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Dès qu’ils ont compris qu’ils avaient quitté leurs parents,
les plus jeunes enfants commençaient à pleurer.
Chaque fois que le train arrêtait,
d’autres enfants montaient et commençaient à pleurer.
“J’appellerais ce train le train des larmes.”

— Témoignage de Larry Beardy[1]

Pendant plus de cent soixante ans, près de cent cinquante mille enfants[2] issus des Premières Nations, Inuits et Métis ont été envoyés dans des pensionnats mis en place par le gouvernement canadien et administrés par des regroupements religieux. Le but avoué de ces pensionnats était de les « séparer de leur famille afin de limiter et d’affaiblir les liens familiaux et culturels et [de les] endoctriner pour qu’ils adhèrent à une nouvelle culture, à savoir la culture dominante sur le plan juridique de la société canadienne euro-chrétienne »[3]. Ces enfants, soumis à une assimilation forcée visant à « tuer l’indien en eux », ont pour la grande majorité vécu de graves abus physiques, psychologiques et sexuels, en plus d’être arrachés à leur famille et à leur culture[4]. À défaut d’être identifié comme une stratégie génocidaire comme le dénoncent certaines auteures[5], le système de pensionnats autochtones est généralement reconnu comme s’inscrivant dans le cadre d’un génocide culturel[6].

Le premier pensionnat autochtone connu a ouvert au XVIIe siècle, avant même la confédération du Canada en 1867, sous l’initiative de missionnaires catholiques qui souhaitaient « éduquer et christianiser les jeunes hommes autochtones »[7]. Ce n’est qu’en 1880 que le gouvernement fédéral s’implique, alors que la Compagnie de la Baie d’Hudson cède graduellement le contrôle des provinces au gouvernement canadien[8]. Dès 1968, le gouvernement canadien reprend la direction des établissements dans le sud du pays, entamant ainsi la houleuse fermeture du réseau, en raison d’abord de sa volonté d’abandonner toutes les questions autochtones aux gouvernements provinciaux, mais aussi du militantisme de la toute récente Fraternité des Indiens du Canada qui dénonce le génocide culturel en cours[9]. Tout de même, les derniers pensionnats ne ferment qu’entre 1995 et 1998[10].

Déjà en 1990, des témoignages émergent, révélant lentement l’ampleur de la souffrance causée par ce système de pensionnat. Suivant la crise d’Oka[11] de l’été 1990, la Commission royale d’enquête sur les peuples autochtones est créée et émet la recommandation d’entamer un processus de réconciliation nationale[12]. Toutefois, il faudra attendre la Convention de règlement relative aux pensionnats indiens[13] (CRRPI) du 8 mai 2006, issue du plus grand recours collectif au Canada, pour que de réelles mesures soient prises[14]. La CRRPI reconnaît les torts des pensionnats et prévoit un fonds d’indemnisations individuelles et collectives de 1,9 milliard de dollars, ainsi que la mise sur pied d’un processus d’évaluation indépendant pour les réclamations individuelles liées à des allégations d’agression ou de négligence[15]. En contrepartie, la CRRPI vient mettre fin à toute autre forme de recours, les survivants et les survivantes devant ainsi renoncer à poursuivre l’État canadien ou les institutions religieuses responsables devant les tribunaux civils[16]. La CRRPI prévoit finalement dans son « Annexe N » la création de la Commission de vérité et réconciliation du Canada (CVRC)[17]. Le but de cette commission est de documenter les expériences vécues dans les pensionnats et d’ainsi établir la « vérité historique » pour amorcer la réconciliation[18]. Cette commission poursuit donc le double objectif de la vérité et de la réconciliation et ne repose que sur la récolte volontaire des récits puisqu’elle ne possède aucun pouvoir d’enquête ou d’assignation[19].

Cette Commission de vérité et réconciliation s’inscrit plus largement dans le projet de la justice transitionnelle dont l’objectif est d’assurer une paix durable en identifiant et consolidant « les structures qui la renforcent afin de prévenir le retour de la violence »[20]. Elle se définit comme étant une « justice de passage vers autre chose, vers un ailleurs stabilisé où l’on retrouve la normalité de la justice traditionnelle dans ses logiques institutionnelles comme dans ses procédures »[21]. Plus précisément, elle s’inscrit dans celui de la justice réparatrice[22]. Cette justice réparatrice substitue à la simple punition des infractions la réparation, même partielle, des conséquences à travers l’établissement de la vérité, la formation d’un récit communément accepté, la guérison des victimes et, ultimement, la réconciliation entre toutes les parties[23]. Par conséquent, à travers cette conception de la justice, le crime est considéré avant tout comme « une conduite qui affecte les relations entre les personnes et la communauté »[24] et c’est cela qu’il faut chercher à réparer. La finalité de cette forme de justice devient ainsi la transformation de ces relations, dominée par le ressentiment et la colère, par le biais de la réconciliation[25]. Cette réconciliation, sous le prisme de la justice réparatrice, se comprend donc comme le rétablissement des relations « normales » — ce qui sous-entend que de telles relations auraient déjà existé ! — sur la base d’une vérité commune et d’une promesse que cela ne se reproduira jamais[26]. C’est d’ailleurs sous cet angle que la CVRC a défini son objectif de réconciliation, comme devant viser l’établissement et le maintien d’une relation de respect mutuel entre Autochtones et non-Autochtones[27].

Comme le précise Priscilla B. Hayner, cofondatrice de l’International Center for Transitional Justice, une commission de vérité et réconciliation (CVR) n’est pas un tribunal et ne peut donc pas déterminer la responsabilité individuelle des parties[28]. Elle possède cependant la capacité unique d’investiguer les facteurs sociaux et politiques ainsi que le contexte et la structure de la violence[29]. En cela, elle constitue la forme de justice a priori désignée pour les cas de violations massives des droits humains, impliquant un grand nombre de victimes et de responsables, tel que le cas canadien. Si chaque CVR est unique en raison de la flexibilité de ce mode de justice et de sa capacité à s’adapter aux besoins historiques, leurs rôles demeurent cependant similaires. D’abord, elles ont pour objectif d’enquêter sur les violences afin de diffuser la vérité et de conduire à une prise de conscience. Comme l’écrit le juriste français Arnaud Martin, « la reconnaissance de la vérité complète, dure, complexe, exempte d’artifices, est la tâche fondamentale d’une commission de la vérité »[30]. Ensuite, elles constituent un lieu d’expression neutre pour les victimes, alors que la restitution de la « vérité subjective du témoignage » est identifiée par plusieurs comme étant le plus grand apport des CVR[31]. Elles prévoient des réparations partielles, à travers leurs recommandations d’ordre juridique, politique, social et économique[32]. Finalement, elles ont pour ultime objectif de prévenir les violations futures[33].

La Commission de vérité et réconciliation du Canada s’inscrit généralement dans cette définition. Le cas canadien présente toutefois des particularités encore jamais vues. Elle porte pour la première fois sur des violations commises exclusivement à l’égard d’enfants et concerne la plus longue période historique jamais étudiée par une CVR[34]. De plus, elle résulte d’un litige civil et non d’une reconnaissance des faits historiques et de la volonté de l’État[35]. Mais la plus grande particularité du cas canadien réside dans le contexte des violations étudiées : elles s’inscrivent dans le cadre de la colonisation des peuples autochtones[36]. En ce sens, elle se démarque des nombreux autres exemples de la justice transitionnelle, puisqu’il ne s’agit pas de transiter vers un modèle d’État démocratique. Il s’agit plutôt d’une transition « vers une décolonisation de ses relations (incluant ses institutions) avec les peuples autochtones »[37]. Pour la sociologue Augustine S. J. Park, qui travaille à théoriser la justice transitionnelle dans les contextes coloniaux, la décolonisation devrait être l’objectif poursuivi par cette justice face à la violence coloniale[38].

Il devient ainsi nécessaire de se demander si effectivement la CVRC peut contribuer à ce processus décolonial des relations entre les populations canadiennes autochtones et non autochtones. Certes, les CVR présentent un potentiel pour entendre les questions de colonisation en raison de leur capacité à étudier largement le contexte des violations commises. D’ailleurs, suivant son étude de l’impact des CVR en Amérique latine, Arnaud Martin en est arrivé à la conclusion que celles-ci constituaient, sans toutefois être une garantie de succès, « un outil précieux » pour la transition et la consolidation démocratiques[39]. Toutefois, qu’en est-il lorsque c’est justement cette forme d’État démocratique et ses origines coloniales qui sont mises en examen? Cette forme de justice est-elle en mesure de questionner la colonialité du pouvoir et d’amorcer le processus décolonial? Car la colonialité du pouvoir de l’État canadien est certainement au coeur du système de pensionnats autochtones. Ces pensionnats ne constituent pas une erreur historique, mais bien un mode d’exercice de la colonialité du pouvoir, qui demeure en place aujourd’hui.

Cette étude emprunte la notion de colonialité du pouvoir au courant théorique de la décolonialité. Selon ce dernier, la colonisation des Amériques a vu l’émergence du « système moderne », qui repose sur la classification raciale des populations, ce qui est constitutif de la notion de « modernité »[40]. La race est, selon les auteur.e.s attaché.e.s à ce courant, l’outil de domination sociale le plus efficace jamais inventé : l’expansion coloniale et capitaliste européenne permit sa diffusion[41]. L’Amérique du Nord fut un des premiers exemples de ce mode de pouvoir qui s’exprime au travers de la hiérarchisation sociale de la population mondiale[42]. Selon Aníbal Quijano, sociologue péruvien et premier théoricien de ce modèle de pouvoir, la colonialité du pouvoir résulte de la convergence de deux éléments fondamentaux[43]. D’abord, il y a la mise en place d’une nouvelle structure de contrôle du travail et des ressources[44]. Ensuite, il y a la codification des différences entre le « conquérant » et le « conquis » sur la base de la notion de « race ». Ce processus se fonde sur des suppositions d’ordre biologique qui place l’une dans une position naturelle d’infériorité[45].

Cette codification des différences constitue selon nous la base de la colonialité du pouvoir et s’exprime, encore aujourd’hui, dans les relations entre le gouvernement canadien et les populations autochtones. La notion de « race », qui était l’outil de distinction durant la colonisation de l’Amérique, est rapidement devenue un outil de différenciation et, par conséquent, cet outil en est devenu un de création et de redéfinition des identités[46]. Si la notion d’« Européen » n’était initialement qu’un simple indicateur géographique, celle-ci a rapidement pris une connotation identitaire. La notion d’autochtone s’est développée en parallèle, afin d’identifier les populations qui habitaient l’Amérique avant l’arrivée des Européens[47]. Ces identités imposées par le colonisateur ont permis la hiérarchisation de celles-ci et ainsi définir les rôles sociaux de chacun[48]. La hiérarchisation raciale fut l’outil de légitimation de la domination coloniale et de son expansion territoriale : « [c]’est ainsi que la race, à la fois mode et résultat de la domination coloniale moderne, a imprégné tous les champs du pouvoir capitaliste mondial »[49]. Les populations colonisées se sont trouvées dans une situation de domination et d’infériorité « naturelle » en raison de caractéristiques physiques et culturelles préalablement déterminées par le colonisateur[50]. De cette manière, la colonialité du pouvoir est plus durable que le colonialisme qui lui a permis de s’étendre et de s’imposer mondialement[51]. Les populations autochtones en Amérique du Nord ont expérimenté une forme de colonialisme « moderne », ce qui signifie qu’elle incluait une expansion violente des sociétés européennes, suivi d’une appropriation des terres et des ressources[52].

