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L’augmentation des tensions et des conflits armés dans le monde au cours des dernières années signifie aussi par le fait même une hausse des violations des droits humains. Dans le cadre des conflits armés, les violations du droit international humanitaire sont des violations de normes internationales, qualifiées de crimes internationaux, que le droit pénal international vise à combattre notamment en condamnant les principaux responsables de ces actes. Aujourd’hui, la Cour pénale internationale (CPI) célèbre plus de vingt ans d’existence et a été saisie par le Procureur pour de nombreuses situations dans le monde concernant des crimes internationaux allégués. Le Procureur fut doté, dès la création de la Cour, d’un pouvoir discrétionnaire assez important pour sélectionner les situations et les affaires à enquêter, mais aussi à traiter devant la Cour. Cependant, depuis plusieurs années déjà, un débat majeur a émergé concernant de possibles biais de la CPI, et surtout du Procureur, dans la sélection des situations et des affaires à enquêter et à saisir devant la Cour[1]. À l’heure actuelle, ce débat pousse certains à remettre en question l’existence même de la CPI, tandis que d’autres soutiennent que la Cour, mais surtout le Procureur, devraient continuer d’exercer un pouvoir discrétionnaire via les dispositions existantes du Statut de Rome.

L’ouvrage Gravity at the International Criminal Court: Admissibility and Prosecutorial Discretion[2] vise à analyser comment le critère de « gravité suffisante » prévu à l’article 17 (1)(d) du Statut de Rome[3] doit être appliqué respectivement dans les décisions du Procureur d’enquêter une situation et d’entamer une poursuite. La thèse que défend cette monographie est d’abord que l’article 17 (1)(d) requiert une évaluation subjective qui donne indirectement un pouvoir discrétionnaire au Procureur. Par conséquent, il est aussi défendu que le Procureur doit détenir un large pouvoir discrétionnaire vis-à-vis de cette évaluation, contrairement aux pouvoirs discrétionnaires limités des Chambres préliminaires dans la décision d’entreprendre des enquêtes et des poursuites judiciaires. L’autrice de cette monographie, Priya Urs, est chercheuse junior en droit international au St. John’s College de l’Université Oxford. Elle est titulaire d’un PhD en droit de l’University College de Londres ainsi que d’une maîtrise en droit international de l’Université de Cambridge. Ses travaux de recherche ont notamment été cités par un juge dans une affaire de la Cour internationale de justice[4]. Ayant déjà publié un article sur le pouvoir discrétionnaire du Procureur dans le Journal of International Criminal Justice[5], cette monographie permet ainsi à l’autrice de développer davantage sur cette question hautement polarisée dans les sphères académiques du droit international.

L’autrice vise tout au long de l’ouvrage à analyser le critère de gravité à la CPI en distinguant les situations et les affaires[6], mais aussi l’application du critère respectivement pour le Procureur et les Chambres préliminaires de la Cour. L’ouvrage est ainsi construit en un narratif de cinq chapitres qui abordent chacun un aspect du critère de gravité à la CPI. Une liste d’acronymes et une table de jurisprudence sont présentes au début de l’ouvrage pour permettre au lecteur d’accéder rapidement à des informations importantes.

Le premier chapitre se veut être une sorte d’introduction qui permet d’introduire le lecteur à la structure de la CPI, au critère de gravité, aux enjeux derrière ce critère, mais aussi à l’objectif de l’ouvrage. Le chapitre débute en expliquant et en contextualisant le débat actuel entourant la sélection des enquêtes sur les affaires et situations par le Procureur et la Cour[7]. Ensuite, une analyse de l’article 17 (1)(d) du Statut de Rome vise à expliquer l’historique derrière le critère de gravité, son application, mais aussi le caractère vague de l’article qui laisse une interprétation très ouverte du critère de gravité[8]. Le chapitre poursuit avec l’explication de la méthodologie utilisée par l’autrice, qui est basée sur une analyse doctrinale du critère de gravité[9]. Cette partie du chapitre est suivie par une explication du rôle que l’ouvrage souhaite jouer dans la pratique et le milieu académique du droit international, notamment celui de montrer comment le critère de gravité fut appliqué dans le passé par la CPI et comment il devrait l’être[10]. Par la suite, l’ouvrage présente la portée et les limites du critère de gravité en le contextualisant dans la compétence matérielle de la Cour, le principe d’intérêt de la justice et les critères de détermination de la peine de la Cour[11]. L’autrice termine ce chapitre en expliquant la différence terminologique à la CPI entre une situation et une affaire[12].

