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Il existe une solidarité entre les hommes

en tant qu’êtres humains qui rend

chacun co-responsable de chaque tort

et de chaque injustice dans le monde[1].

Le 14 août dernier, j’étais dans un vol Air France en partance pour Toronto. Dans l’avion, j’étais assis dans le siège du milieu à côté d’une femme d’origine indienne et son bébé; son mari étant installé à la fenêtre à l’aile gauche de l’avion. Je proposai à l’hôtesse d’échanger ma place avec le mari pour permettre à la famille de s’assoir ensemble. L’hôtesse, le chef de cabine et même les autres passagers me remercièrent pour cette marque de générosité. En réalité, mon acte n’avait rien d’altruiste. In foro interium, c’était un choix hobbesien fondé sur un pur calcul d’intérêt. J’avais un avantage certain d’être à la place du mari, loin des pleurs du bébé, pour un vol de sept heures!

Désormais confortablement assis, je commençai, comme à l’accoutumée, à parcourir les quotidiens du jour. La une du Monde retint mon attention : un ministre du Burkina Faso fustige la communauté internationale pour son manque de solidarité envers les États du G5 Sahel aux prises avec le terrorisme. Le ton de la récrimination laisse croire qu’il ne s’agissait pas simplement d’une entorse à la ligne diplomatique officielle, mais d’une conviction que la communauté internationale aurait un devoir à aider les États africains à lutter efficacement contre l’insécurité et les atteintes graves et multiformes, quasi quotidiennes, aux droits de la personne. De ce point de vue, les États de la région auraient un droit à la solidarité internationale dont les maximes obligeraient le respect à l’égard de tout État individuellement ou collectivement.

Pour le juriste que je suis, ces diatribes du ministre, particulièrement sévères contre les Occidentaux, largement partagées dans certains cercles africains francophones, suscitent en moi, le temps d’un vol, une certaine interrogation au sens d’étonnement aristotélicien. Qu’entend-il par droit à la solidarité dans le discours politique? Fait-il allusion à la solidaritas qui découle de la notion grotienne de l’appetitus societatis?

Il est vrai que les penseurs classiques considèrent que l’être humain est par nature un zôon politikon, « un animal politique »[2] selon la formule bien connue d’Aristote. La pensée classique établit que l’homme est un animal rationnel agissant, un être sociable par nature donc prédisposé aux vertus de la vie commune en cité. Autrement dit, le telos de l’homme est nécessairement un telos pratique[3]. Dans cette perspective, il est « le seul animal qui possède le logos »[4]. Ce qui fait dire aux éthologues modernes qu’il fait partie des animaux éthiques susceptibles d’actions orientées vers ses semblables, « naturellement enclin à la coexistence »[5]. Doté de la recta ratio, l’homme a ceci de spécial que, parmi tous les animaux, il est le seul à concevoir le bien et le mal, le juste et l’injuste. Il devient manifeste, à partir de cette conception quasi zoologique de l’animal politique, que la société elle-même, contrairement aux théoriciens du contrat social, est aussi une réalité naturelle. On ne peut douter que la société ne soit naturellement au-dessus de chaque individu, car « le tout l’emporte nécessairement sur la partie, puisque, le tout une fois détruit, il n’y a plus de parties »[6].

Chez les scolastiques, la solidarité émane de la sociabilité naturelle de l’homme. Elle implique une communauté de responsabilités et d’intérêts entre les individus, les peuples, les nations et les États et semble parfois liée à l’idéal de fraternité universelle. Analysant la doctrine française de la solidarité telle que développée par Léon Bourgeois[7], Martti Koskenniemi voit dans le concept de solidarité, « the legal-political form for the emotionally loaded but somewhat disreputable revolutionary idea of “fraternity” »[8]. D’après Emer de Vattel, la solidarité lie l’humanité tout entière. Elle est naturelle dans la mesure où

l’homme est tel de sa nature, qu’il ne peut se suffire à soi-même, et qu’il a nécessairement besoin du secours et du commerce de ses semblables, soit pour se conserver, soit pour se perfectionner et pour vivre comme il convient à un animal raisonnable[9].

De plus, on voit bien, poursuit le Neuchâtelois, que

[l]a nature a refusé aux hommes la force et les armes naturelles, dont elle a pourvu d’autres animaux, leur donnant, au lieu de ces avantages, ceux de la parole et de la raison; ou au moins la faculté de les acquérir dans le commerce de leurs semblables. La parole les met en état de communiquer ensemble, de s’entraider, de perfectionner leur raison et leurs connaissances; et devenus ainsi intelligents, ils trouvent mille moyens de se conserver et de pourvoir à leurs besoins. Chacun d’eux sent encore en lui-même qu’il ne saurait vivre heureux et travailler à sa perfection, sans le secours et le commerce des autres[10].

Peter Haggenmacher soutient que c’est là pour Vattel un indice que la nature destine les hommes à converser ensemble et s’aider mutuellement[11]. Doté de raison et d’intelligence, l’être humain est fait pour vivre en société et ne saurait atteindre son bonheur dans l’isolement et la solitude. La nature elle-même a donc établi « cette société dont la grande fin est le commun avantage des membres »[12].

Ainsi, la solidarité internationale « va bien au-delà du sentiment d’un lien commun »[13]. Elle est l’une des valeurs fondamentales devant sous-tendre les relations internationales au XXIe siècle. Les problèmes mondiaux doivent être gérés de telle façon que les coûts et les charges soient justement répartis, conformément aux principes fondamentaux de l’équité et de la justice sociale, et ceux qui souffrent ou sont particulièrement défavorisés méritent une aide de la part des privilégiés. Le Conseil des droits de l’homme, dans sa résolution de 2020 sur le mandat d’expert indépendant sur les droits de l’homme et la solidarité internationale, réaffirme que

la solidarité internationale ne se limite pas à l’assistance et à la coopération internationales, à l’aide, à la charité ou à l’assistance humanitaire; elle repose sur des notions et des principes plus larges, qui comprennent notamment la viabilité des relations internationales, en particulier des relations économiques internationales, la coexistence pacifique de tous les membres de la communauté internationale, les partenariats égalitaires et le partage équitable des avantages et des charges[14].

C’est une notion qui associe des différences et des divergences, qui les réunit dans un ensemble hétérogène dont l’épanouissement repose sur les valeurs universelles de protection de la dignité humaine. C’est pour cette raison que l’experte indépendante sur les droits de l’homme et la solidarité internationale, Virgina Dandan, reconnaissait dans sa déclaration de 2011 que

[l]a solidarité internationale ne cherche en rien à homogénéiser, mais plutôt à être une passerelle entre ces différences et ces divergences, reliant les uns aux autres des peuples et des pays divers avec leurs intérêts propres, dans des relations mutuellement respectueuses et bénéfiques, pétries des principes régissant les droits de l’homme et des notions d’équité et de justice[15].

