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INTRODUCTION

Depuis l’établissement des Cliniques des réfugiés (CdR) au Québec, et plus précisément depuis 2012, des services d’évaluation psychosociale sont offerts de manière systématique aux personnes réfugiées[2] suite à leur arrivée. Le présent article fait état des forces et des limites des services d’évaluation psychosociale actuellement offerts et propose des pistes pour en améliorer l’adéquation et l’efficience, et ce, en tenant compte de la perspective de personnes réfugiées.

Chaque année, le Canada accueille en moyenne 35 000 personnes réfugiées dont environ 6 000 s’installent au Québec (Rapport annuel au Parlement sur l’immigration, 2017). Les personnes réfugiées acceptées, alors qu’elles se situent à l’extérieur du Canada, peuvent avoir été prises en charge par l’État ou parrainées par des organismes privés. À travers leur parcours migratoire, plusieurs personnes réfugiées ont été exposées à la violence et à d’autres événements traumatiques liés à la guerre, à la mort, à la famine, à la violence politique et aux déplacements forcés (Fortuna et al., 2008; Neuner et al., 2010; Rousseau et Drapeau, 2004). L’exposition à la violence est un facteur de risque majeur quant à la santé mentale des personnes réfugiées durant la phase pré-migratoire et l’intégration au pays d’accueil (Ngo et al., 2001). La réinstallation lors de la phase post-migratoire peut également représenter une importante source de stress, considérant les défis d’une adaptation brusque à un nouvel environnement physique et socioculturel, et peut dans certains cas constituer en soi, une expérience traumatique (Rousseau et al., 2010; Simich et al., 2003).

Pour toutes ces raisons, la santé et le bien-être des personnes réfugiées peuvent être compromis. Malgré des parcours de résilience exceptionnels, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) reconnaît la vulnérabilité de cette population (Hannigan et al., 2016). Certains troubles de santé mentale, tels que le trouble de stress post-traumatique, la dépression, les douleurs chroniques et autres symptômes somatiques, apparaissent de manière plus significative chez les personnes réfugiées que dans la population générale (Kirmayer et al., 2011). L’état de santé mentale est un aspect central du processus d’adaptation post-migratoire (Carswell et al., 1997; Chu et al., 2013; Porter et Haslam, 2005; Schweitzer et al., 2006).

Bien qu’une grande partie des personnes réfugiées arrive à s’ajuster à la réinstallation au pays d’accueil, il est primordial que les intervenants travaillant auprès de cette population puissent identifier rapidement les difficultés de santé mentale qui nécessitent des soins (Kirmayer et al., 2011). À cet effet, l’OMS insiste sur l’importance que des services de santé et des services psychosociaux, culturellement sensibles et adaptés, soient rapidement offerts dans les pays d’accueil, et soutient que des difficultés d’accès à ces services contribuent à renforcer la vulnérabilité de cette population. Or, au Québec, l’accès aux soins de santé et aux services psychosociaux constitue un enjeu de société majeur, tant pour la population générale que pour les personnes réfugiées (Arsenault, Guilbert et Prévost, 2016; Saint-Arnaud, 2003). Il faut cependant mettre dans la balance certains aspects qui rendent l’accès aux services encore plus difficile pour les personnes réfugiées, comparativement à celles issues de la population générale, ce qui soulève la question d’équité d’accès aux soins pour cette population.

Équité et adéquation des services offerts aux personnes réfugiées

Malgré les multiples besoins, les personnes réfugiées pouvant bénéficier de services de soutien psychologique suite à l’arrivée au pays d’accueil tendent à les sous-utiliser (Blain et al., 2019; Fenta et al., 2006; Hanley et al., 2018, Laban et al., 2007; Neighbors et al., 2008). Une des multiples raisons pouvant expliquer cette sous-utilisation est le manque d’adéquation des services offerts à cette clientèle. L’adéquation des services peut être considérée selon trois facteurs, soit l’accès aux services, l’efficacité des services, et le suivi post-évaluation. D’autres facteurs pouvant expliquer la sous-utilisation des services concernent l’accès aux services, la barrière de la langue, les difficultés logistiques du transport, la méconnaissance des services, et les différences entre les soins offerts dans le pays d’origine et dans le pays d’accueil, sont des éléments qui s’ajoutent aux délais d’attente souvent très longs et contribuent à rendre l’accès encore plus difficile pour les personnes immigrantes et réfugiées (Kirmayer et al., 2011). Dans un souci d’équité d’accès aux services pour cette population, la mise en place de mesures proactives permettant de rejoindre les personnes réfugiées et d’offrir rapidement une évaluation, afin d’identifier et de répondre à leurs besoins psychosociaux, s’avère essentielle.

En 2012, le ministère de la Santé et des Services sociaux (MSSS) a mis en place le programme « Une passerelle vers un avenir en santé » dans 14 villes d’accueil des personnes réfugiées au Québec. Ce programme, communément appelé le programme passerelle, a pour but d’organiser et de planifier les services à l’intention des réfugiés et des demandeurs d’asile. Le développement de ce programme a été inspiré par l’expertise des organismes chargés d’accueillir les personnes réfugiées pour uniformiser les services d’évaluation de la santé physique et du bien-être déjà offerts. Le programme inclut un bilan de santé physique, ainsi qu’un bilan de bien-être (BBE) effectué auprès des réfugiés. Ces bilans abordent les déterminants de santé pré-migratoires et migratoires, les difficultés familiales et sociales actuelles, ainsi que la détresse et les symptômes rapportés. Les services du programme passerelle sont octroyés par les CdR qui sont rattachées aux Centres intégrés (universitaires) de santé et de services sociaux (CISSS et CIUSSS). Depuis 2015, le nombre de personnes réfugiées arrivant au Québec a augmenté significativement de façon continue, soit de 56 % en 2015, et +22 % en 2017, notamment dû à l’arrivée importante de personnes originaires de Syrie (ISQ, 2019). Pour s’adapter à cette situation, le MSSS a développé un « Plan ministériel pour l’évaluation du bien-être et de l’état de santé physique des réfugiés en situation d’arrivées massives » en collaboration avec les CdR. Actuellement, cette politique (surnommée le 10/30) comprend une première évaluation (triage) dans les 10 jours après l’arrivée, puis un bilan de santé et de bien-être dans les 30 jours suite au triage. Ce service est offert de manière non obligatoire à toutes les personnes réfugiées. Bien qu’elle permette d’identifier rapidement les besoins des réfugiés, la politique du 10/30 est questionnée, car elle met à l’épreuve la capacité du système de santé et des services sociaux, des organismes communautaires et des CdR d’offrir des services à un nombre important de personnes dans de courts délais. De plus, les rationnels empiriques et cliniques sous-jacents à cette politique imposée par le MSSS demeurent imprécis, et seraient inspirés des critères de triage des services psychosociaux offerts à la population générale.

Pour les intervenants impliqués auprès des personnes réfugiées, tels que les travailleurs sociaux et les médecins des CdR, la pertinence clinique d’effectuer une évaluation psychosociale systématique, selon les délais prévus par le ministère (10 puis 30 jours), est également sujette à discussion. Au moment d’élaborer ce projet de recherche, plusieurs intervenants nous rapportent de manière informelle qu’ils observent que les difficultés psychosociales apparaissent souvent quelques mois après l’arrivée au Québec, une fois l’évaluation déjà conclue. Bien que ce constat ne semble pas être documenté dans la littérature scientifique, il demeure clair que plusieurs personnes réfugiées se retrouvent seules devant un système méconnu et difficile d’accès lorsqu’un besoin survient au cours des mois suivant l’arrivée au Québec (Arsenault, Guilbert et Prévost, 2016).

