopunitif (grève de la faim, somatisation, automutilation).

Comme nous le laissent penser les éléments cliniques recueillis dans notre pratique en détention, l’acte commis surgit donc très fréquemment au moment où il est question de séparation ou d’un profond sentiment d’impuissance en lien avec une trajectoire marquée par des carences affectives et éducatives.

Repères cliniques des interactions précoces avec l’environnement

Rappelons que l’émergence de la personnalité n’existe pas d’emblée ni spontanément. C’est l’environnement et le lien maternel primaire qui permettront au sujet de vivre des expériences « à sa mesure », c’est-à-dire d’accompagner le sujet dans son accès au monde extérieur et à la réalité. Il s’agit non pas d’un environnement « parfait », mais plus précisément d’un environnement capable de s’adapter en fonction des circonstances de vie et en fonction de l’évolution des capacités de l’enfant. Aussi, l’adaptation maternelle, l’adaptation de l’environnement, vise à assurer un continuum de vie à l’enfant afin que celui-ci puisse rencontrer le monde extérieur qui vient l’effleurer et non l’envahir, de manière à ce que l’enfant puisse s’adapter à l’imprévu sans que celui-ci soit vécu comme une effraction, une intrusion. Ce sont ces premières modalités relationnelles qui permettent à la fois d’organiser le monde pulsionnel (c’est-à-dire de transformer une tension en logique intersubjective signifiante) et le monde affectif qui s’organisent seulement à partir de ce que lui renvoie l’environnement. C’est parce qu’une expérience d’adaptation entre la tension ressentie par l’enfant et l’apaisement produit par l’environnement, que l’enfant (sujet en devenir), peut construire les fondements de son être qui se constituent par intégrations progressives (des expériences rythmiques de rencontre avec l’environnement). Autrement dit, c’est à travers l’expérience intersubjective, et la manière dont l’environnement propose une certaine intelligibilité au sujet, que l’émergence de la personnalité se construit.

La qualité de ce premier tissage soma-psyché va permettre que le corps s'éprouve dans une série d'interactions signifiantes initiées par les réponses adéquates de l'environnement (ou de l’objet, selon la terminologie clinique freudienne). L'organisation pulsionnelle et affective est dépendante de ce jeu rythmique intersubjectif. C’est seulement dans ces conditions que les émotions (qui sont des traces des premières relations intersubjectives) sont intégrées. Le sujet est alors en capacité de se situer de manière réflexive, c’est-à-dire de se sentir, de s’éprouver dans une rencontre qui le transforme et qui va construire le socle de ses représentations, de son monde interne et intime. Cette dimension marque l’accès à la construction de l'intimité émanant des premières rencontres avec l’autre. Ce travail « en accordage » prélude à l'intériorisation du pôle relationnel dans la dynamique psychique.

Les situations de maltraitance, les altérations du lien précoce et/ou infantile, les situations marquées par la violence familiale vont surdéterminer le vécu de discontinuité et vont invalider le sentiment identitaire de base. Dans les cas les plus extrêmes, les situations de violences subies vont entraîner des expériences de sidération et une « contrainte à subir » provoquant détresse et impuissance. Cela a une conséquence importante dans l’expression de la violence et la trajectoire délictuelle et/ou criminelle, qu’elle soit masculine ou féminine; dans un cas comme dans l’autre (chez les hommes et les femmes), ces événements subis vont être répétés (par la compulsion de répétition) pour tenter de se départir d’un fort sentiment d’impuissance. Si les femmes sont moins enclines à commettre des actes violents, elles ne sont pas moins enclines à reproduire (de manière affective / psychologique) les violences subies. Et c’est aussi bien souvent dans les relations affectives et/ou amoureuses et/ou maternelles, qu’elles vont chercher à cicatriser ou à soigner les expériences relationnelles originairement vécues, les ayant conduites dans une grande souffrance ou dans une impasse.

