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Mariano Sigman est un neuropsychologue argentin (Buenos Ayres) qui a obtenu son doctorat à New York et a effectué des études postdoctorales à Paris. Il a également de nombreuses publications à son crédit, et ce, dans les revues scientifiques les plus prestigieuses de la neuroscience. Son ouvrage a pour objectif de faire voir comment notre esprit pense, décide, apprend et éprouve des émotions. Bref, comment fonctionne notre cerveau et finalement qui nous sommes? En effet, l’écrivain portugais José Saramago n’a-t-il pas écrit : « Nos décisions nous définissent ».

Au chapitre premier, l’auteur démontre que les bébés humains sont capables de représentations mentales et qu’ils disposent d’intuitions innées qui structurent ce qu’ils apprendront plus tard. À titre d’illustration, retenons l’expérimentation de Karen Wynn qui se déroule comme une pièce de théâtre en trois actes. Au premier acte, les bébés âgés entre 9 et 12 mois voient une marionnette qui essaie d’ouvrir une boite pour prendre un jouet. Arrive une autre marionnette gentille qui aide la première à prendre le jouet. Dans une autre scène survient une marionnette antisociale qui saute malicieusement sur la boite, prend le jouet et l’emporte. Dès qu’on lui en offre la possibilité, le bébé choisit la marionnette gentille. Au deuxième acte, cette même marionnette gentille échappe une balle. Arrive un bon samaritain qui la lui rapporte. Dans un autre cas, l’arrivant prend la balle et l’emporte. Le bébé choisit le premier. L’affaire se corse au troisième acte. Voilà que revient la marionnette antisociale du début qui perd la balle. Une autre arrive et la lui rapporte. Dans un autre cas, l’arrivant vole la balle. Quelle marionnette choisira cette fois le bébé? Il choisit celle qui a volé la balle. Ainsi les bébés donnent le change au mauvais garçon au lieu de choisir l’aidant. Plusieurs études comme celle-ci ont démontré que des bébés qui ne parlent pas sont néanmoins capables de représentations mentales abstraites. Dans le présent cas, ils ont fait un choix plutôt sophistiqué.

Le deuxième chapitre porte sur la prise de décision. La recension de la littérature scientifique dans le domaine amène l’auteur à conclure que « nos décisions sont toujours basées sur des informations incomplètes et des données imprécises » (p. 47). Dans son examen de la question, il considère plusieurs types de décisions : les choix de la vie quotidienne, le choix d’un partenaire sexuel, la prise de risque chez les adolescents, les biais qui s’introduisent dans nos décisions et même dans celles des juges, les grands dilemmes moraux, la sagesse d’Ulysse[1], la confiance à l’endroit de nos décisions, la confiance envers autrui dans les échanges et enfin les décisions que prennent les joueurs au casino. On peut conclure avec l’auteur que la question de la prise de décision ratisse large. Comment se fait-il alors qu’un circuit neural commun explique une telle variété de décisions? C’est qu’interviennent des facteurs génétiques et sociaux (toujours le couple nature-culture). Sigman explique cette variété par l’analogie avec un engin dont les boulons sont inégalement serrés. « Un petit changement dans l’équilibre entre le cortex frontal latéral et le cortex frontal médian nous rend froids et calculateurs ou émotionnels et sensibles » (p. 97). Si certaines de nos décisions sont rationnelles, la plupart sont intuitives.

Au chapitre trois, l’auteur se demande : « Que se passe-t-il dans le cerveau quand nous sommes conscients d’un processus? » À peu près la même chose que lorsqu’un tweet devient viral; il se répand rapidement dans le réseau. Lorsqu’un stimulus qui frappe la rétine atteint un certain seuil, une seconde vague d’activités se produit 300 millisecondes plus tard. L’activité n’est plus limitée à la région concernée (ici le cortex visuel), mais se répand dans tout le cerveau; c’est alors que ce dernier devient conscient du stimulus. L’auteur présente alors les caractéristiques de l’activité cérébrale consciente : elle est massive; elle est synchronisée; elle est médiatisée, certains centres se faisant « propagateurs » de la diffusion; elle est complexe et cohérente : ni trop désorganisée, car ce serait le chaos, ni trop organisée ou automatique, car elle deviendrait non consciente.

Au chapitre quatre, l’auteur présente les études de son groupe et celles d’autres équipes concernant les différents états de la conscience; donc les études relatives au sommeil, au rêve, au rêve éveillé, au rêve dit lucide. De plus, il rapporte des études sur les effets du cannabis, de l’ayahuasca et de la psilocybine tout en déplorant le peu d’études sur les effets des drogues. De plus, il exhorte ceux qui prennent les décisions en matière clinique ou légale à tenir compte au moins des résultats sérieux déjà disponibles.