OBJECTIF

Face aux préoccupations des intervenants responsables de conduire le BBE, notre équipe de recherche s’intéresse à cette procédure d’évaluation psychosociale faite auprès des réfugiés. Le projet « En temps et lieux : Prendre la mesure des inégalités sociales en santé mentale pour les personnes réfugiées au Québec »,[3] vise à contribuer à la création d’indicateurs de santé fiables et contextualisés pour les CdR du Québec afin d’enrichir le BBE, plus particulièrement son volet santé mentale. Cet objectif général se décline en quatre objectifs spécifiques : (1) recenser, à travers la littérature internationale, les indicateurs essentiels en santé mentale des personnes réfugiées, ainsi que les temps impartis entre l’arrivée des réfugiés dans un pays d’accueil et les évaluations psychosociales effectuées auprès d’eux; (2) identifier les lacunes en santé mentale du BBE en les comparant aux indicateurs et aux variables de temps recensés (Maillet et al., soumis); (3) décrire les profils d’utilisateurs des services sociaux et de santé des personnes réfugiées vues en CdR depuis 2012 via la banque de données iCLSC; et (4) explorer et comprendre les perceptions et les attitudes des personnes réfugiées à l’égard de la santé mentale et des services sociaux, pour valider et enrichir les indicateurs de santé mentale du BBE.

Le présent article s’inscrit donc dans un projet de recherche existant et se rapporte aux résultats en lien avec le 4ième objectif. Il est orienté sur l’expérience du processus d’évaluation psychosociale via le BBE réalisé dans les CdR à travers le regard des personnes réfugiées et des intervenants. Cette expérience est abordée selon les éléments suivants : les conceptualisations de la santé mentale et leurs influences possibles sur le déroulement du BBE; le contexte de l’expérience du BBE (lieu, temps, personnes présentes, format de l’évaluation); l’adéquation entre la conduite du BBE et ses aboutissants. Les principales recommandations pour l’amélioration du BBE provenant des réponses des participants sont présentées et mises en lien avec celles des chercheurs. Les conclusions tirées quant aux recommandations des personnes réfugiées pour améliorer le BBE se veulent le plus fidèles possible à leurs propres perspectives. La valeur ajoutée de cet article, en plus des résultats eux-mêmes, est justement ce croisement de perspectives entre savoirs profanes et experts.

MÉTHODOLOGIE

L’étude a été menée sous forme de projet-pilote, selon un devis de recherche qualitatif avec une posture réaliste critique (Easton, 2010). Cette posture permet de s’intéresser aux conceptualisations de la santé mentale qui sont propres aux communautés des participants, en tenant compte des aspects du langage et du contexte socioculturel, tout en facilitant une distance entre le processus d’exploration et le cadre conceptuel des chercheurs (Archer et al., 1998). Dans le but d’assurer la qualité des résultats dans le contexte d’une recherche qualitative auprès de personnes réfugiées, certaines stratégies inspirées par les critères de rigueur scientifique pour la recherche qualitative proposés par Tracy (2010) ont été mises en place. L’influence de la présence des chercheuses lors de la collecte de données, l’influence de leurs représentations subjectives de la santé mentale chez les personnes réfugiées et les perspectives du BBE qui leur sont propres, ont été discutées tout au long du processus de recherche.

En ce qui a trait au choix de s’entretenir directement avec les bénéficiaires du BBE, les études ayant pour sujet les personnes réfugiées, démontrent de plus en plus l’importance de les impliquer davantage dans le processus de recherche (Bhatia et Wallace, 2007; Blain et al., 2019; Horst et al., 2007; Lacroix, 2000; Lee et Brotman, 2011). Dans la mesure où l’approche de recherche demeure sensible aux enjeux éthiques pouvant découler de la recherche auprès de personnes réfugiées, la valeur et la nécessité de s’adresser directement à ces personnes sont fortement soutenues, notamment par Rousseau et Kirmayer (2010), experts canadiens en santé des personnes réfugiées. Ces chercheurs considèrent l’exclusion des personnes réfugiées de la recherche les concernant, comme une forme de privation des droits de parole et d’autodétermination. Selon eux, la recherche permet également de documenter les impacts des politiques en matière d’immigration sur la santé des personnes réfugiées. Il apparaît donc primordial de questionner directement les personnes réfugiées sur leurs besoins en santé mentale, sur les facteurs qui peuvent influencer la manière dont le service est administré et le contenu de l’évaluation qui en résulte, ainsi que sur leurs perceptions des services actuellement mis à leur disposition.

Population de l’étude

En 2014, plus de 12 000 personnes issues de l’immigration résidaient dans la région de l’une des 14 villes d’accueil du Québec, faisant de cette ville de taille moyenne l’une des régions d’accueil les plus importantes au Québec (MIDI, 2014). Parmi les personnes ayant transité entre 2014 et 2017 par l’organisme mandaté par le ministère de l’Immigration pour accueillir les nouveaux arrivants de cette ville, plus de 72 % étaient des personnes réfugiées ou demandeurs d’asile provenant de divers pays. Au cours des 15 dernières années, de grandes communautés culturelles se sont formées dans cette ville, dont la communauté afghane et les communautés d’Afrique subsaharienne. Selon l’organisme mandaté par le gouvernement pour accueillir les personnes réfugiées, celles provenant de l’Afghanistan représentent environ 37 % des réfugiés arrivés dans cette ville entre 2014 et 2017, alors que celles provenant de pays d’Afrique subsaharienne, dont la République Démocratique du Congo (RDC), la République Centrafricaine (RCA), le Burundi et la Côte d’Ivoire, représentent environ 25 % des réfugiés arrivés durant la même période.

Recrutement et collecte de données

Pour la présente étude, les critères de sélection pour le recrutement des personnes réfugiées étaient de s’être établis entre 2012 et 2017 dans la ville où se déroule l’étude, parler français, swahili ou dari, et être âgé de 18 ans et plus. Le critère de temps a été choisi pour permettre aux participants d’être relativement installés et d’avoir expérimenté les premières phases d’intégration au Québec, tout en augmentant les chances qu’ils aient eu l’expérience du BBE (celui-ci ayant débuté en 2012). Des entretiens de groupe ont d’abord été effectués. L’utilisation d’entretiens de groupe vise à augmenter la validité des résultats lors de recherche auprès de participants provenant de groupes culturels et linguistiques divers, et particulièrement en présence d’interprètes (Eklöf et al., 2017). Les entretiens de groupes étaient non-mixtes au niveau du genre et bilingues, de sorte que quatre groupes sont représentés : femmes afghanes, hommes afghans, femmes africaines subsahariennes, hommes africains subsahariens. Les questions en groupe ont été orientées vers la communauté en générale et non sur les expériences individuelles. Quatre entretiens individuels ont ensuite eu lieu avec un membre de chaque communauté n’ayant pas participé à l’entretien de groupe. Cette procédure a été mise en place pour éviter l’influence que pourraient avoir deux entretiens consécutifs (en groupe puis en individuel) abordant des thèmes similaires sur les réponses de mêmes participants. Ces entretiens individuels avaient pour le but d’approfondir les dimensions de détresse psychologique et de tabous socioculturels, qui pourraient être plus difficiles à aborder en groupe.