Le deuxième chapitre est le plus imposant de l’ouvrage, celui-ci mettant les bases du sujet abordé. L’on y aborde l’application à l’heure actuelle du critère de gravité suffisante prévu à l’article 17 (1)(d) du Statut de Rome afin d’identifier et de juger la pertinence des indicateurs de gravité établis par le Bureau du Procureur et les décisions de la Cour. En ce sens, l’autrice commence par présenter des décisions de diverses chambres de la CPI statuant sur le but de l’article 17 (1)(d)[13]. Elle analyse ensuite comment le critère de gravité s’articule, en examinant l’application de l’article 17 (1)(d) dans une situation, puis s’intéresse à son application du côté des affaires[14]. L’autrice affirme notamment que les chambres préliminaires semblent avoir approuvé les indicateurs de gravité du Bureau du procureur (l’ampleur, la nature, les modalités de commission et l’impact des crimes présumés), mais que ces mêmes chambres ont fait preuve d’incohérence dans leur application, notamment en ne considérant pas la nature des crimes comme un indicateur de gravité[15]. À la suite de cette analyse de la pratique au sein de la CPI, l’autrice présente son évaluation des indicateurs de gravité et la manière appropriée de les appliquer en vertu de l’article 17 (1)(d)[16]. Finalement, l’autrice défend que l’évaluation de la gravité en vertu de l’article 17 (1)(d) soit de nature subjective et que le pouvoir discrétionnaire du Procureur puisse être exercé lors de la décision de lancer des enquêtes et des poursuites afin d’assurer une bonne évaluation des indicateurs de gravité et l’attribution des ressources limitées[17]. L’autrice évoque un élément déjà relevé dans d’autres publications, soit que les processus d’objectivation du critère ont eu un impact négatif sur l’image de la Cour[18].

Le troisième chapitre propose un regard sur l’examen et le contrôle de la recevabilité par les Chambres préliminaires et de premières instances des décisions d’ouvrir ou non une enquête sur une « situation » par le procureur en application de l’article 17 (1)(d) du Statut de Rome. Le chapitre analyse d’abord l’examen par la Chambre préliminaire de la décision du Procureur de ne pas poursuivre une enquête d’une situation qui lui est déférée en vertu de l’article 53 (3)(a) du Statut de Rome que l’ouvrage résume succinctement au passage[19]. La même analyse est ensuite faite concernant l’examen par les chambres préliminaires d’une enquête ouverte proprio motu par le Procureur en vertu de l’article 15 (4) du Statut de Rome qui est lui aussi rapidement expliqué[20]. Le chapitre se termine par une explication des limites de l’examen par les chambres préliminaires des décisions d’ouvrir une enquête et l’utilité du pouvoir discrétionnaire du Procureur[21]. Il est notamment soutenu que les articles qui permettent à la Cour d’infirmer ou de confirmer la décision prise par le Procureur ne laissent pas entrevoir la nécessité de procéder à une révision de novo par la Cour[22]. Afin de soutenir l’importance d’un pouvoir discrétionnaire pour le procureur dans sa prise de décision, l’autrice explique notamment que les instances internationales ont souvent préféré déférer au « decision-maker », dans ce cas-ci le Procureur, le rôle d’amasser et d’évaluer les faits, donc l’analyse du critère de gravité dans le cas de la CPI[23].

Au quatrième chapitre, comme au chapitre trois, l’on aborde l’examen et le contrôle par les chambres préliminaires et de premières instances des décisions du Procureur, mais cette fois pour les « affaires ». D’abord, l’autrice aborde l’examen par la chambre préliminaire en vertu de l’article 53 (3)(a) dans le cas d’une décision du Procureur en vertu du critère de gravité de l’article 17 (1)(d) de ne pas procéder à une poursuite dans une « affaire »[24]. Les limites d’une telle procédure sont ensuite abordées, notamment celles liées au pouvoir discrétionnaire du Procureur et au contrôle judiciaire de ce pouvoir lors de la décision d’intenter ou non une poursuite[25]. Cette première partie du chapitre se termine ensuite par l’autrice qui présente la norme, qu’elle soutient comme la meilleure, pour l’examen de contrôle de la décision du Procureur qui devrait notamment se restreindre à déterminer si la décision du Procureur d’intenter ou non une poursuite dans une « affaire » était raisonnable[26]. De plus, l’autrice présente la norme de contrôle qu’elle considère appropriée pour contrôler l’évaluation du critère de gravité par le Procureur[27].

Dans la deuxième partie de ce chapitre, il est question de l’évaluation du critère de gravité par la Chambre préliminaire ou de première instance de la recevabilité d’une affaire en vertu des procédures de l’article 19 (1) à (3) du Statut de Rome. L’autrice détermine en premier lieu si la Chambre préliminaire peut exercer un pouvoir discrétionnaire de se prononcer sur la recevabilité d’une « affaire » en vertu de l’article 19 (1) dans le cas de procédures prévues à l’article 58, c’est-à-dire la délivrance d’un mandat d’arrêt ou d’une citation à comparaître[28]. Ensuite, cette partie élabore la procédure de l’évaluation de la recevabilité prévue par l’article 19 du Statut de Rome pendant des procédures de l’article 58[29]. L’autrice termine ce chapitre en déterminant la pertinence d’avoir une évaluation de la gravité d’une « affaire » par la Cour dans le cadre d’une procédure relative à la délivrance d’un mandat d’arrêt ou d’une citation à comparaître[30].