Aussi, l’entrée en prison constitue un moment de souffrance intense. Parce que bien souvent, l’incarcération est l’issue d’un parcours chaotique en regard duquel aucune « solution » n’a pu être envisagée; mais aussi parce que la souffrance est liée au passage à l’acte lui-même, qui a souvent une résonance affective (soit parce que la violence commise touche la sphère familiale; soit parce que l’acte met à l’épreuve les liens avec les proches et la famille). L’incarcération fait donc ressortir des peurs anciennes, un profond climat de vulnérabilité, des souvenirs traumatiques, qu’elles ont tenté de transformer dans un parcours semé d’embûches qui s’avère être pris dans la répétition de leur histoire infantile.

C’est essentiellement autour de vécus de honte traumatique et de grande culpabilité que ces femmes arrivent en détention avec un sentiment de profonde solitude. L’incarcération va réveiller un vécu d’exclusion, associé à une culpabilité et une honte primaire qui sont issues des premières rencontres délétères avec l’environnement. Ces premières expériences de discontinuité entraînent un profond sentiment de blessures narcissiques, laissant l’impression d’une disqualification qui pèse sur l’identité même du sujet. Et plutôt que d’être soumise à des carences affectives ou des violences incompréhensibles, c’est bien souvent la théorie de la faute qui marque le parcours de ces femmes, comme s’il valait mieux être coupable que vulnérable ou impuissante (Ravit, 2010, 2011).

Le cadre de la rencontre clinique en détention

En détention, la rencontre clinique s’effectue à la seule demande du détenu. En France, et depuis 1986, ce sont les SMPR (Service médico-psychologique régionaux) qui organisent la prise en charge psychiatrique et psychologique des détenus qui viennent alors consulter de leur plein gré. Les Services médico-psychologiques régionaux sont des services psychiatriques implantés en prison, plus particulièrement dans les maisons d’arrêt qui sont les premiers établissements pour peine, où les personnes sont écrouées immédiatement après la commission de l’infraction (délictuelle ou criminelle). Les soins psychiques dispensés dans ces structures dépendent de l’hôpital le plus proche, ce qui laisse donc une indépendance « relative » des soignants (psychiatres, psychologues, infirmiers, psychomotriciens, etc.) vis-à-vis de l’institution pénitentiaire. Les missions des équipes ne se limitent pas à un simple rôle de consultation, mais ces équipes ont en charge des interventions différentes, un rôle de prévention, d’éducation et de relations avec les différents lieux de prise en charge sanitaire et sociale (hôpital psychiatrique, associations pour patients toxicomanes, associations pour sujets en précarité, lieux d’hébergement). Il existe actuellement 26 SMPR répartis sur le territoire national.

Chez la plupart de ces femmes incarcérées venant consulter, il est bien rare de rencontrer un mode d’organisation psychique dans lequel la pensée est investie sur fond de jeu fantasmatique. La relation à l’autre est souvent régie par des modalités défensives pour lutter contre des vécus d’empiétement et de terreur. Ce qui semble décisif dans la relation thérapeutique est la manière dont va s’instaurer une relation dans laquelle la subjectivité du patient, parfois inintelligible, peut être accueillie. Dans ce contexte, les outils projectifs (en particulier le Rorschach et le TAT) prennent une place non négligeable de la mesure où ils vont permettre de mettre en forme, de servir de support figuratif, à ce qui ne peut être représenté. La contribution des épreuves projectives va permettre de soutenir une mise en sens des mouvements psychiques du patient à partir d’une méthode et d’un cadre qui mobilisent des conduites perceptives et projectives propres à chaque sujet. La complémentarité des épreuves (Rorschach et TAT) contribue à entendre différemment là où le sujet est en impasse. Chaque épreuve va donc être investie de manière différente par le sujet pour organiser la réalité perceptive. Rorschach et TAT se présentent donc comme 2 épreuves complémentaires de l’organisation de l’affect : le Rorschach procéderait à sa « mise en sens », car relevant de la sensorialité primaire et concernant la qualification de l’éprouvé; alors que le TAT procède à sa « mise en scène », car relevant de sa figurabilité dans la rencontre.