Le Tableau 1 présente les caractéristiques des participants par communauté en fonction de la structure des entretiens :

Les participants représentant la communauté afghane sont tous des personnes réfugiées issues de parrainages privés. Ceci représente une caractéristique distinctive, puisque la plupart des participants d’origine afghane ont mentionné avoir reçu moins de services et s’être sentis laissés à eux-mêmes, en comparaison avec les services offerts aux personnes réfugiées prises en charge par l’État. En ce qui concerne les femmes afghanes, il a été plus difficile de les recruter. Les participantes de ce groupe expliquent que la majorité des femmes afghanes, récemment arrivées au Canada, se sentent inconfortables de discuter de santé mentale, mais qu’elles-mêmes se sentent plus à l’aise puisqu’elles sont maintenant adaptées à la culture québécoise.

Au cours des entretiens, les participants ont été positionnés tels des experts de leur propre expérience afin d’approfondir une compréhension mutuelle, ainsi que de reconnaître l’apport des émotions dans le processus de construction de sens prenant place lors des entretiens, tel que proposé par Ponterotto (2013). Les entretiens ont été dirigés à l’aide de grilles d’entrevues inspirées de recherches précédentes (Bossé, 2017; Dona, 2007; Morin et al., 2012; Shannon, 2014), qui incluent les thèmes des vécus pré-migratoires et migratoires, des difficultés psychosociales et des problématiques de santé mentale rencontrées par les personnes réfugiées, des particularités individuelles et culturelles en lien avec la perception de la santé mentale et des services psychosociaux, ainsi que l’expérience du BBE. Un interprète était présent lors des entretiens, tel que recommandé par plusieurs chercheurs (e.g. Silove, 2004; Watters, 2001). Au moins, un observateur était présent lors de chaque entretien de groupe pour prendre des notes, et les entretiens individuels ont été audio- enregistrés puis retranscrits pour des fins d’analyse.

Finalement, il est apparu essentiel de solliciter la participation des travailleurs sociaux responsables d’effectuer le BBE, puisque ces derniers détiennent une expertise quant au déroulement de cette évaluation. Deux travailleuses sociales de la CdR, qui conduisent le BBE depuis plusieurs années, ont été rencontrées individuellement pour approfondir la compréhension de certains éléments apportés par les personnes réfugiées, tout en recueillant leur propre point de vue, sur l’adéquation des services d’évaluation psychosociale actuellement offerts. Les références aux travailleuses sociales au cours du présent article se rapportent à ces deux intervenantes.

Tableau 1

Caractéristiques des participants par communauté selon le design de recherche

Caractéristiques des participants par communauté selon le design de recherche

Note : Les participants de la communauté d’Afrique subsaharienne sont originaires du Burundi, de la République démocratique du Congo et de la République Centrafricaine

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Qualité et fiabilité de l’analyse

Les données ont été traitées en équipe de recherche par une analyse thématique et matricielle, selon une démarche de thématisation séquencée nécessitant un accord inter- juges pour la définition des codes et des thèmes relevés (Miles et Huberman, 2003; Paillé et Mucchielli, 2012). Par l’entremise du logiciel QDA Miner 5[4], l’élaboration d’un livre de codes a permis de dégager les principaux thèmes organisés dans un relevé transversal, puis triangulés entre les sources (différents entretiens, recension des écrits, littérature grise) afin d'augmenter la validité des résultats (Whittemore et al., 2001). Selon la posture du réalisme critique, les concepts ont été analysés en considérant l’indépendance du phénomène social et naturel qu’est la santé mentale face aux compréhensions émergeant du processus d’analyse (Easton, 2010). La posture du réalisme critique a également permis de prendre en compte l’inévitable influence des cadres conceptuels de l’équipe de recherche. Un journal de bord a été tenu tout au long du processus de recherche pour documenter les réflexions et les décisions des chercheurs, et ainsi augmenter la crédibilité du processus.

RÉSULTATS

Les résultats présentés visent à faire état de l’expérience d’évaluation psychosociale selon la perspective des participants et sont regroupés en trois catégories : la conceptualisation de la santé mentale et son influence sur la participation au BBE, l’expérience du BBE et les recommandations pour l’améliorer, et le manque d’accès aux services psychosociaux suite au BBE. Les résultats sont présentés de manière à illustrer d’abord les thèmes principaux, puis les aspects distincts par communauté et par genre.

Conceptualisation de la santé mentale et son influence sur la participation au BBE

Puisque le BBE adresse le concept de santé mentale et de souffrance psychologique, il est apparu essentiel d’explorer auprès des participants leurs référents en lien avec ce concept. Un premier constat est que, dans plusieurs langues dont le dari et le swahili, il n’existe pas de correspondant linguistique littéral pour parler de santé mentale. Établir avec les participants une compréhension mutuelle du concept de santé mentale nécessite de le co-définir. Pour ce faire, le concept de santé mentale a été abordé comme lasantéducoeur, de l’âme et de l’esprit, ou selon ce qui était signifiant pour les participants. Les manifestations et les causes de la souffrance psychologique, ainsi que les méthodes de guérison ont également été évoquées. La diversité des éléments recueillis indique l’importance d’effectuer cet exercice de clarification mutuelle au moment d’effectuer le BBE.

Puis, les participants ont été questionnés sur la manière dont leurs perceptions et attitudes face à la souffrance psychologique et aux problèmes de santé mentale, pourraient influencer leur participation et leur ouverture lors d’une rencontre d’évaluation psychosociale. Trois thèmes principaux ont émergé de l’analyse des données. Premièrement, les jugements négatifs envers les personnes qui consultent pour des problèmes de santé mentale sont présents dans les deux communautés, et favoriseraient la tendance à éviter de parler de ses émotions et de sa souffrance par crainte d’être jugé. Par exemple, une participante du groupe de femmes africaines subsahariennes a mentionné qu’il est honteux de parler de santé mentale en groupe. Un deuxième thème ayant émergé se rapporte au fait de vouloir oublier le passé, ce qui expliquerait que plusieurs personnes évitent de parler de souffrance psychologique lors de l’évaluation psychosociale. En effet, plusieurs participants, hommes et femmes des communautés d’Afrique subsaharienne et hommes de la communauté afghane, expliquent qu’ils préfèrent se concentrer sur les perspectives d’avenir, et que de penser aux pertes associées à la migration est douloureux, notamment en ce qui a trait à la perte des proches demeurés au pays d’origine. Un troisième thème pouvant influencer la participation et l’ouverture lors de l’évaluation psychosociale se rapporte à la tendance individuelle de s’isoler ou d’aller vers les autres pour s’exprimer et rechercher de l’aide. Tous reconnaissent que cette tendance varie d’une personne à l’autre, au-delà de la culture des individus, et serait déterminante de la capacité à se confier lors d’une première rencontre d’évaluation. Mentionnons que quelques participants et participantes d’Afrique subsaharienne disent avoir tendance à aller vers les autres pour partager leur souffrance malgré le risque d’être jugé par leur communauté, alors que les participantes afghanes disent qu’elles vont plutôt consulter « en cachette ». Donc, lorsqu’il est question d’aborder le sujet de la santé mentale, la crainte d’être jugé, la volonté d’oublier les souffrances du passé, et la tendance à aller vers les autres ou non pour rechercher de l’aide sont présentes chez les deux communautés de participants, indépendamment du genre, et sont identifiées comme des éléments pouvant influencer la participation au BBE.