Ainsi, dans le domaine des droits de la personne, la notion de solidarité internationale est perçue comme une obligation internationale des États. Il est de plus en plus clairement établi, comme l’affirme Anne Orford, que

la solidarité des habitants des pays industrialisés implique qu’ils reconnaissent que les violations des droits de l’homme dans les États soumis à une restructuration économique sont la condition de l’existence de styles de vie prospères et basés sur la consommation. La plus importante tâche à laquelle les avocats des droits de l’homme dans les pays industrialisés seront confrontés au cours du siècle actuel sera peut-être de rompre avec le libéralisme triomphant, qui s’insinue dans les écrits de droit international postérieurs à la guerre froide, et d’opter pour une collaboration dictée par la solidarité avec les militants d’autres parties du monde, en vue de lutter contre l’exploitation et les inégalités[16].

Au-delà de ces opinions doctrinales, des déclarations, des rapports d’experts et des incantations politiques de toutes sortes, on peut, à juste titre, s’interroger sur les fondements du droit à la solidarité internationale. Dans le cadre restreint de cette réflexion, il convient d’examiner le fondement ontologique du droit à la solidarité internationale (I) avant de préciser les contours et la teneur normatifs de ce droit (II).

I. Fondement ontologique de la solidarité internationale

La sociabilité naturelle engendre la solidarité entre les hommes en société. De prime abord, on pourrait, à juste titre, s’interroger sur l’existence d’une véritable sociabilité entre les États indépendants et souverains, égaux de surcroît, marqués tous au coin d’un individualisme radical qui semble devoir les isoler irrémédiablement entre eux[17]. Mais, d’après la formule bien connue, « la grande société établie par la nature entre toutes les nations » reproduit à un niveau supérieur la solidarité qui lie le genre humain. Les nations sont toutes le résultat d’un « acte d’Association civile, ou Politique »[18], et « c’est grâce à ce code génétique partagé qu’elles sont appelées à entretenir une solidarité analogue à celle qui unissait le genre humain avant sa fragmentation en peuples distincts »[19]. Selon Vattel, « le but de la grande Société établie par la nature entre toutes les nations est aussi une assistance mutuelle, pour se perfectionner elles et leur état »[20]. D’où, une « première Loi générale, que le but même de la Société des Nations nous découvre »[21], à savoir « que chaque nation doit contribuer au bonheur et à la perfection des autres dans tout ce qui est en son pouvoir »[22].

A. La solidarité internationale comme un droit imparfait

La réalité interétatique de la société internationale a produit un droit international de la coexistence pacifique dont le contenu normatif reflète les égoïsmes des souverainetés. La singularité de la doctrine de Vattel, qui en cela s’inspire très fidèlement de son maitre allemand Christian Wolff, est d’avoir su concrétiser l’identification du droit des gens à un droit propre aux États et de l’adosser à la vision d’une société internationale strictement interétatique. Ce n’est donc pas surprenant au regard de l’historiographie actuelle du droit international, que le Droit des gens de Vattel soit l’expression limpide « d’une vision qui se veut réaliste des relations internationales où les États ont pour mission normale d’agir en priorité pour assurer leur sécurité et celle de leur population »[23]. Par rapport à ses prédécesseurs, notamment Grotius, Pufendorf et même à certains égards Wolff, le Droit des gens de Vattel constitue un véritable modèle systémique dont l’économie générale est structurée autour d’un dualisme normatif qui vacille entre un droit des gens nécessaire, « celui qui consiste dans l’application du droit naturel aux Nations »[24], et un droit des gens positif qui « procèdent de la volonté des États »[25]. À côté donc du droit naturel inaltérable, transcendant et immuable par principe, se développe, suivant la volonté des États, un droit positif essentiellement contingent et donc inconsistant par nature.

En suivant cette dualité dans la structure des normes, Vattel opère une distinction devenue essentielle, celle entre le droit interne et le droit externe. Selon lui,

l’obligation est interne en tant qu’elle lie la conscience, qu’elle est prise des règles de notre devoir; elle est externe en tant qu’on la considère relativement aux autres hommes, et qu’elle produit quelque droit entre eux [italiques dans l’original][26].

L’obligation interne lie seulement in foro interno parce qu’elle procède du droit naturel. Quoiqu’elle varie en degré, elle est toujours la même par nature[27]. L’obligation externe, quant à elle, « se divise en parfaite et imparfaite, et le droit qu’elle produit est de même parfait ou imparfait » [italiques dans l’original][28]. Vattel complète sa nomenclature en précisant que

le droit parfait est celui auquel se trouve joint le droit de contraindre ceux qui ne veulent pas satisfaire à l’obligation qui y répond; et le droit imparfait est celui qui n’est pas accompagné de ce droit de contrainte. L’obligation parfaite est celle qui produit le droit de contrainte; l’imparfaite ne donne à autrui que le droit de demander[29].

Dans le modèle de Vattel[30], les États souverains possèdent des devoirs parfaits ou imparfaits envers eux-mêmes, ou envers les autres. Le seul critère de distinction est la coercibilité. Le droit est toujours imparfait quand l’obligation qui y répond dépend du jugement de celui en qui elle se trouve. Car, nous dit Vattel, si dans ce cas-là, « on avait droit de le contraindre, il ne dépendrait plus de lui de résoudre ce qu’il a à faire pour obéir aux lois de sa conscience »[31]. L’obligation d’un État est toujours imparfaite par rapport aux autres États, quand le jugement de ce qu’il faut faire lui est entièrement réservé.

Si l’on applique ce modèle à la thématique qui nous occupe, à savoir le fondement éthique de la solidarité internationale, on peut affirmer qu’il s’agit à la fois d’un devoir interne procédant de la loi naturelle qui fonde la justice universelle et d’un devoir externe imparfait de l’État. Puisque les États forment ensemble une société internationale, de ce fait, ils sont obligés les uns envers les autres à des offices d’humanité. Selon Vattel, les offices d’humanité sont des secours, des devoirs,

auxquels les hommes sont obligés les uns envers les autres, en qualité d’hommes, c’est-à-dire, en qualité d’être faits pour vivre en société, qui ont nécessairement besoin d’une assistance mutuelle, pour se conserver, pour être heureux, et pour vivre d’une manière convenable à leur nature[32].

Or, poursuit l’auteur, « les Nations n’étant pas moins soumises aux lois naturelles que les particuliers, ce qu’un homme doit aux autres hommes, une Nation le doit, à sa manière, aux autres Nations »[33]. Tel est pour Vattel le fondement des devoirs communs auxquels les États sont réciproquement obligés les uns envers les autres même si ces devoirs ne lient qu’en conscience.

