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Depuis le début de l’année 2022, le crescendo des affrontements militaires en Ukraine soulève plusieurs questions juridiques. Au regard du principe cardinal de l’interdiction de l’emploi de la force du système de sécurité collective, l’opération militaire spéciale déclenchée par la Russie le 24 février 2022 et qui a conduit à l’invasion de l’Ukraine, constitue prima facie un acte d’agression et une violation du jus ad bellum qui repose sur le principe de l’interdiction du recours à la force armée dans la conduite des relations entre les États[1].

Au-delà du recours illicite à la force armée, depuis le déclenchement du conflit armé sur le territoire ukrainien, les violations graves du droit international humanitaire (DIH) et les violations flagrantes du droit international des droits de la personne, ont abouti rapidement à la saisine de plusieurs juridictions internationales comme la Cour internationale de justice (CIJ), la Cour pénale internationale (CPI) ou encore la Cour européenne des droits de l’homme (Cour EDH). La communauté internationale a même évoqué la création d’un tribunal spécial pour traiter spécifiquement de l’agression[2] tandis que des instances judiciaires nationales ont déjà été saisies de plusieurs affaires[3] en lien avec des crimes de guerre commis dans le cadre du conflit. Les États européens, ainsi que leurs alliés, ont également adopté des sanctions vis-à-vis de la Russie afin de l’isoler sur la scène internationale dès lors que le Conseil de sécurité et l’Assemblée générale ne peuvent jouer qu’un rôle limité dans le cadre des Nations unies. La saisine de toutes ces instances pour décider de la responsabilité étatique pour les violations du droit international, et de la responsabilité pénale des individus, est inédite. La question qui se pose est de savoir quels seront leurs effets pour le droit des conflits armés.

Au regard des violations de l’interdiction du recours à la force et des règles protectrices du droit des conflits armés, cette contribution traitera des enjeux liés à la mise en oeuvre du DIH. Elle envisagera la complémentarité entre la responsabilité internationale de l’État et la responsabilité pénale individuelle à travers l’analyse d’une part, des initiatives de la communauté internationale, de la coopération interétatique et de l’adoption de contre-mesures au regard de l’acte d’agression qui constitue une violation du jus ad bellum ; et d’autre part, des poursuites engagées sur le plan interne et sur le plan international au regard du crime d’agression et des crimes de guerre commis dans le cadre du conflit. Si des violations graves du droit international peuvent être commises par les États dans le cadre des conflits armés, qui engagent ainsi leur responsabilité internationale, les crimes de guerre sont commis par les individus, qui engagent leur responsabilité pénale individuelle devant des juridictions pénales internationales ou internes. Néanmoins, il n’existe pas de mécanisme de mise en oeuvre prévu spécifiquement par le DIH, dans la mesure où les juridictions internationales existantes ne peuvent s’intéresser au droit des conflits armés que de manière incidente dès lors leur compétence matérielle fonctionne de manière indépendante par rapport à ce corps de règles. En effet, ce conflit reflète la situation de concurrence entre la responsabilité internationale de l’État et la responsabilité pénale individuelle, tandis qu’il révèle un recours sans précédent aux mécanismes juridictionnels et institutionnels afin de faire cesser les hostilités et les violations du droit international. Comme avait eu l’occasion de le souligner la CIJ dans l’affaire Crime de génocide[4], la dualité de la responsabilité internationale de l’État et la responsabilité pénale individuelle est un principe fondamental du droit international. La Cour avait rappelé cette dualité, en se référant à la fois aux travaux de la Commission du droit international (CDI) et au Statut de Rome de la CPI, en ces termes :

La Cour relève que cette dualité en matière de responsabilité continue à être une constante du droit international. Cet élément figure au paragraphe 4 de l’article 25 du Statut de Rome de la Cour pénale internationale, auquel sont à présent parties cent quatre États : « Aucune disposition du présent Statut relative à la responsabilité pénale des individus n’affecte la responsabilité des États en droit international ». La Cour relève également que les articles de la CDI sur la responsabilité de l’État pour fait internationalement illicite (annexé à la résolution 56/83 de l’Assemblée générale, 12 décembre 2001) (ci-après « Articles de la CDI sur la responsabilité de l’État ») abordent, à l’article 58, la question par son autre aspect en rappelant que « [l]es présents articles sont sans préjudice de toute question relative à la responsabilité individuelle d’après le droit international de toute personne qui agit pour le compte d’un État »[5].

Dans son commentaire de l’article 58 du Projet des articles sur la responsabilité internationale de l’État[6], la CDI souligne que

[d]ans le cas de crimes de droit international commis par des agents de l’État, il arrivera souvent que ce soit l’État lui-même qui soit responsable pour avoir commis les faits en cause ou pour ne pas les avoir empêchés ou réprimés. Dans certains cas, notamment celui de l’agression, l’État sera par définition impliqué. Mais même dans ces cas, la question de la responsabilité individuelle est en principe à distinguer de celle de la responsabilité des États. L’État n’est pas exonéré de sa propre responsabilité pour le comportement internationalement illicite par le fait qu’il a poursuivi et puni les agents publics qui en sont les auteurs[7].

Ainsi, dans le cadre de l’invasion de l’Ukraine qui caractérise prima facie un acte d’agression commis par l’État russe, la responsabilité internationale de l’État pour l’acte d’agression sera à distinguer de l’engagement de la responsabilité pénale individuelle pour crime d’agression dans l’éventualité où un tribunal spécial sera établi pour traiter spécifiquement de la poursuite de ce crime. En effet, si la CPI exerce une compétence de principe en matière de crime d’agression, la situation ukrainienne ne rentre pas dans son champ de compétence matérielle dès lors que la Russie n’est pas un État partie au Statut de Rome[8].

Dans le contexte de la guerre russo-ukrainienne, la complémentarité entre, d’une part, la responsabilité étatique du fait d’un acte d’agression et pour les crimes de guerre qui découleraient de la conduite des hostilités ; et d’autre part, la responsabilité pénale individuelle, doit être envisagée au regard des obstacles qui régissent l’engagement de la responsabilité de l’État, a fortiori celle d’un État membre permanent du Conseil de sécurité comme la Fédération de Russie. En effet, les perspectives de mise en oeuvre de la responsabilité internationale de l’État sont limitées au regard des principes qui la régissent. D’une part, l’engagement juridictionnel de la responsabilité étatique ne peut s’affranchir du consentement à la juridiction afin d’attraire un État devant un organe judiciaire supranational. D’autre part, il n’y a pas encore de consensus quant à la possibilité d’écarter les immunités reconnues à l’État devant les juridictions nationales étrangères, même en cas de violations de normes impératives[9]. L’engagement de la responsabilité pénale individuelle est également encadré par des principes relatifs à la compétence universelle et aux immunités des personnes agissant en qualité officielle. Néanmoins, les juridictions pénales internationales comme la CPI peuvent s’affranchir de la règle des immunités, comme le souligne l’article 27 du Statut de Rome relatif au défaut de pertinence de la qualité officielle. Parallèlement, l’exercice de la compétence universelle à l’égard des individus est un principe communément admis dans les ordres juridiques internes alors que l’engagement de la responsabilité de l’État sur la base du même chef de compétence n’est pas encore ancré dans le droit positif. Par ailleurs, comme il n’existe pas de juridiction internationale spécialisée à l’égard des violations du DIH, de telles violations pourraient donner lieu à des poursuites incidentes devant la CPI ou encore devant des juridictions nationales. Le présent article vise à mettre en lumière les différents mécanismes juridictionnels et institutionnels qui peuvent contribuer au respect du DIH, et quelle empreinte ces poursuites laisseront pour l’avenir de la justice internationale en cas d’agression et de crimes de guerre.