L’expérience du BBE

Dans le but de pouvoir se référer à leur propre expérience, les participants ont été invités à se remémorer leur expérience du BBE, et ont été questionnés sur leurs appréciations générales de cette évaluation. Cette appréciation tient compte du contexte dans lequel l’évaluation a été faite (délais de temps, lieu, personnes présentes). Le contexte de l’évaluation a pu varier selon l’année d’arrivée au Canada de chaque participant. Depuis 2018 dans la ville à l’étude, le BBE est administré en individuel à la CdR lors du triage (10 jours suivant l’arrivée), puis en famille à domicile lors de la seconde rencontre d’évaluation (30 jours suivant le triage). Sachant que la majorité des participants sont arrivés entre 2014 et 2017, à l’exception du groupe de femmes afghanes, la plupart de ceux qui ont vécu l’expérience du processus d’évaluation psychosociale, ont rapporté avoir le souvenir d’une rencontre s’étant déroulée de trois mois à plus d’un an suivant leur arrivée au Canada, à domicile et en famille. De manière générale, plusieurs de ces personnes rapportent avoir eu des inquiétudes avant et pendant la rencontre : « Ai-je fait quelque chose de mal? Pourquoi ces questions? ». Certaines personnes rapportent également un souvenir positif après la rencontre et des bienfaits au niveau de l’intégration, tel qu’explique une participante africaine subsaharienne : « Je me suis sentie accueillie, car j’étais beaucoup renfermée à la maison. Ça m’a permis de m'ouvrir aux autres. Mes enfants ont commencé à jouer dehors suite à cette rencontre, plus de sécurité ».

Or, la moitié des hommes participant aux rencontres de groupe ont mentionné ne pas se souvenir avoir eu cette rencontre, ou se souvenir avoir eu une rencontre d’information dans un organisme d’accueil pour d’autres motifs que l’évaluation psychosociale. Il semble que les hommes soient moins présents à domicile lors de la seconde rencontre d’évaluation, dû à une intégration plus rapide que les femmes sur le marché du travail. Plusieurs participants africains subsahariens, hommes et femmes, rapportent également recevoir trop d’information et avoir beaucoup de rencontres lors des premières semaines suivant leur arrivée, ce qui entraîne de la confusion et des oublis.

Les recommandations des participants pour améliorer le BBE

L’expérience du BBE telle que rapportée par les participants met en lumière l’influence du contexte sur l’adéquation de l’évaluation psychosociale. Les participants ont été amenés à formuler des recommandations précises concernant la forme et le contenu de l’évaluation. Le Tableau 2 présente un résumé de ces recommandations :

Moments les plus propices pour procéder à l’évaluation psychosociale

Les recommandations des participants pour améliorer le contexte de l’évaluation ont été recueillies, après les avoir informés des nouveaux délais de temps recommandés par le MSSS pour effectuer l’évaluation (10/30). Trois participantes originaires d’Afrique subsaharienne recommandent de faire une première rencontre d’évaluation durant le mois suivant l’arrivée :

Un mois serait bien, car c'est encore frais [dans la mémoire]. On vient et on ne connaît personne. On vit dans le tourment. On ne sait pas à quoi s'attendre. Est-ce qu'on va se trouver des amis? Donc, ce moment peut être rassurant.

Le délai d’un mois suivant l’arrivée pour effectuer la première rencontre est aussi soutenu par les travailleuses sociales, puisque cette première rencontre permet de dépister les cas nécessitant des soins urgents, et constitue l’établissement rapide d’un contact qui prépare les usagers au dévoilement pour la rencontre subséquente. Par contre, plus de la moitié des participants, de communautés et genres confondus, proposent plutôt une première rencontre entre un mois et trois mois suivant l’arrivée. Des arguments divers sont apportés pour soutenir ce délai, tels que donner le temps nécessaire pour se reposer et s’installer, permettre aux vrais problèmes d’intégration d’émerger, et limiter la quantité d’information reçue immédiatement après l’arrivée. Un homme africain explique : « À l'arrivée, on est un étranger, on ne comprend rien, on cherche un interprète. […] C'est mieux d'attendre d'aller à l'école avant cette rencontre. Sinon tu ne comprends pas ». Concernant la deuxième rencontre, un maximum de trois mois suivant la première rencontre est généralement recommandé. Plusieurs participants, particulièrement des femmes, expliquent que cette seconde rencontre à domicile a permis de briser l’isolement. C’est aussi vers trois mois que, pour les personnes l’ayant vécue, la détresse psychologique liée aux difficultés d’intégration sociale et sur le marché du travail peut devenir plus envahissante. Pour leur part, certains participants afghans expliquent qu’ils n’auraient pas tendance à dévoiler des difficultés personnelles avant six mois, suivant l’arrivée, et que la connaissance de la langue facilite la communication à cet égard. Considérant ces divers éléments, permettre une plus grande latitude quant à l’espace-temps séparant les rencontres, permettrait de mieux s’ajuster en fonction des besoins individuels et de certains aspects culturels.

Tableau 2

Résumé des recommandations pour une meilleure adéquation du BBE

Résumé des recommandations pour une meilleure adéquation du BBE

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Le nombre de rencontres et le lien avec l’intervenant

Les participants masculins afghans et les participantes africaines nomment que plusieurs rencontres facilitent le dévoilement et permettent d’établir le lien de confiance. En effet, pour la majorité des participants, le sentiment de confiance envers l’intervenant qui procède à l’évaluation apparaît comme un élément crucial. L’analyse des données met en évidence l’importance du temps pour établir le lien de confiance. Trois recommandations ont été faites en lien avec ce thème. D’abord, des participants ont mentionné apprécier que les intervenants prennent le temps de parler et de s’intéresser à eux. Ils ont également souligné l’importance de rencontrer le même intervenant plusieurs fois pour faciliter l’établissement du lien de confiance. Les travailleuses sociales ont d’ailleurs remarqué que les usagers dévoilent plus facilement leurs difficultés lors de la deuxième rencontre, et pensent qu’ils le feraient davantage lors d’une troisième rencontre. Finalement, être arrivé au Canada depuis un certain temps semble faciliter l’établissement du lien de confiance nécessaire pour aborder sa souffrance, tel qu’explique une femme afghane :

C'est facile [de parler de souffrance psychologique] après trois mois, quatre mois, cinq mois [suivant l’arrivée]. […] Tout est vraiment un grand changement pour toutes les familles de nouveaux arrivants. Quand tu pars, un mois après l'arrivée, on va être vraiment choqués de ce qui se passe. Ils vont cacher tout ça [la souffrance psychologique] parce que tu ne connais pas l'endroit, tu ne connais pas les gens. Je ne connais pas le local du CLSC, je ne connais pas les médecins, beaucoup de personnes. Mais après trois, quatre mois, c'est correct pour les gens, c'est facile après trois ou quatre mois parce que les gens sont habitués un petit peu […].

Le lieu et les personnes présentes

Dans la ville où se déroule l’étude, la seconde rencontre du BBE a lieu à domicile et en famille, ce qui représente une particularité par rapport au fonctionnement d’autres CdR au Québec. Les participants ont été questionnés sur ce dispositif de rencontre. Pour ce qui est des rencontres à domicile, les hommes afghans recommandent plutôt des rencontres à la CdR, et mentionnent que leurs femmes ont vécu la visite à domicile difficilement, laissant comprendre que cela a pu affecter leur sentiment de fierté :

Parce que les nouveaux arrivants, peut-être dans la maison elle [la travailleuse sociale] pense qu’il manque des choses, [qu’il y a] des problèmes dans la maison, que la maison n'est pas belle, ce que la travailleuse sociale pense de la maison… [rire nerveux].

