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Le thème des « aspects récents de la protection des droits fondamentaux » est aujourd’hui associé, comme par réflexe, à celui de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne[1] (ci-après, la Charte) proclamée au Conseil européen de Nice le 7 décembre 2000 et intégrée au droit primaire avec l’entrée en vigueur du Traité de Lisbonne[2]. C’est un réflexe à mon avis quelque peu pavlovien, tant la protection des droits fondamentaux est ancrée de longue date dans la jurisprudence de la Cour de justice de l'Union européenne (ci-après, la Cour de justice). Elle est même au nombre des audaces prétoriennes qu’il faut mettre à son crédit.

Dès 1969, dans l’arrêt Stauder[3], la Cour a dit pour droit qu’une décision destinée à favoriser l’écoulement du beurre excédentaire (ce qu’on a appelé plus tard le « beurre de Noël ») ne portait pas atteinte aux « droits fondamentaux de la personne compris dans les principes généraux du droit communautaire, dont la Cour assure le respect ». Dix ans plus tard, l’arrêt Hauer[4] pose les jalons de la jurisprudence en la matière. Saisie de la question de la conformité aux droits fondamentaux d’une réglementation agricole, la Cour a dégagé les principes suivants qui doivent être gardés présents à l’esprit, car ils ont inspiré toute la jurisprudence postérieure et même la Charte des droits fondamentaux :

  • la protection des droits fondamentaux fait partie des traditions communes aux États membres et, dès lors, ne sauraient être admises dans la Communauté des mesures incompatibles avec les droits fondamentaux reconnus par leurs Constitutions;

  • les « instruments internationaux » avec lesquels les États membres ont coopéré ou auxquels ils ont adhéré « peuvent également fournir des indications » utiles;

  • les droits fondamentaux ne sont pas des prérogatives absolues et doivent être envisagés par rapport à leur fonction dans la société, mais les restrictions qui y sont apportées doivent être justifiées par l’intérêt général et ne doivent pas constituer des interventions « démesurées et intolérables qui porteraient atteinte à la substance même de ces droits »;

  • cette exigence de respect des droits fondamentaux lie non seulement les institutions de la Communauté dans leur activité législative et administrative, mais aussi les États membres « lorsqu’ils mettent en oeuvre des règlementations communautaires »;

  • lorsqu’une réglementation communautaire laisse aux autorités nationales une marge d’appréciation suffisante, elles doivent appliquer les règles communautaires dans un sens conforme aux exigences de la protection des droits fondamentaux.

À l’énumération de ces lignes directrices de la jurisprudence ̶ lignes du reste aussi raisonnables que classiques ̶ comment ne pas être frappé, non seulement par leur précocité (il y a plus de trente ans!), mais aussi par leur pérennité au travers des développements récents ?

Le célèbre arrêt international Handelsgesellschaft[5] avait été une première occasion d’éprouver et de conforter les bases de l’édifice. Était en cause le système du cautionnement pour les restitutions à l’exportation, dont la validité était mise en cause dans le cadre d’un litige devant une juridiction allemande. La Cour de justice stabilise sa formule désormais classique selon laquelle « le respect des droits fondamentaux fait partie des principes généraux du droit dont la Cour de justice assure le respect ». Mais elle y ajoute deux éléments essentiels. En premier lieu, elle affirme qu’il ne saurait être question d’apprécier la validité d’actes des institutions européennes par rapport à des règles ou notions juridiques de droit national : en effet, cela aurait eu pour effet de porter atteinte à l’unité et à l’efficacité du droit communautaire. Mais elle apporte aussitôt cette précision essentielle qu’il lui appartient néanmoins de vérifier que le droit de l'Union n’offre pas de « garanties analogues » : et voici posé le principe d’équivalence des protections. En second lieu, la Cour affirme que la sauvegarde des droits fondamentaux, dont on sait qu’ils ne sont pas des prérogatives absolues, doit se faire « dans le cadre de la structure et des objectifs de la Communauté ».

Si ce rappel m’a paru nécessaire[6], c’est parce que les notions dégagées par la Cour imprègnent en profondeur la Charte des droits fondamentaux. Instrument nouveau dont il faut se féliciter de l’existence (1), la Charte n’est pas pour autant une révolution juridique. Comme nous allons le voir, ceci ne veut pas dire, tant s’en faut, qu’elle est dépourvue d’incidence sur les rapports du droit de l’Union avec les droits nationaux (2) et avec la Convention européenne des droits de l’homme[7] (3).