Par conséquent, au regard de la responsabilité internationale de l’État du fait d’un acte d’agression et des violations du jus ad bellum qui repose sur l’interdiction du recours à la force, il sera question d’envisager les opportunités et les limites qui découlent des mécanismes internationaux mis en oeuvre jusqu’à présent (I). En ce qui concerne la responsabilité pénale individuelle pour les crimes de guerre et le crime d’agression, les violations alléguées commises dans le cadre du conflit révèlent la concurrence et la complémentarité des mécanismes internationaux et nationaux dans la mise en oeuvre du DIH (II).

I. La responsabilité internationale de l’État du fait de l’acte d’agression : opportunités et limites des mécanismes internationaux face aux violations du jus ad bellum

Si l’invasion de l’Ukraine par la Russie a été condamnée de façon unanime par la communauté internationale, l’engagement de la responsabilité internationale de l’État russe du fait de la violation de l’interdiction du recours à la force se heurte à de nombreux obstacles. Si d’autres violations du droit international commises dans le cadre du conflit armé pourraient être attribuées à la fois à l’Ukraine et à la Russie en tant qu’États parties au conflit, l’objet de cette première partie sera de traiter plus spécifiquement de l’acte d’agression et de la difficulté d’engager objectivement, devant une juridiction, la responsabilité de l’État russe pour ce fait générateur du conflit armé international. Si le principe d’interdiction du recours à la force est un principe cardinal du droit international, des mécanismes spécifiques n’ont pas été mis en place afin de pouvoir poursuivre de manière effective un État qui serait responsable d’un acte d’agression armée. Si certaines limites découlent du régime de la responsabilité internationale de l’État (A), le système de sécurité collective institué par la Charte des Nations unies[10] accorde une marge discrétionnaire d’appréciation au Conseil de sécurité, organe politique et politisé avec une possibilité d’action limitée en cas d’exercice du droit de veto par l’un des membres permanents (B) tandis que l’Assemblée générale ne peut jouer qu’un rôle subsidiaire qui ne lui permet pas d’adopter des sanctions juridiquement contraignantes (C). Dans ce contexte où les mécanismes juridictionnels et institutionnels ont une portée restreinte, l’adoption de contre-mesures et la coopération interétatique des États alliés face à la Russie se sont imposées comme un moyen alternatif de pression et de sanction en réponse à l’acte d’agression. Toutefois, en raison de la nature de ces mesures qui sont des instruments de politique étrangère, l’éventuelle mise en oeuvre de la responsabilité internationale de l’État du fait d’un acte d’agression restera hypothétique en l’état actuel du droit international. L’adoption de contre-mesures et la coopération internationale en vue de la mise en oeuvre des sanctions à l’égard de la Russie ne reposent pas sur l’engagement de la responsabilité étatique dans un contexte institutionnel, mais relèvent d’une stratégie interétatique qui repose sur des alliances diplomatiques afin de faire cesser les violations graves du droit international découlant du conflit (D).

A. Les limites découlant des principes de la responsabilité internationale des États

Au regard du projet de la CDI qui reflète le droit international coutumier dans le domaine de la responsabilité internationale, tout fait internationalement illicite engage la responsabilité de l’État[11]. Néanmoins, si ce principe est relativement simple et qu’il établit un régime de responsabilité sans faute, les difficultés surgissent dans le cadre de l’opération d’attribution d’un fait internationalement illicite à l’État, conditionnée notamment par la distinction entre les organes de jure et les organes de facto ou encore par les critères du contrôle effectif que doit exercer l’État à l’égard d’une personne ou d’un groupe de personnes[12]. L’invasion de l’Ukraine par la Russie le 24 février 2022 découle d’une déclaration officielle d’intervention du président Vladimir Poutine qui a déployé ses forces armées militaires officielles dans le cadre des opérations. Ainsi, prima facie, dans la mesure où les forces armées militaires sont des organes de jure qui agissent au nom de l’État, la violation de l’interdiction du recours à la force au regard du jus ad bellum et les autres faits internationalement illicites commis dans le cadre du conflit pourraient être attribués à l’État russe, sous réserve des autres faits illicites qui pourraient être commis par les forces armées ukrainiennes ou par les groupes armés non étatiques engendrant un partage des responsabilités des violations du jus in bello.

La situation se complexifie davantage lorsqu’il est question de la mise en oeuvre de la responsabilité internationale de l’État du fait des violations du droit international au regard des critères régissant les mécanismes juridictionnels qui pourraient éventuellement être mobilisés. Il est vrai que le principe de l’interdiction du recours à la force relève des normes de jus cogens et engendre des obligations erga omnes à la charge des États[13]. L’acte d’agression est ainsi prohibé en toutes circonstances[14], à moins que le recours à la force armée ne s’inscrive dans l’exercice du droit de légitime défense, au sens de l’article 51 de la Charte des Nations unies ; ou repose sur une autorisation explicite du Conseil de sécurité, prise sur la base du Chapitre VII. Néanmoins, les violations alléguées des obligations découlant de normes impératives n’entraînent pas une compétence d’office du juge international. Ce dernier est toujours soumis au principe du consentement à la juridiction qui est libre et révocable dans le contentieux interétatique. La CIJ l’a rappelé à plusieurs reprises, notamment à propos de l’interdiction du génocide, norme de jus cogens qui impose des obligations erga omnes[15], la nature de l’acte illicite ne permet pas de contourner l’exigence de l’engagement juridictionnel. Ainsi, à défaut de l’existence d’une clause compromissoire dans un traité ou dans une déclaration facultative d’acceptation de la juridiction obligatoire de la Cour, celle-ci ne peut se déclarer compétente pour statuer sur le différend, même lorsque sont en cause des violations graves du droit international qui auraient été commises par l’État[16].

Par conséquent, si des mécanismes juridictionnels internationaux ont été mobilisés en réponse à l’invasion de l’Ukraine, les juridictions compétentes ne pourront pas se prononcer sur la qualification explicite du recours illicite à la force armée par l’État russe en application de principes juridiques contraignants découlant de la définition de l’acte d’agression dans le cadre de l’établissement des faits.

En effet, dans le cadre du conflit entre l’Ukraine et la Russie, la CIJ a été saisie sur la base de l’article IX de la Convention sur le génocide[17], à laquelle les deux États sont parties et qui donne compétence à la Cour pour statuer sur tous les différends relatifs à l’application ou à l’interprétation de cette convention, mais sa compétence ratione materiae est strictement encadrée. En effet, l’Ukraine a saisi la CIJ au motif que la Russie l’aurait accusée de fausses allégations de génocide, en instrumentalisant les dispositions de la Convention, afin de justifier l’intervention militaire et les actes constitutifs de nombreuses violations au regard du droit international[18]. Dans l’ordonnance rendue le 16 mars 2022 portant sur les mesures provisoires, la Cour a enjoint à la Russie de suspendre ses opérations militaires[19], en jugeant plausible que l’Ukraine détienne un droit au titre de la Convention sur le Génocide « de ne pas faire l’objet d’opérations militaires par la Fédération de Russie aux fins de prévenir et punir un génocide allégué sur le territoire ukrainien »[20]. La CIJ a ainsi estimé que ce droit plausible était « d’une nature telle qu’un préjudice qui lui serait porté pourrait se révéler irréparable [dès lors que l’opération militaire conduite par la Russie] cause inévitablement des pertes en vies humaines, des atteintes à l’intégrité physique et mentale, et des dommages aux biens et à l’environnement »[21].

Néanmoins, au regard de la délimitation de sa compétence matérielle, le rôle que pourra jouer la CIJ dans l’établissement de la responsabilité internationale de l’État russe pour acte d’agression sera extrêmement limité étant donné que la Cour n’est compétente pour statuer que sur les différends en lien avec l’application ou l’interprétation des dispositions de la Convention sur le génocide. Par exemple, le juge Bennouna a souligné dans sa déclaration jointe à l’ordonnance en mesures conservatoires, que la Cour avait déjà eu l’occasion de rappeler, dans une précédente affaire en lien avec le recours à la force sur le territoire de l’ex-Yougoslavie[22], que

le respect de la légalité internationale s’impose à tous les États et en toutes circonstances, qu’ils aient ou non consenti à tel ou tel mode de règlement pacifique des différends qui les opposent [mais] le fait de rattacher artificiellement un différend, relatif au recours illégal à la force, à la Convention sur le génocide est loin de renforcer ce texte, et en particulier son article IX sur le règlement des différends[23].