À partir d'un cas clinique, l’objectif est d'envisager comment de manière singulière, dans cette clinique parfois vertigineuse, la fascination et la sidération sont convoquées en résonnance du vécu traumatique du patient. La patiente a été rencontrée par l’auteure du présent article et toutes les précautions ont été prises afin de conserver l’anonymat et la confidentialité des informations portant sur la vie de celle-ci.

Ophélie

Ophélie est une jeune femme d’une trentaine d’années, des yeux de braise, un teint diaphane, l’air intemporel comme flottant dans l’espace, en décalage total avec la dureté et la vétusté du cadre de la prison qui l’entoure.

Face à moi, Ophélie est passive, elle se positionne comme une enfant, une victime ayant besoin de consolation. Durant la première consultation, Ophélie me livre les circonstances de son passage à l’acte (ce qui n’est pas toujours le cas dans les premières rencontres) comme pour déposer les traces de son passage qu'elle souhaite indélébile dans une surenchère de détails, rendant là le clinicien captif de la nature morte qu'elle décrit.

Ophélie est incarcérée pour tentative d’homicide : elle a grièvement brûlé son ami au moment où celui-ci venait de lui annoncer leur séparation. La scène se déroule ainsi : Ophélie « tombe » amoureuse d’un homme marié, père de deux enfants. Elle le rencontre dans un club sportif, au détour d’une glace. Elle est d’emblée captivée par l’image de cet homme et multiplie les jeux de miroir pour solliciter son attention, provoquer leur rencontre. Sa rêverie romanesque qui prenait forme dans le miroir prend quelques semaines plus tard vie dans la réalité; Ophélie me raconte alors comment elle prend plaisir à l’attendre le soir, s’improvisant en « vraie femme d'intérieur ». Elle s’imagine arrimée à cet homme dans un quotidien qui la fait rêver, mais qu’une autre femme qu’elle partage avec cet homme. Et puis, c’est le retour à la réalité : il ne souhaite pas quitter sa femme et l’annonce à Ophélie qui devient blême. Ophélie mime l’indifférence. Il s’allonge sur le canapé. Ophélie tente désespérément de le séduire. Il restera de marbre. Ophélie prend alors une bouteille d’alcool à brûler dont elle l’asperge avant de mettre le feu. Très vite, l’homme est une torche vivante. Il hurle et gesticule dans tous les sens. Là, Ophélie s’active pour tenter d’éteindre le brasier qu’elle vient d’allumer : elle se précipite pour prendre un seau d’eau, en vain… Elle attrape alors la main de l’homme pour le conduire dans la baignoire où elle l’immerge. L’homme est sauf, mais brûlé à 80%. Ophélie appelle immédiatement les pompiers pour leur signaler qu’elle a voulu tuer un homme. Elle n’est pas prise au sérieux, on lui répond : « vous vous êtes trompée de service ». Ophélie appelle alors la police et se retrouve écrouée 48 heures plus tard.

Ophélie me raconte cette scène sans aucune émotion, froidement. Ophélie semble décalée de la souffrance de l’autre pour lequel elle n’éprouve aucune compassion, comme en rupture d’identification avec cet autre qu’elle ne reconnaît pas comme en partie semblable à elle.

Durant les premières rencontres, Ophélie cherche à imaginer le corps brûlé de l’homme qui l’a trahie. Ce sourire sur ses lèvres en dira long sur sa possible satisfaction :

  • d’avoir marqué de manière indélébile le corps érogène de l’autre, par des traces de souffrance et non de plaisir;

  • d’avoir détruit toute possibilité de plaisir qui serait pris dans le futur en dehors d’elle;

  • mais surtout, d’être présente, en secret, dans le lit conjugal, ce qu’elle me dira : « je serai toujours là, même quand il sera seul avec sa femme ».