Ainsi, le succès de l’Europe, aujourd’hui ce qu’on appelle l’Occident, à se positionner au centre du système mondial moderne s’explique par cette hiérarchisation, qui s’est accompagnée de la formation d’un cadre juridique afin de normaliser cette dynamique de la différence[53]. La colonialité du pouvoir est donc un « modèle épistémologique totalitaire » qui nie toute autre forme de rationalité et de savoir que celui de la modernité[54]. Ce modèle s’exprime à travers diverses opérations afin de configurer le monde dans cet univers de domination : l’exportation des découvertes culturelles des colonisés au profit de l’Occident, la répression des formes de production du savoir, des symboles et de la subjectivité des colonisés et l’assimilation forcée à la culture dominante[55]. Au Canada, le système de pensionnats autochtones constitue un exemple de ces opérations à l’oeuvre[56].

Une analyse du contexte du système des pensionnats autochtones doit nécessairement chercher à comprendre la colonialité de l’État canadien afin d’espérer en comprendre la complexité et d’amorcer la décolonisation des relations entre Autochtones et non-Autochtones. Il convient dès lors de se demander si les commissions de vérité et de réconciliation sont en mesure de mener ce processus décolonial. Sans vouloir minimiser les apports de la CVRC pour les survivants et les survivantes des pensionnats, il appert dans la présente étude que celle-ci a échoué, du moins pour l’instant, à contribuer effectivement au processus décolonial puisqu’elle n’est pas parvenue pas à questionner suffisamment la colonialité du pouvoir canadien. En effet, malgré des intentions contraires annoncées, le modèle de la CVRC a placé la responsabilité de la réconciliation dans le pardon individuel des survivants et survivantes des pensionnats, nuisant au nécessaire processus décolonial et à la restitution des territoires.

Au fil de cette étude, trois niveaux de violence seront étudiés à travers la CVRC.

D’abord, il y a la violence subie directement par les survivants et survivantes des pensionnats autochtones. Cette violence s’exprime par les survivants et les survivantes à travers un narratif privilégié de la souffrance. Cette trame narrative, à la fois source de réappropriation et d’exclusion, détermine le choix des récits qui constitueront la vérité historique (I).

Ensuite, il y a la violence produite, c’est-à-dire le cadre structurel de cette violence. Il appert qu’axer sur les témoignages individuels de la souffrance permet justement d’exclure cette violence dans l’élaboration de la vérité historique. La réconciliation est alors conceptualisée en terme thérapeutique de guérison individuelle plutôt qu’en terme décolonial (II).

Finalement, il y a la violence sublimée où nous constatons que la combinaison des deux violences précédentes conduit à effacer la colonialité du pouvoir de l’histoire du Canada. Cette sélection de la trame narrative axée sur la souffrance individuelle permet d’invisibiliser cette colonialité et d’inscrire dans l’histoire du Canada le pardon qui lui est nécessaire pour continuer d’exercer légitimement son pouvoir sur le territoire (III).

I. La violence subie : individualiser les récits à travers la souffrance

Les commissions de vérité et de réconciliation constituent une des approches de la justice transitionnelle qui, selon Leila Celis, sociologue membre du Centre interuniversitaire d’études et de recherches autochtones, en liant les notions de réconciliation et de pardon au processus judiciaire, transforment les victimes en acteurs politiques[57]. Un glissement s’est donc opéré : « [l]’attention de la justice transitionnelle s’est ainsi déplacée des bourreaux vers les victimes et la nécessité de les guérir afin de refonder une société plus juste et inclusive »[58]. Cette spécificité des CVR donne une place grandissante aux survivants et aux survivantes qui ont subi directement la violence.

À travers leurs témoignages et l’utilisation d’une trame narrative de la souffrance, ils et elles peuvent jouer un rôle actif dans cette quête sociétale de justice et d’écriture de cette histoire qui les concernent (A). Toutefois, cette réappropriation de leur histoire engendre parallèlement l’exclusion des histoires qui ne cadrent pas avec la trame narrative choisie (B). Ainsi, nous constatons que cette trame narrative de la souffrance individuelle détermine le choix des récits qui constitueront ensuite la vérité historique. Cette sélection a pour conséquence d’individualiser la compréhension de la violence et le processus de réconciliation, au détriment d’une compréhension globale du rôle de la colonialité du pouvoir dans le système de pensionnats autochtones.

A. Être un « Survivant » pour avoir voix au chapitre

Richard Goldstone, ancien chef de la poursuite pour le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie, définit la justice comme étant la recherche de la vérité, que celle-ci se fasse lors d’un tribunal ou d’une commission[59]. Il ajoute que cette quête de la vérité est essentielle dans les cas de violations massives puisqu’elle permet aux victimes de voir leur expérience publiquement validée[60]. Dans son rapport final, les commissaires[61] de la CVRC affirment qu’effectivement la réconciliation nécessite l’établissement de la vérité, afin de permettre de « restaurer la dignité humaine des victimes »[62]. Ainsi, l’établissement de la vérité peut se comprendre comme étant une forme de justice en soi en raison justement de l’implication des victimes dans son élaboration. D’ailleurs, Mylène Jaccoud, criminologue spécialisée dans l’étude des pratiques alternatives en matière de justice pénale, constate l’existence d’études empiriques qui établissent l’existence d’effets réparateurs tangibles pour les victimes liés à leur implication dans la recherche de justice[63]. Ces effets positifs découlent de la possibilité pour les victimes d’exprimer leur ressenti et de communiquer avec les agresseurs concernant les conséquences des violences, de voir leur histoire et leur statut de victime validé, de prendre part au processus de dialogue et d’obtenir des réparations matérielles ou symboliques[64]. Il apparaît donc que le processus d’élaboration de la vérité à travers les CVR est tout aussi important que sa finalité, puisqu’il constitue un espace de dialogue porteur de réparation.

Dans son livre Shattered voices: language, violence, and the work of truth commissions[65], Teresa Godwin Phelps, spécialiste américaine du discours et de la rhétorique, s’intéresse justement au pouvoir du storytelling, qu’elle identifie comme la vraie source de la justice. Elle identifie les bénéfices potentiels à la fois pour les victimes, mais également pour la société à laquelle les victimes appartiennent. D’abord, elle constate que raconter leur expérience permet aux victimes d’appartenir de nouveau à la communauté, en plus de leur donner la capacité de s’approprier les discours sur leur propre histoire, ce qu’elle identifie comme étant une arme majeure contre l’oppression[66]. De plus, elle affirme que cette quête de la vérité peut aider les victimes à surmonter le sentiment de vengeance et de haine, ce qui est nécessaire pour la réconciliation[67]. Ensuite, elle affirme que l’action du storytelling permet d’amorcer un dialogue social et de traduire des émotions entre des individus qui normalement ne pourraient se comprendre[68]. Elle identifie également un pouvoir d’actualisation de l’histoire constitutive de l’État à travers la collecte des différentes trames narratives[69]. Mais le plus important bénéfice qu’elle décèle se trouve dans la capacité du storytelling à déranger l’oppression sociale en restaurant une forme de dignité pour les victimes. Elle affirme dans ce sens que les CVR constituent un espace de mise en scène où l’État ne peut contrôler les discours[70]. A priori, cette réappropriation des discours par les victimes et leur rôle dans cette recherche de justice à travers l’élaboration de la vérité historique est le plus grand apport des CVR, particulièrement dans les cas où les voix des victimes ont été historiquement ignorées. À cet effet, Brieg Capitaine, sociologue qui s’intéresse à la désubjectivation des populations autochtones, considère la CVRC comme un mouvement de réappropriation des victimes[71].

Toutefois, sans nier l’importance du storytelling pour les survivants et les survivantes des pensionnats autochtones, il est nécessaire de se demander quelle vérité est mise en lumière à travers ces trames narratives. En effet, si l’État ne peut effectivement intervenir pour contrôler les discours, il apparaît tout de même que différents processus sont à l’oeuvre au moment de l’élaboration de la « vérité » sur les pensionnats. Le concept même de « Survivant »[72] est identifié par Ronald Niezen et Marie-Pierre Gadoua, respectivement professeur d’anthropologie spécialisé dans les droits des peuples autochtones et docteure en anthropologie, comme étant un nouveau « concept identitaire issu de processus de lobbying juridiques, litiges et efforts pour une guérison collective et une redéfinition de l’histoire » initiée par les populations autochtones sur la base de « l’expérience commune par laquelle leurs traditions furent interrompues »[73]. Brieg Capitaine va jusqu’à présenter la CVRC comme un mouvement « d’affirmation identitaire original » des Survivants[74]. Le témoignage est ainsi devenu un mode d’identification et d’appartenance au groupe d’anciens pensionnaires.

Que les victimes soient issues des Premières Nations, Inuits ou Métis, elles se regroupent toutes sous ce titre de « Survivant », et ce, en dépit des distinctions culturelles et historiques, notamment en ce qui concerne l’expérience des pensionnats et l’approche de la guérison[75]. Ainsi, à travers cette catégorie identitaire, le Survivant incarne « les thèmes de récits communs »[76] autorisés durant les audiences de la CVRC. Il incarne la « vérité » que la commission souhaitait trouver. C’est dans cette optique, comme le démontre l’étude de Niezen et Gadoua, que s’est imposé le « paradigme de la souffrance » lors des audiences, en mettant l’accent sur les pires abus de l’État, dans un contexte où cette rhétorique de victimisation vient appuyer le lobbying juridique des populations autochtones auprès de l’État canadien[77]. Comme le précise Robyn Green, spécialiste des droits des populations autochtones au Canada, ces récits de souffrance sont importants dans le processus de réconciliation, puisque dans ce contexte de philosophie de la compassion, ils permettent de demander justice[78]. En effet, la question autochtone a gagné en importance au niveau national depuis la fin de la CVRC en 2015 puisque les institutions canadiennes doivent mettre en oeuvre ses recommandations, comme le constate Heather Exner-Pirot, docteure canadienne en science politique[79]. Depuis l’élection du premier ministre Justin Trudeau en 2015, le Canada jouit d’une réputation fleurissante sur la scène internationale et est considéré comme étant le pays de l’ouverture et de la tolérance. Fier de prétendre n’avoir aucun passé colonial, comme l’a affirmé l’ancien premier ministre Stephen Harper, la marginalisation des populations autochtones fait tache[80]. Selon Exner-Pirot, la question autochtone serait le « talon d’Achille » de la réputation canadienne à l’international : « the gap between Canada’s self-image as a good international citizen and the flaws in its own record high-lighted by Indigenous issues »[81].