Parallèlement, la Cour EDH a également été saisie d’une demande de mesures provisoires sur la base de l’article 39 de son règlement intérieur et a été la première juridiction internationale à adopter une décision sur les mesures provisoires, le 1er mars 2022, au regard du risque réel de dommages irréparables. Elle a estimé que l’action militaire russe déclenchée sur le territoire ukrainien le 24 février 2022 faisait peser « sur la population civile un risque réel et continu de violations graves des droits découlant de la Convention européenne des droits de l’homme, en particulier de ses articles 2 (droit à la vie), 3 (interdiction de la torture et des traitements ou peines inhumains ou dégradants) et 8 (droit au respect de la vie privée et familiale) [24] ». Par conséquent, la Cour a enjoint à la Fédération de Russie

de s’abstenir des attaques militaires contre des civils et des biens civils, y compris des locaux d’habitation, véhicules d’urgence et autres biens civils spécialement protégés tels que les écoles et les hôpitaux, et d’assurer immédiatement la sécurité des établissements médicaux, du personnel et des véhicules de secours à l’intérieur du territoire attaqué ou assiégé par les troupes russes[25].

Néanmoins, les mesures provisoires ordonnées par la Cour n’ont pas été mises en oeuvre par la Russie qui, initiant une procédure de retrait du Conseil de l’Europe, a été devancée par le Comité des ministres qui l’a exclue de l’organisation, cessant ainsi d’être un État partie à la Convention européenne[26] depuis le 16 septembre 2022[27]. Si la Cour EDH venait à être saisie d’autres requêtes individuelles ou interétatiques dirigées à l’encontre de la Russie, au regard de sa compétence ratione temporis, elle pourrait se prononcer sur les violations alléguées de la Convention ou de l’un de ses protocoles jusqu’à la date du 16 septembre 2022.

En ce qui concerne sa compétence ratione materiae, les mesures provisoires ordonnées dès le mois de mars 2022 se rattachent davantage au respect du jus in bello dans la mesure où les actions militaires conduites par l’État russe seraient susceptibles de conduire à des violations des droits protégés par la Convention européenne ou l’un de ses protocoles. Si ces violations peuvent constituer en même temps des crimes de guerre susceptibles d’engager la responsabilité pénale individuelle, la Cour EDH demeurera limitée au regard de l’engagement de la responsabilité internationale de l’État pour les violations du DIH. En effet, le respect de la mise en oeuvre de ce corps de règles ne relève pas directement de la compétence de la Cour. Sa jurisprudence relative à l’application du DIH soulève de nombreux enjeux[28], notamment dans ses interactions avec les obligations découlant de la Convention européenne qui s’imposent aux États dans le cadre d’un conflit armé se déroulant sur leur territoire ou dans un cadre extraterritorial. L’analyse de la jurisprudence de la Cour européenne révèle plusieurs étapes qui se sont succédées dans la manière d’appréhender le DIH[29]. Dans un premier temps, la Cour a été réticente à l’égard du droit des conflits armés en estimant qu’elle était tenue d’interpréter et d’appliquer le texte conventionnel et les protocoles additionnels seuls, conformément aux limites à sa compétence ratione materiae définies à l’article 19 de la Convention européenne, définissant la Cour comme une juridiction internationale régie par le principe de spécialité[30]. Dans un deuxième temps, la Cour a assoupli légèrement sa position à l’égard du DIH, notamment dans l’affaire Varnava relative à une affaire de disparitions forcées en affirmant que : « [l]’article 2 relatif au droit à la vie] doit être interprété dans la mesure du possible à la lumière des principes du droit international, notamment des règles du droit international humanitaire »[31]. Dans ce contexte, en raison de la convergence entre les droits protégés par la Convention européenne et le DIH, ce dernier est utilisé par la Cour afin de renforcer l’interprétation adoptée à l’égard de la Convention. Dans un troisième temps, dans l’affaire Kononov c Lettonie[32], la Cour a accepté d’opérer un examen incident du droit international humanitaire, en s’y référant en amont, face au principe nullum crimen sine lege, l’interprétation du droit des conflits armés étant la condition préalable en vue de l’application de la Convention européenne. Dans un quatrième temps, la Cour a pu prendre en compte les dispositions du droit international humanitaire invoquées par les parties à l’affaire afin de les écarter en les identifiant comme n’étant pas pertinentes pour la résolution du litige[33]. Enfin, la Cour a accepté d’appliquer directement le droit international humanitaire dans l’arrêt Hassan c Royaume-Uni[34] qui marque une évolution, voire un revirement dans la jurisprudence européenne notamment lorsqu’il existe une divergence entre les normes relatives aux droits de la personne et celles découlant du droit des conflits armés. Dans l’affaire Hassan, la Cour rappelle sa jurisprudence constante selon laquelle « la Convention doit être interprétée en harmonie avec les autres règles du droit international, dont elle fait partie »[35], en affirmant que :

cela vaut tout autant pour le droit international humanitaire […] [car] [i]l y a des raisons particulièrement convaincantes d’interpréter la Convention en harmonie avec le droit international humanitaire. Les quatre Conventions de Genève de 1949, créées pour atténuer les horreurs de la guerre, furent rédigées parallèlement à la Convention européenne des droits de l’Homme et jouissent d’une ratification universelle. Les dispositions des troisième et quatrième Conventions de Genève en matière d’internement, qui sont ici en cause, ont été conçues pour protéger les combattants capturés et les civils représentant une menace pour la sécurité. La Cour a déjà dit que l’article 2 de la Convention « doit être interprété dans la mesure du possible à la lumière des principes du droit international, notamment des règles du droit international humanitaire, qui jouent un rôle indispensable et universellement reconnu dans l’atténuation de la sauvagerie et de l’inhumanité des conflits armés » et elle estime qu’il en va de même pour l’article 5[36].

Enfin, au regard de la jurisprudence constante de la CIJ[37] quant aux rapports complémentaires entre le droit des conflits armés et le droit international des droits de la personne, la Cour européenne rappelle que :

dans les rapports entre droit international humanitaire et droits de l’Homme, trois situations peuvent dès lors se présenter : certains droits peuvent relever exclusivement du droit international humanitaire ; d’autres peuvent relever exclusivement des droits de l’Homme ; d’autres enfin peuvent relever à la fois de ces deux branches du droit international. [Ainsi la Cour souligne qu’elle] doit s’attacher à interpréter et appliquer la Convention d’une manière qui soit compatible avec le cadre du droit international ainsi délimité par la Cour internationale de justice[38].

Elle souligne par ailleurs que :

conformément à la jurisprudence de la Cour internationale de justice, la Cour considère que, même en cas de conflit armé international, les garanties énoncées dans la Convention continuent de s’appliquer, quoiqu’en étant interprétées à l’aune des règles du droit international humanitaire […][39].

Enfin, la Cour européenne conclut qu’« une privation de liberté imposée en vertu des pouvoirs conférés par le droit international humanitaire doit être “régulière” pour qu’il n’y ait pas violation de l’article 5 § 1 [c’est-à-dire] qu’elle doit être conforme aux règles du droit international humanitaire et, surtout, au but fondamental de l’article 5 § 1, qui est de protéger l’individu contre la [détention arbitraire et de garantir son droit à la liberté et à la sûreté] »[40]. Il a été souligné ainsi que « [s]ans le dire explicitement, la Cour semble accepter l’application du droit international humanitaire en tant que lex specialis »[41] même en l’absence de demande de dérogation formelle comme le prévoit l’article 15 de la Convention européenne, tant que l’objectif primordial de protection contre l’arbitraire visée par l’article 5 est atteint et que l’État invoque explicitement le droit international humanitaire dans son argumentaire.

