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Crise des réfugiés rohingyas[1], vénézuéliens[2], syriens[3], ukrainiens[4]; crise migratoire en Libye[5], au Mexique[6], en Afghanistan[7], à la frontière biélorusso-polonaise[8], au Soudan[9]; crise des « déplacés climatiques »[10], qui devrait bientôt dépasser toutes les autres : le récit découlant d’une brève revue de presse relative à la gestion des flux migratoires internationaux prend la forme d’une succession de crises, a priori déconnectées les unes des autres. L’appréhension du phénomène migratoire international est en effet aujourd’hui dominée par une approche assimilant les grands enjeux migratoires contemporains à une succession de « crises » nécessitant des réponses politiques et juridiques ad hoc[11]. Malgré l’arsenal juridique et sécuritaire développé par les États, ces derniers ne parviennent pas à gérer de manière acceptable ces crises prises isolément. Dans une logique de réaction et non de prévention ou simplement d’anticipation, les réponses politiques et juridiques ne parviennent pas à éviter les drames humains et les insécurités politiques[12]. Surtout, ces réponses ad hoc et isolées ne fournissent pas les éléments nécessaires pour prévenir la succession de crises.

Les États du Nord global ont de plus en plus de difficultés à contrôler leurs frontières et ont de plus en plus recours à des moyens coercitifs à l’efficacité discutée. Ceux-ci suscitent beaucoup d’interrogations, tant du point de vue de leur coût économique que de leur mise en péril de la protection des droits de la personne[13]. La mise en place de ces réponses de crise et sécuritaires constitue par ailleurs un important facteur de tension entre États d’origine, de transit et de destination[14], mais également entre les États de destination, qui se suspectent entre eux d’être trop laxistes[15].

Le constat de l’échec des réponses successives aux « crises » migratoires a été entériné par les États, sans pour autant qu’une réflexion profonde sur la nature de ces crises ne soit menée. En 2016, dans le contexte de la « crise des réfugiés syriens »[16], les États rassemblés au sein de l’Assemblée générale de l’Organisation des Nations unies consacrent cette approche « de crise » du phénomène migratoire[17]. Ils déclarent, dans la Déclaration de New York pour les réfugiés et les migrants, que « les crises de réfugiés prolongées sont désormais chose courante, avec des conséquences à long terme pour les personnes concernées, mais aussi pour les pays et les communautés d’accueil »[18]. S’en suit une forme d’expression de contrition. Se succèdent : une expression de « profonde solidarité avec les millions de personnes de différentes parties du monde qui, pour des raisons échappant à leur contrôle, sont contraintes de fuir leur foyer avec leur famille »[19]; un exposé de la précarité de la situation des migrants et réfugiés « en proie à une situation désespérée » pris dans ces « déplacements massifs »[20]; la réaffirmation de la responsabilité et de la nécessité d’engagements des États pour répondre à ces crises[21]. Comment ? Par « un renforcement de la coopération internationale », le phénomène migratoire étant un « phénomène mondial appelant des approches et des solutions mondiales »[22].

Le constat de la nécessité d’une adaptation de la réponse internationale est fait par la communauté internationale, mais le diagnostic paraît incomplet, la « gestion de crise » n’étant pas écartée. Les États estiment, d’abord, devoir améliorer la gestion des « déplacements massifs de réfugiés et de migrants », « en ayant conscience que divers moyens et ressources peuvent être utilisés pour faire face à ces déplacements »[23]. Ils estiment, ensuite, devoir agir sur les « causes profondes des déplacements massifs de réfugiés et de migrants, notamment en intensifiant les efforts de prévention des situations de crise »[24] — cette approche, qualifiée par la doctrine de « root causes approach » a pourtant été critiquée comme ineffective et limitante, analysant essentiellement le phénomène migratoire comme un problème à régler[25]. Si les États entendent bien améliorer leur coopération dans la gestion des migrations internationales, ils envisagent de centrer leur effort sur la réponse aux « crises migratoires », phénomènes analysés comme dangereux, peu prévisibles et demandant des réactions rapides. Il est alors à craindre que la coopération amorcée demeure insuffisante : la réponse aux crises pourrait se structurer, mais elle se cantonnerait de nouveau à la réaction, à la poursuite d’un ordre sans cesse bouleversé dans la gestion des flux de personnes.

La thèse développée dans cet article est celle d’un diagnostic incomplet menant à une proposition de réponse incomplète. Les États analysent le phénomène migratoire international comme traversé par une succession de « crises » et, face à ce constat, ils entendent trouver des réponses à ces dernières, renforçant pour cela la coopération internationale. Si la proposition d’une réponse est, en soi, un progrès, l’idée de « mieux gérer » les différentes crises et de tenter de les prévenir correspond selon nous à une erreur de compréhension du phénomène. La prise d’un pas de recul permet de constater que le phénomène de « crises successives » peut en réalité être analysé comme une crise globale, continue, de la gestion internationale du phénomène migratoire. Par une ignorance de l’importance de l’enjeu migratoire et de la nécessité d’y porter une réponse internationale, les États ont amené une véritable perte de contrôle sur le phénomène[26]. Un constat préliminaire permet d’avancer cette hypothèse : le phénomène migratoire a longtemps été, malgré son importance évidente, l’un des seuls phénomènes mondialisés ignoré par la « gouvernance mondiale ». Si la problématique d’une régulation de la gestion des migrations internationales, dans un souci de préservation de la bonne entente internationale et des droits des migrants, a depuis longtemps alerté les théoriciens du droit international public[27], force est de constater que la communauté internationale est longtemps restée sourde à toute tentative de développement d’une véritable coopération en la matière[28]. La spécificité de la question de la gestion des flux migratoires, essentielle pour les États, a en effet empêché pendant longtemps toute progression internationale en la matière[29], faisant de la migration internationale une véritable exception parmi les autres phénomènes transfrontières. Pendant longtemps, la migration internationale s’est distinguée par la faiblesse de la réponse internationale apportée pour tenter de la réguler[30]. L’importance de l’enjeu, pour les États et la communauté internationale, est pourtant difficilement ignorable[31]. Comment expliquer, dès lors, cette absence de réponse internationale à un phénomène échappant progressivement au contrôle étatique[32] ? Le constat d’une perte de contrôle en dépit de la multiplication des mesures sécuritaires déployées par les États du Nord global est aujourd’hui difficilement contestable[33], pourtant l’approche du phénomène migratoire peine à évoluer.

Afin de démontrer que le phénomène des migrations internationales contemporaines et les politiques qu’il entraîne doivent être appréhendés comme une crise globale et continue, et non comme une succession de crises appelant des réponses ad hoc, mais également de comprendre l’absence de réaction des États à la succession de crises migratoires, sera utilisé le concept de creeping crisis, issu des sciences politiques. Ce dernier a été conceptualisé en 2020 par Arjen Boin, Magnus Ekengren et Mark Rhinard, sur la base de la distinction traditionnelle entre « fast-burning crisis » et « slow-burning crisis »[34]. Le concept a déjà été mobilisé en matière migratoire, dans une analyse de la réponse suédoise à la « crise des réfugiés syriens » de 2015, par Yrsa Landström et Magnus Ekengren[35]. Il a également été utilisé pour étudier, au niveau international, le manque d’attention politique portée à la problématique du changement climatique et de la migration[36]. Il est ici avancé qu’il peut être mobilisé plus largement pour étudier le cadre juridique international applicable aux migrations.

Le concept est défini comme

une menace pour des valeurs sociétales largement partagées ou des systèmes essentiels à la vie, évoluant dans le temps et l’espace, qui est annoncée par des événements précurseurs et fait l’objet d’une attention politique et/ou sociétale variable, étant traitée de manière partiale ou insuffisante par les autorités[37].