Le cinquième et dernier chapitre sert en quelque sorte de conclusion où l’autrice synthétise et rappelle l’analyse des chapitres précédents. En ce sens, ce chapitre énumère et explique quels sont les indicateurs appropriés pour l’application du critère de gravité de l’article 17 (1)(d) lors des décisions du Procureur d’enquêter et de poursuivre[31]. Le chapitre continue avec un résumé des arguments de l’autrice soutenant que le Procureur bénéficie d’un pouvoir discrétionnaire important dans l’application du critère de gravité dans sa prise de décision d’aller de l’avant ou non dans une « situation » et les limites des procédures de révision par la Chambre préliminaire[32]. L’autrice poursuit ensuite le même résumé de ses arguments prônant un large pouvoir décisionnaire du Procureur et des procédures de révision limitées de la Cour, mais cette fois dans le cas de la décision d’initier ou non des poursuites dans des « affaires »[33].

Le cinquième chapitre aborde l’analyse du critère de gravité par le rapport des experts indépendants mandatés par l’assemblée des États-parties de la CPI. L’autrice analyse ensuite le critère de gravité relative et d’intérêt de la justice proposés par la littérature académique existante pour guider la décision du Procureur d’entreprendre ou non des enquêtes et des poursuites[34]. L’autrice termine cette section en critiquant et en rejetant le critère de gravité relative et celui d’intérêt de la justice dans la prise de décision du Procureur[35]. L’autrice formule aussi dans ce chapitre des recommandations de pratique pour la CPI et mène une réflexion concernant l’utilisation d’un critère de gravité comparable dans d’autres tribunaux pénaux internationaux et nationaux en matière d’enquêtes et de poursuites de crimes internationaux[36]. Le chapitre conclut en mettant l’accent sur l’apport des tribunaux pénaux internationaux à la littérature traitant de manière générale l’interaction entre les tribunaux internationaux et le pouvoir discrétionnaire des « decision-makers »[37].

En somme, cet ouvrage de Priya Urs permet un regard approfondi sur le concept de critère de gravité en droit pénal international et plus particulièrement à la Cour pénale internationale. Bien que le contenu de cette monographie soit accessible à tous types de lecteurs, cet ouvrage est mieux adapté pour les lecteurs ayant des connaissances de base en droit pénal international et dans le fonctionnement de la CPI. De plus, cet ouvrage étant entièrement en anglais et abordant un sujet assez technique et précis du droit international, il peut être difficile pour un lecteur francophone de bien saisir certains passages. Il n’en demeure pas moins que cet ouvrage permet l’acquisition de connaissances fondamentales pour mieux comprendre le critère de gravité à la CPI et son rôle dans la sélection des situations et des affaires. Les lecteurs sont ainsi mieux outillés pour comprendre les mécanismes parfois complexes en jeu dans le débat sur la sélectivité de la CPI en matière de situations et d’affaires. La structure de l’ouvrage est de son côté clairement divisée et permet au lecteur de se repérer tout au long de la lecture. La subdivision des chapitres, souvent très détaillée, est aussi appréciable, considérant que le contenu de cet ouvrage s’avère parfois très dense et technique. L’autrice s’assure de terminer chacun des chapitres par une section de conclusion permettant ainsi de résumer l’essentiel de ses propos et en particulier sa position sur les questions en jeu. Certaines parties du chapitre possèdent même une section récapitulative[38] qui permet d’encore mieux synthétiser les informations importantes à retenir pour le lecteur. Toutefois, des sections encadrées ou sous la forme de listes pour aider le lecteur à mieux décortiquer les passages lourds en contenu technique seraient des ajouts pertinents.

L’approche de l’autrice sur le sujet est moins courante que celle habituellement vue dans la littérature sur la CPI et le droit pénal international. En effet, cet ouvrage sert à la fois, comme mentionné par l’autrice à maintes reprises, à participer à la doctrine sur le sujet et de guide sur la « bonne » pratique et l’utilisation du critère de gravité de l’article 17 (1)(d) du Statut. Cependant, cette monographie s’inscrit bien dans le débat contemporain sur les critiques envers la CPI. Bien que les critiques de la littérature envers la CPI couvrent de nombreux aspects de celle-ci, il est important de noter que l’autrice n’aborde pas plusieurs des enjeux et des critiques envers la CPI. En ce sens, la position que l’autrice défend sur le critère de gravité semble faire abstraction de certaines critiques de la littérature et d’États africains concernant la « suractivité » africaine de la Cour[39]. L’analyse et les positions défendues dans cet ouvrage sont davantage axées sur une étude détaillée et approfondie du Statut de Rome et une jurisprudence technique, et moins sur une vision d’ensemble du travail de la Cour et de son impact réel. Les réformes possibles pour la CPI sont aussi peu abordées. Il reste que cette publication est une lecture essentielle pour les juristes en droit pénal international, en particulier ceux oeuvrant à la CPI. Bien que récemment publiée en 2024, cette publication risque fort bien d’être utile dans un contexte de résurgence des conflits armés risquant de mener à une augmentation des requêtes à la CPI. Finalement, après la lecture de cet ouvrage et son analyse du critère de gravité, la réflexion se pose de savoir si les dispositions du Statut mettant en place la CPI sont tout simplement à réformer après plus de vingt ans de fonctionnement et de critiques.