1. La Charte est certes un texte d’envergure qui égale le droit primaire en valeur et le dépasse peut-être en portée[8]. Elle comporte 54 articles de fond, bien plus que la Convention européenne des droits de l'homme n’en comporte elle-même. C’est un texte moderne qui va au-delà du spectre des droits de l’homme « classiques ». Mais la Charte s’enracine dans un terreau connu : celui des « traditions communes aux États membres, de leur « identité nationale ». Elle lie les États membres « lorsqu’ils mettent en oeuvre le droit de l'Union ». Elle prévoit que les droits fondamentaux peuvent faire l’objet de limitations, notamment « si elles sont nécessaires et répondent effectivement à des objectifs d’intérêt général reconnus par l’Union ».

Cette dernière précision est essentielle. Elle indique que les États membres, en consentant à la Charte, ont explicitement entendu voir ses dispositions appliquées dans le contexte de l’Union européenne, c'est-à-dire au regard des objectifs de l’Union et des principes sur lesquels elle repose. À cet égard, la Charte conforte expressément l’autonomie de l’ordre juridique de l’Union. Il est frappant de constater que la formule qu’elle emploie à son article 52§1 est très similaire à celle utilisée par la Cour de justice dans son célèbre arrêt Internationale Handelsgesellschaft[9].

Mais gardons-nous des erreurs de perspective : ce n’est pas parce que la Charte existe que la Cour de justice serait devenue une Cour des droits de l’homme. Son office premier n’est pas, et ne sera jamais, d’appliquer la Charte. Il est bien plus comparable à celui des cours supérieures ou constitutionnelles nationales : assurer simplement le respect de la légalité par les Institutions et assurer l’unité d’application du droit de l'Union. Ceci ne veut pas dire que, dans l’exercice de ces fonctions, la Cour ne soit pas amenée à garantir le respect des droits fondamentaux. Mais elle le fait ni plus ni moins que le font la Cour de cassation, le Conseil d'État ou le Conseil constitutionnel français - pour reprendre des exemples qui me sont familiers. Sa position est donc très différente de celle de la Cour européenne des droits de l'homme, et on ne le soulignera jamais assez. Quand la Cour de Strasbourg applique des stipulations de fond qui se comptent sur les doigts des mains[10], la Cour de justice applique, outre les traités, une législation qui comprend des milliers de textes, règlements, directives ou décisions et qui est, en substance, très comparable aux législations nationales.

La Cour de justice a immédiatement appliqué la Charte[11]. Elle l’a appliquée même pour contrôler la validité d’actes pris antérieurement à son entrée en vigueur[12] - ce qui n’a rien que de très normal. En principe, elle se réfère désormais exclusivement à la Charte et ne fait référence à la Convention européenne des droits de l'homme que lorsqu’il y a lieu de faire bien apparaître la compatibilité de la solution qu’elle adopte avec la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme. Il est, à cet égard, symptomatique que dans son récent arrêt rendu à propos de l’élargissement par le Traité de Lisbonne du recours en annulation des particuliers aux actes « réglementaires » qui ne comportent pas de mesures d’exécution[13], la Cour ait répondu aux critiques tirées d’un défaut de protection juridictionnelle à la seule lumière de l’article 47 de la Charte sur le droit au recours.

2. L’existence de la Charte n’est pas sans incidence sur les rapports du droit de l'Union avec les droits nationaux ni, par voie de conséquence, sur ceux de la Cour de justice avec les hautes juridictions nationales.

La Charte étant une véritable déclaration des droits, il ne faut pas exclure tout risque d’empiètement de son interprète de Luxembourg sur la compétence des juridictions nationales, notamment constitutionnelles. Cet enjeu prend une dimension symbolique dans le domaine des libertés fondamentales, sujet sensible s’il en est. Tout dépend, finalement, du champ d’application reconnu à la Charte ainsi que du contenu et de la portée donnée à ses dispositions qui ne peuvent pas être neutres dans le dialogue entre la Cour et des juridictions nationales.