La jurisprudence de la Cour européenne à l’égard des rapports entre les droits protégés par la Convention européenne et le DIH soulève plusieurs questionnements. La Cour semble revoir à la baisse le standard de protection des droits garantis par la Convention afin de prendre en considération la situation qui découle du contexte d’un conflit armé international dans lequel est impliqué un État partie[42]. Ainsi, l’analyse de la position de la Cour au regard de la mise en oeuvre du droit des conflits armés ne laisse pas présager une interprétation extensive de la Convention européenne dans le cadre du conflit russo-ukrainien, mais une application ciblée des dispositions protectrices de la Convention invoquées dans les affaires soumises à la Cour, qui seront interprétées à la lumière du respect des règles du jus in bello. La question de l’interprétation et de la sanction des violations du jus ad bellum reste en suspens dans la mesure où la Cour européenne n’a pas une compétence ratione materiae au titre de la Convention ou de ses protocoles pour se prononcer sur la licéité du recours à la force armée. Elle pourrait éventuellement statuer sur les privations arbitraires de la vie commises dans le cadre du conflit[43], interprétées à la lumière des dérogations permises par l’article 15 de la Convention européenne et au regard des règles protectrices du DIH qui régissent la conduite des hostilités. La Cour pourrait également se prononcer sur les violations de la prohibition de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants, interdiction absolue et indérogeable même dans le contexte d’urgence qui découle d’un conflit armé.

B. Les limites découlant du pouvoir d’appréciation discrétionnaire du Conseil de sécurité en cas d’acte d’agression

Parallèlement, l’opération de qualification d’un acte d’agression attribuable à un État n’obéit pas à la même logique que pour les autres faits internationalement illicites, notamment en raison du système de sécurité collective institué par la Charte des Nations unies et le rôle central que joue le Conseil de sécurité qui est investi, en vertu de l’article 24 § 1 de la Charte, de la responsabilité principale en matière de maintien de la paix et de la sécurité internationales. Il appartient en premier lieu au Conseil de sécurité de faire le constat de l’existence d’un acte d’agression et non à une institution juridictionnelle indépendante telle que la CIJ, la qualification de l’acte étant ainsi constitutive. C’est en cela que la logique est différente des autres faits internationalement illicites qui peuvent être attribués à l’État. Non seulement aucune convention internationale juridiquement contraignante ne définit expressément ce qu’il faut entendre par un acte d’agression, mais de plus, la résolution 3314 (XXIX) adoptée par l’Assemblée générale le 14 décembre 1974 n’a aucune force normative à l’égard du Conseil de sécurité[44]. Ce dernier procède à la qualification in concreto, au cas par cas, et à la condition qu’il y ait un consensus entre les États membres permanents ce qui est peu probable lorsqu’un de ces États est l’agresseur présumé. Si les rapports entre le droit de la responsabilité internationale de l’État et le système de sécurité collective ont été discutés par le passé dans les précédents rapports de la CDI et notamment lorsqu’il était question d’opérer une distinction entre les crimes et les délits internationaux[45], le Projet d’articles sur la responsabilité internationale de l’État (2001) souligne que ses dispositions sont « sans préjudice de la Charte des Nations Unies »[46]. Dès lors, l’action du Conseil de sécurité s’exerce indépendamment des mécanismes de la responsabilité internationale de l’État lorsqu’il existe un acte d’agression allégué. Si la CIJ a déjà pu être saisie par le passé d’affaires impliquant le recours illicite à la force armée, elle a été réticente de procéder à la qualification explicite de l’existence d’un acte d’agression. Cette réticence peut s’expliquer au regard des implications d’un tel constat qui fonde le droit de légitime défense de l’État agressé, la Cour préférant la qualification de violation du principe de non-ingérence dans les affaires intérieures ou de la souveraineté et de l’intégrité territoriale[47]. La CIJ, comme le Conseil de sécurité, semble faire preuve d’une « sorte de tabou intransgressible »[48] à l’égard de la qualification de l’agression.

Dans ce cadre, l’interdiction du recours à la force par l’article 2 § 4 de la Charte doit se lire conjointement avec l’article 39 qui attribue au Conseil de sécurité la compétence de constater une menace contre la paix, une rupture de la paix ou un acte d’agression. Néanmoins, la Charte ne définit pas spécifiquement ce qu’est un acte d’agression et au regard de quels critères se définit l’illicéité de l’usage de la force armée en droit international. La première définition de l’agression a été posée par la résolution 3314 (XXIX) adoptée par l’Assemblée générale le 14 décembre 1974, mais celle-ci ne lie pas le Conseil de sécurité. En effet, l’article 4 de la Résolution 3314 précise que l’énumération des actes constitutifs d’un acte d’agression « n’est pas limitative et le Conseil de sécurité peut qualifier d’autres actes d’actes d’agression conformément aux dispositions de la Charte »[49].

Ainsi, dans ce contexte normatif, le Conseil de sécurité dispose à la fois du pouvoir de qualification discrétionnaire au regard de l’article 39[50] et du pouvoir d’adopter d’éventuelles sanctions sur la base du Chapitre VII et des articles 41[51] et 42[52]. Comme la définition de l’agression ne lie pas le Conseil qui juge de la qualification en fonction des circonstances de la situation et plus particulièrement en fonction de la gravité de l’acte ou de ses conséquences, il dispose ainsi d’une entière liberté d’appréciation. Certes, l’article 39 stipule que le Conseil ne fait que « constater » une situation[53], mais il exerce une véritable opération de qualification juridique puisqu’il constate des faits en les rattachant à des concepts ou catégories juridiques[54]. Dès lors, la constatation est constitutive puisqu’il n’y a de menace contre la paix, de rupture de la paix ou d’acte d’agression seulement lorsque le Conseil en décide ainsi en l’absence d’un cadre normatif juridiquement contraignant[55].

L’invasion de l’Ukraine nous rappelle que le Conseil de sécurité n’a pas pour fonction de garantir le respect du droit international et de constater la violation des obligations internationales : il a pour mission essentielle d’assurer le maintien de la paix et de la sécurité internationales et n’exerce pas des fonctions juridictionnelles[56]. Organe politique, il n’est pas un organe chargé de sanctionner les violations du droit et le droit de veto des membres permanents impose des limites strictes à une réinterprétation de ses pouvoirs et de ses fonctions, même en cas de circonstances exceptionnelles. Il faut également préciser, nonobstant sa nature politique, que la qualification de la situation actuelle comme un acte d’agression n’emporterait pas nécessairement des conséquences juridiques par elle-même puisque le Conseil de sécurité doit décider des suites à donner ou non à l’affaire[57]. La particularité essentielle de l’article 39 de la Charte des Nations Unies réside dans le fait que l’organe titulaire du pouvoir de qualification est également l’organe chargé de la mise en oeuvre de la sanction[58].

Dès lors, il apparaît évident que la qualification d’une situation est fonction des sanctions que le Conseil de sécurité juge adaptées pour le cas d’espèce[59]. En postulant que la qualification d’une situation par le Conseil aurait des effets sur la responsabilité internationale « en raison du constat d’illicéité qu’elle constituerait par ailleurs »[60], il assumerait ainsi « le rôle d’un contrôleur de la légalité internationale »[61]. Or, comme il a été précisé, le Conseil de sécurité n’est pas un organe chargé du respect du droit. Dès lors, la qualification d’une situation conformément à l’article 39 de la Charte ne comporte pas, en soi, un jugement sur la responsabilité. En effet, le Conseil, en qualifiant la situation, n’entend pas porter un jugement sur la responsabilité internationale de l’État à l’origine de la situation qualifiée : prêter à la qualification des effets sur le plan de la responsabilité internationale reviendrait à subordonner celle-ci à la sanction imposée par le Conseil compte tenu de la situation qualifiée. Ainsi, la qualification de la situation par le Conseil de sécurité « demeure une simple opinion "politique" qui ne préjuge pas, en droit, de la question de la responsabilité internationale de l’État concerné[62] ». Cette constatation intervient en vertu de l’article 39 et apparaît comme la condition de mise en oeuvre du Chapitre VII de la Charte, ayant dès lors un effet obligatoire en vertu de sa charte constitutive, mais seulement dans le cadre du système de sécurité collective, et non pas dans l’ordre juridique international tout entier[63].