La mobilisation de la notion permet de dépasser le cadre d’analyse d’une succession de crises, tel que nous le connaissons en matière de migrations internationales et tel qu’appliqué par les États, pour le cadre d’analyse d’une crise globale. Là où les « praticiens » ne peuvent voir que des crises successives, apportant des réponses tardives et souvent ineffectives, le concept de creeping crisis permet d’analyser ces crises comme les « explosions » ou les « étincelles » d’une crise « à combustion lente »[38]. Ce constat fait, les crises ne sont plus perçues comme des maladies per se auxquelles la communauté internationale doit répondre, mais comme de simples symptômes, qu’il est certes nécessaire de traiter, mais qui doivent avant tout amener à l’établissement d’un diagnostic permettant de déceler la maladie responsable de ceux-ci[39]. Ici, la maladie résulterait d’une inadéquation du cadre international de gestion des flux migratoires avec la réalité du phénomène, constat largement partagé par les juristes et les politistes[40]. Les « crises migratoires » successives ne seraient que les symptômes de cette maladie plus profonde. Après avoir illustré, au travers de crises choisies, la réalité d’une situation de creeping crisis qui appelle à un changement de paradigme, il sera proposé une voie de réponse à la « maladie » et non plus aux « symptômes », à travers le renforcement du recours au droit international pour structurer le cadre international, émergent, de gestion des flux migratoires.

Trois crises seront spécialement analysées. D’abord, la réponse apportée à la crise de la COVID-19, en matière de gestion des flux migratoires, fera l’objet d’une étude particulière. Elle a, en effet, mis en évidence la faiblesse du système international de gestion des flux migratoires, tant au niveau de la protection des personnes vulnérables que de la protection des économies nationales, soulignant la nécessité de dépasser l’approche de gestion de crise aujourd’hui dominante. Ensuite, les réponses européennes apportées à deux afflux massifs de personnes en demande de protection — l’afflux de personnes en provenance, notamment, de Syrie en 2015 et l’afflux de personnes en provenance d’Ukraine en 2022, seront successivement analysées. Si d’autres réponses de crise avaient pu également faire l’objet de recherches spécifiques, la proximité des cadres temporel et géographique de ces crises permet de proposer une étude comparative. Une telle étude permet de souligner la place de la réponse des États dans la constitution d’une crise migratoire. Là où la faiblesse de la réponse apportée au premier afflux massif de personnes en demande de protection a entraîné une défaillance du système européen, la réponse apportée en 2022, plus coopérative et plus solidaire, a permis de faire face à l’afflux massif sans réelle difficulté.

Les conséquences tirées de l’analyse de ces crises permettront de démontrer l’existence d’une creeping crisis, résultant de l’approche actuelle de la gestion des migrations internationales. Il sera démontré que la crise s’explique notamment par une inertie des États et de la communauté internationale à adopter un cadre de coopération prévisible et fondé sur le droit, le cadre de gouvernance amorcé en 2016 et 2018 demeurant encore trop limité. Dans ce contexte, une réflexion sur la place devant revenir au droit international dans l’élaboration d’une approche internationale de la gestion des migrations sera proposée[41]. En effet, l’analyse de la crise de la gestion internationale des flux migratoires comme creeping crisis permet d’identifier certains des freins au dépassement de la gestion de crise, et d’avancer la pertinence du droit international de la migration pour dépasser l’immobilisme existant en la matière[42].

L’article suivra une structure en trois temps. Seront d’abord présentés les résultats tirés de l’analyse des réponses apportées, en matière de gestion des flux migratoires et de protection, à la crise de la COVID-19 (I), puis aux crises européennes des réfugiés syriens et ukrainiens (II). Ces résultats seront ensuite exploités pour démontrer l’existence d’une situation de creeping crisis et avancer la pertinence du recours au droit international pour dépasser cette situation (III).

I. La « crise » de la COVID-19 : le périlleux enfermement des États dans une gestion de crise des flux migratoires internationaux

L’approche du phénomène migratoire international est aujourd’hui dominée par une perspective sécuritaire et réactive, assimilant les grands enjeux migratoires contemporains à une succession de « crises » distinctes demandant des réponses ad hoc, souvent désorganisées et ineffectives. L’impact de la crise de la COVID-19 sur les flux migratoires internationaux a d’ores et déjà fait l’objet d’un certain nombre de recherches. Les premières réponses nationales ont consisté en une fermeture plus ou moins absolue des frontières, visant à une réduction complète ou partielle des flux internationaux de personnes[43]. Ces fermetures ont entraîné une réduction drastique des flux migratoires internationaux[44], soulignant les faiblesses du cadre international de protection des migrants (A) et la dépendance économique des États envers les flux de main-d’oeuvre (B). Plus largement, les difficultés migratoires entraînées par la crise de la COVID-19 ont donc révélé les limites inhérentes à l’absence d’un cadre structuré de gestion internationale des flux migratoires.

A. La fermeture désordonnée des frontières et la remise en cause frontale des droits des migrants

La crise de la COVID-19 a eu un impact conséquent sur la gestion des flux migratoires. Toutes les catégories de migrants ont été touchées par les réponses nationales et régionales apportées à la crise de la COVID-19. Le premier Rapport mondial sur la santé des réfugiés et des migrants de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) est sans équivoque : « [s]elon les données disponibles, les réfugiés et les migrants ont été touchés de manière disproportionnée par la pandémie de COVID-19 : elle a accru la charge de morbidité qui pèse sur eux, réduit leurs revenus, eu des conséquences sur leur bien-être social et mental, et limité leur mobilité en raison des restrictions de voyage »[45]. La fermeture des frontières a, logiquement, particulièrement impacté le quotidien des migrants. Les étudiants internationaux[46], les travailleurs temporaires de courte durée[47], les migrants en situation d’irrégularité[48] ont été touchés, voyant leur situation précarisée et la protection de leurs droits revus à la baisse. Pour reprendre la formule évocatrice de Mary A. Shiraef dressant le bilan de cette première réponse de fermeture désorganisée : « Trips canceled : 2.93 billion. International border closures : 1,299. Lives interrupted : Countless »[49].

Certaines catégories de migrants ont toutefois été particulièrement touchées. L’Organisation internationale pour les migrations (OIM) a pu déplorer, en 2021, que « [l]es fermetures de frontières ont […] empêché les personnes déplacées de chercher refuge […] mais pas les voyageurs d’affaires, qui ‘ont continué à se déplacer assez librement’ »[50]. Si les migrants en situation de vulnérabilité ou possédant un statut précaire ont en général plus subi la gestion de la crise de la COVID-19[51], la catégorie des migrants fuyant les persécutions et souhaitant demander l’asile semble avoir été la plus directement touchée par les mesures juridiques de fermeture[52]. L’atteinte la plus flagrante aux droits habituellement protégés semble ainsi s’être dessinée sous la forme d’une remise en cause des droits des demandeurs d’asile et notamment du droit de rechercher l’asile et de voir sa situation examinée individuellement sans craindre un refoulement, conformément à la Convention de Genève de 1951[53]. En Amérique du Nord, et plus particulièrement aux États-Unis et au Canada, cela s’est traduit par une exclusion pure et simple de la possibilité de demander l’asile. Au Canada, la Loi sur la mise en quarantaine a constitué la base légale pour l’adoption d’une série de décrets suspendant la possibilité de demander l’asile à la frontière terrestre en dehors des points d’entrée terrestres[54], alors qu’en application de l’Entente sur les tiers pays sûrs Entente sur les tiers pays sûrs (ETPS) avec les États-Unis[55] il était déjà impossible de déposer des demandes d’asile aux points d’entrée officiels après avoir transité par les États-Unis, en dehors de certaines exceptions[56].

Aux États-Unis, la mise en place d’une politique de refoulement systématique sur la base du « Title 42 », et plus spécifiquement de sa section 265[57], a entraîné une importante vague de critiques doctrinales[58]. Sur le fondement d’une obscure disposition datant de 1944[59], les Centers for Disease Control and Prevention (CDC), « Centres pour le contrôle et la prévention des maladies » en français, ont adopté le 26 mars 2020 un « décret » suspendant l’entrée aux États-Unis des personnes transitant par le Canada ou le Mexique et « qui seraient autrement présentés à un point d’entrée terrestre ou à un poste de patrouille frontalier aux frontières des États-Unis avec le Canada et le Mexique, ou à proximité de celles-ci »[60]. En d’autres termes, l’entrée des non-nationaux sans documents de voyage valides[61], et donc l’entrée de la quasi-totalité des demandeurs d’asile[62], a été suspendue. Dans sa formulation désuète datant de 1944, la disposition formule en effet une autorisation de suspension générale de l’« introduction » de biens ou de personnes en provenance d’un pays donné, dans lequel il existe une maladie contagieuse[63].