Une préférence pour les rencontres en famille semble cependant faire l’unanimité chez tous les participants. Les participants afghans, hommes et femmes, disent se sentir confortables de faire les rencontres en famille, mais certains mentionnent qu’ils n’auront pas tendance à dévoiler leurs difficultés personnelles devant les autres membres de la famille. Ceci est particulièrement vrai pour les participantes afghanes qui expliquent, par exemple, vouloir garder le silence pour protéger leurs enfants. Toutefois, l’inconfort de dévoiler ses difficultés devant ses proches ne semble pas le cas pour tous. Une femme africaine mentionne s’être sentie en sécurité et confortable de faire la rencontre chez elle, « seule avec [sa] famille », et s’être ouverte sur ses difficultés. Par ailleurs, dans les deux groupes de participants masculins, il a été question d’avoir besoin de l’entourage pour reconnaître les problèmes de santé mentale, tel que l’explique un homme afghan :

[Celui qui est atteint] ne comprend pas qu'il a un problème. Parce qu'il y a un problème [de santé mentale], il ne sait pas qu'il a un problème. Quelqu'un qui le voit comprend qu'il y a un problème. Quelqu'un qui habite ensemble, il peut aider.

Ceci souligne l’importance d’inclure les proches dans l’évaluation psychosociale. Pour les travailleuses sociales, ce modèle de seconde rencontre en famille à domicile leur permet d’être plus efficaces pour répondre aux critères de temps prévus par le MSSS. Néanmoins, elles mettent l’accent sur le fait que ce modèle n’est pas idéal. Les travailleuses sociales recommandent une troisième rencontre individuelle au besoin, avec des délais de temps plus long entre les rencontres, pour éviter que la personne ne se retrouve seule face à un système complexe et méconnu lorsque le besoin de service émerge : « L’idéal serait un modèle un mois, trois mois, six mois ».

L’interprétariat

Dans tous les groupes, la barrière de la langue est mentionnée comme un élément pouvant nuire significativement au bon déroulement de l’évaluation psychosociale. Une participante afghane et des participantes africaines subsahariennes expliquent que la présence de l’interprète a été perçue comme rassurante et a favorisé un sentiment de confiance, ce qui semble refléter l’opinion de la majorité des participants exprimée de manière non verbale. Toutefois, il semble que la présence de l’interprète peut également représenter un obstacle. Parmi les éléments associés à l’interprétariat pouvant nuire au bon déroulement de l’évaluation, les erreurs de traduction dans les cas où l’interprète ne parle pas le bon dialecte, ainsi que l’inconfort de dévoiler ses difficultés en présence d’un interprète issu de la même communauté, doivent être pris en compte dans la décision et la manière d’intégrer un interprète à une rencontre d’évaluation psychosociale.

Le consentement

Lorsque questionné sur la possibilité de refuser l’évaluation psychosociale, le principe de consentement semble confus pour la majorité des participants. Tous les participants ont dit ne pas savoir qu’ils avaient le droit de refuser de participer au BBE. Un participant africain explique ne pas comprendre le sens du principe de consentement pour une offre de soin de santé :

C'est moi qui va me faire soigner, je ne vois pas pourquoi je dois dire oui ou non parce que je ne peux pas me soigner moi-même. […] Je ne comprends pas le sens [du consentement], c’est comme s’il manquait d’explication pour comprendre.

Un autre élément apporté par ce participant illustre la confusion du principe de consentement, qui semble être associée à la posture de personne réfugiée dont le droit de refus peut être impossible, voire non sollicité : « Je pense que quand j’arrive ici, tout ce qu'on te dit, c'est ça que t'es supposé faire ». La compréhension des travailleuses sociales des perceptions et des attitudes des participants à l’égard du consentement permet d’apporter certaines nuances. Selon elles, la possibilité de consentir de façon éclairée à ce service est limitée, car il est difficile de se représenter le service concrètement, surtout lorsqu’il ne fait pas partie des pratiques connues d’une communauté. Le consentement éclairé est donc difficile à transmettre avant que ledit service n'ait été administré. Les travailleuses sociales croient que le contexte du triage 10 jours post-arrivée permet une première expérience de l’évaluation psychosociale, qui favorise l’obtention d’un consentement éclairé pour l’évaluation 30 jours post-triage. Toutefois, elles disent être conscientes des limites du consentement et constater que plusieurs personnes consentent à l’évaluation psychosociale par politesse, reconnaissance et gratitude. Or, l’évaluation psychosociale pourrait s’avérer préjudiciable et générer de la détresse pour les usagers lorsque certains sujets sensibles sont abordés, sans que la possibilité de refuser de répondre ne soit pleinement comprise, particulièrement lors de l’exploration du passé potentiellement traumatique. Malgré cela, aucune recommandation précise n’a été recueillie par les participants quant à la manière d’améliorer l’obtention du consentement éclairé lors de la conduite du BBE.[5]

Le format de l’évaluation

À propos d’aborder des sujets sensibles au cours de l’évaluation psychosociale, la plupart des participants africains subsahariens pensent qu’il est approprié de se faire questionner directement sur les événements difficiles du passé en lien avec une souffrance actuelle, même si cela peut susciter des émotions. Pour leur part, les travailleuses sociales expliquent que, dans le but d’orienter les références à des services de soutien psychologique, elles tentent d’évaluer la présence de certains symptômes psychologiques, bien qu’elles sentent parfois ne pas avoir la formation nécessaire pour adresser les sujets de nature traumatique pouvant émerger lors de cette évaluation. De plus, le groupe de participantes afghanes et un homme afghan croient que l’évaluation de ces sujets nécessite une intervention plus délicate, sinon « la personne risque de se fermer et d'attendre d'être plus en confiance avant d'aborder les sujets plus difficiles ».

Ce malaise, plusieurs participants l’ont décrit de différentes manières en ce qui a trait à l’incompréhension et l’inquiétude de se faire poser autant de questions, qui touchent des sujets intimes, particulièrement dans le contexte où ils ne reverront peut-être jamais l’intervenant. Pour pallier cette situation, le groupe de femmes afghanes propose d’offrir plutôt des interventions de psychoéducation :

Les Afghans ne s’ouvrent pas facilement, ne font pas confiance facilement, ils ne vont pas te raconter. Il faut trouver une autre façon de sortir leur histoire. […] Je pense que ça peut aider, parler en général, par exemple de la dépression, parler tous ensemble de ce qu’est la dépression, c’est quoi les symptômes. Ceux qui l’ont, ils ne vont pas te le dire, mais ils vont le ressentir, ils vont le savoir. Je pense que ça peut aider beaucoup.

Selon elles, ce type d’intervention permettrait d’informer les usagers à propos de la santé mentale et de la manière d’accéder aux services tout en développant un lien de confiance avec les intervenants. Ce type d’intervention serait également perçu comme moins intrusif. Pour leur part, les travailleuses sociales trouvent appropriée l’idée d’interventions de psychoéducation, notamment parce que celles-ci peuvent représenter une alternative aux enjeux de consentement. Elles proposent l’élaboration de petits guides psychoéducatifs sur divers thèmes associés au contenu de l’évaluation psychosociale, présentés selon le choix des familles. Parmi les thèmes suggérés, on retrouve la santé mentale et les maladies mentales, la santé mentale en contexte migratoire, les traumatismes, les difficultés familiales et conjugales, les services en santé mentale au Québec, et le principe de consentement.