En définitive, le déroulement du conflit armé en Ukraine décrédibilise une nouvelle fois le Conseil de sécurité qui manque de s’acquitter de sa mission principale en matière de maintien de la paix et de la sécurité internationales. L’adoption d’éventuelles sanctions sur le fondement du Chapitre VII qui seraient négociées de façon multilatérale dans le cadre onusien est impossible, même face à des violations flagrantes du droit international, en raison de la paralysie totale du Conseil lorsque l’exercice du droit de veto par l’un des membres permanents l’empêche de s’acquitter de ses fonctions en application de la Charte des Nations Unies. L’invasion de l’Ukraine par la Russie, bien que caractérisant prima facie un acte d’agression, se heurte ainsi aux lacunes structurelles du système de sécurité collective. Celles-ci découlent du fait que le droit de veto ne peut être neutralisé en aucune circonstance, même lorsque l’un des membres permanents est à la fois juge et partie au conflit comme l’est la Russie. L’éventuelle révision de l’acte constitutif et l’adoption d’une réforme de la Charte des Nations Unies sont également exclues, dans la mesure où la mise en oeuvre d’un tel processus nécessite l’accord unanime des membres permanents du Conseil de Sécurité.

C. Les limites découlant du pouvoir subsidiaire de l’Assemblée générale en cas de blocage du Conseil de sécurité

La résolution du 1er mars 2022 a été adoptée par l’Assemblée générale dans le cadre d’une session d’extraordinaire d’urgence convoquée par le Conseil de sécurité, en raison de l’absence d’unanimité parmi ses membres permanents « qui l’a empêché d’exercer sa responsabilité principale en matière de maintien de la paix et de la sécurité internationales[64] ». Dans la résolution, destinée à pallier le blocage du Conseil, l’Assemblée a rappelé sa résolution 3314 (XXIX) du 14 décembre 1974 dans laquelle l’agression est définie comme « l’emploi de la force armée par un État contre la souveraineté, l’intégrité territoriale ou l’indépendance politique d’un autre État, ou de toute autre manière incompatible avec la Charte [des Nations Unies] »[65]. L’Assemblée a ainsi déploré « dans les termes les plus énergiques, l’agression commise par la Fédération de Russie contre l’Ukraine en violation du paragraphe 4 de l’article 2 de la Charte »[66], tout en exigeant que la Russie « cesse immédiatement d’employer la force contre l’Ukraine et s’abstienne de tout nouveau recours illicite à la menace ou à l’emploi de la force contre tout État Membre[67] » et qu’elle « retire immédiatement, complètement et sans condition toutes ses forces militaires du territoire ukrainien à l’intérieur des frontières internationalement reconnues du pays[68] ». In fine, l’Assemblée a demandé à l’État russe

de se conformer aux principes énoncés dans la Charte et dans la Déclaration relative aux principes du droit international touchant les relations amicales et la coopération entre les États conformément à la Charte des Nations Unies [en rappelant la Déclaration 2625 (XXV) du 24 octobre 1970 dans laquelle elle avait souligné qu’une guerre d’agression constituait un crime contre la paix, qui engage la responsabilité en vertu du droit international][69].

Dans la résolution adoptée le 27 mars 2014, à propos de l’annexion de la Crimée et de l’effectivité du référendum d’annexion en raison de la présence de forces armées russes au moment du vote, l’Assemblée avait déjà rappelé la résolution 2625 (XXV) qui soulignait également que

[l]e territoire d’un État ne saurait faire l’objet d’une acquisition par un autre État à la suite du recours à la menace ou à l’emploi de la force, et que toute action visant à rompre partiellement ou totalement l’unité nationale, l’intégrité territoriale ou l’indépendance politique d’un État ou d’un pays est incompatible avec les buts et les principes de la Charte[70].

Dans la résolution du 6 octobre 2022, l’Assemblée a condamné les référendums organisés par la Russie du 23 au 27 septembre 2022 dans les régions ukrainiennes de Donetsk, de Kherson, de Louhansk et de Zaporijjia et a demandé à la communauté internationale de ne pas reconnaître la modification des frontières internationalement reconnues et la tentative d’annexion de ces territoires jugée illicite. Dans cette résolution adoptée par 143 voix pour, 5 contre et 35 absentions, l’Assemblée a souligné que ces mesures constituent une violation de l’intégrité territoriale et de la souveraineté de l’Ukraine et sont incompatibles avec les principes de la Charte des Nations Unies[71].

Parallèlement, au regard des violations alléguées du droit international, dans sa résolution du 7 novembre 2022, l’Assemblée générale considère « qu’il faut établir, en coopération avec l’Ukraine, un mécanisme international aux fins de la réparation des dommages, pertes ou préjudice résultant des faits internationalement illicites commis par la Fédération de Russie en Ukraine ou contre l’Ukraine »[72], tout en recommandant la création

[d’]un registre international des dommages qui servira à recenser, documents à l’appui, les éléments tendant à établir les dommages, pertes ou préjudices causés à toute personne physique et morale concernée et à l’État ukrainien par [c]es faits internationalement illicites […] et les informations figurant dans les réclamations faites à cet égard, ainsi qu’à favoriser et à coordonner le recueil des preuves[73].

Cette initiative soulève des questionnements quant à l’obligation de réparation des dommages de guerre qui pèsera sur l’État russe à l’issue du conflit, d’autant plus au regard de la faible majorité dans l’adoption de la résolution établissant le mécanisme international aux fins de réparation qui a recueilli 94 voix pour, 14 voix contre et 73 abstentions. Par ailleurs, la mise en place d’un tel registre international des dommages de guerre est inédite, mais a été critiquée par les représentants d’États opposés à son adoption, dans la mesure où l’hypothèse n’a pas été envisagée par la Charte des Nations unies et que cette dernière n’attribue pas une compétence explicite à l’Assemblée générale pour se prononcer sur les mécanismes de réparation des dommages découlant d’un conflit armé[74]. Également, il semble difficile d’établir une obligation de réparation des dommages de guerre sans l’engagement effectif de la responsabilité étatique. Si la réparation des dommages est la fonction première de la responsabilité, il est nécessaire d’établir l’étendue de cette responsabilité devant un organe juridictionnel et non devant un organe délibératif comme l’Assemblée générale.

Les résolutions de l’Assemblée générale adoptées dans ce contexte de paralysie du Conseil de sécurité demeurent revêtues d’une portée déclaratoire et symbolique. Néanmoins, elles légitiment la coopération interétatique, sans toutefois que la qualification de l’invasion de l’Ukraine par la Russie d’acte d’agression puisse aboutir à la mise en oeuvre de sanctions et de mesures véritablement contraignantes. Cette situation a toutefois abouti à une modification de la pratique de l’Assemblée générale et à une réinterprétation actualisée de ses fonctions telles que définies par la Charte des Nations Unies et dans la lignée de la résolution « Acheson »[75]. Ainsi, à partir de maintenant, l’Assemblée générale se réunira à chaque fois qu’il y aura un blocage au Conseil de sécurité en raison de l’exercice du droit de veto par l’un des membres permanents, afin de tenir un débat sur la situation et de permettre aux membres qui auront exercé leur droit de veto de justifier leur prise de position[76].