Se regrouper sous le titre de « Survivant » permet ainsi aux populations autochtones, historiquement marginalisées, d’utiliser les violations commises à leur égard comme un levier politique et un outil de revendication qui dépasse la question des pensionnats autochtones. Dans son ethnographie comparative des modes de revendication des droits par les populations autochtones au Canada et au Mexique, l’anthropologue Martin Hébert identifie ce phénomène « d’autochtonie commune », où tous s’identifient sous le terme de « peuples autochtones » afin de devenir des sujets de droit et de s’arrimer au droit existant[82]. Liées par l’expérience commune de la dépossession des territoires et de la marginalisation par le colonisateur, cette autochtonie commune permet aux populations autochtones de s’affirmer politiquement malgré leurs différences, en réponse aux tentatives d’assimilation. Tout de même, Exner-Pirot fait le constat que la marginalisation des populations autochtones n’affecterait pas complètement cette image internationale de « gentil colonisateur »[83], notamment parce que le passé colonial du Canada est peu connu. Elle conclut tout de même à une certaine sensibilité canadienne envers les critiques concernant son identité, ce qui a permis aux groupes autochtones d’avoir une certaine influence sur la politique canadienne[84]. Cette tendance déjà présente s’est intensifiée au lendemain de la CVRC et suivant l’élection de Justin Trudeau. On peut penser par exemple à la réticence du Canada vis-à-vis la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones (DNUDPA)[85] de 2007. Alors que le Canada a voté contre son adoption à l’Assemblée générale des Nations unies, puis après avoir tergiversé pendant dix ans, le Parlement canadien l’a finalement adopté en 2017. Les groupes de revendication autochtone, tels que les Survivants, parviennent ainsi à influencer les politiques canadiennes à l’échelle nationale et internationale.

Par conséquent, il apparaît que le storytelling, en plus d’être un outil de réappropriation de l’histoire, en est un de revendication face à l’État. Toutefois, le cas de la CVRC souligne aussi l’importance du regroupement afin d’avoir une réelle influence sur l’élaboration de la « vérité ». En effet, comme le rappelle Priscilla B. Hayner, il n’est pas réaliste d’espérer entendre toutes les vérités durant les audiences d’une CVR. Dans ces circonstances, un processus de sélection des témoignages doit s’opérer, en choisissant ceux qui sont les plus représentatifs afin de déterminer des « modèles d’abus »[86]. Elle nous ramène ici durement à la réalité, en réaffirmant que l’objectif des CVR n’est pas d’être un forum où toutes les histoires sont racontées, mais bien de faire un portrait global de la violence durant une période spécifique[87]. Dans ces circonstances, que deviennent les témoignages qui ne sont pas choisis pour appartenir au récit commun? Est-il possible pour une victime qui n’est pas un Survivant de participer à l’élaboration de la « vérité »? Plus encore, peut-on réellement parler de « vérité » devant cette sélection des récits? Il apparaît effectivement que l’élaboration de cette « vérité » se fait nécessairement à l’exclusion des voix divergentes.

B. Un récit collectif fondé sur l’exclusion

Dans leur rapport final, les commissaires de la CVRC définissent la « vérité » comme étant celle qui découle à la fois des documents historiques et des récits d’expériences vécues[88]. Toutefois, ces récits sont nécessairement choisis. Ce choix signifie par conséquent que certains récits sont exclus de l’élaboration de la vérité. Deux formes d’exclusions s’observent dans le cas de la CVRC : celle faite par les Survivants puis celle opérée au sein de la commission elle-même.

Dans un premier temps, si la stratégie de regroupement des Survivants leur a permis de faire retentir leurs revendications en dehors du cadre de la CVRC, elle a aussi eu pour effet d’influencer les témoignages devant la CVRC. D’abord en offrant un support et un sentiment de solidarité qui viendrait convaincre certaines victimes qui hésitaient à témoigner[89]. Ensuite, en imposant cette trame narrative de la souffrance qui a comblé l’espace destiné à la compréhension du système de pensionnats[90]. Cette réappropriation des audiences de la CVRC par les Survivants a permis aux survivants et survivantes de lutter contre l’oppression, en restaurant leur dignité volée et en retrouvant leur subjectivité[91]. Toutefois, celle-ci repose nécessairement sur les rhétoriques de victimisation et d’essentialisation qui conduisent à l’exclusion des expériences différentes qui ne servent pas cette cause commune. Par exemple, on peut penser à l’expérience des Inuits qui diffère de celle des Premières Nations en raison de leur éloignement dans les Territoires du Nord-Ouest et de leur mode de vie fortement basé sur le rythme des saisons[92]. Également, on peut penser à l’expérience métisse. À cet effet, Clément Chartier, président du Ralliement national des Métis, déplorait lors de son témoignage devant la CVRC l’exclusion de l’expérience des Métis dans l’élaboration de cette « vérité »[93].

Cette réticence des populations métisses à l’égard du processus de la CVRC s’explique notamment par l’exclusion des pensionnats qu’ils ont fréquentés de la CRRPI et le silence à leur égard dans les excuses officielles du Canada[94]. Alors que le gouvernement canadien considérait les enfants métis comme étant des « éléments dangereux à civiliser et à assimiler », celui-ci changeait constamment de position sur la manière de faire[95]. En vérité, le gouvernement canadien considérait que l’assimilation des enfants métis était à la charge des provinces et des territoires et refusait donc de financer leur éducation. Toutefois, les gouvernements provinciaux et territoriaux étaient peu enclins à offrir des services aux populations métisses, quels qu’ils soient. Par conséquent, les parents d’enfants métisses qui souhaitaient que ceux-ci aient une éducation étaient forcés de les inscrire dans le système de pensionnats[96]. Après la Seconde Guerre mondiale, les provinces commencèrent à offrir certains services pour les élèves métis à travers un système différent de pensionnats. Ainsi, « [c]e volet de l’histoire des Métis nous rappelle que les séquelles des pensionnats se sont répercutées au-delà du réseau officiel géré par le ministère des Affaires indiennes »[97]. Clément Chartier dénonce par conséquent cette exclusion des populations métisses du processus de réconciliation et de leur expérience différenciée des pensionnats, affirmant que la réconciliation devrait être pour tous les peuples autochtones et non certains d’entre eux[98].

L’anthropologue Ratna Kapur a étudié ces processus de victimisation et d’essentialisation particulièrement dans le cas des revendications des mouvements féministes à l’échelle internationale. Elle a constaté que le processus de victimisation était un moyen de rallier des personnes de différents horizons sous une expérience commune afin de produire une victime a-historique et décontextualisée nécessaire au militantisme et de pouvoir parler d’une seule voix, dans l’espoir de s’inscrire dans le discours dominant[99]. La philosophe Judith Butler a écrit à ce propos que

[l]orsque nous demandons à être protégés contre la discrimination, nous le faisons au nom d’un groupe ou d’une classe. Et dans ce langage et ce contexte-là, nous avons à nous présenter comme des êtres finis – distincts, reconnaissables, circonscrits, des sujets de droit, une communauté définie par des traits communs[100].

Le problème de ce type d’argumentaire se trouve dans le processus d’essentialisation qu’il nécessite[101]. En effet, dans cette optique, la victime est présentée comme étant un sujet universel, excluant du même coup toute expérience sortant de ce cadre. Dans le cas des Survivants, cela implique de présenter les populations autochtones comme un tout ayant une expérience unique des pensionnats. Les récits des populations métisses sont alors absorbés par le récit dominant, tout comme les récits qui ne cadrent pas avec celui de la victime idéale[102]. On peut penser notamment aux récits des personnes appartenant aux corps religieux ou aux institutions gouvernementales responsables, qui n’ont pas du tout la même expérience des pensionnats[103]. Des témoignages positifs sur les effets des pensionnats deviennent inappropriés devant ces récits de souffrance.

Dans un second temps, Ronald Niezen et Marie-Pierre Gadoua se sont intéressés à l’élaboration des thèmes prédominants tirés des témoignages devant la CVRC. Ils constatent également l’existence d’un processus d’uniformisation des récits. En effet, la CVRC cherche à obtenir des témoignages précis en « fabriquant des personnes et des choses » à travers des « techniques juridiques de personnification et de réification »[104]. Malgré un appel des commissaires à entendre des témoignages « positifs » dans l’optique d’entendre toutes les versions possibles, les auteurs notent la forte tendance des témoignages à porter exclusivement sur les traumatismes engendrés par les pensionnats et leur répercussion à l’âge adulte[105]. Pourtant, il est nécessaire selon Niezen et Gadoua d’entendre des témoignages qui sortent de cette trame narrative de la souffrance et d’écouter ce qui est « irracontable »[106]. Les témoignages individuels de violence des survivants et survivantes, bien que nécessaires pour le processus de réappropriation de l’histoire par les victimes, ne sont pas suffisants pour comprendre le caractère structurel de la violence des pensionnats. À cet effet, même Brieg Capitaine, fervent défenseur du pouvoir du storytelling et de la narration du trauma dans le processus de subjectivation, admet douter de la capacité de la narration à transformer les institutions coloniales[107].

Cette tendance des témoignages de souffrance s’explique également par l’existence de « témoignages modèles » présentés aux victimes avant leur passage afin de leur donner une idée sur la façon de témoigner[108]. L’objectif de ces témoignages modèles était de donner « le ton et le contexte »; ils ont finalement eu pour conséquence d’établir une distinction entre les « bons » et les « mauvais » témoignages[109]. Ainsi, pour qu’un témoignage puisse apparaître dans la version officielle de l’histoire, celui-ci doit cadrer avec ces gabarits préétablis des « bonnes histoires »[110]. De plus, Niezen et Gadoua ajoutent que le processus de remémoration implique nécessairement celui de l’abstraction qui semble commune aux Survivants : « [s]e rappeler le passé traumatique et les souffrances […] a un effet polarisateur sur le passé »[111]. Les souvenirs « modérés » qui ne trouvent de place dans aucun des pôles sont oubliés et les souvenirs qui répondent aux besoins du présent sont mobilisés et restructurés[112]. Par conséquent, la CVRC comprend un processus de façonnement des expériences hétérogènes en un récit historique commun : le choix des expériences dépend de leur correspondance avec le récit privilégié[113]. Ce récit commun laisse peu de place aux contradictions ce qui peut créer des frustrations auprès des acteurs de la violence qui n’ont pas la même expérience de celle-ci, tel que le corps religieux[114].