Son manque de crédibilité, auquel Ophélie est sensible, aussi tragique que cela puisse être lorsqu’elle annonce par téléphone sa tentative de meurtre, témoigne du caractère ridicule de sa monstruosité, de sa barbarie, car derrière son apparente toute-puissance et sa cruauté, se cache un musée infantile peuplé de honte et de désespoir.

Ophélie se raconte dans un style narratif plutôt qu’associatif. Elle présente sa famille « sans histoire », dit-elle. Ophélie est l’aînée d’une fratrie de trois enfants. Avant sa naissance, sa mère a perdu deux enfants, morts en couche ou en base âge, Ophélie n’en sait rien, elle ne garde d’ailleurs aucun souvenir de sa petite enfance et ne veut rien en connaître. C’est en ces termes qu’Ophélie me raconte comment à l’adolescence elle en est venue à détruire toutes les photos d’elle, bébé et enfant : « je n’ai plus rien maintenant pour me souvenir, ma mère non plus ». Cet épisode fait suite à une période d’hospitalisation qu’Ophélie conçoit comme un lieu où elle se cachait pour fuir ses parents. Lors d’un autre entretien, elle me fera l’inventaire de ses nombreuses tentatives de suicide.

Il semble que la fascination qu’exerce la mort sur Ophélie se soit déplacée, après son adolescence, sur ses relations amoureuses où elle met chaque fois en scène la mort de l’autre, sous ses yeux, au moment de la séparation. Ses activités séductrices aux allures adolescentes l’amènent toujours à attendre que l’homme « craque » pour elle. Dans cette attente- là, Ophélie s’illusionne et rêve. La réponse escomptée se solde par un refus cuisant qui la met en état de rage narcissique. C’est alors à la faveur d’une scène de terreur (plus que de meurtre) qu’elle tente à nouveau de prendre possession de l’objet. C’est d’abord le cas de Fabien, un homme peu libre, qui l’envoie promener au bout de quelques mois. Ophélie provoque une dernière rencontre. Elle l’attend avec un couteau caché derrière son dos et un café « empoisonné ». Fabien ne vient pas. Ophélie avale la boisson et reste hospitalisée durant une semaine. C’est ensuite le tour de Francis qui décide de partir ailleurs pour des raisons professionnelles. Ophélie achète une bouteille d’alcool à brûler et se rend chez lui où elle lui jette le produit au visage. Ophélie n’aura cette fois pas le temps de mettre le feu.

Derrière cette emprise traumatique qu’Ophélie agit dans ses relations de séduction, se rejouent des scènes de terreur infantile, qu’Ophélie rejoue activement lors de ses passages à l’acte.

De la terreur au théâtre de la mort dans les épreuves projectives

Ophélie investit la passation des épreuves projectives, Rorschach et T.A.T comme un jeu dans lequel elle va essayer de faire peur en exposant une panoplie d’horreur et de monstres, à la mesure de l’emprise et de la fascination qu’elle tente d’exercer sur moi.

Son vécu de terreur est lisible dans son protocole de Rorschach à travers des déterminants « Clair-Obscur » (planches I, IV et V), mais également à partir de contenus monstrueux dont la formalisation reste peu précise :

  • PL. I « un monstre, un vampire, c’est monstrueux, c’est sombre »

  • PL. IV « un monstre, avec une petite tête et sa cape derrière »

  • PL. V « une chauve-souris /papillon, un être hybride, ça donne une impression monstrueuse ».

  • PL. VII « La tête d’un monstre, comme dans les films »

  • PL. VIII « Un monstre, comme dans les films d’horreur. Il a n’importe quelle forme. Ils en inventent toujours qui peuvent prendre des formes différentes ».