On peut voir dans ce régime dualiste une expression de la différence élémentaire entre droit et morale communément admise depuis Kant. Car ce droit naturel à la solidarité dépourvu de sanction externe, ne produisant d’effets que dans le for intérieur des gouvernants, que peut-il être sinon un impératif simplement moral? À propos de la crise sécuritaire au Sahel, ce ministre africain peut bien se plaindre de l’absence de solidarité internationale comme celle qui se manifeste actuellement dans la guerre russo-ukrainienne. Cependant, au-delà du sentiment du deux poids deux mesures, les États du Sahel, sans des conventions particulières, ne peuvent en aucun cas « exiger » une solidarité quelconque de la part des autres États, voire de la communauté internationale. Le droit à la solidarité ne crée qu’une simple obligation imparfaite à l’égard des États et relève d’un impératif hypothétique.

B. La solidarité comme un impératif hypothétique

La moralité, dans son acception ontologique, dérive de l’expression latine mores, signifiant consuetudo ou coutume. Elle décrit les traditions qui structurent la vie sociale et qui commandent à l’individu d’agir conformément à la vertu, l’intégrité et la justice. La pratique commune de ces mores fonde les ethos ou éthique. On comprend dès lors la confusion des deux termes dans l’usage commun, même si, étymologiquement, « morality refers to values and beliefs about what is right and wrong, good and bad, just and unjust, and ethics refers to the examination, justification and critical analysis of morality »[34]. Comparant le système des sources du droit de Grotius avec celui développé par la doctrine classique, notamment Aristote et St Thomas d’Aquin, Michel Villey fournit une conception stoïcienne de la moralité. Selon lui, la moralité consiste en des

règles tirées de la raison et qui doivent commander aux faits au nom de la raison dont elles sortent; règles donc indépendantes des faits, orgueilleusement installées au-dessus des faits particuliers, universellement valables […], immuables et valables en tous lieux et dans n’importe quelles circonstances[35].

Instrument de l’ordre et de la paix sociale, la morale stoïcienne constitue le fondement du droit naturel c’est-à-dire le « dictatum rectae rationis »[36]. L’action humaine devient ainsi éthique par l’application d’un devoir moral particulier.

La doctrine kantienne de l’impératif catégorique nous fournit, à cet égard, une bonne analyse du fondement de la solidarité en lien avec les conditions de possibilité d’une action morale[37]. Certes Kant analyse les fondements éthiques de l’action humaine dans sa dimension individuelle, mais le même raisonnement peut très bien s’appliquer aux choix politiques des États comme nous l’avons vu chez Vattel et Wolff. En faisant recours à la philosophie morale kantienne, notre but est de montrer qu’aucune manifestation de la solidarité par les États dans la structure actuelle du système international ne peut avoir de réelles justifications sur le plan de la moralité stricto sensu. L’action de l’État peut être l’expression d’une certaine solidarité simplement en apparence, les vrais mobiles de son choix étant complètement hors de la sphère éthique.

Selon Kant, un devoir est impératif lorsqu’il commande sans condition, sans pourquoi ni parce que. Seule la loi morale relève de l’impératif catégorique dans la mesure où elle commande d’agir uniquement par devoir[38]. Rejetant avec force de conviction le principe utilitariste[39] qui guide souvent nos actions, Kant affirme qu’une action peut être conforme au devoir, mais demeurer immorale lorsqu’elle est motivée par un intérêt égoïste. L’idée de Kant consiste alors à s’intéresser non pas simplement aux actes que nous accomplissons en eux-mêmes, mais aux motivations qui nous conduisent à agir de telle ou telle manière. Pour lui, il est facile de distinguer

si l’acte conforme au devoir a été accompli par devoir ou par intérêt égoïste. Cette distinction est bien plus difficile à faire quand l’action est conforme au devoir et qu’en même temps nous y sommes inclinés par quelque penchant immédiat[40].

Kant distingue donc deux types d’actions, celles accomplies par intérêt (en suivant son désir, par exemple : ses inclinations, sa sensibilité), et celles accomplies par devoir. On peut agir par intérêt de plusieurs manières, en recherchant l’agréable (hédonisme) ou le bonheur (eudémonisme)[41]. Dans ce cas, la volonté se focalise sur les moyens de parvenir à satisfaire un désir. Kant parle alors « d’impératif hypothétique »[42]. Au contraire de ce type d’actions qui restent « intéressées », une action ne devient véritablement morale, selon Kant, que si elle est faite par pur sentiment du devoir. La volonté y est alors désintéressée au sens où nous n’agissons que par respect pour la loi morale et non par intérêt. La finalité de l’action morale n’est plus l’agréable ou le bonheur, mais le bien. Agir moralement, c’est agir par obéissance à la loi morale en tant que telle, indépendamment de tout calcul ou de toute inclination.

Comme l’affirme le philosophe,

[ê]tre bienfaisant, quand on le peut, est un devoir, mais il ne manque pas d’âmes disposées à la sympathie, qui, sans aucun autre motif de vanité ou d’intérêt, trouvent un plaisir intime à répandre la joie autour d’elles et se réjouissent du bonheur des autres, en tant qu’il est leur ouvrage. Eh bien j’affirme que, dans ce cas, l’acte charitable, si conforme au devoir, si aimable qu’il puisse être, n’a pourtant aucune valeur morale véritable. Je le mets de pair avec les autres inclinations, par exemple l’amour de la gloire, qui, lorsqu’il se propose heureusement un objet conforme à l’intérêt général et au devoir, par conséquent honorable, mérite nos éloges et nos encouragements, mais non pas notre estime. Car il manque à la maxime de l’action le caractère moral qu’elle ne peut revêtir que si l’on agit non par inclination, mais par devoir [nos italiques][43].

Le devoir, dans cette conception kantienne, est « la nécessité d’accomplir une action par respect pour la loi »[44]. L’action morale est donc celle qui n’est pas un calcul, mais celle qui obéit à une injonction, un commandement, un impératif que nous impose notre recta ratio, notre droite raison; celle qui consiste à suivre une règle morale pour elle-même parce qu’elle vaut, inconditionnellement, pour tout être raisonnable capable de saisir cette loi. Elle est en ce sens universelle et ne peut emporter d’application sélective[45]. Agir moralement, c’est agir en fonction d’une règle, même si l’on n’a pas envie d’agir selon cette règle, même si cela est contraire à nos désirs ou même si cela doit nous rendre plus malheureux. On doit obéir à la loi morale même en faisant violence à toutes nos inclinaisons[46]. Ce qui confère ainsi la valeur morale à une action, c’est donc la recta intentio ou l’intention que nous avons d’agir par devoir même en l’absence de tout mécanisme extérieur de sanction.