Dans ces conditions, Niezen et Gadoua en viennent à la conclusion que la CVRC, en utilisant comme source principale ces récits dominants, tend à produire une connaissance simplifiée sur les pensionnats[115], ce qui est problématique quand on cherche à penser la décolonisation des institutions canadiennes. Ils ajoutent que cette sélection des récits s’explique par la volonté de donner « un sens moral » à ceux-ci, ajoutant que « [c]ette moralité en est autant la source que la fonction principale »[116]. Cette valeur morale que l’on veut donner au récit commun est ainsi prédéfinie et oriente la conduite des témoignages. À cet effet, Niezen et Gadoua notaient d’ailleurs que :

[l]a tendance marquée de la sélection des témoignages montre une contradiction inhérente fondamentale de la CVR canadienne : l’objectif d’offrir un forum aux victimes de violence et d’abus est en contradiction avec ceux liés à la réconciliation et à la reconsidération du récit historique de l’État[117].

Il est nécessaire de le rappeler, cette collecte d’expériences individuelles de violence est nécessaire, tant pour l’écriture de l’histoire que pour le processus de guérison des victimes. Toutefois, elle ne suffit pas à comprendre comment les pensionnats viennent s’inscrire dans la colonialité de l’État canadien, et par conséquent, comment entreprendre la décolonisation. Au contraire, ce récit dominant de la souffrance semble détourner l’attention, en occupant tout l’espace destiné aux discussions sur la réconciliation. Cela peut s’expliquer par le fait que le processus d’individualisation de la violence est inhérent à la colonialité du pouvoir, comme nous le verrons dans un deuxième temps. Par conséquent, la sélection des récits de souffrance n’a rien d’aléatoire. Elle est au contraire minutieusement organisée par la colonialité du pouvoir, suivant l’objectif d’invisibiliser son rôle dans le système de pensionnats autochtones dans le but que celui-ci n’apparaisse pas dans la version finale de la « vérité historique ».

II. La violence produite : effacer les structures à travers l’individualisation

La création de l’identité d’« autochtone » a permis au colonisateur d’imposer sa domination sociale et de s’approprier les territoires des Premières Nations et des Inuits[118]. Cette identité, présentée comme reposant sur des critères « raciaux », ne repose réellement que sur celui de leur présence antérieure en Amérique[119]. Cette création d’identités, qui a permis de rendre les populations malléables, est inhérente à l’exercice de la colonialité du pouvoir. C’est dans ce cadre de violence structurelle que s’inscrit le système de pensionnats autochtones. La colonialité du pouvoir se trouve ainsi être la véritable source de la violence produite, qui s’exerce à travers les mécanismes d’individualisation et de création des identités.

Ces mécanismes sont à l’oeuvre dans la rhétorique du « problème autochtone », dont la création permet justement d’invisibiliser la colonialité du pouvoir en tant que source de la violence (A). Ces mécanismes se reflètent également à la CVRC puisque la conception thérapeutique eurocentrée de la réconciliation l’emporte sur celle décoloniale (B). Cette conception, façonnée par les récits de souffrance, envisage la réconciliation en termes de guérison individuelle, ce qui conduit à effacer de l’histoire le rôle joué par la colonialité du pouvoir dans la production de cette violence.

A. La création du « problème autochtone » ou l’invisibilisation de la violence coloniale

La création des identités est une stratégie de gouvernance de la colonialité du pouvoir servant à asseoir sa domination suivant une hiérarchisation de ces identités. Si aujourd’hui l’identité autochtone a été adoptée par les populations, celle-ci est originellement une pure construction de l’État qui voulait simplement catégoriser et inscrire ces populations dans son propre système politique et juridique[120]. Andrea Smith, chercheuse américaine et militante pour les droits des peuples autochtones et contre la violence basée sur le genre, s’intéresse dans son étude Not-Seeing: State Surveillance, Settler Colonialism, and Gender Violence[121] à ce processus de création des identités autochtones à travers la notion de surveillance. Elle commence par définir la surveillance comme étant l’attention systématique et routinière portée sur un sujet dans le but de l’influencer, de le diriger ou de le protéger[122]. Cette surveillance est donc voulue et strictement organisée, en plus de s’inscrire dans la routine, ce qui a pour conséquence d’en normaliser l’existence. L’objectif de cette surveillance est de rendre la population mesurable et de la régulariser dans le but de promouvoir une forme normalisée d’État[123]. Par conséquent, les populations qui représentent une menace pour cette forme d’État sont considérées comme devant être constamment surveillées et guidées. Pour cette raison, Smith dénonce l’identification commune historique des autochtones sous la catégorie raciale d’« Indiens » comme étant une « tactique coloniale » visant à les distinguer en tant que groupe à surveiller[124]. Après avoir été ainsi identifiées, et puisque ces populations constituent une menace à l’exercice normal de la colonialité du pouvoir, celles-ci doivent être déconstruites en unités familiales hétéronormatives afin d’être plus facilement absorbables par l’État[125]. En somme, l’identification des « Indiens » est une stratégie de surveillance et de contrôle de ces populations dont l’existence même représente une menace à la survie de l’État colonial[126]. Ce processus d’« indianisation » permet de transformer cette menace en « problème de population » et non plus comme étant un problème politique[127]. Dans cette logique, les tensions entre le gouvernement canadien et les populations autochtones ne découlent plus de la colonialité du pouvoir, qui nécessite leur constante domination pour survivre, mais bien de la nature même des « Indiens ». Dès lors, l’assimilation forcée n’est plus embarrassante, elle devient au contraire le seul moyen de régler le « problème indien », voire même un devoir pour l’homme blanc[128].

Le système de pensionnats autochtones s’inscrit clairement dans cette logique de surveillance et de déconstruction des unités familiales autochtones. Il est présenté comme étant la solution à ce « problème indien », comme pouvant éliminer tranquillement la menace qu’il représente pour la colonialité du pouvoir, en raison de leurs modes de vie et d’organisation différents[129]. En effet, comme le souligne Augustine S. J. Park, la colonisation s’opère nécessaire suivant une logique d’élimination des sociétés autochtones, dont la disparition est la condition essentielle à l’appropriation du territoire[130]. Dès 1880, le gouvernement fédéral décide d’utiliser comme stratégie de destruction l’« éducation » des enfants autochtones[131]. Il est alors établi que ce processus d’assimilation favorisera la volonté des enfants d’abandonner eux-mêmes leur statut d’« Indien » afin de devenir civilisés[132]. Le modèle des pensionnats, loin de ressembler à celui des écoles générales canadiennes, s’inspire des écoles industrielles pour les enfants issues de milieux défavorisés et des maisons correctionnelles[133]. Les pensionnats autochtones ne sont donc pas de simples écoles visant l’éducation, mais bien une stratégie de surveillance et de domination par l’État colonial. Par exemple, en 1884, des règlements sur la fréquentation des pensionnats sont adoptés et ceux-ci prévoient l’inscription obligatoire des enfants autochtones dont un juge de paix ou un agent indien aura décidé que sa prise en charge par son tuteur n’est pas convenable[134]. De plus, une politique ministérielle en place à l’époque, qui ne possédait cependant aucun fondement législatif selon une mise en garde du ministère de la Justice, empêchait tout enfant de quitter le pensionnat sans l’autorisation préalable du ministère des Affaires indiennes[135]. Finalement, les parents de ces enfants autochtones devaient obligatoirement signer un formulaire qui reconnaissait le dirigeant du pensionnat comme le tuteur légal de l’enfant[136]. Il ne fait donc aucun doute que ces pratiques ne visaient pas l’éducation des enfants autochtones, mais plutôt la déconstruction des structures familiales autochtones. À cet effet, Andsell Macrae, fonctionnaire aux Affaires indiennes à cette époque, affirma qu’« il y a peu de chance qu’une ou des tribus causent des problèmes importants au gouvernement si leurs enfants sont complètement sous le contrôle du gouvernement »[137]. Le système de pensionnats autochtones, en plus d’être une tactique d’assimilation forcée et de génocide culturel, en est une de contrôle et de soumission des populations autochtones. Ces pensionnats ne visaient donc pas simplement les enfants en tant qu’individus, mais bien la destruction du groupe « autochtone », tel qu’identifié par l’État[138].

Ainsi, le colonialisme et les pensionnats sont une structure et non un fait historique. En ce sens, ils résultent d’une stratégie hautement élaborée d’exercice du pouvoir et non d’une erreur de parcours. Pour cette raison, nous préférons parler de colonialité, en référence à la structure et au mode d’exercice du pouvoir, plutôt que de colonialisme, qui peut donner l’impression que la fermeture des pensionnats à sonner la fin du colonialisme canadien. Cette structure, comme le démontrent Smith et Park, nécessite la disparition continue des populations autochtones dont le territoire est celui où l’État colonial s’est établi[139]. Cette disparition continue, au sens propre, par leur décès, ou figuré, par leur exclusion sociale, repose sur une rhétorique de déshumanisation[140]. Le système de pensionnats s’inscrit clairement dans cette optique de déshumanisation et de disparition du « problème autochtone » comme le démontre la législation de l’époque. La Loi sur les Indiens (Acte des sauvages)[141], adoptée en 1876, définit qui est Indien et qui ne l’est pas en vertu du droit canadien. À travers cette loi, le gouvernement s’est donné le pouvoir de définir l’identité autochtone dans le but de l’effacer, en définissant avant tout les processus par lesquels une personne autochtone peut perdre son statut[142]. Par exemple, avant 1985, une femme autochtone qui mariait un homme blanc se voyait retirer leur statut puisque ces actions démontrent un certain degré de civisme et, par conséquent, donnent accès à l’identité canadienne.

L’Affaire Procureur général du Canada c Lavell[143] (1973) est emblématique en la matière. Jeannette Corbière, une Anishinaabe originaire de la réserve indienne non cédée de Wikwemikong en Ontario, épouse en 1970 David Lavell, un homme non autochtone. En vertu de l’alinéa 12(1)(b) de la Loi sur les Indiens, elle se voit notifier par le ministère des Affaires indiennes et du Nord canadien la perte de son statut légal d’autochtone[144]. Après un jugement défavorable en première instance basée sur l’argument que la protection offerte aux femmes est la même avec ou sans statut, puis un jugement favorable en seconde instance qui reconnaît le caractère discriminatoire de cette mesure, l’affaire est portée devant la Cour suprême du Canada[145]. Celle-ci se prononcera finalement en faveur du premier jugement, en affirmant que la Loi sur les Indiens n’est pas contraire au droit à l’égalité[146]. Il faudra attendre 1985 pour voir cet alinéa abrogé et l’égalité des sexes prononcée concernant l’application de la Loi sur les Indiens[147].