Le décret toujours en vigueur en 2023, a « mis fin au régime d’asile américain » et entraîné le refoulement d’un grand nombre de demandeurs d’asile en situation de vulnérabilité[64]. D’une précision chirurgicale, et malgré la contravention évidente aux obligations internationales souscrites par les États-Unis[65], le U.S. Customs and Border Protection rapporte chaque expulsion opérée sur le fondement du « Title 42 », à l’individu prêt. Bilan : 206 783 expulsions sur le fondement du Titre 42 pour l’année fiscale 2020 (mars à septembre 2020)[66]; 1 071 075 pour l’année fiscale 2021 (octobre 2020 à septembre 2021)[67]; 1 103 961 pour l’année fiscale 2022 (octobre 2021 à septembre 2022)[68]; 1 158 168 pour l’année fiscale 2023 (octobre 2022 à septembre 2023)[69]. Soit, entre mars 2020 et septembre 2023, 3 539 987 expulsions sur le fondement du Titre 42. Les chiffres sont évocateurs. La mesure a été extrêmement critiquée, tant par les milieux juridiques que médicaux[70]. Les doutes sur sa légalité, par sa remise en cause du principe de non-refoulement et son instrumentalisation d’une mesure sanitaire à des fins de politique migratoire, ont entraîné une injonction de levée du décret par la Cour de district des États-Unis pour le district de Columbia[71]. Cette injonction a finalement été suspendue par la Cour suprême[72], et l’affaire pourrait ne pas être tranchée en justice puisque la haute juridiction a décidé de repousser les auditions et que le Président a annoncé quant à lui la fin de l’utilisation (ou du recours) au Title 42 en mai 2023[73].

En Europe, les réponses juridiques ou matérielles, en matière d’asile, ont été variables. En 2020, dans sa communication COVID-19 : orientations relatives à la mise en oeuvre des dispositions pertinentes de l’UE régissant les procédures d’asile et de retour et à la réinstallation, la Commission européenne constate que « plusieurs États membres ont signalé que des administrations compétentes en matière d’asile avaient fermé ou qu’il n’était possible de s’y rendre que sur notification préalable par téléphone ou par voie électronique », que « [d]es États membres ont également signalé des restrictions de service en matière d’enregistrement des demandes de protection internationale »[74]. Par ailleurs elle mentionne que « [c]ertains États membres ont précisé que l’enregistrement des demandes était globalement suspendu ou autorisé uniquement dans les cas exceptionnels et/ou dans le cas des personnes vulnérables »[75]. Ainsi, si certains États ont simplement dû faire face aux difficultés matérielles d’enregistrement liées à la situation sanitaire, d’autres États ont suspendu purement et simplement les possibilités de déposer des demandes d’asile[76].

Cela est en opposition directe avec le rappel des obligations européennes et internationales des États, explicitées par la Commission européenne dans sa communication. Cette dernière expose clairement la nécessité d’un respect du principe de proportionnalité dans la mise en balance des mesures sanitaires et des procédures d’asile, ainsi que l’impossibilité catégorique d’une suspension générale du droit de demander l’asile[77]. Ces réponses nationales apparaissent également en contradiction avec le droit international des réfugiés, contrevenant directement aux recommandations émises par le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR). Dans un document d’orientation spécialement dédié à la problématique de l’accès au territoire pour les personnes ayant besoin d’une protection internationale, le HCR rappelle ainsi la responsabilité des États de permettre aux individus se présentant à leurs frontières de demander l’asile, et l’interdiction expresse du droit international des réfugiés d’imposer « une mesure générale visant à empêcher l’admission de réfugiés ou de demandeurs d’asile »[78].

Comment est-il possible que la crise de la COVID-19 ait conduit à une dérogation généralisée à l’un des droits les plus importants de la protection internationale de la personne, le droit de demander l’asile ? Cette faillite du système international pour assurer la protection des personnes les plus vulnérables invite nécessairement à s’interroger sur les limites de l’approche de gestion de crise des flux migratoires internationaux, en termes de protection des droits des migrants. Il faut constater l’incapacité du système international d’assurer la protection des migrants les plus vulnérables tout en assurant la régulation des flux migratoires : dans une situation de perte de contrôle sur ces flux, seule une fermeture indifférenciée est envisageable, mettant en péril un système de protection des droits déjà fragile. Cette réalité ressort également de l’analyse des entraves difficilement dépassables à la migration de main-d’oeuvre amenées par la gestion de la crise de la COVID-19, mettant en péril le fonctionnement de plusieurs économies nationales, notamment dans certains secteurs clés.

B. La fermeture désordonnée des frontières et la mise en péril des intérêts économiques des États

Les premières conséquences de la réponse désordonnée et sécuritaire à la crise de la COVID-19, en matière de gestion des flux migratoires, sont évidemment humaines : le nombre de « vies interrompues » est incalculable[79], de même que les atteintes aux droits des migrants, parfois en violation directe des obligations internationales des États. La faiblesse de la réponse de crise adoptée est toutefois également décelable dans une perspective centrée, non plus sur les droits des personnes, mais sur les intérêts étatiques. En effet, le caractère court-termiste et unilatéral des réponses étatiques a amené une certaine désorganisation dans celles-ci. La fermeture générale et rapide a mis en péril le fonctionnement des économies nationales, nécessitant par la suite l’adoption de mesures ad hoc et réactives pour pallier ces dysfonctionnements. Cette gestion de la crise a tout au moins mis clairement en lumière la dépendance des États du Nord global envers la migration de main-d’oeuvre, et la nécessité de prévoir un système de circulation des flux migratoires plus solides.

La dépendance des États du Nord global à la migration de main-d’oeuvre est un phénomène déjà connu, ayant fait l’objet, en 2014, d’un rapport de référence par l’OCDE et l’UE[80]. Depuis, la Commission européenne rappelle régulièrement la nécessité d’un renforcement des voies légales de migration vers l’Europe, pour « contribuer à attirer les compétences et les talents dont [les] économies ont besoin, étant donné le vieillissement de la population et les déficits de compétences auxquels il est urgent de s’attaquer »[81]. Toutefois, la crise de la COVID-19 et la fermeture soudaine des frontières a éclairé de façon crue, auprès du grand public, ce besoin de main-d’oeuvre et l’importance pour le Nord global d’organiser et de sécuriser des voies de migration légale : L’organisation de vol charter en urgence, pour faire venir des travailleurs migrants saisonniers bloqués par la fermeture complète des frontières, a rapidement fait le tour des grands médias nationaux[82]. Plus évocateur, encore, la place des travailleurs migrants en situation irrégulière[83], dans le secteur de la santé a été mise en lumière, entraînant notamment au Québec un débat sur la régularisation de ces « anges gardiens »[84].

Des études de fond ont révélé l’impact de la gestion de la pandémie sur la migration de main-d’oeuvre et les économies nationales, illustrant les besoins d’une meilleure gestion des flux migratoires. Au niveau de l’UE, Francesco Fasani et Jacopo Mazza ont étudié la place des travailleurs migrants dans les métiers « essentiels » ou « de première ligne » — « key workers » en anglais — révélant la place prépondérante de ceux-ci dans certains corps de métier[85]. Au niveau du Canada, le Groupe de travail de la Société royale du Canada sur la COVID-19 a consacré un rapport à la problématique de la sécurisation des voies légales de migration dans le cadre de la réponse à la COVID-19, intitulé « Soutenir la résilience et la relance du Canada face à la COVID-19 grâce à des politiques et programmes d’immigration solides »[86], insistant avec force sur la dépendance du Canada vis-à-vis de la migration de main-d’oeuvre. Cette dépendance concerne tant les travailleurs étrangers temporaires, dans les domaines de la santé et de l’agriculture, que les étudiants internationaux, et même les demandeurs d’asile[87]. Abordant les conditions difficiles de ces travailleurs pourtant essentiels, le rapport prend même, par moment, la forme d’un repentir, illustrant bien le fossé existant entre la protection des droits des travailleurs migrants et leur importance dans l’économie nationale canadienne : « [n]ous avons appris qui étaient les travailleurs essentiels du Canada, combien parmi eux étaient des travailleurs étrangers temporaires, et à quel point sous-valorisés et vulnérables ils étaient malgré notre dépendance vis-à-vis d’eux »[88]. À un niveau plus global, l’OCDE a également pu constater les limites à la reprise constituées par les pénuries de main-d’oeuvre, en partie liées à la réduction des flux de migration temporaire[89]. La crise de la COVID-19 et la diminution drastique des flux migratoires qu’elle a entraînée a envoyé un message fort au Nord global : la dépendance de leurs économies à une migration de main-d’oeuvre précaire, notamment dans les secteurs indispensables du quotidien, constitue une importante faiblesse, soulignant la nécessité d’adopter un cadre de gestion des migrations plus structuré, plus fiable et plus durable.