La solidarité internationale a-t-elle, au regard de cette philosophie kantienne, une base éthique? Du point de vue ontologique, la solidarité internationale, dans son acception actuelle et dans ses manifestations casuistiques, ne peut avoir un fondement moral dans le sens de Kant. Dans la mesure où elle est d’application sélective, elle ne peut être un impératif catégorique applicable en tout temps et tout lieu. Pourquoi l’Ukraine et non le Burkina Faso, peut-on légitimement s’interroger? Pourquoi le Conseil de sécurité a-t-il toujours refusé d’apporter un soutien au G5 Sahel dans la lutte contre le terrorisme en mettant la question sous l’égide du chapitre 7 afin de faciliter la levée de fond? Pourquoi la solidarité n’est-elle pas manifestée par les États de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest ou de l’Union économique et monétaire ouest-africaine dans la lutte contre le terrorisme? Dès lors que l’action de solidarité n’est pas décidée par pur respect à l’injonction morale qui commande de protéger les droits de la personne en tout lieu, mais par calcul géostratégique, elle perd de ce fait son fondement éthique[47]. Eu égard à la dynamique de la guerre en Ukraine et au contexte international, il est douteux que l’Occident ait agi par pur devoir de protéger les populations ukrainiennes de la puissance de feu russe. L’aide et le soutien massif des États-Unis relèvent alors d’un impératif hypothétique, car dictés par pur intérêt stratégique suivant le cadre d’une politique étrangère réaliste.

Mais, à vrai dire, l’État peut-il réellement agir uniquement par devoir, abstraction faite de tout calcul d’intérêt? Les actions humaines ne comportent-elles pas en soi une part d’égoïsme plus ou moins raffiné? Comme le reconnaît Kant lui-même, beaucoup d’actions peuvent être conformes à ce que le devoir ordonne, mais on peut toujours douter qu’elles aient été accomplies vraiment par devoir et qu’elles aient ainsi une valeur morale[48]. En réalité, nous dit Kant,

il est absolument impossible de trouver dans l’expérience un seul cas où l’on puisse prouver, avec une absolue certitude, que la maxime d’une action, d’ailleurs conforme au devoir, ait reposé uniquement sur des principes moraux et sur l’idée du devoir[49].

N’est-ce pas là les raisons du rejet de la moralité dans les choix de politique internationale par l’école réaliste?

La théorie réaliste, nous dira-t-on, a l’avantage d’offrir une analyse claire de la dynamique des relations internationales. Elle postule une société internationale anarchique à l’image de l’état de nature hobbesien où le seul critère d’action de l’État est l’intérêt national défini en termes de puissance[50], que l’État doit poursuivre ad libitum. L’essence du réalisme est sa croyance tout absolue en la primauté de l’intérêt égoïste étatique au détriment des principes moraux. Comme le reconnaît un auteur, « international conditions compel states to defend their interests by frequently immoral means, and this compulsion of self-interest dissolves moral duties »[51]. Avec le réalisme, point de masque, point de contradiction entre l’intention de l’État et le discours. Il ne peut y avoir d’illusion sur la nature de la politique internationale, pas de tromperie sur les motivations des actions internationales. Il ne peut y avoir de doute possible sur l’opportunité d’action, sur les décisions à prendre dans telle ou telle situation. Le seul baromètre de référence reste et demeure l’intérêt national. Dans cette perspective la solidarité n’est qu’un simple prétexte, un motif fallacieux d’influence d’un État ou de positionnement géopolitique[52].

Pour notre part, cette idée réaliste qui consiste à fonder la politique internationale sur l’éthique utilitariste est fallacieuse par essence, extrêmement dangereuse dans son application. La problématique de la solidarité est, et demeure, une question qui relève de la caritas au sens augustinien, c’est-à-dire la vertu de charité dans sa double composante verticale et horizontale. Comme l’affirme Arnold Wolfers, « The ‘necessities’ in international politics, and for that matter in all spheres of life, do not push decision and action beyond the realm of moral judgment; they rest on moral choice themselves »[53]. De ce point de vue, l’ultime rôle de l’État est la préservation d’un ordre social à la fois interne et international plus juste. Car en l’absence de justice, qu’est-ce que l’État souverain? « Si non de grandes assemblées de brigands »[54], nous dit Saint-Augustin. En ce sens, Robert Phillips a bien perçu cette dimension de l’État lorsqu’il affirme :

If there are basic human goods and if participation in these is the condition of human fulfillment, then the role of the state is to foster these goods and the opportunities for such participation. As community is not an optional choice, we need to recognize that we are member of a larger world community whose good is intimately linked to our own good. No matter how imperfectly such a world is realized in history, there is no choice but to direct the state toward this ideal. To see the state as a form of charity is at once in an activist sense. The state has duties of commutative and distributive justice not only to its members but to all who form the human community[55]

Les États devraient donc agir suivant la moralité kantienne pour une société internationale plus juste. Mais, eu égard à la complexification de la vie internationale et à l’éclatement de la structure de l’ordre juridique international, quel est le fondement normatif actuel du droit à la solidarité internationale?

II. Les contours normatifs de la solidarité internationale

La solidarité est une notion complexe. On l’a bien vue. Elle se fonde à la fois sur des exigences morales enchâssées dans le principe naturel de la sociabilité et sur des nécessités matérielles des rapports entre les États. La problématique du droit à la solidarité tout comme le droit au développement[56] demeure, à n’en pas douter, une vexata questio en droit international. Elle a toujours suscité un débat au sein de la doctrine avec le processus d’humanisation progressive de l’ordre international[57]. La controverse s’est accentuée ces derniers temps depuis surtout l’usage de plus en plus fréquent des droits de la personne, de la dignité humaine, du concept de responsabilité de protéger[58]. La virulence du débat dénote en réalité les apories d’un ordre mondial, aux prises avec les aspirations des peuples à la justice, l’égalité et le respect de leurs droits fondamentaux. Quoi de plus normal, l’ordre juridique contemporain issu de la Charte des Nations Unies n’a-t-il pas intrinsèquement une logique interétatique fondée sur l’égalité souveraine? N’est-ce pas là un des aspects remarquables de ce qu’il convient « d’appeler la crise du droit international contemporain »[59]. Une lecture de la Charte des Nations Unies combinée avec la pratique des États montre que, sur le terrain de la normativité, la solidarité demeure toujours un principe axiologique aux contours insaisissables, enchâssés dans la lex ferenda. Certes, le réveil soudain des organes onusiens dans la production normative eu égard au système des sources du droit international actuel dont le débit est notoirement insuffisant, brouille quelque peu, tout au moins dans le domaine qui nous occupe, la frontière entre lex lata et lex ferenda. On demande de plus en plus au droit international de transformer les rapports sociaux internationaux en insufflant plus de justice et d’éthique, plutôt que de consacrer l’état actuel de leur évolution.

A. Un droit au statut juridique contesté en droit international

Dans ses résolutions relatives à la promotion d’un ordre international démocratique et équitable, l’Assemblée générale de l’ONU reconnaît que la solidarité est une

valeur fondamentale, en vertu de laquelle les défis mondiaux doivent être gérés de manière à répartir les coûts et les charges de façon équitable, conformément aux principes fondamentaux d’équité et de justice sociale, et qui garantit que ceux qui souffrent ou qui bénéficient le moins reçoivent l’aide de ceux qui bénéficient le plus[60].