De même, cette loi prévoit un processus volontaire d’abandon du statut d’« Indien » en échange d’une terre, processus qui fut cependant très peu utilisé. De cette manière, cette loi poursuit clairement l’objectif d’éliminer l’existence même de cette identité d’« indien », identité que l’État a lui-même créée afin de cibler le groupe à éliminer. D’ailleurs, en parlant de cette loi en 1920, le sous-ministre des Affaires indiennes Duncan Campbell Scott avait affirmé : notre objectif est de continuer jusqu’à ce qu’il n’y ait plus un seul Indien au Canada qui n’ait pas été intégré à la société et jusqu’à ce qu’il n’y ait plus de question indienne ni de département des Affaires indiennes[148]. La même année, deux modifications ont été apportées à la Loi sur les Indiens allant dans le sens de cet objectif[149]. D’abord, le gouvernement canadien avait désormais le pouvoir de dépouiller toutes personnes de son statut, même contre sa volonté. Ensuite, il pouvait obliger tous parents autochtones à inscrire leurs enfants dans le système de pensionnats. Cette réforme apportée à la Loi sur les Indiens poursuivait l’objectif d’une assimilation encore plus rapide[150]. Comme l’écrivent les commissaires dans leur rapport final, cette loi est une « loi coloniale qui confère à un groupe de personnes le droit de gouverner et contrôler un autre groupe, le tout au nom de leur protection »[151]. Par voie de conséquence, ils ajoutent que les pensionnats font « partie intégrante d’une politique délibérée de génocide culturel »[152].

Cette logique de contrôle et de surveillance dépasse donc largement le cas des pensionnats autochtones et persiste encore aujourd’hui, puisqu’elle est nécessaire afin que le pouvoir colonial puisse maintenir sa légitimité sur ces territoires. À cet effet, Brieg Capitaine écrivait dans sa récente étude que la violence n’appartenait pas à l’histoire puisque les mécanismes qui ont permis la déshumanisation des enfants autochtones et à la destruction de leur identité étaient encore des enjeux pour le Canada[153]. Il en va de même pour Park, qui constatait la persistance de pratiques déshumanisantes pour des fins d’appropriation[154]. Comme l’explique Smith, en posant son regard sur les populations autochtones afin de surveiller leurs comportements qualifiés de « dysfonctionnels », l’État colonial dissimule sa responsabilité dans la création de ces conditions[155]. Cette logique de surveillance concerne donc à la fois ce qu’on voit et ce qu’on ne voit pas. On peut voir ces logiques à l’oeuvre dès le début du processus de colonisation alors que les Européens décident d’appliquer le principe légal de terra nullius sur les territoires autochtones afin de revendiquer la découverte de l’Amérique et d’en faire sa possession[156]. Cette prise des territoires s’est faite notamment à travers la négociation de différents traités avec les Premières Nations. Dans ces traités, les populations autochtones acceptent textuellement de « céder leurs terres à la Couronne »[157]. Toutefois, afin qu’elles acceptent ces traités, le gouvernement canadien leur avait laissé entendre qu’il s’agissait d’un consentement de « relation permanente entre [A]utochtone et non — [A]utochtone » et non une cession de territoire[158]. Par conséquent, il ne fait aucun doute que ces traités traduisent déjà un projet d’assimilation et de contrôle du territoire. Pour Smith, le projet colonial repose nécessairement sur l’invisibilisation de tout ce qui pourrait être une source de délégitimation de l’État[159]. À cet effet, elle écrit :

[w]hat must not be seen is not only the peoples themselves, but the forms of governance and ways of life that they represent. […] A society based on domination, hierarchy, and violence works only when it seems natural or inevitable[160].

Ainsi, dans un contexte où les sociétés autochtones ne connaissaient pas de hiérarchie patriarcale à l’image de celle des sociétés européennes, il devint nécessaire pour le colonisateur d’invisibiliser et de décrédibiliser ces différents modes de vie, à travers notamment la déshumanisation[161]. Car ce sont ces différents modes de vie qui font des sociétés autochtones une menace pour l’État canadien. Il est intéressant de noter qu’Andrea Smith identifie la violence basée sur le genre et le contrôle de la sexualité des populations autochtones comme des outils utilisés par le colonisateur afin de les présenter comme ayant des comportements dysfonctionnels et donc, nécessitant une intervention de l’État[162]. Une fois ces formes alternatives de gouvernance discréditées, la menace est neutralisée et le modèle colonial devient la seule voie possible : l’adoption des structures coloniales était ainsi présentée comme le premier pas vers la reconnaissance d’une humanité, vers l’absorption par la colonialité du pouvoir[163]. Toutefois, Smith ajoute que les populations autochtones ne peuvent espérer atteindre le même degré d’humanité que les populations au sommet de la hiérarchie raciale, sinon l’État colonial devrait leur concéder des droits égaux aux autres citoyens[164]. Par conséquent, elle précise que l’assimilation que prévoit la colonialité du pouvoir ne peut être que partielle : assez pour qu’elles soient absorbables et malléables par l’État, mais pas suffisamment pour être élevées au même rang que les autres populations[165].

Il est intéressant de noter que cette logique, comme le souligne Ratna Kapur, se retrouve également dans le paradigme des droits humains où il apparaît que tous ne méritent pas d’être humains au même titre[166]. Kapur constate en effet que pour accéder à certains droits « universels », des prérequis sont nécessaires pour être qualifiés en tant que sujet de droit[167]. Ces prérequis constituent la forme moderne de hiérarchisation des races, qui déterminent toujours la distribution des droits[168]. Encore aujourd’hui, les populations autochtones ne semblent pas remplir ces prérequis, se situant au bas de cette hiérarchie. Elles ne peuvent pas revendiquer ces droits « universels » au même titre que les non-Autochtones, par exemple en ce qui concerne le droit à l’autodétermination, à moins d’avoir recours à un discours fondé sur l’essentialisme comme nous l’avons vu précédemment. Au contraire, ces lacunes à leur humanité deviennent une justification à l’intervention de l’État. Par exemple, les populations autochtones ont longtemps été juridiquement considérées au même titre que des enfants, et donc frappées d’incapacités légales en ce qui concerne leur propre affaire[169]. Ces prérequis, fondés sur des critères raciaux, déterminent qui peut accéder aux droits, et à défaut, justifient une intervention coloniale : c’est le scénario que Kapur appelle « white men saving brown women from brown men »[170].

À cet effet, Andrea Smith donne l’exemple très actuel de l’intervention de l’État auprès des populations autochtones en matière de violence basée sur le genre[171]. Dans cette logique, l’État intervient en raison du niveau élevé de violence genrée, dans une volonté de sauver les peuples autochtones d’eux-mêmes, grâce à une surveillance accrue des comportements. En intervenant de cette manière auprès d’une population jugée dysfonctionnelle, l’État rend invisible son rôle joué dans la formation de cette violence, à travers ses politiques et les traumatismes transgénérationnels des pensionnats. Par conséquent, même s’il est lui-même responsable de l’introduction de la violence basée sur le genre dans les communautés autochtones à travers ses tactiques de déshumanisation évoquées précédemment, l’État est devenu l’institution chargée de protéger les femmes de la violence domestique[172]. Ainsi,

[w]omen-of-color advocates are in the difficult position of trying to dismantle the structures of settler colonialism and white supremacy in the long term, while securing safety for survivors of violence in the short term[173].

Par conséquent, le problème dans le cas présent n’est pas la surveillance en soi, mais bien l’État lui-même, dont la structure est fondée sur la colonialité du pouvoir. C’est cette structure qui détermine ce que l’on voit et ce que l’on ne doit pas voir, dans le but de maintenir sa légitimité sur son territoire. C’est cette structure qui est à l’origine de la violence produite à l’égard des populations autochtones et du système de pensionnats. Et c’est cette structure qui, encore aujourd’hui, tente d’invisibiliser son rôle dans le système de pensionnats en s’intéressant uniquement aux récits individuels de la souffrance et en individualisant le processus de guérison. Pourtant, cette violence est encore bien visible, comme l’illustre « [l]’altération des solidarités intergénérationnelles et les conduites autodestructrices, la surreprésentation des Autochtones en milieu carcéral ou placés dans les familles d’accueil »[174]. La CVRC, plutôt que d’éclairer ces zones d’ombre, contribue à ce projet. En choisissant une approche thérapeutique eurocentrée de la réconciliation, elle aborde celle-ci comme étant une solution au « problème autochtone ». Dans cette logique, les populations autochtones doivent guérir et pardonner, plaçant la réconciliation exclusivement entre leurs mains et en leur capacité à tourner la page.

B. La nécessaire « guérison » individuelle ou comment échapper au processus de décolonisation

Il est nécessaire de le répéter, reconnaître les traumatismes vécus et entendre les expériences de violence est essentiel au processus de réconciliation, mais plusieurs mettent en garde face à l’émergence de ce type de discours sur le traumatisme et la guérison qui contribue à individualiser la violence et invisibiliser ses structures. Par exemple, Mylène Jaccoud et Robyn Green dénoncent dans leurs études respectives l’utilisation d’un « sujet victimaire et traumatisé »[175] par cette approche de la réconciliation, en précisant qu’il faut absolument ajouter à ce narratif victimaire « une stratégie de décolonisation qui resitue les récits dans le cadre de la violence structurelle »[176]. Jaccoud précise que :

[l]a réconciliation ne devrait pas être envisagée comme le moyen de tendre vers une décolonisation des rapports entre l’État et les premiers peuples; c’est au contraire la décolonisation de la structure sociétaire canadienne qui permettra d’aboutir à la réconciliation[177].

De même, le politologue Matt James et la juriste spécialiste du droit autochtone Kim Stanton soulèvent chacun dans leurs recherches leurs inquiétudes face à cette approche fortement centrée sur les récits individuels, qui risque de conduire à une définition de la réconciliation en termes de compréhension interpersonnelle et de pardon[178]. James précise tout de même que cette définition n’est pas totalement déconnectée de celle adoptée par les Survivants eux-mêmes, qui ont affirmé leur besoin de guérir[179]. Toutefois, pour Stanton, la CVRC doit faire un travail supplémentaire pour ne pas renforcer l’idée que la réconciliation repose uniquement sur le pardon individuel des Survivants[180].

Dans le sixième volume du rapport final de la CVRC portant sur la réconciliation, les commissaires affirment d’ailleurs que la réconciliation doit non seulement supporter les populations autochtones dans leur guérison face au colonialisme, mais surtout conduire à la transformation de la société canadienne qui a permis cette situation[181]. Cette affirmation démontre une sensibilité de la CVRC concernant la nécessaire décolonisation, mais il demeure nécessaire d’en interroger la portée réelle. Pour Stanton, la réconciliation dans le contexte canadien doit impérativement être comprise de manière transformative plutôt que réparatrice, afin d’instaurer de nouveaux liens égalitaires et non restaurer ceux antérieurs opprimant[182]. Toutefois, il est loin d’être certain que la CVRC est parvenue à contribuer à une telle transformation, suivant plutôt une démarche de « construction d’une mémoire collective du trauma »[183].