Manque d’accès aux services psychosociaux suite au BBE

Au-delà des recommandations des participants pour améliorer la forme et le contenu du BBE, les limites et les besoins non comblés par l’évaluation ont été abordés spontanément dans tous les groupes. Plus spécifiquement, la difficulté d’accéder à des services, suite à l’évaluation, en lien avec les longs délais d’attente et l’inaccessibilité des médecins de famille, est mise de l’avant unanimement. Le manque d’accès aux services psychosociaux, suite au BBE, semble représenter une limite fondamentale, puisque le fonctionnement actuel ne permet pas d’avoir accès aux services au moment où les usagers en ont besoin. Ce besoin criant d’un meilleur accès à des services sans rendez-vous de proximité à même les structures déjà existantes, telles que les CdR, est souligné par plusieurs participants.

Au fil des semaines d’attente pour un service suite au BBE, une participante africaine rapporte de la désillusion et de la confusion envers le système de santé et de services sociaux, puisqu’elle a été sollicitée pour dévoiler des difficultés, mais demeure sans soutien. Cette situation amène les travailleuses sociales à se questionner sur la visée du BBE :

Je trouve que le bilan de bien-être en général, on évalue beaucoup. On va dans l'histoire, on va dans le parcours, on ratisse large. On veut avoir une évaluation qui est la plus complète [possible], mais ça crée des attentes aussi. Et c'est qu'on n'est pas toujours capables d'y répondre. […] Donc, c'est pour qui est-ce que je la fais [l’évaluation psychosociale]? C'est souvent ma question. Je la fais pour moi? Je la fais pour mon Ordre [professionnel]? Je la fais pour la Clinique des réfugiés? On veut s'assurer que les gens soient évalués, mais…

Lorsqu’enfin un rendez-vous leur est offert, les intervenantes observent que plusieurs usagers ne se présentent pas au rendez-vous. Diverses explications sont suggérées par les participants pour comprendre ces absences, notamment la disponibilité du service alors que le besoin n’est plus actuel ou a été comblé autrement, ainsi que la crainte d’être jugé par la communauté pour l’utilisation de services en santé mentale. Selon les travailleuses sociales, il pourrait également y avoir des écarts entre le besoin perçu par l’intervenant et le besoin identifié par l’usager. Des lacunes sont observées dans la manière de valider que le service auquel l’usager est référé correspond bien à son besoin. La tendance à accepter par politesse pourrait également expliquer les absences aux rendez-vous selon les travailleuses sociales, ce qui appuie l’importance de mieux cibler et adapter le processus de consentement.

DISCUSSION

Parmi les recommandations concernant le BBE proposées par les personnes réfugiées, certaines adressent des limites fondamentales de cette évaluation. Ces recommandations représentent des avenues concrètes et créatives. Les aspects suivants seront discutés à la lumière des recommandations de certains chercheurs : les moments les plus propices pour effectuer le BBE, l’importance du lien avec l’intervenant, le consentement, le format de l’évaluation, le manque d’accès aux services post-évaluation et la visée du BBE.

Moments les plus propices pour effectuer le BBE et importance du lien avec l’intervenant

Les exigences ministérielles actuelles pour le programme passerelle prévoient un triage psychosocial dans les 10 jours suivant l’arrivée, et la complétion de l’évaluation psychosociale dans les 30 jours post-triage. Les données probantes soutenant ces délais de temps n’apparaissent pas disponibles, et ces délais seraient inspirés des critères de triage des services psychosociaux offerts à la population générale. Les personnes réfugiées et les intervenantes ayant participé à la présente étude, semblent plutôt suggérer une première rencontre un mois suivant l’arrivée, une deuxième rencontre avec le même intervenant entre trois et six mois, suivant l’arrivée, et au besoin une troisième rencontre allant au-delà de six mois après l’arrivée. Ces recommandations correspondent aux propositions faites par des chercheurs. Selon Shannon (2014) ainsi que Woodland et collaborateurs (2010), le meilleur moment pour aborder directement la santé mentale serait lors d’une première évaluation de santé globale qui se tiendrait au cours du mois suivant l’arrivée. D’autres chercheurs suggèrent qu’il y ait plusieurs rencontres d’évaluation espacées dans le temps, ce qui permettrait un meilleur arrimage avec les besoins psychosociaux pouvant émerger dans les premiers mois suivant l’arrivée (Gardiner et Walker, 2010; Hjörleifsson, Hammer et Diaz, 2018; Kirmayer et al., 2011; Ontario Center of Excellence for Child and Youth Mental Health, 2016). Enfin, d’autres chercheurs recommandent pour leur part d’effectuer une série de trois à quatre rencontres en médecine préventive, puis une évaluation standardisée de la santé mentale environ trois à six mois après l’arrivée (Polcher et Calloway, 2016; Pottie et al., 2011; Rousseau et al., 2011).

Polcher et Calloway (2016), de même que Rousseau et collaborateurs, (2011) mettent l’emphase sur l’importance d’établir un lien de confiance avec l’intervenant, d’où leur recommandation à l’effet qu’il y ait plusieurs rencontres d’évaluation échelonnées dans le temps et avec un même intervenant. Ceci est cohérent avec ce qui est rapporté par les participants de notre étude qui expliquent qu’ils auront généralement peu tendance à se dévoiler lors d’une première rencontre, mais que le contact avec l’intervenant favorise le processus d’intégration sociale et permet de développer un sentiment de confiance qui sera bénéfique au dévoilement lors des rencontres subséquentes. Cette propension à peu dévoiler les problèmes de santé mentale lors des premiers contacts avec les intervenants est constatée par McKenzie et ses collègues (2016), qui observent notamment que les réfugiés récemment arrivés ont tendance à moins rapporter de symptômes dépressifs qu’ils en ont réellement, et qu’il y a un risque de détérioration de l’état de santé mentale au cours des mois, suivant l’arrivée au Canada. Selon ces chercheurs, le manque de temps pour discuter avec le professionnel apparaît comme l’une des principales explications à cette difficulté de dépister des symptômes dépressifs. Les recommandations des participants et des chercheurs apparaissent donc cohérentes : Plusieurs rencontres avec le même intervenant jusqu’à six mois, suivant l’arrivée au Québec, permettraient de prendre le temps de parler et de développer un lien de confiance. Considérant les délais expéditifs exigés pour effectuer le BBE (10 jours puis 30 jours), il semble y avoir discordance entre les exigences ministérielles et les recommandations des participants et des chercheurs pour favoriser une évaluation psychosociale adéquate et pertinente.