La crise de la COVID-19, et plus particulièrement les faiblesses de la gestion des flux migratoires dans le contexte de la pandémie, se traduisant par une ignorance des enjeux en termes de protection des droits des migrants et de maintien d’un bassin suffisant de main-d’oeuvre pour assurer la continuité du fonctionnement économique, a révélé les limites d’une approche réactive du phénomène migratoire. Les rapports pointent la faiblesse d’une stratégie uniquement sécuritaire et réactive, au regard de l’importance de l’enjeu migratoire, en termes humains et économiques. Cette faiblesse est d’autant plus importante que les pénuries de main-d’oeuvre liées à la crise de la COVID-19 ont perduré après la réouverture des frontières, freinant la reprise. L’existence d’une situation sous tension, demandant une réponse de long terme, a bien été soulignée. L’étude de deux autres crises, européennes cette fois, permet d’aller plus loin dans l’analyse de la défaillance de la gestion des migrations internationales, pour illustrer la faiblesse de la réponse sécuritaire et le potentiel d’une réponse coopérative, programmative et de long terme.

II. Les « crises » des réfugiés syriens et ukrainiens : le poids de la réponse étatique dans la constitution ou l’évitement des « crises migratoires »

La comparaison des réponses de l’UE à deux afflux majeurs de demandeurs d’une protection internationale, en provenance de Syrie en 2015 et d’Ukraine en 2022, est particulièrement pertinente pour illustrer l’importance de la réponse des États pour créer, ou non, une « crise migratoire »[90]. Il est en effet possible de constater une véritable différence dans la réponse apportée par l’UE et ses États membres aux deux afflux massifs de personnes fuyant des conflits, qui traduit une influence bien différente sur la perception de l’afflux comme une crise, ou non. Dans le cas de l’afflux de demandeurs de protection syriens, la désorganisation et le choix de la fermeture adopté par l’UE ont conduit à une implosion des cadres juridiques existants et à un bilan humain déplorable (A). Au contraire, la mobilisation des outils juridiques existants et l’adoption d’une approche plus ouverte, dans le cadre des demandeurs de protection ukrainiens, ont permis de préserver le système européen et d’alléger le bilan humain (B).

A. La réponse de l’Union européenne à la crise des réfugiés syriens et les défaillances d’une réaction désordonnée s’affranchissant des cadres juridiques

Il est difficile de proposer un commencement objectif à ce qui est désormais appelé la « crise des migrants » ou la « crise des réfugiés » de 2015. D’un point de vue purement factuel, le pic de l’afflux de personnes en demande de protection peut être positionné autour de l’année 2015, où Eurostat a enregistré plus d’un million de demandes d’asile[91]. D’un point de vue médiatique, l’ampleur de la crise et de la défaillance de la réponse européenne connaît également son paroxysme en 2015. À la mi-mars 2015, d’abord, deux naufrages intervenus en moins d’une semaine entraînent la mort de plus de 1200 migrants, discréditant l’action de l’UE, qui n’avait pas réellement pris la mesure de la situation[92]. Ensuite, en septembre 2015, la « crise des réfugiés » s’incarne, dans l’opinion publique, autour de la personne du petit Alan Kurdi, retrouvé mort sur une plage et dont la photo fait le tour des médias internationaux, montrant aux yeux du monde l’insoutenabilité d’une situation perdurant depuis plusieurs années aux portes de l’Europe[93]. Pourtant, la « crise » ne débute pas en 2015; l’afflux massif était hautement prévisible. Emmanuel Blanchard et Claire Rodier rappellent que

dès le mois d’octobre 2012, le HCR, constatant que la plupart des réfugiés fuyant la Syrie (345 000 à l’époque) étaient accueillis dans les pays limitrophes (Irak, Jordanie, Liban et Turquie), exhortait déjà les pays de l’UE à “assurer l’accès [à leur] territoire et aux procédures de demande d’asile”, et à “offrir un soutien mutuel entre les États membres”[94].

« Crise » en réalité prévisible et attendue, donc, symptomatique des « étincelles » des crises « à combustion lente », dont l’ampleur et la difficulté répondent à une inertie des autorités publiques.

C’est bien l’« inertie collective », pour reprendre la formule d’Emmanuel Blanchard et Claire Rodier[95], qui va présider la réponse européenne, entraînant l’inactivation de mécanismes juridiques adaptés, la défaillance du système européen de l’asile et de la libre circulation, puis l’adoption, in fine, de réponses ad hoc à l’efficacité hautement contestable. Alors même qu’une procédure visant à faire face à un afflux massif de personnes en demande de protection avait été prévue par l’UE, en la Directive « protection temporaire »[96], les États membres ont finalement décidé de ne pas l’activer, malgré l’urgence de la situation. La raison d’être de la directive semblait pourtant correspondre parfaitement à la situation à laquelle l’UE devait faire face. Son article 2, a), prévoit en effet que la directive permet d’activer une :

procédure de caractère exceptionnel assurant, en cas d’afflux massif ou d’afflux massif imminent de personnes déplacées en provenance de pays tiers qui ne peuvent rentrer dans leur pays d’origine, une protection immédiate et temporaire à ces personnes, notamment si le système d’asile risque également de ne pouvoir traiter cet afflux sans provoquer d’effets contraires à son bon fonctionnement[97]

Malgré le déni des États membres, l’afflux massif va bien provoquer des « effets contraires » au bon fonctionnement du système européen de l’asile, entraînant en cascade une remise en cause du système de libre circulation par la réintroduction de contrôle aux frontières internes.

Le régime d’asile européen commun (RAEC) est doté d’une faiblesse structurelle dans la répartition de l’accueil : la règle de principe est celle, très inégalitaire, du pays de première entrée : l’État membre qui reçoit le premier le demandeur d’asile sur son territoire doit traiter la demande d’asile[98]. Le RAEC a deux limites principales. D’abord, il n’est pas égalitaire, la règle du pays de première entrée étant seulement liée à l’aléa géographique. Les États membres possédant des frontières extérieures de l’UE, particulièrement au Sud, sont presque seuls responsables de l’accueil. Ensuite, il n’organise pas de solidarité entre États membres dans l’accueil des demandeurs d’asile, aucune règle de répartition n’étant prévue. Comme le résument justement Emmanuel Blanchard et Claire Rodier : « [d]ans ce contexte, tout ‘afflux’, même minime, ne pouvait que mettre en péril ce mécanisme en asphyxiant les pays dits de premier accueil incapables de le gérer dans des conditions acceptables pour les arrivants »[99]. L’inactivation de la Directive « protection temporaire » a interdit l’application d’un système dérogatoire conçu justement pour éviter l’asphyxie qu’a alors connu le RAEC. La Grèce et l’Italie, face à la charge trop importante et à l’absence de solidarité européenne, ont alors adopté la politique du « laissez-faire, laissez-passer », laissant les demandeurs d’asile transiter librement par leur territoire, sans les contraindre à déposer leur demande d’asile dans le pays de première entrée[100]. À l’opposé du spectre, la Chancelière allemande Angela Merkel va également déroger au Règlement Dublin en lançant un appel à rejoindre directement le territoire allemand pour y déposer une demande d’asile[101]. Le cadre du RAEC a bien implosé. Dans un phénomène prévisible de « défaillances en cascade », la politique du « laissez-faire, laissez-passer », comme réponse à l’absence de coopération et de solidarité quant à l’accueil des demandeurs d’asile, va entraîner une réaction des autres États européens, qui vont remettre en cause le principe de libre circulation sur le territoire de l’UE et d’absence de contrôle aux frontières intérieures, pour se prémunir de l’afflux de demandeurs d’asile sur leur propre territoire[102]. C’est, alors, le cadre juridique de l’Espace Schengen qui est remis en cause, le système européen ayant été balayé par l’inertie européenne.