Dans son étude sur la réconciliation canadienne, Rosemary Nagy, spécialiste du genre et de la justice transitionnelle, constate que pour avoir un réel impact, ce processus doit nécessairement chercher à ancrer ces témoignages dans un schéma plus large de compréhension de la violence structurelle et de la justice[184]. Pour Stanton, il est nécessaire également d’inclure les non-Autochtones dans ce processus, afin que tous se sentent concernés par le processus de réconciliation et de guérison, dans une optique de rééquilibrage entre les groupes[185]. Il semble cependant qu’une telle conception holistique de la réconciliation n’ait pas été concrètement adoptée, malgré une volonté affichée d’aller en ce sens. Selon Matt James, cette incapacité s’explique justement par la forte pression qui provient des récits individuels, qui outrepassent ceux des acteurs de la violence[186]. Cela a pour conséquence de sacrifier cette responsabilité que les CVR sont censés avoir à l’égard de la compréhension des origines profondes de la violence[187]. Dans ces circonstances, il est impossible d’espérer établir des relations égales entre les populations autochtones et non-autochtones alors que la violence continue d’être produite par la colonialité du pouvoir, puisque non interrogée par la CVRC.

Tout de même, il est nécessaire de reconnaître le potentiel décolonial de la CVRC, notamment sa capacité d’établir des relations basées sur le respect mutuel. À plusieurs reprises, les commissaires démontrent une volonté de travailler vers des relations plus égales entre les Autochtones et les non-Autochtones du Canada, allant jusqu’à évoquer la possible restitution des territoires[188]. De même, les commissaires n’ont pas hésité à parler de « génocide culturel » et ont ajouté que celui-ci avait pour but de se départir des obligations légales envers les populations autochtones afin de s’approprier leurs ressources et leurs territoires[189]. Néanmoins, l’adoption de cette approche de dealing with the past et de guérison, plutôt que de questionner les structures de la violence et les sources des discriminations historiques sociales et économiques, l’empêche de réaliser ce potentiel[190]. Par conséquent, la CVRC n’est pas parvenue à poser un regard sur la source structurelle de cette violence, qui peut continuer à agir dans l’ombre.

En effet, le problème de la CVRC se traduit dans le choix de ce langage pacifié de la réconciliation, servant à apaiser le sentiment de culpabilité des non-Autochtones et à éluder la responsabilité de la colonialité du pouvoir des débats[191]. Le centre de gravité est ainsi déplacé de l’État et la société, qui devaient faire une inconfortable introspection sur leur rôle dans la mise en place et le maintien de cette violence, vers les Survivants[192]. Ce langage traduit ainsi l’adoption d’une conception de la réconciliation, non pas fondée comme promis sur le respect mutuel et la restitution des territoires, mais sur la guérison individuelle des survivants et des survivantes. De nouveau, les pensionnats ne sont pas traités comme un problème politique, mais comme un problème de population. À cet effet, les propos tenus par le ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien Chuck Strahl lors du passage de la CVRC au Manitoba sont frappants. Il a déclaré que le gouvernement parlait en termes de politiques et de lois, alors les populations autochtones parlaient en termes de « restauration, de réconciliation, de pardon et de guérison »[193]. Il ajoute : « [t]outes ces choses relèvent du domaine du coeur et des relations, et non des politiques gouvernementales. Dans ce domaine, les gouvernements sont incompétents »[194]. En plus de traduire une méconnaissance des approches de la guérison des populations autochtones, il exprime haut et fort que la réconciliation n’est pas de la responsabilité de l’État canadien. Placer cette responsabilité entre les mains de la guérison individuelle démontre la fermeture totale de l’État à voir sa colonialité questionnée.

Pour Robyn Green, approcher la réconciliation comme d’un « remède » à ce processus de guérison permet justement d’aborder le passé colonial du Canada sans avoir à investir dans une transition structurelle et épistémologique des relations entre les populations autochtones et non-autochtones[195]. Cette approche de la réconciliation s’explique selon elle par le contexte particulier dans lequel la justice transitionnelle s’exerce dans le cas canadien[196]. En effet, la démocratie libérale étant la finalité de la justice transitionnelle, et celle-ci étant considérée comme déjà instaurée, le Canada se trouverait dans une situation de « non-transition »[197]. Par conséquent, cette forme de justice ne prévoit pas un questionnement structurel des États démocratiques, et donc, de leur colonialité. Pour cette raison, comme le remarque Nagy, la rhétorique de la vérité et de la justice à travers la réconciliation peut conduire à éluder les questionnements relatifs à la structure de l’État et, donc, aux racines sociopolitiques, économiques, culturelles, coloniales et genrées des violences[198]. Cependant, comme elle le constate, les violations massives de droits humains ne sont jamais « distribuées de manière aléatoire »[199]. Elles sont plutôt symptomatiques des pathologies du pouvoir. Pour cette raison, le système de pensionnats autochtones ne doit pas être traité comme un « problème autochtone », un « problème de population » ou encore un évènement historique, mais bien comme les symptômes de l’exercice du pouvoir colonial.

De plus, Robyn Green constate que ces stratégies ont en commun d’approcher le passé comme étant une question d’expiation et que celles-ci ont supplantée la mobilisation citoyenne sur les questions autochtones[200]. Elle remarque notamment l’utilisation d’un langage basé sur l’idée de tourner la page dans la CRRPI, l’instrument juridique à la base de la création de la CVRC[201]. La réconciliation dans ces termes thérapeutiques se traduit par l’aboutissement de la guérison, corrélé à l’oubli[202]. La conséquence de ce type de discours pour Green est le risque d’amnésie collective, qui viendrait apaiser l’idée que les politiques canadiennes continuent de reproduire la colonialité du pouvoir malgré la fermeture des pensionnats[203]. Cela conduit finalement le gouvernement à éviter de prendre ses responsabilités dans la réconciliation, attendant que les communautés autochtones guérissent d’elles-mêmes[204].

Pour plusieurs auteur.e.s, l’adoption de ce type d’approche s’explique avant tout par la volonté d’éviter que le discours de la réconciliation ne porte sur la restitution des territoires et des ressources[205]. Sans une restitution générale individuelle et collective des territoires, des ressources et des fonds, ainsi qu’une compensation pour les dommages et les injustices subis et une transformation des institutions, la réconciliation n’aura pour effet que d’identifier les injustices coloniales, en y ajoutant une couche supplémentaire plutôt que d’y remédier[206]. Pour Gerald Taiaiake Alfred, professeur spécialisé sur la question de la gouvernance autochtone, cette restitution doit être collective et individuelle, doit inclure un transfert de fonds fédéraux et provinciaux, une restitution des territoires, ainsi qu’une compensation financière concernant les violations passées et présentes à l’égard des populations autochtones[207]. De plus, cette restitution doit concerner toutes les populations autochtones afin d’éviter que la réconciliation n’engendre de nouvelles inégalités, comme celles vécues par les populations métisses. Comme l’affirme Nagy, sans une restructuration radicale du paysage politique et de la distribution des richesses, « talk of reconciliation is simply about getting Indigenous people to reconcile with colonialism »[208]. Dans ces circonstances, en adoptant cette conception eurocentrée de la thérapie, la CVRC a plutôt conforté la colonialité du pouvoir dans son sentiment de « bien-être à se sentir mal »[209].

En outre, Robyn Green souligne l’existence de contradictions entre le processus de réconciliation, qui évoque une certaine volonté de changement, et les infrastructures et les politiques du gouvernement qui limitent l’autonomie et la reconnaissance des peuples autochtones dans la société canadienne[210]. Par exemple, le début des travaux de la CVRC marque un pas dans la bonne direction, mais les ressources limitées de la CVRC et la faible collaboration du gouvernement canadien ont nui fortement à ses avancées. Selon Kim Stanton, si ce n’était pas du coût financier grandissant qui pesait sur le gouvernement devant constamment se défendre contre les nombreux recours collectifs, jamais la CVRC n’aurait vu le jour[211]. La reconnaissance, déjà tardive, du Canada à la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones en 2010, suivie cependant d’une déclaration du ministre des Affaires autochtones de l’époque John Duncan affirmant que le droit canadien l’emportait sur les obligations internationales de la DNUDPA constitue un autre exemple. Le choix d’inscrire la réconciliation dans la rhétorique thérapeutique semble donc s’expliquer par une volonté étatique plus large de ne pas voir ses politiques à l’égard des populations autochtones questionnées et de rapidement tourner la page sur cette « erreur du passé » que furent les pensionnats autochtones. C’est dans ce contexte que Green appelle justement à la tenue d’une discussion publique sur l’héritage des pensionnats pour qu’une fin soit mise à la reproduction des pratiques coloniales d’assimilation et de génocide culturel[212]. Ce dialogue ne doit pas être entrepris au travers des prismes médical et psychanalytique où la réponse serait un remède[213].

À l’aune des constatations précédentes, force est de constater que la CVRC échoue à devenir cet espace de dialogue post-colonial. Green dénonce cette approche eurocentrée axée sur la thérapie comme étant un « détournement de la guérison autochtone », venant ainsi la priver de tout son potentiel radical[214]. Elle prône plutôt une approche qui favorise une conception holistique de la santé, notamment à travers la revitalisation culturelle et linguistique, la décolonisation et la redistribution des richesses et des territoires, en plus de l’introduction des méthodologies autochtones dans la sphère publique, par exemple dans le cursus universitaire[215].

Enfermer la guérison dans une conception thérapeutique conduit également à fermer la porte aux méthodologies autochtones qui se sont développées en dehors de la CVRC, au sein même des populations autochtones. Dans cet ordre d’idée, Augustine S. J. Park a théorisé la « politique du chagrin » afin que la justice transitionnelle puisse devenir vecteur de décolonisation[216]. Pour cela, elle affirme que la démarche doit d’abord reconnaitre les populations autochtones comme étant des êtres à part entière et abandonner toutes tentatives de les voir disparaitre[217]. Ensuite, elle affirme elle aussi la nécessité d’aller plus loin que le sentiment de « se sentir mal », en prenant des mesures politiques et économiques pour mettre en place un agenda préétabli de décolonisation[218]. Une autre conception de la guérison autochtone a été développée qui affirme aussi la nécessité que celle-ci passe par des changements sociaux et politiques et d’un redressement des inégalités structurelles et économiques[219]. Cette méthodologie de la guérison se décline en trois points et vise précisément à critiquer les stratégies thérapeutiques réductrices de l’État, en plus d’assurer la prise en compte des conséquences intergénérationnelles et de prévoir la participation des différentes communautés autochtones à la réconciliation[220]. D’abord, elle affirme que le processus de guérison n’a pas une fin prédéfinie qui se mesure en terme biomédical. Ensuite, elle dénonce que la notion de guérison, souvent présentée comme une « pathologie » par l’État, soit utilisée pour définir les expériences autochtones dans le passé colonial. Finalement, elle définit les notions de guérison et de santé comme n’étant pas limitées au bien-être physique et mental, mais également au sentiment de justice et à la capacité effective à s’autodéterminer. De plus, cette guérison autochtone implique nécessairement une reconnexion au territoire et aux traditions : « [i]ndigenous healing is a process of connectedness—to land, tradition and community—and not simply between a therapist and a patient »[221].