La Cour de justice, pleinement consciente de ce risque, a récemment adressé un signal clair dans deux importants arrêts du 26 octobre 2013, Åkerberg Fransson et Melloni[14]. La Grande chambre y a, tout d’abord, rappelé que, selon les propres termes de la Charte, les États membres ne sont tenus par ses dispositions que pour les mesures nationales par lesquelles ils « mettent en oeuvre le droit de l'Union ». Elle a interprété cette formule dans le sens de sa jurisprudence constante selon laquelle les droits fondamentaux tels qu’ils découlent des principes généraux du droit de l'Union s’appliquent dès que l’on se trouve dans le champ d’application du droit de l'Union. En décider autrement en donnant à la notion de « mise en oeuvre » une portée restrictive aurait constitué un pas en arrière par rapport à une jurisprudence de plus de quarante ans d’existence. Ensuite et surtout, la Cour précise que dans tous les cas où, se trouvant dans le champ d’application du droit de l'Union, les États disposent d’une marge de manoeuvre pour le mettre en oeuvre, les autorités ou juridictions nationales peuvent se borner à

[a]ppliquer des standards nationaux de protection des droits fondamentaux, pourvu que cette application ne compromette pas le niveau de protection prévu par la Charte, telle qu’interprétée par la Cour, ni la primauté, l’unité et l’effectivité du droit de l'Union[15].

Il résulte de cette jurisprudence que la Charte n’est pas un instrument par lequel se produirait un transfert du contrôle du respect des droits fondamentaux des juridictions nationales vers la Cour de justice, mais plutôt une déclaration des droits qui vient s’ajouter aux garanties nationales et qui joue, d’une certaine manière, à titre subsidiaire, pourvu que ne soit pas compromise la bonne application du droit de l'Union. Dans l’affaire Åkerberg Fransson[16], la Cour a d’ailleurs renvoyé au juge national le point de savoir si des faits de fraude fiscale pouvaient faire l’objet successivement d’une sanction administrative puis d’une sanction pénale, sous la seule réserve, résultant du principe ne bis in idem protégé par la Charte, que la sanction administrative ne puisse pas être regardée comme revêtant un caractère pénal au sens de la jurisprudence de la Cour[17].

Dans l’arrêt Melloni[18], la Cour a fait une application topique de ces nouveaux principes. Elle a jugé que les États membres ne disposent d’aucune marge d’appréciation dans la mise en oeuvre des dispositions de la décision-cadre sur le mandat d’arrêt européen[19] relatives à la condamnation par défaut, selon lesquelles la remise ne peut pas être refusée lorsque la personne condamnée avait été, sous une forme ou une autre, informée de ce qu’elle allait être jugée ou avait été représentée au procès. Cette règle, posée par le nouvel article 4 bis de la décision-cadre, exprime l’équilibre qu’ont trouvé les États membres entre le respect de l’équité dans le procès et les besoins de la répression pénale. La Cour en a déduit que cette disposition de la décision-cadre s’opposait à l’application d’une règle du droit espagnol, pourtant de niveau constitutionnel[20], selon laquelle un condamné par défaut ne pouvait être remis à un autre État pour purger sa peine que s’il avait, dans cet État, le droit d’être rejugé.

On relèvera par ailleurs que c’est cette même jurisprudence qui a joué pour répondre à la première question préjudicielle posée en 2013 par le Conseil constitutionnel français, à l’occasion de la retentissante affaire Jeremy F[21]. La Cour de justice a très souplement jugé que rien, dans la décision-cadre sur le mandat d’arrêt européen, ne s'opposait à ce qu'un recours en cassation soit organisé contre la décision d'extension du mandat à l’égard d’une personne déjà remise, dès lors que le délai global de soixante jours prévus par la décision-cadre est respecté, mais que rien, non plus, n'y oblige[22]. Ce faisant, la Cour ne pouvait pas mieux consacrer la marge d'appréciation dont disposent les États membres quant au choix des modalités de mise en oeuvre de la décision-cadre. Cette mise en oeuvre doit bien sûr s'effectuer dans le respect de l'article 47 de la Charte consacrant le droit à un recours effectif[23]. Dans ce cadre, les législateurs nationaux sont donc libres d'exercer comme ils l'entendent leur autonomie procédurale, et le fait que la décision d'extension du mandat soit insusceptible de recours en droit français n'a rien de problématique, au regard du droit de l'Union du moins, dès lors que ce dernier ne détermine pas complètement le contenu de la législation nationale. À la suite de l’arrêt de la Cour de justice, le Conseil constitutionnel a jugé[24] que l’absence de possibilité de former un recours en cassation ne satisfaisait pas à l’exigence d’une protection juridictionnelle effective qui implique, d’une part, qu’il ne soit pas porté d’atteintes substantielles au droit à un recours effectif, d’autre part, que les différences dans les règles de procédure ne doivent pas résulter de distinctions injustifiées et doivent assurer aux justiciables des garanties égales, ce qui implique « l’existence d’une procédure juste et équitable garantissant l’équilibre des droits des parties". Le dialogue des juges a ainsi abouti à un réel progrès de l’état du droit français en matière de mandat d’arrêt européen. Il était, en effet, tout à fait anormal qu’un pourvoi en cassation fût possible contre la décision initiale de remise et pas contre une décision d’extension alors que, comme le montrait avec évidence l’affaire en cause, l’extension peut être accordée pour des infractions bien plus graves et donc sévèrement punies que celle qui avait motivé le mandat d’arrêt lui-même.