Face à ce constat de défaillance généralisée, en l’absence de mobilisation des solutions de coopération existantes, la voie de la réponse d’exception va être choisie. D’abord, va être mise en place l’approche hotspot, visant à contenir les demandeurs d’asile aux portes de la Grèce et de l’Italie, dans des centres « d’enregistrement » fermés[103]. Ensuite, vont être adoptées deux décisions ad hoc visant à organiser une certaine solidarité européenne, en prévoyant la relocalisation de 160 000 demandeurs d’asile[104]. Cette réaction hors de tout cadre préexistant, court-termiste[105], va rapidement démontrer ses limites, tant en termes de protection des droits des migrants que d’efficacité dans sa mise en oeuvre. L’approche hotspots va être quasi unanimement critiquée pour son atteinte aux droits de l’Homme, étant épinglée par des rapports d’organisations internationales et d’organisations non gouvernementales[106]. Les décisions visant à la relocalisation vont, quant à elle, demeurer inappliquées, en raison de la mauvaise volonté des États membres étant enjoints à la solidarité[107]. Choisissant alors la voie de la délocalisation du contrôle par la conclusion d’une entente avec la Turquie et l’adoption de la fameuse « Déclaration UE-Turquie »[108], l’UE va renforcer sa dépendance structurelle à la bonne volonté de la Turquie pour gérer l’afflux de personnes en demande de protection[109]. En effet, la Déclaration prévoit le renvoi automatique des migrants en situation irrégulière, en provenance de Turquie, ne demandant pas l’asile ou dont la demande d’asile a été rejetée, et met en place le système du « 1 pour 1 »[110]. Le président Recep Tayyip Erdoğan n’hésitera pas à user de ce levier pour faire pression sur l’UE et ses États membres[111].

Quelle conclusion tirer de la réponse européenne à l’afflux massif de personnes en demande de protection en provenance, notamment, de Syrie ? La volonté de l’UE et de ses États membres de s’affranchir des cadres prévus malgré l’ampleur de la défaillance du système européen et le recours à des solutions ad hoc court-termistes ont mis en péril les droits des migrants et se sont révélés peu efficaces. Face à l’afflux, pourtant tout autant important, de personnes en demande de protection en provenance d’Ukraine, l’UE va adopter une réponse radicalement différente, ouvrant des perspectives quant à la mise en place d’une gestion des flux migratoires dépassant la gestion de crise et l’embourbement dans une situation de crise rampante.

B. La réponse de l’Union européenne à la crise des réfugiés ukrainiens et le bénéfice d’une réaction coordonnée dans un cadre juridique préexistant

Le 24 février 2022, la Russie a entamé une guerre d’agression armée contre l’Ukraine[112], poussant des millions d’Ukrainiens et de résidents temporaires sur les routes. Au 21 février 2023, le HCR a relevé plus de huit millions de « réfugiés » ayant gagné d’autres pays d’Europe depuis l’Ukraine[113]. Si ce nombre classe assurément la « crise ukrainienne » comme l’une des crises de réfugiés les plus importantes de l’histoire récente, elle demeure toutefois d’une ampleur similaire à plusieurs autres déplacements de population : « 6,5 millions de personnes ont quitté l’Afghanistan depuis les années 1980; 6,5 millions de Syriens ont fui leur pays entre 2011 et 2015; et l’exode des Vénézuéliens s’élève à plus de 7,1 millions de personnes en 2022 »[114]. C’est, surtout, la réponse juridique et politique apportée par l’UE qui fait la spécificité de ce mouvement massif de population[115]. Catherine Wihtol de Wenden relève ainsi trois spécificités de la réponse européenne, « singularisant » l’accueil des réfugiés ukrainiens et pouvant annoncer une « nouvelle donne européenne »[116] : l’importance de la solidarité manifestée à l’égard des Ukrainiens en demande de protection; « la rapidité avec laquelle les institutions nationales et européennes ont offert un statut aux nouveaux arrivants » et la création inédite d’« un partenariat citoyen ‘multi-niveaux’, national et local […] créé entre les citoyens et les pouvoirs publics »[117]. La réponse politique a marqué une vraie rupture au regard de la solidarité affichée par l’UE, celle-ci ayant été depuis longtemps abandonnée en la matière[118]. La réponse juridique a également marqué un changement d’approche intéressant, ressuscitant la Directive « protection temporaire » dont le statut d’instrument mort-né était pourtant annoncé.

En effet, comme il a été précédemment mentionné, la Directive « protection temporaire », pourtant bâtie pour faire face aux afflux massifs de personnes en demande de protection[119], n’avait pas été activée dans le cadre de l’afflux de réfugiés syriens. Emmanuel Blanchard et Claire Rodier évoquaient alors un instrument « adopté pour ne jamais servir »[120]. Le décret d’exécution de ce texte d’apparat était déjà signé, puisque la Proposition de règlement visant à faire face aux situations de crise et aux cas de force majeure dans le domaine de la migration et de l’asile prévoyait l’abrogation de la Directive « protection temporaire »[121]. Le nouveau règlement devrait substituer la « protection immédiate » à la « protection temporaire » et, surtout, donner à la Commission et non plus au Conseil la clé de l’activation de ce mécanisme[122], la leçon ayant été apprise de l’immobilisme des États membres pendant l’afflux massif de 2015.

L’invasion de l’Ukraine va cependant pleinement changer la donne : pour reprendre la formule de Ségolène Barbou des Places, le texte « promis à la disparition » est « exhumé » par les institutions de l’UE[123]. Il va alors pleinement déployer son potentiel, démontrant bien que la limite était ici politique et non juridique, que le mécanisme d’anticipation était fonctionnel mais seulement inappliqué du fait d’une inertie des États membres de l’UE. La réponse juridique de l’UE est extrêmement rapide. Le 2 mars 2022, soit moins d’une semaine après le début des hostilités, la Commission propose au Conseil une décision d’exécution activant la Directive « protection temporaire »[124]. Le 4 mars 2022, deux jours plus tard, le Conseil adopte la décision d’exécution, activant la protection temporaire au bénéfice des Ukrainiens et des résidents permanents en Ukraine[125]. Le 21 mars 2022, la Commission adopte une communication établissant les lignes directrices opérationnelles pour la mise en oeuvre de la protection temporaire, orientant les États dans la mise en oeuvre concrète de la protection temporaire[126].

Le principe de la protection temporaire est simple : plutôt que de mettre en oeuvre la procédure habituelle d’évaluation individuelle du besoin de protection, est créé un statut de protection temporaire particulier, bénéficiant à certaines catégories de personnes bien déterminées. Le cadre de la protection temporaire est limité dans le temps et dans l’espace : en l’espèce, elle s’applique à certaines catégories de personnes « déplacées d’Ukraine le 24 février 2022 ou après cette date »[127]. La protection, temporaire, ne remplace pas le statut plus durable et protecteur de l’asile, et le fait d’en bénéficier n’interdit pas d’introduire une demande d’asile[128]. Les considérants de la décision d’exécution du Conseil livrent un exposé clair des motivations des États membres à activer la protection temporaire. D’abord, est pointé le risque d’une atteinte au bon fonctionnement des régimes d’asile des États membres au regard de l’importance de l’afflux prévu[129]. Ensuite, sont longuement présentés les bénéfices attendus de l’activation de la protection temporaire, pour les personnes en demande de protection, mais aussi pour les États membres :

L’introduction d’une protection temporaire devrait servir également les intérêts des États membres puisque, jouissant des droits associés à la protection temporaire, les personnes déplacées ont moins besoin de demander immédiatement une protection internationale, ce qui limite le risque de submerger leurs régimes d’asile, les formalités étant réduites au minimum en raison de l’urgence de la situation. En outre, les ressortissants ukrainiens, en tant que voyageurs exemptés de l’obligation de visa, ont le droit de circuler librement dans l’Union pendant une période de 90 jours après avoir été admis sur le territoire. Sur cette base, ils peuvent choisir l’État membre dans lequel ils souhaitent bénéficier des droits attachés à la protection temporaire et rejoindre leur famille et leurs amis au sein des vastes réseaux de diaspora qui existent actuellement dans l’ensemble de l’Union. Dans la pratique, cela facilitera l’équilibre des efforts entre États membres, réduisant ainsi la pression sur les systèmes nationaux d’accueil[130].