Consentement

Le consentement à des services de santé tel que pratiqué dans le système de santé québécois est fondé sur des principes d’individualisme et de liberté de choix, et semble faire peu de sens pour les participants de cette recherche. Ces résultats soutiennent les observations de Eklöf et ses collègues (2017) à l’effet que le principe de consentement tel que pratiqué dans plusieurs pays d’Occident est parfois inapproprié auprès de demandeurs d’asile. L’objectif du consentement est de prévenir l’exploitation et d’informer clairement sur le but, les bénéfices, et les risques inhérents à l’utilisation d’un service. Or, le consentement doit également être recueilli dans un contexte où l’usager comprend bien ce qui lui est demandé. L’usager doit se sentir pleinement libre d’accepter ou de refuser le service. Pour une personne réfugiée confrontée à de l’impuissance, avoir le choix de divulguer ou non certaines informations peut représenter une source de pouvoir significative (Dona, 2007). Puisque tous les participants à la présente étude, sans exception, ont rapporté ne pas savoir qu’ils auraient pu refuser de participer au BBE, il semble primordial d’adapter l’obtention du consentement éclairé. Bien comprendre ce qu’implique la participation au BBE ou le refus d’y participer peut permettre de réduire le risque de porter préjudice, tel que de réactiver une détresse psychologique lors de l’exploration du passé potentiellement traumatique.

Pour améliorer les pratiques en matière de consentement, l’OMS (2016) et des chercheurs s’intéressant à la participation de personnes réfugiées en recherche (Horst et al., 2007; McDowell, 2013), recommandent d’impliquer les membres des communautés visées pour développer des méthodes de communication adaptées. Sur la base de leurs travaux portant sur la recherche en santé auprès de populations vulnérables, Zion et collaborateurs (2000) proposent également des directives pour assurer de meilleures pratiques en matière de consentement. Ces chercheurs recommandent entre autres que les procédures visent à solliciter et expliquer le consentement plutôt qu’à l’obtenir. Actuellement pour le BBE, le consentement doit être obtenu en début de rencontre. Pour favoriser l’explication plutôt que l’obtention du consentement, pourrait-on considérer qu’il soit sollicité fréquemment tout au long de l’évaluation psychosociale? Par exemple, ajouter de simples interventions entre les sections de l’évaluation pour en présenter le thème, annoncer lorsque les questions toucheront des sujets délicats, et réitérer le droit de refuser de répondre, pourraient être intégrées au fil de la rencontre. Mieux expliquer ce qu’implique le refus de l’évaluation psychosociale, et bien faire la distinction entre la participation au BBE et l’accès à d’autres services est également essentiel. De plus, Zion et ses collègues (2000) suggèrent de s’assurer que le service soit réellement arrimé aux besoins des usagers, ce qui est questionnable dans le cas du BBE. En effet, le caractère précipité des délais de temps exigés par la politique ministérielle du 10/30 n’apparaît pas arrimé aux besoins rapportés par les participants de la présente étude. Les délais actuels occasionnent également une pression importante sur les CdR de devoir effectuer rapidement le BBE. Il est donc possible qu’une pression tacite soit ressentie par les équipes responsables de la conduite du BBE pour respecter les délais de temps, ce qui peut influencer le souci avec lequel le consentement libre et éclairé est expliqué.

Format de l’évaluation

Présentement, l’évaluation psychosociale se déroule sous forme d’une entrevue semi-structurée au cours de laquelle les intervenants investiguent la situation des personnes réfugiées afin d’identifier des problèmes ou besoins potentiels. Or, bien que la plupart apprécient ces premiers contacts avec des intervenants, plusieurs participants ont nommé ne pas être à l’aise de s’ouvrir rapidement à propos de leurs difficultés et de leur souffrance. Pour pallier ce malaise et favoriser l’établissement du lien de confiance, une recommandation faite par plusieurs participants est d’intégrer des ateliers psychoéducatifs lors du BBE. Cette approche aurait l’avantage d’être moins intrusive qu’un questionnaire d’évaluation systématique.

Cette recommandation est d’ailleurs cohérente avec les conclusions d’une étude pancanadienne effectuée par le Centre de toxicomanie et de santé mentale de Toronto (Vasilevska et al., 2010). Les conclusions de cette étude ciblent la psychoéducation comme l’un des principaux besoins en termes de services psychosociaux pour les personnes réfugiées. Selon cette étude, la psychoéducation favorise une approche centrée davantage sur la résolution de problème que sur l’exploration de la maladie mentale, et serait mieux adaptée aux besoins des personnes réfugiées. Dans la même lignée, Ellis et collaborateurs (2011), considèrent également que des interventions de psychoéducation auprès du client et de sa famille peuvent favoriser l’établissement d’un lien de confiance, et facilitent par la suite l’identification de besoins spécifiques. La visée psychoéducative de l’évaluation psychosociale peut également permettre un meilleur ajustement aux principales perceptions et aux attitudes envers la santé mentale pouvant influencer le déroulement du BBE (telles que la crainte d’être jugé, la volonté d’oublier les souffrances du passé, et la tendance à aller vers les autres ou non, ci-haut mentionnées). De plus, offrir un service qui donne davantage d’information aux usagers qu’il n’en recueille, prend en compte la disparité des pouvoirs entre intervenants et personnes réfugiées. En ce sens, la psychoéducation peut représenter une issue intéressante aux enjeux de consentement liés à la passation d’une entrevue semi-structurée lors des premiers contacts. Cette proposition comporte aussi l’avantage de répondre en premier lieu aux besoins des personnes réfugiées, tout en tenant compte des exigences ministérielles, et peut être intégrée facilement à la structure d’évaluation psychosociale déjà en place.

Toutefois, cette orientation nécessite une confiance de la part de l’intervenant en la capacité de l’usager d’identifier ses besoins. De plus, une limite de cette approche psychoéducative est que plusieurs participants rapportent avoir été surchargés d’information dans les premières semaines suivant leur arrivée, ce qui peut entraîner de la confusion et une rétention limitée des informations. Il est donc possible que des interventions de psychoéducation dans le cadre du BBE soient plus pertinentes au cours d’une seconde rencontre d’évaluation, lorsque les aspects pratiques entourant l’installation dans la ville d’accueil ont été traités.

Manque d’accès aux services post-évaluation

Une critique importante du BBE formulée par plusieurs participants concerne les difficultés d’accès aux services auxquels ils sont référés suite à l’évaluation psychosociale. Ils évoquent plus particulièrement les délais de temps trop longs entre le moment où la référence est faite et le moment où l’usager se voit offrir un rendez-vous. Cette critique remet en question l’objectif même du BBE, c’est-à-dire de dépister des besoins psychosociaux en vue d’apporter l’aide nécessaire pour répondre à ces besoins. En effet, à quoi sert-il d’effectuer rapidement une évaluation psychosociale exhaustive, si l’offre de services n’est pas en mesure de répondre aux besoins identifiés dans les délais nécessaires?

L’incapacité de mettre à disposition les services adéquats au moment où le besoin est identifié met en lumière la pression et l’impuissance pouvant être ressenties par les intervenants. D’une part, les balises du BBE guidant les intervenants à faire une évaluation exhaustive n’apparaissent pas tout à fait cohérentes avec l’objectif du BBE, d’effectuer une évaluation dans le but de référer au service adéquat. D’autre part, il faut considérer les conséquences psychologiques que peut avoir sur l’usager une évaluation psychosociale ponctuelle en profondeur, sans que des services ne soient rapidement disponibles par la suite. La responsabilité de l’État quant au bien-être des personnes réfugiées ne se limite pas à offrir des services d’évaluation à l’arrivée. L’État doit aussi considérer les iniquités en matière d’accès aux services de soins de santé et psychosociaux, et y pallier. En ce sens, la recommandation faite par les participants d’avoir accès à des services de santé sans rendez-vous à même les structures déjà existantes, se présente comme une manière logique et appropriée d’améliorer le BBE dans sa finalité. Bien sûr, malgré certaines initiatives déjà mises en place pour faciliter l’accès à des services sans rendez-vous, la faisabilité de cette recommandation demeure un enjeu majeur, considérant les difficultés d’accès aux services de santé et psychosociaux observables de manière générale au Québec.