Le chapitre cinq se rapporte à l’apprentissage. Pour comprendre le phénomène de la transformation du cerveau au moment de l’apprentissage, Sigman suggère de distinguer deux grands systèmes du cortex cérébral. Le système dorsal inclut le pariétal et le cortex frontal qui sont associés à la conscience et s’occupe de l’action; son travail est lent. Le système ventral est associé aux fonctions automatiques et inconscientes; il travaille rapidement. L’apprentissage consiste justement en un processus de transfert du premier système au deuxième. Quand nous avons appris à lire, souvenons-nous comme ce fut lent et laborieux (système dorsal). Peu à peu, la lecture est devenue plus facile, plus rapide et automatisée (système ventral). Par quoi le cerveau est-il prédisposé à cette transformation (on parle aussi de « plasticité »)? Par la motivation : l’effort que nous sommes prêts à déployer pour changer. La chimie des neurotransmetteurs intervient également, car la dopamine réduit la résistance au changement du cerveau. Ajoutons que le travail d’apprentissage peut être laborieux, car il ne suffit pas d’accumuler ou d’assimiler des connaissances, il faut les pratiquer et pouvoir les exprimer (par le langage). De plus, il faut souvent « désapprendre », oublier ou effacer pour apprendre du nouveau. C’est le cas de l’écolier qui forme certaines lettres « à l’envers » ou en miroir…

Au chapitre six, Sigman s’efforce de faire le pont entre les connaissances en neuropsychologie et la pratique pédagogique dans le but d’aider les deux milliards et plus d’enfants qui fréquentent l’école pour apprendre à lire, écrire, compter et à devenir des êtres sociaux. Il offre donc des applications pour l’apprentissage de la lecture, de la géométrie et la prévention de la dyslexie. Arrêtons-nous à une expérimentation qui appuie l’idée d’un teaching instinct chez l’enfant, une prédisposition semblable à celle qu’a identifiée Chomsky pour le langage. On observe d’abord que les enfants – même tous petits – aiment enseigner et qu’ils le font avec « voracité et loquacité ». Il est fort possible que le partage des connaissances ait été favorisé par l’évolution, puisqu’il peut aider l’individu et son groupe à prévenir ou à faire face au danger. Voici l’étude de Liszkowski et Tomasello, rapporté par l’auteur. Une personne fait tomber par inadvertance un objet par terre devant un enfant d’un an. L’enfant voit l’objet que l’adulte ne voit pas et qu’il cherche à la mauvaise place. L’enfant qui ne parle pas (évidemment) pointe l’endroit où se trouve l’objet. Dans le cas où l’adulte a fait tomber l’objet intentionnellement, et donc, sait où il se trouve, l’enfant n’intervient pas (il n’enseigne pas). Il a compris que ce n’est pas nécessaire. Ajoutons que, malgré le grand nombre d’habiletés dont ils font preuve, les singes ne pointent jamais; ils ne comprennent pas ce simple code. Cette expérimentation et bien d’autres viennent encourager les enseignants à utiliser l’enseignement par les pairs, ce que les bons pédagogues font déjà depuis longtemps…

APPRÉCIATION

The secret life ofthe mind se lit comme un roman (ou presque). Il aborde de nombreux thèmes dans chacun des longs chapitres qui sont bien documentés, bien organisés et qui soutiennent l’intérêt. L’auteur rapporte de nombreuses études, des applications et des exemples de la vie quotidienne. La culture philosophique et littéraire de Sigman augmente d’autant la qualité de l’ouvrage et le plaisir de la lecture.

Ce livre intéressera les étudiants en sciences humaines, leurs professeurs qui y trouveront des problèmes à examiner et les cliniciens qui apprécieront les cas et les applications cliniques. Les enseignants apprécieront particulièrement ce livre qui les rejoint dans leur travail quotidien. Un lectorat cultivé y trouvera une source inépuisable de réflexion et des descriptions d’études scientifiques passionnantes, inspirantes et parfois amusantes.

Grâce aux progrès de la technologie dans le domaine de la neuropsychologie, on peut considérer que le projet de Freud se concrétise de plus en plus. En effet, dans son livre Projet pour une psychologie scientifique (publié après sa mort), il souhaitait « construire une psychologie qui serait une science naturelle en expliquant les processus psychiques comme étant des états quantitatifs déterminés par des éléments identifiables du système nerveux » (rapporté par Sigman, p. 101).