Le Conseil constitutionnel se situe ainsi dans la ligne de la jurisprudence du Conseil d'État français qui, avec son désormais célèbre arrêt Société Arcelor Atlantique et Lorraine, a déterminé le partage de compétence entre les juridictions nationales et la Cour de justice dans le cas où est invoquée une violation de principes constitutionnels par un acte national de transposition d’une directive communautaire[25].

3. Comment cette jurisprudence s’articule-t-elle aujourd’hui, et s’articulera-t-elle demain, avec le droit issu de la Convention européenne des droits de l'homme ?

Nul doute que la Convention européenne des droits de l'homme soit depuis bien longtemps une source d’inspiration forte pour la Cour de justice, et celle-ci a toujours été soucieuse de ce que sa propre jurisprudence soit compatible avec celle de la Cour européenne des droits de l'homme. Un exemple fort topique peut en être trouvé dans un arrêt un peu ancien, mais toujours éclairant : l’arrêt Hoechst[26]. Dans cette affaire, l’entreprise contestait la perquisition qui avait été opérée dans ses locaux dans le cadre d’une enquête sur une entente. Elle soutenait que l’inviolabilité du domicile s’étendait aux locaux commerciaux. La Cour de justice a constaté que, si le domicile des particuliers était évidemment protégé, il n’y avait pas de tradition commune dans les États membres s’agissant des locaux commerciaux. Et comme la requérante mettait en avant l’article 8 de la Convention européenne des droits de l'homme, la Cour de justice a répondu que cela ne la conduisait pas à une interprétation différente en constatant expressément l’absence de jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme sur ce point. L’arrêt Digital Rights Ireland[27], rendu postérieurement à cette intervention, est un dernier exemple en date de cette imprégnation des jurisprudences. La Cour a constaté que la directive sur la conservation des données de trafic sur internet et les réseaux mobiles constituait une ingérence particulièrement grave, avant d'exercer un contrôle de nécessité et de proportionnalité sur le fondement de l'article 52, § 1er, de la Charte. Elle s’est calée en cela sur la jurisprudence de la Cour de Strasbourg, qui adapte le degré de contrôle du juge en fonction, notamment, du domaine concerné, de la nature du droit en cause, de la nature et de la gravité de l'ingérence[28].

La prégnance de la Convention européenne des droits de l'homme dans l’ordre juridique communautaire est d’autant plus réelle que la Charte prévoit expressis verbis dans son article 52§3 que ses dispositions, lorsqu’elles correspondent à des dispositions de la Convention, doivent avoir la même portée. Il n’y a, à mes yeux, qu’un bémol à cette règle, qui émane de la Charte elle-même : comme nous l’avons vu, ce même article 52 prévoit que les droits et libertés que consacre la Charte ne trouvent de limites que dans les droits et libertés d’autrui et dans les « objectifs d’intérêt général reconnus par l’Union ». Il s’agit là d’une disposition essentielle, qui signifie que les droits et libertés de la Charte, alors même qu’elle se réfère à la Convention européenne des droits de l'homme, doivent être mis en oeuvre et protégés dans le cadre d’un système qui a ses caractéristiques propres : celui de l’Union européenne. Au nombre de ces caractéristiques propres figure, par exemple, la confiance mutuelle entre États membres, dont le rôle est déterminant dans les questions relatives à l’espace de sécurité, de liberté et de justice, comme la Cour a eu l’occasion de le rappeler avec force dans son avis sur l’adhésion de l’Union à la Convention[29]. La Charte, comme d’autres dispositions du droit primaire, renforce ainsi l’autonomie de l’ordre juridique communautaire[30]. La mise en oeuvre de cette autonomie constitue l’un des enjeux majeurs de l’adhésion de l’Union à la Convention européenne des droits de l'homme, comme le montre de manière éclatante le récent avis 2/13 de la Cour de justice.