Deux avantages centraux pour les États, donc : le bénéfice de la protection temporaire permettra de limiter le risque d’asphyxie des systèmes nationaux d’asile, réduisant l’urgence du besoin de demander l’asile; une répartition « de fait » de la charge de l’accueil sera mise en place, les demandeurs de protection en provenance d’Ukraine pouvant librement choisir le pays dans lequel ils demandent la protection. À défaut de pouvoir assurer une solidarité pérenne sur la question de l’accueil[131], l’UE a estimé que la solution la plus efficiente consistait en la suspension temporaire de la règle du pays de première entrée, laissant le libre choix du pays d’accueil. Ce qui n’était qu’une possibilité offerte par la Directive « protection temporaire » a été en effet activé par les États membres, sous la forme d’une déclaration conjointe[132]. À la protection temporaire est également attaché un ensemble de droits garantis[133]. L’accès à la protection est quant à lui d’une grande simplicité : d’après des lignes directrices de la Commission, les titres de séjours accordés par les États membres en application de la Directive « sont de nature uniquement déclarative » : « c’est la décision elle-même qui est constitutive de droits »[134].

L’activation de la protection temporaire correspond donc tout à la fois à la garantie d’un niveau élevé de protection pour les personnes protégées, accordé collectivement, et à la mise en place d’une procédure visant à épargner les systèmes nationaux de l’asile. Comme le constate Martin Deleixhe, le « cas ukrainien » fournit « un paradigme inédit de l’accueil », « il s’agit de faire de la solidarité avec les migrants le ressort d’une meilleure solidarité entre États membres »[135].

La protection temporaire comporte, toutefois, un certain nombre de limites invitant à la prudence avant d’annoncer une « nouvelle donne européenne »[136]. D’abord, la protection accordée est « à géométrie variable »[137]. Ségolène Barbou des Places propose une présentation de cette « géométrie » sous la forme de trois « cercles concentriques »[138]. Dans un premier cercle, sont inclus les Ukrainiens (résidant habituellement en Ukraine avant le 24 février), les bénéficiaires d’une protection internationale en Ukraine (avant le 24 février 2022) et les membres de leur famille. Les États sont obligés, à leur égard, à la protection temporaire[139]. Dans un deuxième cercle, sont intégrés les apatrides et les ressortissants de pays tiers qui peuvent établir qu’ils étaient en séjour régulier en Ukraine avant le 24 février 2022 sur la base d’un titre de séjour permanent, et qui ne sont pas en mesure de rentrer dans leur pays ou leur région d’origine dans des conditions sûres et durables. Les États doivent leur accorder la protection temporaire ou une protection nationale adéquate[140]. Dans un troisième cercle, rentrent les résidents en séjour régulier temporaire ne pouvant pas rentrer dans leur pays d’origine dans des conditions sûres et durables. Pour eux, pas de droit à la protection, les États membres peuvent leur appliquer la protection temporaire[141]. Cette exclusion des résidents temporaires du bénéfice automatique de la protection temporaire a été critiquée[142]. Elle a amené à des situations particulièrement difficiles, notamment pour les nombreux étudiants étrangers présents en Ukraine[143]. Par ailleurs, le bénéfice de la protection est, par définition, temporaire. Il est prévu pour une durée maximum de trois ans, en sachant que l’extension de la protection à une troisième année est soumise à une nouvelle décision du Conseil, sur proposition de la Commission[144]. Surtout, il peut être mis fin à la protection temporaire « à tout moment, par une décision du Conseil adoptée à la majorité qualifiée sur proposition de la Commission »[145]. La situation des « protégés temporaires » demeure donc très précaire.

Le mécanisme de la protection temporaire n’est donc pas la panacée[146]. Quel bilan tirer donc de son activation ? Quel bilan tirer de l’importante différence de réponse juridique apportée à un afflux massif de personnes en demande de protection entre 2015 et 2022 ? Sans nécessairement se prononcer sur l’importance de cette activation pour la politique européenne de l’asile, sujet débattu[147], il faut d’abord constater qu’en présence d’une véritable volonté politique, il est possible pour l’UE d’accueillir un grand nombre de personnes ayant besoin de protection, sans mise en péril des systèmes nationaux d’asile et des cadres juridiques européens. Si l’invasion de l’Ukraine est bien une « crise » en soi, elle n’a pas entraîné de « crise des réfugiés ukrainiens » : l’afflux de réfugiés ukrainiens n’a pas entraîné de défaillance des systèmes nationaux de traitement et d’accueil des demandeurs d’asile, contrairement à l’afflux de réfugiés syriens, et ce alors qu’ils étaient moins nombreux. Ensuite, la comparaison des réponses apportées aux afflux massifs de personnes en demande de protection, en 2015 et en 2022, permet de confirmer les constats faits à l’issue de l’étude de la crise de la COVID-19 : d’une part, ce sont bien les réponses, et notamment l’inertie des autorités publiques, qui déterminent la gravité des « crises migratoires », voire leur simple existence; d’autre part, l’adoption d’une réponse protectrice, coopérative et fondée sur des cadres juridiques préexistants permet de répondre avec efficacité et humanité à l’afflux massif de personnes[148], alors qu’une réponse uniquement sécuritaire et de fermeture se révèle contre-productive.

L’étude des différentes « crises migratoires » semble confirmer l’hypothèse d’une creeping crisis de la gestion internationale des flux migratoires, à savoir un déficit criant de gestion qui entraîne des réponses systématiquement déficientes aux crises successives. Partant de ces constats, il convient désormais de dresser un diagnostic dépassant l’analyse parcellaire des États et de proposer une réponse plus adaptée et efficiente. Dès lors, seront envisagés, d’une part, les obstacles à la mise en oeuvre d’une telle réponse et, d’autre part, l’intérêt du recours au droit international pour dépasser ces obstacles.

III. La crise rampante de la gestion des flux migratoires : la nécessité d’un changement de paradigme fondé sur le droit international de la migration

L’étude des différentes réponses étatiques « de crise » adoptées en matière migratoire permet de dépasser l’analyse de l’existence de simples crises successives indépendantes les unes des autres. Il est alors possible de démontrer que de telles réponses conduisent à un enfermement de la gestion des flux migratoires internationaux dans une situation de creeping crisis, que l’amorce de la nouvelle gouvernance des migrations n’a pas encore permis de dépasser (A). Partant, la réflexion sur les « oeillères » limitant l’action des autorités étatiques pour mettre en place une meilleure gestion des flux migratoires internationaux permet d’affirmer la pertinence d’un recours grandissant au droit international en la matière, pour limiter le caractère « passionné » et l’importance des enjeux électoraux dans la gestion de ce phénomène global (B).

A. L’enfermement des États dans une logique de gestion de crise des migrations internationales : la gestion du phénomène migratoire comme « crise rampante »

L’analyse des trois « crises » précédemment examinées en matière de gestion des flux migratoires ou ayant des conséquences migratoires permet d’établir un constat intéressant. Si la nature de l’enjeu peut changer, ainsi que la pertinence de la réponse apportée, c’est toujours de façon plus ou moins réactive et court-termiste qu’une solution est trouvée. Les États ne dépassent pas l’idée fortement ancrée de crises successives auxquelles ils doivent faire face, refusant d’entériner la réalité d’un phénomène plus global, aujourd’hui hors de contrôle, et dont la défaillance de gestion constitue une creeping crisis au niveau international, se reflétant par une telle succession de crises.

La crise de la COVID-19 a mis en avant deux failles importantes de l’approche internationale de la gestion des flux migratoires. D’abord, la faiblesse du système de protection internationale des personnes en situation de vulnérabilité a été révélée au grand jour, le principe cardinal du non-refoulement ayant été battu en brèche par les États du Nord global, sur le fondement de mesures sanitaires parfois obscures. Aux États-Unis, la crise sanitaire a été exploitée à des fins de politiques migratoires, permettant une dérogation au principe de non-refoulement, pourtant contraire au droit international. En février 2023, la mesure de « suspension du droit d’asile » est toujours en vigueur et les expulsions sur le fondement du Titre 42 se poursuivent. La faiblesse du système international de protection des personnes vulnérables avait déjà été constatée. Avaient pu être pointées, notamment, les politiques des États du Nord global visant à empêcher l’accès effectif à l’asile par l’externalisation des politiques migratoires[149], ainsi que l’inadaptation de la définition de 1951 pour protéger toutes les personnes en situation de vulnérabilité demandeuses de protection[150]. L’absence de la répartition de l’accueil, non prévue par la Convention de1951 ou le Protocole de 1967, a également entraîné une faiblesse matérielle de la protection, laissant les pays « de première ligne » assumer la majorité des coûts[151]. Pourtant, la crise de la COVID-19 a accentué encore le constat d’une protection fragile soumise à la bonne volonté politique des États : aujourd’hui, le cadre juridique de protection, même limité dans son étendue, ne permet plus d’assurer une protection minimale au regard de la « gestion de crise » adoptée par les États. Par ailleurs, la crise de la COVID-19 a souligné la dépendance des économies du Nord global à la migration de main-d’oeuvre et, partant, à la sécurisation des flux légaux de migration[152]. Encore une fois, le constat avait déjà été fait, notamment par l’OCDE et l’UE. Toutefois, la crise de la COVID-19 a révélé de façon éclatante cette dépendance, la fermeture brutale des frontières entraînant la nécessité de mesures ad hoc pour organiser la venue de travailleurs migrants. Faisant face aux « étincelles » d’une crise à combustion lente, seules des mesures d’exception, ad hoc, ont pu être adoptées, en urgence.