Ainsi, la solidarité s’inscrit dans un système de valeurs partagées par les membres de la communauté internationale dans son ensemble[61].

Le droit à la solidarité est évoqué dans les relations internationales, mais ses contours sont loin d’être univoques et son statut juridique demeure imprécis. Pour Laurence Boisson de Chazournes, le statut juridique de la solidarité en droit international public est peu clair[62]. Philipp Dann considère qu’un concept de solidarité internationale se heurte à de sérieux doutes[63]. L’auteur se demande s’il est possible de concilier l’idée plutôt collectiviste de la solidarité avec la structure du droit international fondée sur la souveraineté des États, c’est-à-dire l’indépendance, ou si la solidarité peut être un concept universel[64].

Au-delà de ces doutes, les juristes internationalistes conçoivent progressivement la solidarité comme un principe en droit international[65]. Ils ne sont toutefois pas d’accord sur le contenu de ce principe. Pour certains, le principe de solidarité ne crée pas d’obligations extrajuridiques qui, selon eux, ne découlent que des traités et autres accords internationaux juridiquement contraignants. Pour d’autres, le principe de solidarité implique une obligation extra-légale de la part des États développés d’aider les pays moins développés, ou, au minimum, de ne pas interférer avec les intérêts d’autres États en poursuivant des politiques économiques d’exploitation et de domination[66]. D’autres encore considèrent la solidarité comme un principe social en droit international[67]. Pour d’autres enfin, la solidarité, tout comme l’idée de justice et d’équité, est un principe fondamental[68], un principe coutumier en émergence[69], un principe structurel[70], voire constitutionnel[71] de l’ordre juridique international.

Le principe de solidarité reflète ainsi la transformation du droit international en un ordre juridique international fondé sur des valeurs. Selon Roscoe Pound, les principes constituent

these general premises for judicial and juristic reasoning, to which we turn to supply new rules, to interpret old rules, to meet new situations, to measure the scope and application of rules and standards, and to reconcile them when they conflict[72].

En droit international, ce sont les principes généraux de l’article 38 du Statut de la Cour internationale de justice[73] (Statut CIJ), c’est-à-dire d’une part les principes généraux de droit reconnus par les principaux systèmes juridiques étatiques et transposables dans l’ordre juridique international[74], et, d’autre part, les principes généraux du droit international[75].

Dans la problématique des sources du droit international, les principes généraux occupent une place de choix. C’est aussi l’une des questions qui a, dans l’histoire législative du Statut de la Cour permanente de Justice internationale[76], le plus divisé les membres du comité consultatif de juristes en 1920[77]. Le mens legis de l’expression « principe général de droit », telle que mentionné au paragraphe 1c) de l’article 38 du Statut de la CIJ[78], indique clairement que ces principes constituent, dans la conscience juridique, une source formelle du droit d’application autonome par rapport à la coutume ou au traité. Comme l’a si bien perçu le juge Cançado Trindade dans son opinion individuelle en l’affaire Usines de pâte à papier sur le fleuve Uruguay,

[t]he attitude of part of contemporary expert writing, of trying to see if a given principle has attained the “status” of a “norm” of customary international law, or has been “recognized” in conventional international law, simply misses the point, and is conceptually flawed. Such attitude fails to understand that a general principle of law is quite distinct from a rule of customary international law or a norm of conventional international law. A principle is not the same as a norm or a rule; these latter are inspired in the former, and abide by them. A principle is not the same as a custom or a conventional norm[79].

La Cour permanente de justice internationale et la CIJ ont d’ailleurs expressément affirmé l’autonomie normative des principes généraux. En effet, dans un dictum devenu célèbre, la CIJ a admis que

[l]es obligations qui incombaient aux autorités albanaises consistaient à faire connaître, dans l’intérêt de la navigation en général, l’existence d’un champ de mines dans les eaux territoriales albanaises et à avertir les navires de guerre britanniques, au moment où ils s’approchaient, du danger imminent auquel les exposait ce champ de mines. Ces obligations sont fondées non pas sur la Convention VIII de La Haye, de 1907, qui est applicable en temps de guerre, mais sur certains principes généraux et bien reconnus, tels que des considérations élémentaires d’humanité, plus absolues encore en temps de paix qu’en temps de guerre, le principe de la liberté des communications maritimes et l’obligation, pour tout État, de ne pas laisser utiliser son territoire aux fins d’actes contraires aux droits d’autres États [italiques dans l’original][80].

La Cour reconnaît donc l’application des principes généraux même en l’absence d’une mention particulière d’une règle primaire conventionnelle ou coutumière. Elle réaffirme cette position à l’occasion de son Avis sur les réserves à la convention sur le génocide[81]. Pour la CIJ, les principes qui sont à la base de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide sont « reconnus par les nations civilisées comme obligeant les États même en dehors de tout lien conventionnel »[82]. De ce point de vue, le débat doctrinal sur la question de l’autonomie de ces principes généraux nous semble vide de contenu. Si à l’origine, le recours aux principes généraux de droit visait à combler les situations de non liquet, c’est-à-dire le constat par le juge que, faute de règle de droit applicable, il se trouve dans l’impossibilité de statuer, les principes du droit international n’ont pas cette fonction. Ces principes ne sont pas « simplement une pierre d’angle », mais sont immédiatement une règle de droit[83]. Ils n’ont donc pas une fonction supplétive même si très souvent il y a confusion entre principe général et coutume générale.

Il est important, nous semble-t-il, de préciser avec le juge Cançado Trindade que

Principles of International Law are guiding principles of general content, and, in that, they differ from the norms or rules of positive international law, and transcend them. As basic pillars of the international legal system (as of any legal system), those principles give expression to the idée de droit, and furthermore to the idée de justice, reflecting the conscience of the international community. Irrespective of the distinct approaches to them, those principles stand ineluctably at a superior level than the norms or rules of positive international law. Such norms or rules are binding, but it is the principles which guide them. Without these latter, rules or techniques could serve whatever purposes. This would be wholly untenable[84].

Ces principes qui sont à la base de la normativité internationale reflètent d’un point de vue synchronique, l’état de la conscience juridique universelle et constituent, pour nous, l’ultime source matérielle de toute règle juridique. Ces principes généraux ont non seulement une dimension axiologique dans la production normative, mais ils sont surtout un indicateur du status conscientiae de la communauté internationale à un moment donné. Cette conscience universelle s’est traduite par exemple dans le domaine des droits de la personne par la reconnaissance graduelle de la solidarité internationale comme un principe fondamental dans la protection de la dignité humaine au plan universel. La solidarité permet l’affirmation des valeurs essentielles de la communauté internationale dans un jus inter gentes[85] plus juste et qui tient compte à la fois des diversités enrichissantes et du nécessaire dialogue et coopération entre les États fondés sur le partage. Comme l’affirme R. St J. MacDonald,

la solidarité est avant tout un principe de coopération qui identifie comme objectif de l’action conjointe et séparée des États un résultat qui profite à tous les États ou, du moins, qui n’interfère pas gravement avec les intérêts des autres États. La solidarité, en tant que principe du droit international, crée un contexte pour une coopération significative qui va au-delà du concept d’un État-providence mondial; sur le plan juridique, elle reflète et renforce l’idée plus large d’une communauté mondiale d’États interdépendants [notre traduction][86].