4. La question de l’adhésion a fait apparaître toute la singularité de l’Union. Elle était soumise, ce qu’on a eu tendance, semble-t-il, à oublier, par le Traité lui-même à d’assez strictes conditions et la Cour de justice a considéré qu’elles n’étaient pas remplies. À cette occasion elle a mis en lumière toute la spécificité, mais aussi toute la fragilité de l’édifice communautaire.

Contrairement à ce qui a souvent été dit, l’adhésion de l’Union à la Convention européenne des droits de l'homme n’est pas une obligation pure et simple. Elle est certes expressément prévue par le TUE et a été à l’évidence souhaitée par les Masters of the Treaties que sont les États membres. Elle est donc très certainement un objectif. Mais elle est soumise, par les auteurs du Traité de Lisbonne, à un régime juridique précis et très spécifique[31].

L’adhésion est d’abord soumise à une procédure spéciale. Elle suppose un accord d'adhésion, c'est-à-dire un accord international[32]. La conclusion de cet accord, du côté de l'Union européenne, est soumise à des règles spéciales fixées à l'article 218 TFUE : unanimité au Conseil, approbation par le Parlement européen et approbation par les États membres selon leurs règles constitutionnelles respectives.

En second lieu, des conditions de fonds précises sont fixées dans le Protocole N° 8 au Traité de Lisbonne qui, comme tous les Protocoles, a la même valeur juridique que les Traités eux-mêmes. Ce Protocole forme, ensemble avec l’article 6§2 TUE, le régime juridique de l’adhésion[33]. Ces conditions correspondent à un certain nombre d'impératifs politiques et techniques qui doivent être pris en considération.

Le Protocole impose à l’accord d’adhésion de « préserver les caractéristiques spécifiques de l'Union et du droit de l'Union »[34]. Sont notamment visés les « modalités particulières de l'éventuelle participation » de l'Union aux instances de contrôle de la Convention et les mécanismes permettant d'assurer que les recours soient correctement dirigés contre les États ou contre l'Union.

Le Protocole impose aussi de ne pas modifier les compétences de l'Union ni les « attributions de ses institutions », de ne pas affecter la position particulière de tel État par rapport à la Convention et de respecter la règle selon laquelle les différends entre États membres doivent être réglés selon les seules procédures prévues par les Traités[35].

Saisie pour avis par la Commission, la Cour de justice a estimé dans son avis 1/13, rendu le 18 décembre 2014, que les instruments d’adhésion qui lui étaient soumis ne satisfaisaient pas aux exigences de l’article 6§2 TUE et du Protocole N° 8[36]. L’avis de la Cour, dans lequel elle dit que l’Union n’est pas un État et constate que « l’approche » retenue par le projet d’accord « consistant à assimiler l’Union à un État (…) méconnaît précisément la nature intrinsèque de l’Union »[37] donne de précieuses indications sur les conditions essentielles de préservation des caractéristiques propres du projet communautaire qui ne sont, en fin de compte, que la traduction juridique du processus d’intégration[38].

Toute une partie liminaire de l’avis est consacrée à l’énumération des « bases constitutionnelles » de l’Union : interdépendance des États membres, confiance mutuelle, nécessité d’une interprétation des droits fondamentaux dans le cadre de la structure et des objectifs de l’Union[39], réalisation du processus d’intégration « qui est la raison d’être de l’Union elle-même »[40]. C’est précisément pour en assurer le respect que le Traité de Lisbonne a prévu les conditions énumérées au Protocole N° 8.

La Cour de justice considère que les exigences du Traité ne sont pas respectées à cinq points de vue.