D. L’alternative des contre-mesures et de la coopération interétatique face aux obstacles de mise en oeuvre de la responsabilité étatique

Le Projet d’articles sur la responsabilité internationale de l’État (2001) envisage les contre-mesures à raison d’un fait internationalement illicite en excluant leur illicéité dès lors que ces mesures sont prises à l’encontre d’un État du fait de son manquement à l’une de ses obligations internationales[77]. Ces mesures sont strictement encadrées dans la mesure où leur objet doit être limité à amener l’État à s’acquitter de ses obligations[78] ; elles ne doivent pas déroger à certaines obligations internationales comme l’interdiction du recours à la force, l’obligation de protéger les droits fondamentaux et les autres obligations découlant de normes impératives[79] ; ou encore elles « doivent être proportionnelles au préjudice subi, compte tenu de la gravité du fait internationalement illicite et des droits en cause »[80]. Les mesures adoptées par les États du Nord global à l’encontre de la Russie répondent à ces critères. Les contre-mesures adoptées depuis l’annexion de la Crimée en 2014, qui ont été renforcées et élargies à compter de l’invasion de l’Ukraine le 24 février 2022, consistent principalement en des sanctions individuelles à l’encontre de hauts responsables, de personnes jugées proches du pouvoir russe ou soupçonnées d’être impliquées dans la commission de crimes internationaux sur le territoire de l’Ukraine ; des sanctions économiques comme l’interdiction d’importation pétrole brut et de produits pétroliers raffinés en provenance de Russie et l’exclusion du système bancaire SWIFT ; ou encore des restrictions imposées aux médias avec la suspension des activités de diffusion et des mesures diplomatiques comme l’exclusion de la Russie du G8[81].

Néanmoins, les contre-mesures ne peuvent être assimilées à de véritables sanctions des violations du jus ad bellum, dans la mesure où elles ne sont pas prises par un tiers impartial et indépendant qui a été spécifiquement institué dans le cadre du système international afin de prendre des décisions objectives face à l’illicite[82]. Ces mesures demeurent un instrument de politique étrangère et un moyen de pression dans la conduite des relations internationales. Elles incarnent un outil de puissance négocié dans un cadre multilatéral, au service de certains États agissant à l’encontre d’un autre État[83], pour des considérations légitimes comme des violations graves du droit international, mais qui ne reflètent pas la mise en oeuvre d’un instrument de nature à établir, du point de vue du droit, la responsabilité internationale étatique, dans la mesure où elles sont adoptées dans un cadre décentralisé et en dehors des institutions onusiennes. Au contraire, en l’absence de l’intervention d’un tiers telle qu’une juridiction ou face à la paralysie du Conseil de sécurité qui ne peut adopter des mesures contraignantes adoptées de façon collégiale sur le fondement du Chapitre VII, conformément aux exigences de la Charte des Nations Unies, les États interprètent et appliquent de manière subjective le droit international général et définissent eux-mêmes les limites et la portée des contre-mesures. Cela marque ainsi le triomphe du recours aux actions unilatérales, conditionnées par les alliances, les rapports de pouvoir et de puissance. Lorsque ces sanctions sont dirigées contre un membre permanent du Conseil de sécurité comme la Russie, État historiquement, économiquement et militairement puissant, qui bénéficie du soutien notamment de la Chine et qui ne peut dès lors être complètement isolé sur la scène internationale[84], se pose alors la question de l’effet des contre-mesures, en termes de dissuasion et de sanction d’un fait internationalement illicite tel que la violation de l’interdiction du recours à la force.

Les réactions unilatérales à l’illicite, bien qu’elles puissent être coordonnées et mises en oeuvre simultanément par plusieurs États, sont ainsi non seulement relatives, mais elles manquent également d’objectivité. Elles sont teintées de considérations politiques et stratégiques, ne pouvant dès lors s’apparenter à de véritables sanctions découlant des violations des obligations internationales, en l’absence d’une objectivité dans l’application du droit et de l’existence d’un principe d’égalité dans les rapports entre États. Par exemple, la différenciation des réactions de la communauté internationale, dans le traitement de l’invasion de l’Ukraine par la Russie est flagrante, en comparaison avec les interventions armées des États-Unis et de leurs alliés en Afghanistan ayant conduit à des violations graves et massives du droit international, ou encore en Irak sous couvert de l’exercice d’une légitime défense préventive et en l’absence d’une autorisation expresse du Conseil de sécurité[85]. Ce constat est le reflet, soit d’une évolution dans la manière d’appréhender les mécanismes juridictionnels et institutionnels internationaux et leur dans la résolution d’un conflit armé ; soit d’un renforcement de la politique du « double standard » qui renvoie aussi à l’idée de « deux poids, deux mesures », selon laquelle l’exigence de respect du droit international de la part des États est sélectivement dosée « en fonction des intérêts qu’ils suscitent ou des sympathies qu’ils inspirent »[86]. Si les contre-mesures peuvent avoir un effet sur le plan diplomatique, la mise en oeuvre de ces mesures ne présage en rien la manière dont les réparations de guerre seront prises en charge par l’État russe pour les dommages qui pourrait lui être attribués, à défaut d’une procédure permettant l’établissement des faits et l’évaluation de l’étendue des dommages au terme de l’engagement effectif de la responsabilité étatique.

Par conséquent, les autres perspectives juridictionnelles en matière de responsabilité pénale individuelle au regard des crimes de guerre commis en Ukraine, semblent toutefois essentielles afin de compenser le blocage et l’absence de mise en oeuvre effective de la responsabilité internationale étatique découlant de la violation du principe de l’interdiction du recours à la force.

II. La responsabilité individuelle pour les crimes de guerre et le crime d’agression : la concurrence des mécanismes internationaux et nationaux

Ayant discuté les différentes possibilités d’invoquer la responsabilité étatique pour les violations du jus ad bellum et du droit international, il s’avère pertinent d’analyser de quelle façon la responsabilité individuelle pour les crimes internationaux, à savoir les crimes de guerre et l’agression, a été envisagée jusqu’à présent lors du conflit armé en Ukraine. Après un an de conflit, quel est le bilan au niveau de la responsabilité des individus pour les crimes internationaux ?

Il convient d’abord de noter les initiatives dans le cadre de la responsabilité pour les crimes internationaux commis pendant le conflit. Les institutions internationales fonctionnent en parallèle, mais renforcent de concert les prescriptions du DIH, et ont comme point commun la sanction des violations des règles du droit international, et en particulier, les règles du DIH (pour la responsabilité étatique) et les crimes de guerre (concernant les individus)[87]. Ce qui est inédit dans ce conflit est non seulement la synergie des mécanismes pour la concurrence des responsabilités individuelle et étatique, comme discuté ci-dessus, mais le fait que l’Ukraine ait eu recours aux mécanismes nationaux et internationaux pour faire respecter les règles de DIH et sanctionner les crimes de guerre qui en découlent. À cet égard, nous soutenons que la multitude de poursuites, tant au niveau national qu’international, alors que le conflit est encore en cours, ont créé une sorte de momentum[88] en ce qui concerne la mise en oeuvre et le respect des règles de DIH. Dans cette partie, nous abordons en premier lieu la saisine de la CPI dès le début des hostilités (A). Ensuite, nous discutons des différents mécanismes de responsabilisation pour le crime d’agression (B). Finalement, nous examinons les diverses enquêtes et poursuites en Ukraine (C).

A. La justice pénale internationale à l’épreuve : la saisine de la CPI dès le début des hostilités

En février 2022, quelques jours après l’invasion russe du territoire ukrainien, la CPI a initié une enquête sur les crimes présumés commis dans le cadre du conflit. Il faut souligner que la Russie et l’Ukraine ne sont pas parties au Statut de Rome[89], constitutif de la CPI. Toutefois, l’Ukraine a fait deux déclarations, conformément à l’article 12 § 3 du Statut de Rome, qui reconnaissent la compétence de la Cour pour juger des crimes internationaux reconnus dans le Statut de Rome commis sur tout son territoire[90]. La première déclaration était émise dans le cadre de l’annexion de la Crimée par la Russie, mais la deuxième déclaration a eu pour effet l’élargissement de la compétence à tout le territoire ukrainien, et les deux déclarations donnent compétence à la Cour pour les actes commis depuis le 21 novembre 2013.