B. Un droit aux confins de l’humanisation progressive de l’ordre juridique international

La solidarité en tant que principe est surtout présente dans les domaines du système juridique international, tels que les droits de la personne, le droit international humanitaire et le droit des réfugiés, où la matière ne permet pas au principe de réciprocité de jouer son rôle traditionnel, ou du moins pas dans toute son ampleur. Le principe de solidarité a progressivement joué un rôle de catalyseur à l’émergence d’un droit des peuples et des individus à la solidarité[87]. À cet égard, le Conseil des droits de l’homme constate qu’une

attention insuffisante a été accordée à l’importance de la solidarité internationale en tant qu’élément essentiel des efforts engagés par les pays en développement pour réaliser le droit au développement de leurs peuples et pour promouvoir la pleine jouissance des droits économiques, sociaux et culturels par tous, et réaffirmant à cet égard que cette solidarité internationale est d’une importance cruciale pour l’application du Programme de développement durable à l’horizon 2030[88].

Il réaffirme que

la solidarité internationale ne se limite pas à l’assistance et à la coopération internationales, à l’aide, à la charité ou à l’assistance humanitaire; elle repose sur des notions et des principes plus larges, qui comprennent notamment la viabilité des relations internationales, en particulier des relations économiques internationales, la coexistence pacifique de tous les membres de la communauté internationale, les partenariats égalitaires et le partage équitable des avantages et des charges[89].

Le projet de Déclaration sur le droit à la solidarité internationale proposé par le Conseil des droits de l’homme, reconnaît, à son article 4, que

le droit à la solidarité internationale est un droit de l’homme qui permet aux individus et aux peuples, sur la base de l’égalité et de la non-discrimination, de participer effectivement à un ordre social et international dans lequel tous les droits de l’homme et toutes les libertés fondamentales puissent être pleinement réalisés, ainsi que d’y contribuer et d’en jouir[90].

C’est donc un droit

fondé sur la codification et le développement progressif des libertés et des droits figurant dans les traités internationaux des droits de l’homme reflétant les droits civils et politiques, les droits économiques, sociaux et culturels, le droit au développement et les normes internationales du travail, et complété par d’autres responsabilités découlant d’engagements pris volontairement dans les domaines pertinents à l’échelon bilatéral, multilatéral, régional et international[91].

Comme instrument de la coopération, le droit à la solidarité internationale est explicitement ou implicitement mentionné dans certaines sources du droit international. Il est largement consacré dans plusieurs instruments de protection des droits de la personne. Par exemple, le paragraphe 3 de l’article 20 de la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples stipule que

tous les peuples ont droit à l’assistance des États parties à la présente Charte, dans leur lutte de libération contre la domination étrangère, qu’elle soit d’ordre politique, économique ou culturel[92].

Le paragraphe 1 de l’article 23 réaffirme expressément « le principe de solidarité et de relations amicales »[93]. La Charte des Nations Unies consacre, dans son préambule, l’engagement des peuples des Nations Unies à recourir aux institutions internationales pour favoriser le progrès économique et social de tous les peuples. Elle s’est fixé d’ailleurs pour buts de

réaliser la coopération internationale en résolvant les problèmes internationaux d’ordre économique, social, intellectuel ou humanitaire, en développant et en encourageant le respect des droits de l’homme et des libertés fondamentales pour tous[94].

Et de devenir « un centre où s’harmonisent les efforts des nations vers ces fins communes »[95]. En outre, le chapitre IX de la Charte, consacré à la coopération économique et sociale internationale, fait allusion au but de favoriser la solution de problèmes internationaux dans les domaines économique, social, de la santé publique et autres problèmes connexes, ainsi que la coopération internationale dans les domaines de la culture et de l’éducation[96]. L’article 22 de la Déclaration universelle des droits de l’homme dispose que toute personne

est fondée à obtenir la satisfaction des droits économiques, sociaux et culturels indispensables à sa dignité et au libre développement de sa personnalité, grâce à l’effort national et à la coopération internationale, compte tenu de l’organisation et des ressources de chaque pays[97].

Cette disposition suppose l’existence préalable d’une solidarité entre États par le biais de la coopération internationale[98]. À cet égard, il convient de mentionner que la coopération fondée sur la solidarité est reconnue par les deux Pactes internationaux de 1966. Le paragraphe 2 de l’article premier du Pacte international relatif aux droits civils et politiques stipule que tous les peuples peuvent disposer librement de leurs richesses et de leurs ressources naturelles, « sans préjudice des obligations qui découlent de la coopération économique internationale, fondée sur le principe de l’intérêt mutuel, et du droit international »[99]. Les États parties s’engagent donc « à agir, tant par leurs propres efforts que par l’assistance et la coopération internationales, notamment sur les plans économique et technique, au maximum de leurs ressources disponibles, en vue d’assurer progressivement l’exercice des droits reconnus dans le Pacte »[100]. Les principes de la solidarité et de la coopération internationales sont également consacrés dans le préambule de la Convention relative au statut des réfugiés[101] et reflétée dans les Conventions de Genève relatives à la protection des victimes des conflits armés internationaux[102] et dans l’ensemble du droit international humanitaire. La Convention des Nations Unies relative aux droits des personnes handicapées[103], entrée en vigueur le 3 mai 2008, reconnaît également l’importance de la coopération internationale fondée sur le principe de la solidarité, pour l’amélioration des conditions de vie des personnes handicapées dans tous les pays, et en particulier dans les pays en développement.

La Convention relative aux droits de l’enfant invoque dans son préambule l’esprit des idéaux proclamés dans la Charte, et en particulier l’« esprit de paix, de dignité, de tolérance, de liberté, d’égalité et de solidarité »[104]. La Proclamation de Téhéran[105], adoptée le 8 mai 1968 par la Conférence internationale des droits de l’homme, affirme dans son préambule que l’interdépendance des hommes et le besoin de solidarité humaine sont plus évidents que jamais. La Déclaration sur le droit au développement, adoptée en 1986, même si elle n’évoque pas expressément la solidarité, mentionne dès le début du préambule

les buts et principes de la Charte des Nations Unies relatifs à la réalisation de la coopération internationale en résolvant les problèmes internationaux d’ordre économique, social, culturel ou humanitaire et en développant et encourageant le respect des droits de l’homme[106].