Forces et limites de l’étude

Une des contributions majeures de l’étude, se rapporte au fait qu’elle recueille la perspective des personnes réfugiées sur les services d’évaluation qui leur sont offerts. Tel que mentionné par Cleveland (2016), cité par Bélanger-Dumontier et collaborateurs (2017), avoir accès aux perspectives des personnes réfugiées est essentiel pour mieux comprendre leur expérience, et ainsi mieux adapter les services leur étant destinés. Dans le souci de bien représenter leur perspective, un devis de recherche qualitatif adoptant une posture réaliste critique ainsi que des critères de scientificité ont été pris en compte tout au long du processus de recherche. Notamment, des mesures ont été prises dans le but de limiter l’influence du cadre conceptuel et de la subjectivité de l’équipe de recherche dans l’analyse des données et l’interprétation des résultats. Par exemple, les résultats ont été validés directement auprès de huit participants lors d’une seconde phase d’entretien de groupe. Une seconde rencontre a aussi été effectuée avec les deux travailleuses sociales ayant participé à l’étude. Ces rencontres ont permis de valider et nuancer les résultats, et de s’assurer ainsi de bien rapporter les propos des participants et de traduire adéquatement leur perspective. Bien sûr, l’intention de demeurer le plus fidèle possible à l’expérience des participants ne peut suffire à éliminer complètement la subjectivité des chercheurs, mais a du moins contribué à sa prise en compte dans l’interprétation des résultats.

L’étude a été conduite auprès de personnes issues de plus d’une communauté géoculturelle. Ceci permet de mettre en lumière les aspects partagés, mais aussi les particularités plus distinctives de ces communautés. L’étude a aussi pris en compte certaines différences au niveau des genres. Ces résultats permettent de constater que les réfugiés ne constituent pas un bloc monolithique et qu’une approche tenant compte des variables individuelles et socioculturelles est nécessaire. Le devis de recherche comprenant des entretiens de groupe et individuels semble avoir favorisé l’exploration d’aspects communs et spécifiques chez les participants. Ce devis a également permis d’effectuer une triangulation des données au moment de l’analyse et ainsi augmenter la validité des résultats.

La principale limite de l’étude concerne la sélection des participants, et plus particulièrement, le critère du temps depuis d’arrivée au Canada, soit entre 2013 et 2017. Ce critère n’a pu être respecté pour l’entretien de groupe avec les femmes afghanes, puisque celles ayant accepté de participer sont arrivées entre 1997 et 2013. Leur participation a permis d’avoir accès aux perceptions et attitudes envers la santé mentale véhiculées dans leur communauté, mais leurs réponses peuvent aussi être influencées par des conceptualisations québécoises de la santé mentale. Notamment, ces participantes ont abordé avec aisance des thèmes qu’elles jugent délicats à aborder avec les femmes afghanes. La question du temps depuis l’arrivée au Canada peut aussi introduire des biais de mémoire, certains participants ayant vécu l’expérience du BBE plus de cinq ans auparavant. Sachant que la manière de conduire le BBE a évolué depuis 2012, l’expérience relatée par les participants a pu se dérouler dans des contextes variables et est empreinte d’appréciations et de souvenirs subjectifs. Finalement, aucun participant n’a expérimenté le BBE tel qu’administré actuellement selon la procédure du 10/30. Les variations en ce qui a trait au critère de temps depuis l’arrivée, de même que le nombre limité de communautés culturelles représentées dans l’étude appellent à la prudence quant à la généralisation des résultats. Enfin, la recherche auprès d’une population allophone nécessitant un interprète comporte inévitablement une transformation des propos originaux des participants, ce qui peut aussi introduire certains biais dans les résultats.

Implications de l’étude pour améliorer le BBE et les services psychosociaux

Les recommandations présentées dans cette étude visent une meilleure adéquation entre le BBE, tel qu’administré actuellement par la CdR selon les exigences ministérielles, et les besoins des personnes réfugiées. Ces recommandations visent certains aspects fondamentaux de l’évaluation psychosociale. Elles proviennent des personnes réfugiées et des travailleuses sociales participant à l’étude, et sont le plus souvent corroborées par la littérature existante. Quatre recommandations principales ont été discutées, soit (1) espacer les rencontres dans le temps, (2) considérer l’importance du lien de confiance avec l’intervenant, (3) favoriser le consentement éclairé, (4) adapter le format de l’évaluation dans une visée psychoéducative.

Les résultats mettent également en lumière d’autres aspects qu’il importe de prendre en considération dans un souci d’adaptation des services. Des différences sont observées au niveau de la conceptualisation de la santé mentale et des problématiques de santé mentale, ainsi que la manière d’exprimer la souffrance psychique. Il s’avère primordial pour les intervenants de reconnaître l’existence de ces différences, de prendre le temps de s’intéresser à la perspective des usagers sur ces questions, ainsi que d’établir un langage commun au moment d’aborder la santé mentale. De plus, si certains éléments sont partagés en ce qui concerne l’expérience du BBE et les recommandations faites par les participants pour l’améliorer, certains éléments rapportés sont aussi teintés par des particularités culturelles ainsi que par des différences individuelles ou selon le genre. Nous avons vu notamment que les besoins peuvent varier relativement à l’espace-temps entre les rencontres, aux rencontres familiales versus individuelles, et à la présence des interprètes. Les résultats soulignent donc l’importance de concevoir le BBE de manière à permettre une certaine latitude aux travailleurs sociaux des CdR afin d’adopter une approche prenant en considération les différences socioculturelles, familiales et individuelles.

Enfin, il semble que le BBE ne favorise que partiellement l’équité d’accès aux soins pour les personnes réfugiées. Il est primordial de se questionner sur la pertinence de l’évaluation psychosociale si les personnes réfugiées n’ont pas accès aux services auxquels ils sont référés suite à cette évaluation. De plus, le BBE tel qu’élaboré présentement, a été conçu selon les normes et exigences du ministère et de l’Ordre des travailleurs sociaux et des thérapeutes conjugaux et familiaux du Québec. Mais est-il nécessaire d’effectuer une évaluation aussi exhaustive et est-ce réellement adapté aux besoins de cette population? À cet effet, il apparaît essentiel de se demander en premier lieu qui sont les bénéficiaires de ce service. Tel que suggéré par Macklin (2003), le travail auprès de populations considérées vulnérables peut entraîner une forme d’instrumentalisation dans le système de santé, dépendamment de qui en retire les bénéfices. Par exemple, dans le cas du 10/30, des gains politiques peuvent être associés au fait de présenter des mesures d’accueil et d’accessibilité qui apparaissent efficaces. Ces mesures expéditives peuvent également permettre de rassurer la population d’accueil quant à la capacité de l’État à prendre en charge le nombre grandissant de personnes réfugiées arrivant au Québec. Or, au-delà de ces desseins politiques, la population générale est également aux prises avec des difficultés d’accès aux services de santé et psychosociaux. Considérer la perspective des personnes réfugiées peut être profitable non seulement pour améliorer l’adéquation des services qui leur sont offerts, mais aussi pour nourrir la réflexion et apporter des pistes de solutions innovantes face aux enjeux plus larges d’iniquité d’accès aux soins au Québec.