Conséquemment, quelques jours après les opérations militaires menées par la Russie, le Procureur de la CPI, Karim A.A. Khan QC, a déclaré qu’il entendait demander l’autorisation d’entamer une enquête relativement à l’Ukraine. D’une manière inédite, la situation fut déférée au Bureau du Procureur par quarante-trois États membres[91]. Les crimes sur lesquels la CPI pourra enquêter sont les crimes de guerre, les crimes contre l’humanité et le génocide. Comme nous le verrons dans la section suivante, le crime d’agression est exclu de la compétence de la CPI dans le cadre de ce conflit. Même si l’Ukraine en l’espèce est l’État agressé, l’enquête de la CPI vise les crimes commis par toutes les parties au conflit.

D’ailleurs, la collaboration des États est essentielle pour assurer le succès des procédures, car la CPI n’a pas des forces policières internationales pour, entre autres, procéder à d’éventuelles arrestations des individus. Cette coopération risque de s’avérer complexe eu égard à la Russie, vu qu’elle n’est pas un État partie au Statut de Rome. En outre, Eurojust a formé une équipe d’enquête constituée de la Pologne, la Lituanie et l’Ukraine, l’Estonie, à laquelle se sont jointes la Lettonie et la Slovaquie en mai 2022, suivies de la Roumanie en octobre 2022[92].

À l’heure actuelle, le Procureur de la CPI a effectué des visites sur le territoire ukrainien et le soutien que la Cour a reçu pour la situation en Ukraine a été sans précédent. Les États ont été rapides à épauler le Procureur, notamment afin de débuter l’enquête, ont fourni du soutien financier par l’entremise des contributions volontaires, ou encore de l’aide sur le terrain avec le déploiement de personnel spécialisé pour les enquêtes et la collecte de preuves[93].

La réponse asymétrique du soutien des États tiers dans le cadre de la guerre en Ukraine a soulevé des critiques de plusieurs auteurs, qui questionnent l’inégalité dans la mobilisation des ressources quant aux différentes situations relevant de la compétence de la Cour[94]. En effet, le professeur Sergey Vasiliev soutient que :

In Ukraine, international criminal justice finds itself at a crossroads again, and the ante has been elevated substantially by the scale of multilateral support provided to the ICC, as it were, in the present geopolitical conditions. Ukraine will turn out to be an indisputably positive, transformative moment only if states do not turn into a unique “crisis” benefitting from international criminal law enforcement privileges. Unless solidarity around Ukraine translates into the promotion of justice equally across all situations within the ICC’s reach, the current agitation around it could well become akin to the Lazarus effect: an artificially stimulated spasmodic bout of activity upon which the Court might not truly recover. And yet, hope springs eternal[95].

Quoiqu’il en soit, le rôle de la CPI dans la responsabilisation des individus est encore loin d’être limpide dû à son caractère embryonnaire. À ce jour, environ un an après le début de la guerre, la Chambre préliminaire II de la CPI a délivré des mandats d’arrêt à l’encontre de deux personnes, à savoir, Vladimir Vladimirovitch Poutine, Président de la Russie, et Maria Alekseïevna Lvova-Belova, Commissaire aux droits de l’enfant au sein du Cabinet du Président de la Russie[96]. En cas de mandats d’arrêt contre les responsables militaires de part et d’autre, il n’est pas envisageable – du moins à ce stade – que la Russie coopère avec la Cour pour l’arrestation et le transfert des accusés à La Haye. Ainsi, il faut voir la contribution de la CPI dans le cadre de ce conflit dans une perspective plus holistique et nuancée, sans que la réalisation de la justice pénale internationale pour les crimes de guerre repose essentiellement sur ses épaules ; la CPI n’est qu’un mécanisme parmi d’autres pour établir la responsabilité des individus et poursuivre les crimes de guerre. D’ailleurs, il faut aussi bien respecter le principe de complémentarité, selon lequel la CPI doit s’abstenir de poursuivre les affaires que l’Ukraine ou d’autres États membres peuvent prendre en charge, et ainsi, la Cour devrait se concentrer sur les auteurs politiques et militaires des échelons supérieurs de la Russie[97].

B. Qu’en est-il du crime d’agression ? Les différents mécanismes de responsabilisation

Dans le cadre du conflit ukrainien, le crime d’agression est au coeur des discussions, car l’invasion russe en Ukraine fut l’élément déclencheur d’un conflit armé international, à l’origine des crimes internationaux et violations du droit international des droits humains.

D’abord, comme le soulignent certains auteurs, la poursuite du crime d’agression devant la CPI présente plusieurs défis[98]. Dans le cas de la guerre en Ukraine, la poursuite du crime d’agression devant la CPI est impossible, car les deux États ne sont pas membres de la Cour et de ce fait, selon l’article 15bis du Statut de Rome, la Cour n’est pas compétente par rapport à ce crime. Cette impossibilité de poursuite devant la CPI ouvre la porte au débat concernant la lutte contre l’impunité pour l’agression et la possibilité d’entreprendre d’autres mécanismes.

Étant donné l’absence de compétence de la CPI et l’incertitude de poursuites nationales pour ce crime – que ce soit en Ukraine ou dans d’autres États par l’utilisation de la compétence universelle[99] – le débat se concentre essentiellement sur les avantages et les défis de la création d’un tribunal spécial pour juger du crime d’agression dans le cadre de la guerre russo-ukrainienne[100]. Les poursuites nationales peuvent se heurter à des obstacles importants, notamment en raison d’un potentiel manque de coopération avec un tel tribunal, de la question de l’immunité de la question de l’application de la compétence universelle en matière de crime d’agression[101].

L’idée de la création de ce tribunal a progressé tout au long de la conduite des hostilités. Au début, ce fut un appel de l’Ukraine, plusieurs États et figures renommées qui voient la création d’un tel tribunal comme une réponse à l’agression russe[102]. Jusqu’à présent, les propositions se concentrent sur un tribunal ad hoc ou un tribunal hybride basé en Ukraine, une question qui a suscité un grand intérêt depuis le début de la guerre[103].

Étant donné le vide juridique qui existe en matière de responsabilité – individuelle ou étatique – pour le crime d’agression, la communauté internationale songe à la création d’un tribunal spécialisé (ad hoc ou hybride)[104]. Ce tribunal aurait comme objectif la poursuite des hauts dirigeants pour l’invasion russe en Ukraine, une violation flagrante du droit international et des principes fondamentaux de l’ordre juridique international codifiés dans la Charte des Nations unies. Poursuivre le crime d’agression pourrait s’avérer le seul moyen d’établir la responsabilité des supérieures militaires et politiques, car la poursuite pour les crimes de guerre peut se montrer difficile en raison du fardeau de la preuve du lien entre les hauts dirigeants et la conduite criminelle de guerre[105].

Cela dit, les critiques d’une telle démarche sont aussi multiples et diverses, parmi lesquelles peuvent être mentionnés l’asymétrie et l’argument « deux poids, deux mesures » que la création d’un tel tribunal pour l’Ukraine met en lumière. Un défi additionnel concerne la question de l’immunité des potentiels inculpés, étant donné que le crime d’agression est un crime commis par les hauts dirigeants d’un État[106]. D’ailleurs, il est aussi utile de mentionner les ressources nécessaires, alors que les efforts pourraient se concentrer à élargir la compétence de la CPI pour le crime d’agression, au lieu de créer un tout nouveau mécanisme[107].

C. La poursuite de la justice et de la responsabilité individuelle au niveau interne : les enquêtes et poursuites en Ukraine

Alors que le conflit perdure, les tribunaux nationaux en Ukraine ont entrepris plusieurs procès pour les crimes de guerre et d’agression allégués avoir été commis en territoire ukrainien depuis le début de la guerre. Un fait inédit de cette guerre fut la multitude, ainsi que la rapidité, de procès concernant les violations du DIH, à savoir les crimes de guerre. Bien que la CPI, comme nous avons discuté, ait un rôle à jouer dans la poursuite de justice, son temps est plus lent. L’Ukraine, territoire où les crimes sont présumés commis, est bien placée pour enquêter et poursuivre les auteurs puisqu’elle a accès aux preuves, aux témoins et aux suspects qu’elle peut appréhender[108]. Dès le début du conflit, « [l]a justice ukrainienne a déclaré son intention d’enquêter sur les violations des lois et coutumes de la guerre, la planification, la préparation ou le déclenchement et la conduite d’une guerre d’agression, ainsi que sur l’incitation à la guerre »[109].