Le paragraphe 2 de l’article 3 stipule que

la réalisation du droit au développement suppose le plein respect des principes du droit international touchant les relations amicales et la coopération entre les États conformément à la Charte des Nations Unies[107].

La Déclaration et Programme d’action de Vienne[108], adoptés en juin 1993 par la Conférence mondiale sur les droits de l’homme, évoquent à plusieurs reprises la coopération et la solidarité internationales. Ainsi, le préambule réaffirme que tous les peuples aspirent à l’instauration d’un ordre international reposant sur les principes énoncés dans la Charte des Nations Unies, laquelle souligne notamment la nécessité de promouvoir et d’encourager le respect des droits de la personne et des libertés fondamentales pour tous ainsi que le respect du principe de la solidarité. La Déclaration du Millénaire, adoptée par l’Assemblée générale de l’ONU, proclame que la solidarité est l’une des « valeurs fondamentales qui doivent sous-tendre les relations internationales au XXIe siècle »[109]. De ce point de vue, la Déclaration reconnaît que

les problèmes mondiaux doivent être gérés multilatéralement et de telle façon que les coûts et les charges soient justement répartis conformément aux principes fondamentaux de l’équité et de la justice sociale. Ceux qui souffrent ou qui sont particulièrement défavorisés méritent une aide de la part des privilégiés[110].

Le principe de solidarité internationale et les conséquences qui en découlent pour la réalisation des droits de la personne ont été également consacrés par l’Organisation des Nations Unies pour l’éducation, la science et la culture (UNESCO), dans la Déclaration universelle sur le génome humain et les droits de l’homme, de 1998. L’article 17 dispose que les

États devraient respecter et promouvoir une solidarité active vis-à-vis des individus, des familles ou des populations particulièrement vulnérables aux maladies ou handicaps de nature génétique[111].

L’article 10 de la Déclaration sur la diversité culturelle stipule que,

face aux déséquilibres que présentent actuellement les flux et les échanges des biens culturels à l’échelle mondiale, il faut renforcer la coopération et la solidarité internationales destinées à permettre à tous les pays, en particulier aux pays en développement et aux pays en transition, de mettre en place des industries culturelles viables et compétitives sur les plans national et international[112].

À l’évidence, les traités multilatéraux, les accords régionaux, notamment l’Acte constitutif de l’Union africaine, la Charte de l’Organisation des États américains, la Charte de la Ligue des États arabes, les traités fondateurs de l’Union européenne, et la Charte de l’Association des Nations de l’Asie du Sud-Est[113]; de même que les instruments internationaux relatifs aux droits de la personne reconnaissent, implicitement ou explicitement, un droit des peuples et des individus à la solidarité internationale. C’est donc

un concept fondamental pour le renforcement des relations entre les individus, les peuples et les États, un élément essentiel qui sous-tend les partenariats mondiaux, une approche centrale de la paix, du désarmement et de l’élimination de la pauvreté, et une composante indispensable des efforts menés en vue de réaliser tous les droits de l’homme, y compris le droit au développement, et les objectifs de développement convenus au plan international[114].

Du point de vue de la teneur normative, le droit de la solidarité internationale relève-t-il de la soft law ou de la hard law?

Comme on le sait, le débat contemporain sur le concept de soft law en relation avec la théorie traditionnelle des sources du droit international ne date pas d’aujourd’hui[115]. Si certains voient dans la soft law une pathologie du système normatif international — car effaçant le seuil de la normativité — d’autres, comme Abi-Saab, s’inscrivant dans la tradition finaliste et dynamique d’Aristote, proposent d’appréhender

le phénomène juridique dans sa globalité, dès sa conception, à travers les différentes phases vers la maturité, et dans ses transformations ultérieures aussi bien que dans ses différentes variétés, qu’elles soient justiciables ou non justiciables[116].

Sans cette vision dynamique du phénomène juridique international, sans une approche systémique de l’ordre juridique,

comment peut-on comprendre complètement l’édifice juridique fini sans prendre en considération les différentes pierres de construction et les différentes phases de sa formation qui constituent son parcours et ses origines « génétique », quel que soit le nom qu’on leur donne : soft law, hard law, lex lata, lex ferenda[117]?

La notion même de soft law par opposition à la hard law est vague, et le débat doctrinal qu’elle a suscité ces derniers temps en lien avec la solidarité internationale montre qu’elle possède tout au moins deux significations différentes. Le terme soft law désigne généralement, et le plus souvent d’ailleurs, le contenu de la norme, c’est-à-dire la proposition normative elle-même, le negotium. De ce point de vue, il s’oppose à hard law qui, elle, possède une force obligatoire : « The essence of any soft-law rule is that it is not enforceable. A soft law is like a head without a body. The head knows where it wants to go but it lacks the means to get there »[118]. Mais la soft law peut aussi désigner le support de la norme. C’est donc l’instrumentum qui est soft indépendamment du contenu de la norme. Pour certains auteurs, cette dualité dans la conception de la soft law fondée sur le caractère non contraignant soit de la norme, soit de son support, fait de la soft law du non-droit. En effet, selon Malcolm Shaw,

[t]his terminology is meant to indicate that the instrument or provision in question is not of itself “law”, but its importance within the general framework of international legal development is such that particular attention requires to be paid to it. Soft law is not law [nos soulignements][119].

L’absence de toute force obligatoire du support ou de la proposition normative fait de la soft law un instrument qui ne relèverait pas de la technique juridique. À cet égard, Daniel Thürer est on ne plus clair :

[a] norm is either legally binding or it is not, and it can either be invoked in a legal forum or not. There is nothing in between : law cannot be more or less binding. Thus, the term soft law does not, legally speaking, make any sense, because a norm is either a postulate, or it is hard law in its strict sense[120].

Cette « idée simpliste [qui] voudrait qu’une norme soit ou ne soit pas »[121], qu’il n’y ait pas de catégories intermédiaires d’instruments juridiques, méconnaît « la polynormativité »[122] du système international. En réalité, la soft law pour ces auteurs vise ici une catégorie particulière d’instruments juridiques dont l’instrumentum et le negotium coïncident tous deux en soft. C’est par exemple une résolution ou une recommandation de l’Assemblée générale de l’ONU au contenu soft. Ces genres d’instruments, comme le dit Karl Zemanek,

cannot be explained by the dichotomy of “binding” and “non-binding” because neither is their purpose. They are primarily tools for shaping the future development of the law, either by building opinio juris for custom or by shaping a consensus for future multilateral conventions. They define the principles of that development but are not “binding” in a legal sense. They define a consensus of opinion, existing at a given moment, on how the law should progress. Whether the law follows the prescribed course can only be judged later[123].

