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Peu après la fondation de l’Université du Québec, en 1969, l’idée a vite germé chez notre collègue fondateur du département, André Dugas, et sa complice trop tôt disparue, feue Judith Mc A’Nulty, de fonder un organe de publication qui puisse représenter le département et diffuser des travaux locaux autant qu’issus de collaborations avec d’autres constituantes du réseau UQ et de l’étranger, à l’époque surtout des projets enclenchés avec des collègues français par les programmes d’échange France-Québec.
De cette initiative sont nés les Cahiers de linguistique de l’Université du Québec, parus à raison d’un numéro par année entre 1971 et 1980, dont plusieurs numéros à thème, par exemple sur le français de Montréal, sur les recherches en sociolinguistique, ou encore sur les langues amérindiennes. Dès 1981, la Revue québécoise de linguistique prend la relève en publiant deux numéros par année et avec une structure plus officielle : comité de rédaction et comité de sélection statutaires, procédure formelle d’évaluation, protocole d’édition, politique (souple malgré tout) d’alternance de numéros thématiques et de numéros d’intérêt général.
Reconnue depuis nombre d’années comme revue institutionnelle par l’UQAM, qui lui donne une forme d’appui infrastructurel par son Service des publications, et reconnue aussi par les organismes subventionnaires fédéral (CRSH) et provincial (FCAR, nouvellement réintitulé FQRNT) par des subventions renouvelées, elle aborde avec confiance sa quatrième décennie.
Et pour souligner comme il se doit son trentième anniversaire, elle lance aujourd’hui ce numéro spécial qui se veut à la fois bilan et prospective. Son plan même récapitule d’ailleurs en partie la chronologie des débats et des avancées théoriques des trente dernières années. Le volume s’ouvre avec l’article de Pierrette Thibault sur la sociolinguistique, objet majeur des années soixante-dix au moment de la résurgence nationaliste, des mouvements de libération et de légitimation des particularismes un peu partout en Occident.
Suit l’article de Denis Bouchard sur l’évolution des conceptions en syntaxe et en sémantique, qui défend le point de vue épistémologique d’un plus grand «concrétisme» (sinon d’un certain matérialisme, mais sans la vieille connotation marxisante…), un point de vue qui, malgré l’abstractionnisme nécessaire de toute façon en linguistique puisque le langage verbal en soi est un objet hautement abstrait, a toujours été plus facile à défendre en phonologie, par exemple, discipline beaucoup plus évidemment contrainte par sa base matérielle d’articulation, d’audition et de perception.
David Heap et Yves Roberge traitent pour leur part de l’évolution de la conception des clitiques, catégorie intermédiaire posant depuis longtemps des questions fondamentales d’interprétation entre une vision syntaxique stricte et une conception plus largement morphologique qui oblige à des révisions en profondeur.
Dans un esprit semblable, l’exposé de Jacques Durand et Chantal Lyche sur les développements de la phonologie rend compte de la révolution proprement copernicienne qui a mené dans cette spécialité d’une conception axée sur les règles par l’ouvrage fondateur, le Sound Pattern of English (1968), à une conception qui a progressivement enrichi les représentations et la conception même des processus en cause comme résultant de l’application modulée de contraintes qui forcent à des réaménagements obéissant à une économie de marquage.
Marie Labelle fait état du développement des idées en psycholinguistique, surtout pour la compréhension et la production du langage, un domaine toujours en effervescence, et finalement, Diane Vincent nous parle de l’ensemble des conditions pragmatiques nécessaires pour qu’un énoncé représente ou non l’intégration souhaitée d’un ensemble de facteurs autant structuraux que culturels qui font qu’un discours est jugé et reçu comme parole appropriée et représentative.
L’équipe de la Revue aurait souhaité une couverture plus exhaustive, par exemple aussi dans les domaines de la phonétique et de la lexicologie, qui ont connu des progrès phénoménaux, intellectuels avant que proprement techniques, mais des accidents purement circonstanciels nous ont empêchés de pousser le projet jusque-là. Nous pensons en dépit de cela que le portrait donné par ce numéro spécial est plus que largement fidèle à l’esprit du temps, et qu’il saura donner au lecteur le goût d’explorer à sa guise chacun des sous-domaines à l’aide des riches réflexions proposées et des abondantes références suggérées.
Nous lançons donc ce numéro spécial à la manière d’une sonde, en comptant qu’il saura stimuler les débats et contribuer à l’avancement des idées linguistiques, chez nous comme dans le cercle international de son audience.