En premier lieu, l’accord ne garantit pas l’autonomie du droit de l'Union, et cela de trois points de vue. D’abord, il ne permet pas de préserver l’équilibre voulu par la Charte entre le niveau de protection qu’elle garantit et les standards nationaux de protection des droits fondamentaux. En effet, l’article 53 de la Convention européenne des droits de l'homme prévoit expressément que les États peuvent avoir des exigences de protection plus élevées, alors que la Charte prévoit non moins expressément que des limitations des droits peuvent résulter « des objectifs d’intérêt général reconnus par l’Union ». Ensuite, il permet de porter directement atteinte au principe de confiance mutuelle, condition même de l’espace sans frontières intérieures qui est l’un des buts mêmes de l’Union, en obligeant les États membres à appliquer la Convention dans leurs relations réciproques alors qu’elles sont régies par le droit de l'Union[41]. Le principe de confiance mutuelle se voit ainsi hissé, comme il se doit, au nombre des principes constitutionnels. Enfin, l’existence du Protocole 16 à la Convention européenne des droits de l'homme qui permet d’adresser à la Cour de Strasbourg des demandes d’avis consultatifs permet de contourner l’obligation de renvoi préjudiciel qui est, selon l’expression consacrée, la « clé de voûte » de la construction communautaire. L’ensemble de ces lacunes fait que l’accord ne respecte pas « les conditions essentielles de préservation » de la nature des compétences de la Cour de justice[42].

En deuxième lieu, l’accord ne garantit pas cette règle fondamentale de l’Union, figurant aujourd’hui à l’article 344 TFUE, selon laquelle les États membres ne peuvent soumettre un différend relatif à l’application du droit de l'Union à un mode de règlement autre que ceux prévus par les traités[43].

En troisième lieu, le mécanisme du « codéfendeur » ne permet de garantir ni le respect de l’ordre des compétences à l’intérieur de l’Union, ni la prise en compte des réserves des États.

Les règles sur la procédure essentielle de « l’implication préalable » de la Cour de justice[44] ne respectent, en quatrième lieu, pas la compétence exclusive de la Cour de justice pour interpréter le droit de l'Union. D’une part, elles laissent à la Cour européenne des droits de l'homme le soin de se prononcer sur le point de savoir si la Cour de justice a ou non déjà tranché une question de droit de l'Union, d’autre part, elles ne prévoient pas son intervention pour donner, le cas échéant, une interprétation prioritaire du droit dérivé[45].

Enfin, n’a pas été résolue la question, évidemment épineuse, du contrôle juridictionnel de la Politique étrangère et de sécurité commune (PESC), dont la Cour de justice est expressément exclue par l’article 24 TUE. L’adhésion aurait automatiquement donné compétence à une juridiction extérieure à l’Union pour contrôler les actes et omissions des organes de l’Union, ce qui est parfaitement incohérent, mais va aussi à l’encontre des principes les mieux établis du droit de l'Union[46].

Quelles conclusions faut-il tirer de cet avis, tant pour une future adhésion à la Convention européenne des droits de l'homme que pour la nature même de l’Union européenne? Je ne pense pas, pour ma part, que l’avis de la Cour de justice rende l’adhésion impossible. Elle implique seulement que le travail soit repris et que soient traitées correctement des questions dont la difficulté a été volontairement ou non manifestement sous-évaluée[47]. En tout état de cause, il a fallu se rendre à l’évidence : l’adhésion est loin d’être une question simple, et des outils de coordination appropriés devront être mis en place pour rendre harmonieuse l’interdépendance de deux systèmes conçus pour fonctionner en totale indépendance…

5. La jurisprudence de la Cour de justice en matière de droits fondamentaux vogue aujourd’hui vers de nouveaux horizons qui feront peut-être rapidement apparaître quelque peu surannés certains aspects des débats actuels. Elle est confrontée au développement galopant des techniques dans tous les domaines et, en particulier, dans celui que l’on continue à appeler les nouvelles technologies de l’information.