Pour nous, tous ces instruments font partie de la normativité internationale. Ils définissent des règles primaires plus ou moins rigides, plus ou moins précises dont la finalité est de façonner le comportement des sujets du droit international, même si le negotium et l’instrumentum n’ont pas, en soi, une valeur contraignante. Face à la complexification des relations internationales, il faut concevoir le phénomène juridique dans une perspective dynamique et systémique afin de mieux comprendre l’essence de la normativité internationale. On ne peut plus réduire le droit à sa seule obligatoriété ou caractère contraignant. Des traités internationaux relevant de la catégorie hard contiennent souvent des dispositions soft. C’est le cas notamment de l’article 34 de la Convention de 1951 relative au statut des réfugiés qui stipule que :

[l]es États contractants faciliteront, dans toute la mesure du possible, l’assimilation et la naturalisation des réfugiés. Ils s’efforceront notamment d’accélérer la procédure de naturalisation et de réduire dans toute la mesure du possible, les taxes et les frais de cette procédure[124].

C’est aussi le cas de l’article 56 de la Charte des Nations Unies considéré comme « a duty not to do nothing »[125], qui dispose que : « Les Membres s’engagent, en vue d’atteindre les buts énoncés à l’article 55, à agir, tant conjointement que séparément, en coopération avec l’Organisation »[126]. Ces dispositions sont incontestablement soft tandis que leur contenant, la Convention de 1951 ou la Charte est bien hard. Inversement, la résolution 2625 de l’Assemblée générale des Nations unies de 1970 sur la Déclaration relative aux principes du droit international touchant les relations amicales et la coopération entre États[127] relève de la catégorie de soft law quant au contenant alors que son contenu matériel, qui est une affirmation des principes fondamentaux du droit international, est hard.

En d’autres termes, il peut arriver que l’instrumentum et le negotium coïncident ou non en hard ou soft. Une disposition précise et contraignante figurant dans un traité est hard law à la fois par son contenu et par son contenant. Une disposition peu contraignante et imprécise figurant dans une résolution de l’Assemblée générale est soft law à la fois par son contenu et par son contenant. Mais les deux aspects peuvent aussi ne pas se recouvrir. Une convention en vigueur entre deux parties — hard law par excellence — peut définir des droits et obligations au contenu imprécis et peu contraignant, c’est-à-dire de la soft law. « À l’inverse, des droits et obligations au contenu apparemment précis et contraignant peuvent être énoncés dans un instrument qui relève de la soft law, telle une résolution de l’Assemblée générale »[128]. C’est donc dire que « juridicité ne signifie pas nécessairement obligatoriété et pertinence ou effet juridique ne se réduit pas seulement à effet obligatoire »[129]. Dès lors, on admet avec Abi-Saab que

la soft law n’est ni du non-droit ni une lex imperfecta. Elle n’est pas non plus toujours et nécessairement un droit en gestation, car il peut s’agir également d’un droit différent, ou d’une variété de droits qui remplit une fonction différente de celle du droit limite; non pas le droit du justicier ou du gendarme, mais celui, plus discret et malléable, de l’architecte social[130].

Le droit de la personne à la solidarité internationale a une teneur normative encore plus marquée notamment dans le domaine de la gestion des catastrophes naturelles[131], les épidémies et autres urgences sanitaires[132], la protection internationale des réfugiés et autres flux migratoires[133]. Le principe de la solidarité fait désormais intégralement partie du champ disciplinaire du droit international des droits de la personne. De ce point de vue, les individus et les peuples, dans la région du Sahel notamment, ont un droit à la solidarité internationale. Les acteurs de cette solidarité sont tout aussi multiples, comprenant les États, les organisations internationales telles que l’ONU et ses institutions spécialisées, la société civile internationale. Comme le soulignait déjà l’Institut de droit international, le

fait de laisser les victimes de catastrophes sans assistance humanitaire constitue une menace à la vie et une atteinte à la dignité humaine et, par conséquent, une violation des droits humains fondamentaux. Les victimes de catastrophes ont le droit de demander et de recevoir une assistance humanitaire. L’assistance peut être sollicitée, au nom des victimes, par des membres du groupe, les autorités locales et régionales, le gouvernement de l’État affecté et par des organisations nationales ou internationales »[134].

Ainsi, le principe de la solidarité agit comme un corollaire fonctionnel et nécessaire des obligations primaires de protection de la dignité humaine.

***

Avec la multiplication des liens et le renforcement de l’interdépendance entre les nations et les peuples, le principe de la solidarité est-il un puissant outil pour l’avenir du droit international ou n’est-il rien de plus qu’une autre fiction académique? En l’état actuel de l’évolution de l’ordre juridique international, on peut affirmer, nous semble-t-il, que le principe de la solidarité est devenu un catalyseur, déclenchant une dynamique à la fois normative et opérationnelle, bien que sa teneur normative et le degré de sa pénétration varient selon les branches du droit international.

Dans son modus operandi, le principe de la solidarité internationale comprend notamment la durabilité et la responsabilité dans les relations internationales, la coexistence pacifique de tous les membres de la communauté internationale, la responsabilité des États les uns envers les autres et vis-à-vis de leurs ressortissants, organisations, membres et parties prenantes respectifs, les partenariats égalitaires et le partage équitable des avantages et des charges, conformément au principe de la responsabilité commune, mais différenciée. Le principe de la solidarité est à la fois préventif, caractérisé par des actions collectives visant à protéger tous les droits de la personne et à en garantir l’exercice et exige des États qu’ils respectent pleinement les obligations qui leur incombent en vertu du droit international; et aussi réactif, caractérisé par des actions collectives de la communauté internationale visant à réagir aux effets néfastes de l’insécurité, des catastrophes naturelles, aux situations d’urgence sanitaire, aux épidémies et aux conflits armés, dans le but d’alléger les souffrances humaines, d’atténuer d’autres dommages, en veillant à ce que la réponse à apporter soit pleinement et effectivement conforme aux obligations des États en vertu du droit international des droits de la personne[135]. Ainsi, tous

les États, agissant individuellement ou collectivement, notamment par le biais d’organisations internationales ou régionales dont ils sont membres, ont le devoir impératif de réaliser le droit à la solidarité internationale[136].

On a vu avec Vattel et Kant que la fin ultime de la grande Société établie par la nature entre toutes les nations et les peuples est l’assistance mutuelle, pour se perfectionner ensemble. Chaque nation, chaque peuple en tant que communauté de destin, doit contribuer au bonheur et à la perfection des autres dans tout ce qui est en son pouvoir. Ce devoir commun a inspiré, dans l’ordre juridique international, un véritable droit des peuples et des individus à la solidarité internationale. La dimension éthique de la solidarité en tant que valeur fondamentale de la communauté internationale et en tant que principe inscrit dans la Charte elle-même a été articulée notamment par les instruments internationaux relatifs aux droits de la personne. Il faut donc reconnaître que si la souveraineté des États est comme la pierre angulaire du droit international, la solidarité, en tant que principe évolutif, est désormais la clé de voûte des relations internationales contemporaines.