Au T.A.T, les situations d’effroi organisent l’ensemble des productions. Cependant, de manière bien différente qu’au Rorschach, les situations de crainte et d’effondrement sont surenchéries et exhibées, dans une mise en scène de l’horreur avec le potentiel de fascination qu’elle suscite :

  • Planche 3BM : « On ne sait pas si c’est une femme ou un homme, mais c’est une personne très très malheureuse qui souffre énormément. On l’a enfermée dans une chambre d’hôpital psychiatrique…Et quoi qu’ils puissent faire, les professionnels, les psychiatres, les infirmières, et bien y’a rien à faire parce y’a rien à faire, une personne à demi-morte tellement elle souffre ».

  • Planche 12BG : « Un lac, avec euh, un paysage très beau, très vert, joli, une vieille barque qui est là sur l’eau. Tout semble être très tranquille… mais dans ce paysage il y a quelque chose de monstrueux que l’on ne peut voir… au fond de l’eau, c’est une jeune fille qu’on a amené dans l’eau… donc le cadavre d’une jeune fille… ».

Ce qui est livré à la planche 3BM est un profond vécu de détresse, une position de survie et d’exclusion dans lesquels Ophélie va confondre l’autre à sa propre impuissance. À la Planche 12BG, l’absence de personnage de la planche amène la thématique de la mort mise en scène par le cadavre d’une jeune fille. Les procédés de la planche témoignent de forts mouvements d’idéalisation, d’opérations de clivage peu efficace pour tenter de différencier la bonne expérience satisfaisante du déplaisir. C’est également ce que l’on retrouve à la planche V du Rorschach où l’être hybride papillon/chauve-souris donne une impression inquiétante et monstrueuse. À la planche 2 du T.A.T, Ophélie me raconte l’histoire d’une femme enceinte qui « fait peur » tant elle est « méchante ».

La fascination : mise en scène de la terreur et maintien d'un investissement au bord du traumatisme

La lecture successive du matériel projectif et les modalités de la rencontre clinique me font penser qu’Ophélie a construit en elle, une mère suffisamment mauvaise, une mère terroriste; qu’elle met en scène le sort fait aux objets de sa mère (les deux enfants morts avant sa naissance dont elle ne veut rien savoir) et que c’est en position de « cadavre exquis » qu’elle refait surface, immortelle, filant dans ce cours d’eau (de la planche 12BG). Je me dis qu’Ophélie cherche à rendre visible le terrifiant, à voir au dehors la terreur du dedans, ce qu’elle convoque dans ses passages à l’acte et qui, dans le dispositif thérapeutique, passe nécessairement par le miroir de la psyché de l’autre sur laquelle elle souhaite garder une emprise.

Ce qui manque à Ophélie est un cadre de vie structurant l’expérience du plaisir qui s’est inscrite chez elle, comme une pièce tragique et effrayante. La jouissance qui se présente sur le versant de la mort reste alors le seul gain narcissique compensatoire et légitime. C’est s’assurer de la vie en passant par son négatif. C’est, comme le souligne J. Kristeva (1980), une manière pour le Moi de se ressourcer au non-Moi, l’abominable et l’abjection apparaissant comme la violence du deuil d’un objet toujours déjà perdu. Pour être présente, l’émotion est donc à son apogée. L’extrémité des sens est l'excitation traumatique au coeur de la rencontre et de tout lien chez Ophélie, comme chez bien d'autres patientes rencontrées en prison.