On en a un exemple particulièrement topique avec la question des conditions de circulation des données personnelles, autrement dit la question des transferts de données qui a donné lieu à ce que l’on peut d’ores et déjà qualifier de « grand arrêt » de la Cour de justice : l’arrêt Schrems, du 6 octobre 2015[48]. La Cour y a déclaré que les conditions des transferts de données vers les États-Unis définies par la Commission européenne en 2000 étaient incompatibles avec les règles de l’Union telles qu’elles doivent être interprétées compte tenu de la Charte des droits fondamentaux de l’Union. L’affaire avait son origine dans un recours formé par un citoyen autrichien client de Facebook qui s’était opposé à ce que ses données personnelles soient envoyées sur des serveurs aux États-Unis au motif que les autorités américaines y auraient accès comme le prouvaient les révélations d’Edward Snowden sur les pratiques de la NSA et du FBI. L’intéressé avait saisi le commissaire irlandais à la protection des données, le siège européen de Facebook étant en Irlande. La High Court (Haute Cour de justice) de l'Irlande, saisie du litige, interrogeait la Cour sur les pouvoirs des autorités nationales. La question venait de ce que, sur le fondement de la directive 95/46 du 24 octobre 1995, relative à la protection des données personnelles [49], la Commission avait pris en 2000[50] une décision admettant que le transfert de données vers une organisation située aux États-Unis était réputé bénéficier d’une protection adéquate, c’est-à-dire équivalente à celle existant dans l’Union, dès lors que celle-ci s’était engagée à respecter certaines règles du droit américain. Les règles en question reposaient sur une sorte de directive du ministère du Commerce des États-Unis constituée des « principes de la sphère de sécurité » et des « frequently asked questions », c’est-à-dire d’une série de précisions apportées par l’administration américaine à la demande des entreprises.

L’arrêt de la Cour commence par préciser les pouvoirs des autorités nationales dans ce cas de figure : une autorité administrative nationale de protection des données personnelles ne peut écarter l’application de la décision 2000/520 au motif qu’elle serait invalide, car les actes de l’Union sont obligatoires tant qu’ils n’ont pas été annulés ou suspendus. Toutefois, cela ne prive pas les autorités compétentes de leur pouvoir d’examiner les plaintes dont elles sont saisies. Dans le cas de rejet de sa plainte, le plaignant doit bénéficier d’un recours juridictionnel à l’occasion duquel la juridiction saisie pourra saisir la Cour d’une question préjudicielle en appréciation de validité. Si, au contraire, l’autorité considère que la protection n’est pas assurée et doute donc de la validité de la décision 2000/520, il lui appartient de saisir les juridictions compétentes afin que le juge saisi puisse, le cas échéant, procéder à un renvoi préjudiciel à la Cour de justice. Si la possibilité d’un tel recours n’existe pas, il appartient à l’État membre en cause de prendre les mesures pour l’instituer[51].

La Cour constate ensuite l’illégalité de la décision 2000/520. Elle pose à cette occasion un certain nombre de principes de grande importance. En premier lieu le niveau de protection adéquat exigé de la directive 95/46 s’entend d’un niveau de protection « substantiellement équivalent » à celui assuré sur le territoire de l’Union. Dès lors que la législation du pays tiers concerné peut changer, la Commission doit vérifier périodiquement la situation et il appartient à la Cour de justice de constater, le cas échéant, que la décision est devenue illégale du fait du changement des circonstances de droit ou de fait. Le contrôle exercé par la Cour est « strict » dès lors que, les droits fondamentaux étant en cause, le pouvoir d’appréciation de la Commission est réduit[52]. Enfin, le système des États-Unis n’offre pas de garanties suffisantes du fait qu’il s’agit d’un système d’autocertification qui ne s’applique qu’aux entreprises, mais pas aux autorités publiques, celles-ci pouvant, sur la base du droit des États-Unis, avoir accès sans limites ni contrôles suffisants aux données transférées[53]. Après que l’ouvrage eut été remis sur le métier, a été adoptée une nouvelle décision d’adéquation le 12 juillet 2016. Celle-ci a de nouveau été déclarée invalide par la Cour de justice au motif que les garanties offertes n’étaient toujours pas suffisantes par un arrêt du 16 juillet 2020[54].

***

Fort illustratif des questions auxquelles est aujourd’hui confrontée la Cour de justice, l’arrêt Schrems[55] est aussi topique de l’apparition d’une nouvelle problématique : celle des effets extra territoriaux de la protection européenne des droits fondamentaux. Il s’agit là d’une fort importante question à laquelle, d’ailleurs, le Conseil d'État français, la Société française de législation comparée et l’Institut français des sciences administratives ont consacré un cycle de conférences intitulé « droit comparé et territorialité du droit »[56]. Mais tout a commencé avec le « beurre de Noël » …