Une analyse similaire peut être faite quant aux réponses aux afflux massifs de personnes en demande de protection vers l’UE, en 2015 puis en 2022. En 2015, les cadres de réponse d’exception ont été purement et simplement ignorés, entraînant une vraie faiblesse de la réponse apportée. En 2022, une réponse plus efficace a été apportée, fondée sur l’activation du mécanisme d’exception prévu et la mise en place d’une importante solidarité de fait. L’arbre ne doit, toutefois, pas cacher la forêt. Gaëlle Marti dresse un constat sans appel :

À la question de savoir si la politique d’asile européenne a amorcé le virage que certains ont pu voir dans le déclenchement de la protection temporaire, la réponse est assurément négative, au vu des mesures que prend par ailleurs l’Union européenne pour se prémunir de nouvelles crises migratoires. Qu’on songe ainsi au financement de hotspots en Grèce, à la criminalisation du sauvetage en mer ou encore au renforcement des pouvoirs de l’agence Frontex, dont l’activité est pour l’heure insuffisamment contrôlée. L’hospitalité européenne demeure en effet une valeur à géométrie variable, dont la plus ou moins grande ouverture est soumise à des facteurs dont on peine à comprendre la logique[153].

L’autrice pointe le maintien du développement de politiques européennes de gestion de crise en matière migratoire, centrées sur une approche répressive. Surtout, elle insiste sur le caractère discrétionnaire et imprévisible de l’activation d’une réponse cohérente et efficace. Il faut en effet constater que la voie d’une réponse durable, fondée sur la réforme du Règlement Dublin pour en faire un instrument de protection et de solidarité plutôt que de dissuasion, semble aujourd’hui bloquée[154]. L’UE, ayant acté cet état de fait, entend renforcer la voie de la réponse « de crise ». L’adoption du Règlement « visant à faire face aux situations de crise et aux cas de force majeure dans le domaine de la migration et de l’asile », proposé par la Commission, permettrait de limiter le caractère « politique » de l’activation du mécanisme de crise, laissant celle-ci aux experts de la Commission[155]. Si cette voie semble être, déjà, un progrès au regard de l’inertie politique constatée en 2015, elle ne doit pas cacher le caractère précaire de la solution. Plutôt que de s’attaquer au problème de fond, plus précisément celui d’une impossible gestion anticipatrice et solidaire de l’accueil des personnes ayant besoin de protection[156], l’approche demeure de renforcer les mécanismes de gestion crise. Ce n’est pas faute, pour la Commission, d’avoir renouvelé les appels à un dépassement des solutions précaires pour aborder le fond du problème.

Les États membres de l’UE semblent, aujourd’hui, complètement paralysés sur la question de la réforme de l’asile. La Commission a, en mai 2016, tiré le bilan de l’échec de gestion de 2015, offrant des pistes de solutions ambitieuses dans une première Communication « Vers une réforme du Régime d’asile européen commun et une amélioration des voies d’entrée légale en Europe », allant jusqu’à suggérer la possibilité de mutualiser l’accueil européen au sein d’une administration européenne[157]. Considérant le contexte politique, il n’est pas surprenant que la Commission ait dû opter pour la solution la moins ambitieuse, proposant finalement une réforme du Règlement Dublin ne remettant pas en cause la règle du pays de première entrée mais mettant en place un mécanisme d’équité correcteur automatique[158]. L’insertion de ce mécanisme, lui-même sujet à débat entre États membres, a contribué à l’échec des négociations sur cette voie de réforme[159]. La Commission a alors retiré sa proposition pour proposer une nouvelle réforme de Dublin, encore moins ambitieuse. Selon cette nouvelle proposition, le mécanisme d’équité correcteur n’est plus activé de façon automatique, il doit désormais faire l’objet d’une activation par la Commission, déclarant un état de « pression migratoire »[160]. Les négociations sur la réforme semblent, toutefois, de nouveau bloquées, ce qui atteste d’une paralysie totale de la réforme de l’asile vers une meilleure coopération et solidarité entre États membres. Seule la voie du renforcement des solutions « de crise » semble possible au niveau européen, qui se limite donc à une coopération dans la répression.

Comment expliquer cette inertie généralisée ? Cette impossibilité pour les États du Nord global d’aller de l’avant et de s’engager véritablement dans le diagnostic d’une gestion par crise défaillante et d’une évolution nécessaire ? Les réponses apportées par les États aux enjeux migratoires contemporains sont partielles, partiales, souvent incohérentes. Au niveau européen, pourtant, la différence de gestion entre la « crise » de 2015 et l’afflux de 2022 a révélé que l’accompagnement et non la fermeture, la coopération et non l’égoïsme national, pouvaient amener une réponse efficiente à des situations de mouvements massifs. Les modèles juridiques développés, bien que perfectibles, fonctionnent. La frilosité des dirigeants politiques paraît faire de la gestion des migrations internationales une creeping crisis. Sans surprise, la « crise des réfugiés » de 2015 est l’une des « crises » prises comme illustration du phénomène de creeping crisis, développé par Arjen Boin, Magnus Ekengren et Mark Rhinard[161]. L’afflux massif de réfugiés syriens est analysé comme la simple « explosion » de la crise à combustion lente de la gestion des flux migratoires internationaux[162]. Yrsa Landström et Magnus Ekengren ont développé l’hypothèse dans un texte spécialement consacré à ce thème[163], permettant une application du concept de creeping crisis à l’approche « de crise » du phénomène migratoire ici exposée. Les auteurs partent d’un double constat que «[c]es dernières années, il a été découvert que la migration forcée internationale constitue une menace sérieuse pour la paix internationale et les valeurs sociétales » et que « [m]algré les nombreuses alertes et crises de réfugiés dans le monde, la plupart des gouvernements nationaux n’ont pas suffisamment pris en compte cette menace »[164]. Ils illustrent ainsi le fossé existant entre la visibilité de la crise et la réponse apportée, à travers l’exemple suédois[165], puis tentent d’identifier les raisons ayant poussé le gouvernement suédois à l’inaction[166]. Ici se situe l’un des apports principaux de l’application de la notion : celle-ci permet, par une analyse globale des réponses aux « symptômes » de la crise rampante, de rechercher les « blinders » — que nous traduirons ici par « oeillères » — ayant conduit à l’adoption d’un « état d’esprit de déni » d’un phénomène plus profond qui, pourtant, appelle une réponse[167].