Plusieurs chercheurs et cliniciens (Balier, 1988, 2005; Meloy, 2000; Zagury, 2001) précisent que le recours à l’acte, à la violence, est une réalisation narcissique de puissance pour échapper à la menace de vide narcissique créée par la « captation spéculaire ». Le retournement de la passivité en activité et inversement, se réfère à une angoisse de passivation et d’anéantissement, l’acte criminel sauvant d’un effondrement insupportable. Balier (1988) propose de relier le vécu d’effondrement à la construction d’une « phobie originaire », concept introduit par Green (2002) qui parle d’une « position phobique centrale ». Il décrit là une configuration psychique dans laquelle différentes lignes traumatiques s’entrecroisent comme des constellations. Il ne s’agit pas là de la résurgence d’un noyau ancien et profond d’une expérience traumatique, ni même de traumatismes cumulatifs (Khan, 1974), mais d’un groupement de divers traumas qui se potentialisent mutuellement, qui s’amplifient par leur mise en relation dans un rapport de force incontrôlable. Le réveil de l’un de ces traumas, note A. Green, entre dans une résonance amplificatrice avec d’autres dont l’image composite est impensable parce qu’elle déchaînerait une violence inouïe dirigée contre le Moi du patient. Aussi, la « position phobique centrale » est une configuration dans laquelle le sujet doit éviter à tout prix une ramification de ces contenus dangereux en adoptant une attitude centrale d’hyper vigilance vis-à-vis de son monde interne. Il s’ensuit que la pensée est amoindrie par des mécanismes automutilants, ce qui affecte grandement le travail thérapeutique. Ophélie éprouve d’importantes difficultés associatives venant faire barrage contre le risque que pourrait induire la réactivation de ces contenus susceptibles d’entraîner une catastrophe pour l’identité.

Les passages à l’acte d’Ophélie convoquent la scène perceptive surinvestie, à défaut de cadre interne, qui ne peut ni contenir ni inscrire des éprouvés fortement dommageables pour le psychisme. L’acte agissant comme une défense contre ce qui aspire vertigineusement, un gouffre sans limites. Aussi, la fascination marque cet accrochage forcené aux éléments du champ perceptif contre-investissant très fortement une tension interne irreprésentable.

Ophélie est fascinée par les scènes de tuerie monstrueuses. Elle évoque avec délectation des films d’horreur et d’autres scénarios de dépeçage.

La cruauté : les coulisses de la fascination

Au Rorschach, Ophélie présente un nombre important de réponses où apparaît l’investissement des limites, à travers des réponses renvoyant aux enveloppes corporelles (pl. I « un tatouage», pl. 2 « les organes humains », pl. IV « une peau de bête, comme une couverture »). Ces réponses évoquent, comme nous le verrons par la suite, le dynamisme primitif qui se réfère aux expressions de la cruauté.

Au TAT, les mouvements projectifs passent par les différentes associations qui concernent le corps, avec un potentiel d’excitations toujours à fleur de peau. Le pôle relationnel est fondé sur l’exercice d’un pouvoir permanent, sans limites sur l’autre et sans interdit. La violence exercée sur autrui n’est pas érotisée. À partir des travaux de P. Denis (1992), on peut concevoir comment Ophélie cherche à instaurer des modalités d’emprise parce qu’il lui est difficile, voire impossible, de concevoir la relation comme un lien éprouvé mutuellement dans le plaisir et la satisfaction.

La cruauté d’Ophélie serait sa manière de « coller à la peau de l’autre » qui lui échappe toujours. Cette cruauté serait par ailleurs une forme d’autoconservation paradoxale, car elle tente de tisser un lien vers l’objet qui ne répond pas.