Par conséquent, il ne fait aucun doute que la réconciliation doit reposer largement sur la décolonialité des structures étatiques et la restitution des territoires et des ressources[222]. La CVRC reposant fortement sur les témoignages individuels de souffrance, combiné à sa conception thérapeutique et eurocentrique de la guérison, contribue finalement à maintenir dans l’ombre la colonialité du pouvoir comme source de la violence produite. Les conséquences de cette invisibilisation sont importantes puisque la CVRC a justement le mandat d’établir la « vérité historique ». Dès lors, la colonialité du pouvoir se trouve sublimée de l’histoire du Canada, et les pensionnats autochtones ne sont plus qu’une erreur de parcours qu’il faut désormais oublier et pardonner. Ces constatations soulèvent alors des questions concernant la justice transitionnelle elle-même : de telles stratégies décoloniales sont-elles possibles dans un cadre de justice qui idéalise justement les démocraties libérales ou au contraire, le cas de la CVRC est symptomatique de ce biais méthodologique eurocentré de la justice transitionnelle? Autrement dit, l’aboutissement de la justice transitionnelle est-il nécessairement une forme de violence sublimée?

III. La violence sublimée : oublier la colonialité à travers la réconciliation

Pour Arnaud Martin, les termes « vérité » et « réconciliation » sont porteurs d’une utopie : celle de voir les rapports humains changer radicalement[223]. A priori, ces termes sont selon lui incompatibles[224]. Il affirme pourtant que c’est grâce « à l’établissement de la vérité que le pardon devient envisageable, et ce n’est que par le pardon que les pages sombres de l’histoire d’un pays peuvent appartenir véritablement au passé »[225]. À travers le processus des CVR, Arnaud Martin affirme que ces deux notions sont non seulement compatibles, mais complémentaires, voire porteuses d’un lien de causalité[226]. En cela il identifie les deux missions essentielles des CVR : dans un premier temps, l’établissement de la vérité, et dans un second temps, mais premier en termes d’importance, participer à la réconciliation puisque le pardon serait la « clef de voûte de la société en construction »[227].

Dans cette optique, c’est d’abord l’établissement de la vérité qui dicte ensuite la conduite de la réconciliation. Il devient d’autant plus important alors d’interroger les conséquences de l’élaboration d’une « vérité historique », qui résulte d’une sélection hautement organisée des récits. En effet, l’élaboration de la trame narrative de la souffrance dans le cadre de la violence subie, combinée à l’invisibilisation du rôle de la colonialité du pouvoir dans la violence produite conduit à l’émergence d’une violence sublimée. Cette violence sublimée s’exerce en deux temps. D’abord, elle conduit à effacer la colonialité de l’histoire du Canada, en s’insinuant dans l’établissement de la « vérité » (A). Ensuite, elle permet d’inscrire dans l’histoire du Canada le pardon qui lui est nécessaire afin de continuer d’exercer son pouvoir sur son territoire (B). Cette violence sublimée, ultime conséquence de la CVRC et cause de son échec pour parvenir à la réconciliation, semble finalement symptomatique des biais de la justice transitionnelle qui se révèlent dans ce contexte spécifique de colonisation.

A. Établir la vérité ou effacer la colonisation de l’histoire

L’établissement des faits constitue, pour les théoriciens de la justice transitionnelle, le travail principal des CVR, qui sont chargées d’établir un portait exact des évènements passés et de leur accorder une signification[228]. Comme l’écrivent Kora Andrieu et Geoffroy Lauvau, « [l]e postulat de la justice transitionnelle est que seule une mémoire apaisée permettra la réconciliation à long terme d’une société meurtrie par la guerre ou par la dictature »[229]. Si ce postulat semble difficile à confirmer en pratique, Estebán Cuya, spécialiste des CVR en Amérique latine, affirme que cela se vérifie non seulement dans les cas latino-américains, mais dans les autres régions du monde puisque cela répond à un besoin de considération plutôt qu’à un besoin de justice[230]. L’établissement de la « vérité » en tant que mission des CVR s’inscrit donc dans un processus de validation et de dépassement du passé. L’idée derrière cette rhétorique d’élaboration de la « vérité » est d’éviter que l’histoire ne soit oubliée ou réécrite à des fins politiques et de la diffuser au reste de la population pour éviter que cela ne se reproduise. Priscilla B Hayner parle ici d’un processus de « reconnaissance de la vérité » plutôt que de « recherche de la vérité » puisqu’elle affirme que les victimes connaissent déjà cette « vérité »[231]. Pour Matt James, cela est particulièrement vrai dans le cas canadien où l’ensemble des sociétés autochtones connaissent la « vérité » concernant les pensionnats, cherchant plutôt à la diffuser à travers la société coloniale[232]. Cela suppose qu’une telle « vérité » existe et qu’elle doive simplement être diffusée.

Cette mission d’établissement de la « vérité » nous révèle également l’un des présupposés communs sur lesquels reposent les CVR : celui de la « vérité historique comme un vecteur de pacification du rapport d’une société à son passé »[233] et de sa capacité à prévenir un retour à la violence. Sandrine Lefranc constate à cet effet comment les CVR, en tant qu’« instance de délibération publique sur le passé », se sont dotées d’une « validité universelle »[234]. En ce sens, les CVR reposent sur une légitimité auto-octroyée de réécriture de l’histoire au nom de la pacification. Elles reposent également sur le présupposé que la reconnaissance des victimes et la restauration de leur dignité sont nécessaires pour parvenir à la guérison et au pardon[235]. Par conséquent, les CVR doivent combiner ces deux fondements, en établissement une « vérité objective » à travers des vérités subjectives. En effet, comme nous l’avons déjà présenté, pour élaborer cette « vérité », les CVR se fondent sur les témoignages des victimes directes qui ont pour but de questionner les « fondements consensuels historiques de l’État », en incluant les éléments marginalisés dans cette réécriture de l’histoire afin de leur trouver une place dans « nos récits communs de domination et de différenciation »[236].

Cet établissement de la « vérité » repose ainsi sur la mobilisation de mémoires individuelles, grâce auxquelles la mémoire collective sera établie. Pour Arnaud Martin, cette « vérité » suppose à la fois une approche partielle et partiale de la réalité, puisque cela implique la sollicitation de la mémoire et donc, l’oubli et le jugement. Il ajoute : « on ne parle du passé qu’au présent »[237]. Par conséquent, il précise qu’on ne peut prétendre dégager la « vérité » des témoignages récoltés lors des CVR, mais plutôt une image imparfaite de la réalité[238]. Toutefois, ce processus d’élaboration de la « vérité » à travers les témoignages devant les CVR a justement la prétention de devenir la « vérité historique ». Écrire l’histoire avec des témoignages individuels comme source principale peut être un « pari hasardeux ». Les expériences individuelles deviennent « le point de départ et d’aboutissement du processus de réconciliation auquel elles doivent contribuer »[239]. Cela signifie que si l’écriture de l’histoire repose sur cette individualisation des expériences, l’ultime réconciliation repose également sur le pardon individuel.

Cependant, comme cela a déjà été démontré précédemment, l’individualisation du processus de réconciliation, via les témoignages individuels de souffrance, conduit à l’invisibilisation des structures à l’origine de la violence. Dans cette optique, appeler « vérité » la trame narrative découlant des CVR peut être lourde de conséquences. En effet, cette « vérité », entachée de la conception eurocentrée de la thérapie et de la guérison, devient incontestable et collective. Le système de pensionnats autochtones n’est alors présenté que comme un « projet qui aurait mal tourné » plutôt que comme une stratégie coloniale[240]. L’État, dont la colonialité se voit sublimée, se trouve alors conforté dans son sentiment « à se sentir mal », grâce à la valeur morale donnée à cette « vérité » et à l’idée d’un « trauma national ». L’État a alors fait sa part puisque désormais un chapitre de l’histoire officielle du Canada est consacré aux populations autochtones.

Malheureusement, cela ne signifie pas pour autant que cette histoire de domination a été examinée et réécrite. Au contraire, selon Green, ces formes symboliques et matérielles que permet cette rhétorique du « trauma national » conduisent la CVR à devenir un outil de protection des intérêts étatiques[241] : la « vérité » est établie, nous devons maintenant guérir, pardonner et tourner la page. Élaborer la « vérité » n’est donc pas une garantie de transformations des relations entre peuples autochtones et non autochtones. Au contraire, elle permet d’inscrire une « vérité » dans l’histoire qui efface les rapports de domination et la responsabilité de la colonialité du pouvoir dans la mise en place des pensionnats[242]. Rappelons-le, la sélection des récits qui appartiendront à la trame officielle s’opère en fonction du sens moral que l’on veut donner au récit historique[243]. Ce sens moral est défini en amont et oriente ensuite la « vérité objective » à laquelle la CVRC aboutira. Élaborer cette « vérité » a ainsi permis à l’État de s’approprier plus largement les termes de la réconciliation canadienne. Pour cette raison, selon Mylène Jaccoud, la CVRC a échoué à participer effectivement à la réconciliation au sens de l’établissement de relations égales entre Autochtones et non-Autochtones[244].

Ainsi, les impératifs de « vérité » et de « réconciliation » ne seraient plus incompatibles, puisque cette « vérité » est élaborée en fonction des besoins de la réconciliation. Offrir un forum aux victimes de la violence ne devient plus contraire aux impératifs de réconciliation et de réécriture de l’histoire puisqu’au contraire, c’est ce type de récit qui permet le façonnement de la signification de la réconciliation. Ainsi, l’établissement préalable d’une vérité historique façonnée serait l’élément qui permettrait de tourner la page sur la violence. Cette constatation semble être à double tranchant. D’un côté, les populations marginalisées peuvent, en se rassemblant, faire porter leur voix afin de participer au façonnement de cette « vérité » pour qu’elle aille dans leur sens. De l’autre, la colonialité du pouvoir, source de la violence produite, peut être sublimée dans la mesure où elle parvient à glisser dans les mailles de cette « vérité ». Dans le cas canadien, il apparaît effectivement que cette « vérité historique » a échoué à mettre en lumière cette violence produite.