Si l’on dépasse la perspective nationale adoptée par Yrsa Landström et Magnus Ekengren pour l’adoption d’une perspective globale, il est possible de conceptualiser la perte de contrôle des États et de la société internationale sur les flux migratoires internationaux comme une situation de crise rampante. Il existe donc un fossé entre les conséquences prévisibles de l’absence de contrôle international sur le phénomène migratoire international et la réponse apportée par les États, notamment au regard des normes juridiques adoptées. La transformation de la nature des flux migratoires internationaux, dans le contexte de la mondialisation et du changement climatique, est un phénomène connu et anticipé[168]. Cette transformation n’appelle pas, en soi, d’analyse juridique. La faiblesse générale de la réponse des États et de la communauté internationale à cette transformation peut en revanche appeler une analyse particulière : la gestion internationale contemporaine des migrations correspond donc bien à une situation de creeping crisis. Comment dépasser, dès lors, l’immobilisme des États ? Des initiatives récentes laissent entrevoir des perspectives intéressantes, bien que limitées. En effet, la communauté internationale est récemment venue, par l’adoption de la Déclaration de New York pour les réfugiés et les migrants, du Pacte mondial pour des migrations sûres, ordonnées et régulières (PMM)[169], et du Pacte mondial pour les réfugiés poser les bases d’une « gouvernance mondiale des migrations »[170]. La tenue du premier Forum d’examen des migrations internationales en mai 2022, dans le cadre du processus de suivi du PMM, a acté une orientation résolue de la communauté internationale vers une gestion concertée des migrations[171]. Pourtant, force est de constater que la donne n’a pour l’instant guère changé, au regard de la réponse apportée à la crise de la COVID-19 et de la paralysie de la réforme européenne de l’asile. Certes, un consensus, tant scientifique que politique, semble s’est dessiné autour de la nécessité de renforcer la « gouvernance des migrations »[172]. Cependant, la mise en oeuvre effective d’une réponse programmatique, qui s’attaquerait directement à la problématique de la gestion des flux migratoires, ne semble pas près de voir le jour. Face à ce constat d’enfermement dans un « état de déni », est-il possible d’envisager un apport du droit international de la migration afin d’ôter les « oeillères » des États en matière migratoire ?

B. Le potentiel du droit international de la migration pour dépasser la crise rampante de la gestion des migrations internationales

Si les États ont reconnu un besoin de coopération internationale pour répondre aux « crises successives » de plus en plus nombreuses en matière migratoire[173], le débat sur une véritable régulation internationale du phénomène migratoire n’a pas été réellement entamé. Si le PMM amène des perspectives intéressantes pour renforcer la coopération internationale, il réaffirme également une très large marge de manoeuvre des États et des blocs régionaux dans leur gestion des flux migratoires. Cela se traduit d’abord par l’affirmation du caractère non juridiquement contraignant du Pacte[174] — ce qui découlait déjà de sa nature de résolution de l’Assemblée générale des Nations unies. Par ailleurs, au-delà de la nature et de la portée du véhicule juridique choisi, cela ressort également de l’affirmation de la souveraineté nationale comme l’un des principes directeurs du PMM, au titre duquel :

[l]e Pacte mondial réaffirme le droit souverain des États de définir leurs politiques migratoires nationales et leur droit de gérer les migrations relevant de leur compétence, dans le respect du droit international. Compte tenu de la diversité des situations, des politiques, des priorités et des conditions d’entrée, de séjour et de travail des pays, les États peuvent, dans les limites de leur juridiction souveraine, opérer la distinction entre migrations régulières et irrégulières, notamment lorsqu’ils élaborent des mesures législatives et des politiques aux fins de l’application du Pacte mondial, conformément au droit international[175].

Plus largement, le PMM pose une large marge de manoeuvre nationale et régionale dans la mise en oeuvre du Pacte, proposant une liste d’actions à accomplir sans priorisation particulière et sans fixation d’un objectif général à atteindre[176]. À ce titre, l’investissement des États demeure indispensable pour une véritable évolution dans l’approche des migrations internationales[177]. Or, cet investissement demeure réellement incertain, au regard de contextes internationaux, régionaux et nationaux particulièrement tendus[178]. Se trouve ici, probablement, l’un des éléments de l’inaction des gouvernements en matière migratoire.

Déjà en 1927, Louis Varlez, professeur de droit public alors conseiller technique dirigeant le Service des migrations au Bureau international du travail, constatait qu’en étudiant les réglementations migratoires l’on voyait, « dans les considérations sereines du droit, apparaître les traces de toutes les passions humaines »[179]. Le PMM fait le constat de cet état indépassable, proposant des outils pour renforcer l’adoption de politiques migratoires de long terme, fondées sur des données objectives et moins sujettes aux échéances électorales. Trois volets distincts peuvent ainsi être repérés : l’amélioration des perceptions de la migration[180]; la rationalisation des politiques publiques[181]; la rationalisation des débats publics[182]. Il est, par exemple, intéressant de constater que le paragraphe 33g), du PMM vise particulièrement le temps des « campagnes électorales », lorsqu’il demande aux États d’« [i]nviter les migrants, les responsables politiques, religieux et locaux, ainsi que le personnel enseignant et les prestataires de services, à constater et prévenir les actes d’intolérance, de racisme, de xénophobie et de toute autre forme de discrimination contre les migrants et les diasporas, et appuyer les activités menées à l’échelon local pour promouvoir le respect mutuel »[183]. La tolérance et le respect mutuel doivent être réaffirmés, encore plus, en période électorale : le frein à l’action posé par les contextes nationaux est largement identifié par le PMM. Encore une fois, dès 1927, Louis Varlez relevait que :

peu de questions où les susceptibilités nationales soient aussi vives et aussi facilement excitées, où les préjugés soient aussi ancrés et où il soit plus difficile aux gouvernements, attachés à des politiques traditionnelles, et dépendant d’un corps électoral souvent mal éclairé, de commencer des discussions ou de prendre des engagements, qui ne seraient pas ratifiés par des populations passionnées. C’est de là que provient en grande partie la crainte de tant de gouvernements d’aborder le problème, et des refus, parfois des subterfuges, auxquels ils ont recours pour éviter des discussions approfondies et des décisions formelles[184].

La proposition de l’adoption d’un cadre visant au renforcement du débat public et des réponses nationales est un élément intéressant, d’ores et déjà adopté, pour amorcer un dépassement des inhibiteurs nationaux et la progression vers une sortie de la situation de creeping crisis. Comment, toutefois, dépasser la simple invitation et fournir de réels outils, notamment juridiques, pour les décideurs ?

La proposition qui vient ici d’être exposée est que seul l’établissement d’un cadre juridique international solide et bien établi, régissant à la fois la protection des droits des migrants et la gestion des flux migratoires, permettra de donner aux États les outils juridiques permettant d’avancer les politiques migratoires nationales et régionales pour dépasser l’approche sécuritaire et de crise, inefficiente. Pour cela, le développement progressif d’un droit international de la migration étoffé et cohérent apparaît indispensable. Une collaboration internationale fondée sur le droit permettra aux États de dépasser la situation de creeping crisis en s’attachant à définir une réponse adéquate et globale aux mobilités contemporaines des personnes, dans le cadre d’une négociation aboutissant à un accord juridique ciblant la régulation des flux migratoires et dépassant ainsi les réticences étatiques et les inhibiteurs nationaux. Reconnaître que l’approche internationale contemporaine de la gestion des flux migratoires constitue, en soi, une situation de creeping crisis invite à dépasser les propositions de renforcement ponctuelles, pour amorcer un véritable changement de paradigme conduisant à placer la gestion des flux migratoires dans un cadre international juridiquement contraignant. Le véhicule du droit apparaît indispensable pour établir, aujourd’hui, un cadre international de coopération et de gestion à même de dépasser la situation de creeping crisis.

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Une étude sélective de récentes crises internationales ayant confronté les États, de part et d’autre de l’Atlantique, à un défi de gestion des flux migratoires a permis de souligner l’inadéquation des réponses étatiques. Au lieu de reconnaître que la faiblesse du cadre international de gestion est une raison majeure de la multiplication de ces crises ponctuelles et de l’intégrer dans leur schéma décisionnel, les États tentent de réagir de façon ad hoc à chaque nouvelle crise. Que le défi soit présenté par un afflux massif de personnes en besoin de protection ou, au contraire, par une diminution soudaine de la migration de travail, une même faiblesse dans la capacité de réponse internationale ne peut être qu’identifiée.

L’apport de la présente recherche est de démontrer que la faiblesse du cadre international de gestion des flux migratoires constitue une situation de creeping crisis, autrement dit une situation de crise continue perçue par les acteurs internationaux mais dont la conjonction d’inhibiteurs nationaux limite la réponse. Il est donc ici suggéré que pour dépasser cette situation il convient de renforcer le recours au droit international dans la gouvernance mondiale des migrations amorcée. La création d’un cadre juridique solide de gestion des migrations internationales, fondé sur le droit international, paraît être le seul à même de dépasser un cadre de réponse unilatéral et réactif pour amorcer une gestion prévisible et rationnelle des flux migratoires permettant d’intégrer les évolutions fréquentes des flux, quels qu’en soient le moment et la cause.