Dans les huit mois depuis l’invasion russe, l’Ukraine avait déjà catalogué plus de 47 000 crimes allégués, incluant des crimes de guerre et le crime d’agression[110], et dans les quinze mois depuis le début de la guerre, ce nombre était à la hauteur de 80 000[111]. Les affaires s’appuient sur les articles 436-438 du Code criminel de l’Ukraine concernant les violations des lois et coutumes de la guerre, la planification, préparation, déclenchement ou conduite d’une guerre d’agression et la propagande de guerre[112]. Les autorités ukrainiennes avaient déjà utilisé ces dispositions concernant les crimes allégués lors de l’annexion de la Crimée et le conflit au Donbass, toutefois, depuis le début de l’invasion russe, le nombre d’allégations de crimes de guerre a explosé comparativement[113].

Dans les mois depuis l’offensive russe lancée en février 2022, les crimes de guerre poursuivis font partie de trois catégories : les crimes contre les personnes protégées, les attaques contre les civils et les objets civils, et les crimes à l’égard de propriétés[114]. Les premiers procès pour crimes de guerre en Ukraine ont occupé une grande place dans les médias. Dans le cadre de ces procès, l’Ukraine met en lumière les multiples violations des lois et coutumes de la guerre, ce qui contribue à l’application du DIH et peut favoriser le respect des règles du droit des conflits armés. Cela dit, selon une auteure qui a analysé les premiers procès en Ukraine :

By focusing on Russia’s invasion of Ukraine as an act of aggression contrary to international law, the Ukrainian judges failed to articulate clearly that the existence of an IAC [international armed conflict] — not an act of aggression — was a necessary prerequisite for establishing individual criminal responsibility for war crimes. A major omission of both judgments is the absence of a single reference to the elements of war crimes as construed by the international criminal courts and tribunals […] The quality of legal reasoning in the judgments rendered by Ukrainian courts will determine the legacy of war crimes trials in the years to come[115].

Au-delà de nombreuses affaires devant les cours de l’Ukraine, du côté russe, il y a eu également des procès pour d’allégués crimes de guerre[116]. En outre, un nombre impressionnant d’États – en Europe et ailleurs – se sont également impliqués notamment dans la cueillette de preuves et la structure de cas[117]. Les États engagés dans ces démarches incluent le Canada, les États-Unis, l’Allemagne, la France, l’Espagne, la Lettonie, la Lituanie, la Slovaquie, la Norvège, la Pologne, la Suisse, l’Estonie et la Suède[118].

***

Dans l’optique de discuter les conséquences de la guerre en Ukraine sur le respect du droit international, dont les règles du DIH, nous avons souhaité examiner les responsabilités étatique et individuelle pour les violations commises dans le cadre du conflit. En ce qui concerne les violations du jus ad bellum, les mécanismes internationaux existants ne permettent pas une mise en oeuvre effective de la responsabilité internationale de l’État. En effet, plusieurs obstacles découlent des principes de la responsabilité étatique, du nécessaire consentement à la juridiction internationale et du système de sécurité collective institué dans le cadre des Nations unies qui accordent une place omnipotente au Conseil de sécurité dans l’adoption de mesures coercitives en cas de violation de l’interdiction du recours à la force. Domaine éminemment politique, les réactions à l’emploi illicite de la force armée requièrent un consensus entre les membres permanents du Conseil de sécurité qui, bien souvent, sont juges et parties à un même conflit, comme cela est le cas pour la Russie.

Si des juridictions internationales ont pu être saisies, comme la CIJ ou la Cour EDH, leur compétence matérielle est limitée. Si les mesures provisoires ordonnées par la Cour européenne ne préjugent en rien de la manière dont celle-ci va statuer sur le fond avec une forte probabilité que l’État russe ne participe pas à la procédure compte tenu de son exclusion du Conseil de l’Europe, sa compétence ratione materiae sera limitée aux violations alléguées de la Convention européenne ou de l’un de ses protocoles ainsi qu’aux violations qui peuvent constituer également des violations du DIH dans des circonstances particulières. Par ailleurs, si la Cour EDH a déjà eu l’occasion de se prononcer sur l’application du DIH dans le cadre d’un conflit armé se déroulant sur le territoire d’un État partie ou dans un contexte d’extraterritorialité, elle l’a fait de manière assez réservée et pas nécessairement dans le sens d’un renforcement de la protection des droits de la personne au regard des standards de protection qui découlent de la Convention européenne. Pour la CIJ, bien qu’elle soit dotée d’une compétence générale et habilitée à statuer sur tout différend en lien avec l’interprétation et l’application du droit international, elle ne peut s’affranchir du principe de consentement à la juridiction, même en cas de violations graves de normes impératives et d’obligations erga omnes, telles que celles qui sont rattachées au jus ad bellum. Dans la mesure où sa juridiction ne peut s’exercer qu’à l’égard des États qui l’ont explicitement acceptée, soit à travers la ratification d’une convention spéciale qui contient une clause attributive de compétence comme la Convention sur le génocide, ou à travers une déclaration facultative d’acceptation de la juridiction obligatoire de la Cour[119], à moins d’un revirement de jurisprudence inédit et d’une interprétation in extenso de sa compétence, la CIJ ne pourra pas se prononcer sur les violations du jus ad bellum et la licéité du recours à la force armée. Ainsi, force est de constater que les mécanismes juridictionnels et institutionnels sont limités, et qu’à ce jour, aucune juridiction internationale n’est habilitée expressément à juger de l’acte d’agression, à établir et à engager de manière effective la responsabilité internationale de l’État russe ainsi que l’étendue l’obligation de réparation des dommages de guerre sur la base d’une décision de justice rendue en application du droit.

En ce qui concerne les violations du jus in bello, nous avons souhaité apporter un éclairage sur les différents mécanismes disponibles et entrepris pour la judiciarisation de ce conflit[120] et les efforts de justice internationale entamés dans le contexte de ce conflit armé. Dans une perspective d’examen de la complémentarité de la responsabilité étatique et celle des individus pour les crimes internationaux allégués, nous avons examiné les initiatives aux niveaux international et interne, ainsi que la possible création d’un nouveau mécanisme pour juger du crime d’agression. L’objectif principal de cet article fut de dresser une narrative des multiples poursuites engagées à différents niveaux pour établir la responsabilité de ceux qui ont commis des crimes de guerre en violation du droit international et du droit des conflits armés.

Ensemble, les procédures judiciaires font en sorte que les violations du DIH sont mises en lumière. Dans le contexte de ces multiples moyens mis en oeuvre en vue de l’engagement de la responsabilité individuelle concernant les crimes internationaux, la guerre en Ukraine établit un précédent en justice internationale : l’agilité, la coopération des États et la créativité de poursuivre les violations graves du droit international et du DIH laissent une empreinte pour faire respecter les règles et coutumes de la guerre et font en sorte que les règles de DIH deviennent mieux connues et appliquées. En complément de la résistance grâce à l’aide militaire et financière fournie par des États alliés, la stratégie ukrainienne semble se focaliser sur le lawfare[121] à travers l’utilisation stratégique du droit international et la mobilisation d’une pluralité de mécanismes institutionnels et juridictionnels qui reposent sur la coopération internationale, en menant ainsi une guerre du droit à travers la judiciarisation du conflit en vue de bousculer les lacunes juridiques et de contribuer à la poursuite des violations des règles du jus ad bellum et du jus in bello devant les instances judiciaires internes et internationales.