Dorey (1988) analyse la fonction principale de la cruauté qu’il associe à une mise en jeu de l’existence humaine dans des scènes où la détresse revêt un caractère fascinant. Il précise que la cruauté, dans son aspect passif ou actif, s’inscrit dans la catégorie de la négativité en convoquant ce qui est de l’ordre de la mort où se lient horreur et beauté. Dans sa version objectale et empreinte d’une dimension érotique, la cruauté s’allie à la perversion. Mais au-delà des buts masochiques et sadiques, la cruauté apparaît comme une mise en forme identifiante de la violence. En ces termes, Cupa (1994, 2002) formalise une « pulsion de cruauté » qui appartient à la destructivité originaire. La « pulsion de cruauté » est d’un dynamisme primitif (préobjectal) et n’a donc pas de but sadique proprement dit. Elle est attaque, effraction des premiers contenants et contenus maternels par mesure d’autoconservation. Cette modélisation de la cruauté envisagée à partir des interfaces du Moi-peau (Anzieu, 1985) prend en compte non seulement le contenant maternel et ses contenus, mais aussi les limites de la contenance elle-même. En conséquence, tout acte cruel est intimement lié à la fonction pare-excitante de l’objet et concerne fondamentalement l’effraction du pare-excitant. Pour sa part, de Mijolla-Mellor (2004) poursuit cette perspective en définissant la cruauté comme une emprise particulière qui porte non pas sur l’objet, mais sur l’intérieur de l’objet. Dans ce sens, la cruauté concerne la vision spécifique de l’intérieur du corps. Il s’agit de voir l’objet percé, dilacéré, éventré pour que se dévoilent ses contenus. Il va sans dire que la cruauté serait une manière de répondre à un objet primaire s’étant refusé et par là même, ayant entravé l’omnipotence narcissique du sujet, ce qui pour Ophélie renvoie au truchement des apparences, à la tromperie dans la situation de plaisir.

Les passages à l’acte d’Ophélie, où l’objet est enserré par le regard, mettent en scène un jeu cruel concernant le refus des limites qui sont imposées par l’objet. Ainsi, il pourrait se joindre le désir de voir dans le ventre de la mère ce qui s’y passe et qui peut être compris comme une scène de meurtre, en même temps que cette scène renverrait à la jouissance prise dans la mort. Klein (1927) a particulièrement travaillé les fantasmes d’attaques dirigées contre le corps de la mère qui vont potentialiser l’inscription d’une scène de persécution interne au fondement de la partie la plus pulsionnelle d’un Surmoi, alors sévère et cruel. On pourrait entendre l’appel et la déconvenue d’Ophélie avouant son acte criminel comme un acte d’exhumation : « accusez-moi face à l’horreur que je viens de commettre ». C’est aussi de cette manière qu’elle se présentait à moi comme une petite fille diabolique, insatisfaite de ne pas être suffisamment entendue dans ses capacités destructrices.

CONCLUSION

La clinique du passage à l'acte appelle plus que jamais à discuter des voies de recours indispensables qui sont empruntées quand la souffrance entame fortement la vie. Dans ce domaine, la clinique nous enseigne que l'objet ne sert tout au plus que de « prétexte » pour convoquer dans la réalité externe, ce qui est verrouillé dans le psychisme c'est-à-dire ce qui ne peut s’inscrire sous forme symbolique. Entre douleur, perte de sens et effraction, la rencontre des patients organisés autour du passage à l'acte (ce qui s'impose parfois comme un modèle de survie) nous conduit constamment à traverser les terres arides, détruites et infertiles délaissées par les effets traumatiques. Le discours factuel, la narration répétée du passage à l'acte semblent tout au plus servir d'écran face au brasier encore incandescent de l'expression traumatique, s'exprimant selon les infinies partitions de l'excitation, du désespoir et de la violence. La sidération du clinicien oeuvre dans un premier temps comme une mesure de sauvegarde s'attachant à dénoncer « l'inadmissible ». Absence de représentations, de temporalité et de sensations à l'endroit de l'éviction de la position subjective. C'est cette toile de fond que la fascination enduit et vient recouvrir; fascination qui traduit l'instauration d'un processus de relance des investissements. Cet investissement se construit comme un lien inévitablement fort, violent, intimement lié aux pôles perceptifs et sensoriels. La scène du drame qui se construit inopinément chez le clinicien est colorée par le régime de la terreur qui irradie toute dimension relationnelle et qui semble toucher les premières transactions avec l'objet. Pour exister, ce lien doit être éprouvé et doit se construire dans l’excès. Au carrefour du traumatisme et de la rencontre, comment ne pas penser la « scène de fascination » comme le reliquat d'une scène de séduction terroriste là où les désordres traumatiques n'ont pu garantir la survie de l'objet?