Mais est-ce même possible pour cette forme de justice de capturer l’essence de la colonialité du pouvoir, source de la violence produite, dans son processus d’élaboration de la « vérité »? Car il faut le rappeler, les CVR reposent sur un autre présupposé commun : celui de la démocratie libérale comme étant l’idéal à atteindre. Comme nous l’avons spécifié, la justice transitionnelle se définit comme étant un passage vers la « normalité » de la justice[245]. Par conséquent, il est attendu, à l’issue du processus, d’aboutir à la situation actuelle du Canada. Étant dans la situation « désirée », le Canada n’a pas à amorcer de changements structurels de la même manière que doivent le faire d’anciennes dictatures. En refusant d’admettre la nécessité que ce modèle d’État amorce une transition décoloniale, cette élaboration de la « vérité » ne sert qu’à conforter l’État canadien dans sa colonialité. Cette « vérité » devient alors marquée du même ethnocentrisme que la structure de l’État et par conséquent, source de violence due à la sublimation de la colonialité qu’elle permet. C’est à travers cette sublimation de la « vérité » que la colonialité du pouvoir devient en mesure de définir les termes de la réconciliation.

B. Participer à la réconciliation ou inscrire le pardon dans l’histoire

Selon Kim Stanton, le nom de commission de « vérité » et « réconciliation » est justement trompeur dans le cas canadien puisqu’elle constate que, si les attentes du public sont de voir l’aboutissement de la réconciliation à l’issue de la commission, celle-ci ne sert réellement qu’à « enregistrer l’histoire »[246]. Les commissaires ont d’ailleurs affirmé que la CVRC ne pouvait permettre d’aboutir à la réconciliation puisque l’heure de la réconciliation n’était pas venue[247]. La CVRC aurait plutôt servi de « catalyseur à la prise de conscience du sens à donner à la réconciliation »[248]. Lors de son témoignage devant la CVRC, l’ainé Crowshoe a affirmé que la réconciliation nécessitait effectivement la prise de parole, mais que celle-ci ne devait pas nécessairement avoir lieu dans le cadre des approches conventionnelles canadiennes[249]. Il devient ainsi fondamental de se demander si la CVRC peut conduire à la réconciliation, et le cas échéant, quelle en sera la réelle signification et à qui celle-ci profitera.

Certaines limites de la CVRC ont été identifiées, malgré son potentiel pour agir pour la décolonisation des relations entre Autochtones et non-Autochtones. Plusieurs de ces difficultés découlent selon Stanton de l’origine négociée de la CVRC, plutôt que d’une demande claire de l’État ou de la population[250]. D’abord, Rosemary Nagy observe le manque de diffusion de la CVRC déjà en 2013[251]. Son succès reposant sur l’introspection des Canadiens non autochtones et de l’État, le niveau de médiatisation très bas et la méconnaissance des actions de la CVRC sont une source importante de critique à son égard. Stanton constate en 2011 la présence d’une couverture médiatique positive, mais très timide[252]. Brieg Capitaine constatait à son tour que la couverture médiatique au moment de la clôture des travaux, plutôt que de porter sur les quatre-vingt-quatorze recommandations, ne s’intéressait qu’aux déclarations politiques[253]. De plus, il constate une grande réticence des médias à évoquer le terme de « génocide », même si celui-ci a été utilisé par les commissaires[254]. Ensuite, Nagy relève le manque de fonds octroyé qui nuit fortement au processus. Par exemple, pour des raisons monétaires, certains évènements nationaux de la CVRC ont dû avoir lieu exclusivement entre les membres des populations autochtones[255]. Toutefois, selon plusieurs, c’est justement de la confrontation entre les Autochtones avec les non-Autochtones et les responsables des violences que peut résulter la réconciliation[256]. À cela s’ajoute le manque de pouvoir de la CVRC, qui ne peut pas nommer directement les responsables des violences[257]. Cela s’explique par la volonté des négociateurs de la convention à l’origine de la CVRC de ne pas répéter les procédures judiciaires pénales et civiles qui avaient déjà eu lieu[258]. Il devient impossible alors pour les victimes des pensionnats d’échanger directement avec les responsables, puisque ceux-ci ne sont pas clairement identifiés. Pour Mylène Jaccoud, une négligence quant à l’identification du rôle des différents acteurs et de leur responsabilité s’observe alors puisque dans ce contexte, la responsabilité légale et morale des violences a été prise exclusivement par le gouvernement canadien[259].

La réconciliation devient donc exclusivement entre les populations autochtones et le gouvernement canadien. Pourtant, les commissaires eux-mêmes appelaient à une réconciliation qui ne devait pas impliquer que l’État, l’Église et les Autochtones, mais bien tous les pans de la société canadienne[260]. On devient en droit de se demander alors si ce processus de réconciliation vise justement à ce que le pardon soit publiquement accordé à l’État canadien, afin de sublimer sa colonialité, de tourner la page sur son « passé colonial » et de lui permettre de continuer d’exercer légitimement son pouvoir. À ce propos, les commissaires précisent dans leur rapport final que la réconciliation serait dans l’intérêt supérieur de tous et toutes les Canadiens et les Canadiennes puisqu’elle permettrait de « corriger une erreur de son passé et d’être en mesure de maintenir sa prétention d’être un chef de file de la protection des droits de la personne parmi les nations du monde » [notre italique][261]. En plus de sous-entendre que les pensionnats autochtones sont une erreur plutôt qu’un système s’inscrivant dans la colonialité du pouvoir, les commissaires viennent poser la réconciliation comme étant nécessaire à la légitimité du Canada à l’échelle nationale et internationale.

En effet, la question des pensionnats autochtones entre directement en contradiction avec la réputation du Canada comme force positive en matière de droits humains[262]. L’ancienne juge en chef de la Cour suprême Beverley McLachlin avait affirmé « [l]a tâche la plus flagrante de notre histoire canadienne porte sur notre traitement des Premières Nations qui ont vécu ici au temps de la colonisation »[263]. Inscrire le pardon des populations autochtones à l’égard de l’État canadien permettrait au Canada d’effacer définitivement cet épisode de son histoire, qui expose publiquement sa colonialité, sans avoir à changer quoi que ce soit dans ses politiques et sa structure. De plus, cela viendrait renforcer sa marque internationale de « gentil », qui est un élément important de l’identité canadienne, ce qui explique certainement le choix de la rhétorique thérapeutique qui cherche à dévier la réconciliation de son potentiel radical. Toutefois, comme le précise Rosemary Nagy, « [r]econciliation through decolonization is decidedly not a Canadian nation-building project; it is a nation-to-nation project of “creat[ing] coexistence among autonomous political communities” »[264]. Cette conception de la réconciliation à travers la coexistence pacifique est minimaliste selon Nagy, mais demeure plus pertinente que les perspectives qu’offrent les conceptions thérapeutiques et la justice transitionnelle en général[265].

À cet égard, Nagy rappelle la nécessité pour l’État canadien d’amorcer un processus décolonial, en commençant par la déconstruction de tous les préjugés[266]. Dans un premier temps, elle identifie les préjugés qui présentent les peuples autochtones comme étant la source du problème[267]. Ce type de discours vise à effacer la hiérarchisation des races au fondement de la colonialité du pouvoir, en inscrivant le traitement spécifique à leur égard comme découlant de la nature. Par conséquent, ce sont les violences physiques, psychologiques et sexuelles commises au sein de ces pensionnats qui sont dénoncées et non la structure de celles-ci. On cherche à expier ces violences, présentées comme étant un projet qui a mal tourné. C’est pour ces violences que le gouvernement canadien s’excuse. Et il espère que ces excuses lui permettront de laisser intact sa colonialité. Dans un second temps, elle identifie les préjugés qui permettent au Canada de se présenter lui-même comme le « gentil colonisateur »[268]. Elle fait référence particulièrement au « Canada’s peacemaker myth », qui présente la colonisation par le Canada comme étant bienveillante, en opposition aux colonisations violentes dans les Amériques[269]. Pour ce faire, il est nécessaire de donner de l’espace aux contre-narrations des peuples autochtones concernant le processus de colonisation et de leur donner un rôle dans la diplomatie canadienne. Ce n’est qu’une fois cet espace octroyé que des relations égales entre Autochtones et non-Autochtones pourront commencer à se construire.

Le processus de réconciliation requiert une réelle réflexion sur les sources de la violence et les conséquences de celle-ci. Il appert malheureusement que le processus d’établissement de la « vérité », plutôt que de permettre cette réflexion, a conduit à maintenir cette invisibilité de la colonialité du pouvoir en tant que source de la violence produite. Cette invisibilisation a finalement eu pour effet de sublimer la violence, afin de rendre la réconciliation possible selon les termes de l’État. La CVRC, en raison notamment de ses fondements et ses conceptions eurocentrés, a contribué à cette sublimation. Grâce à cette réconciliation, le gouvernement canadien pourra finalement tourner la page sur cette sombre tache à sa réputation, preuve de son passé et de sa structure coloniale.

***

À l’aune de la présente étude, nous sommes arrivés à la conclusion que la Commission de vérité et de réconciliation du Canada n’est pas parvenue à contribuer effectivement à la réconciliation entre les Autochtones et les non-Autochtones du Canada. Cette réconciliation, qui se définit par l’instauration de relations égalitaires, nécessite l’amorce d’un processus décolonial des institutions canadiennes et de la restitution des territoires et des ressources. Bien que les commissaires aient affirmé cette nécessité dans leur rapport final, c’est plutôt une conception thérapeutique et eurocentrée de la réconciliation qui a primé. En effet, plutôt que d’inciter une transition vers la décolonisation, la CVRC a accepté la rhétorique qui vient placer la responsabilité de la réconciliation dans le pardon individuel.

Cette rhétorique découle de la colonialité du pouvoir et elle est façonnée par différents degrés de violence qui, lorsque combinés, redéfinissent les termes de la réconciliation. Nous avons d’abord observé la violence subie, qui est exprimée à travers un narratif privilégié de la souffrance. Les conséquences de l’imposition de cette trame narrative sont doubles. Elle permet dans un premier temps aux survivants et aux survivantes des pensionnats de se regrouper afin de participer à l’écrire de leur histoire. Toutefois, elle engendre parallèlement l’exclusion des histoires qui sortent de cette trame prédéterminée. En effet, cette trame narrative de la souffrance dicte le choix des récits qui constituent ensuite la « vérité historique ». Ce choix s’opère en fonction de la valeur morale que l’on souhaite donner à cette vérité historique, ce qui conduit par conséquent à individualiser à la fois la compréhension de la violence et le processus de réconciliation.

Ces mécanismes d’individualisation ont pour effet ensuite d’invisibiliser la violence produite lors de l’élaboration de cette « vérité historique ». Ainsi, la colonialité du pouvoir, responsable de toute cette violence puisque les pensionnats autochtones sont une stratégie de contrôle et d’exercice du pouvoir, se trouve effacer de l’histoire. La réconciliation ne repose alors que sur la guérison individuelle des survivants et des survivantes, qui tardent à tourner la page. La violence sublimée résulte de ces deux violences. C’est la sélection d’une trame narrative de la souffrance qui permet de détourner l’attention de la source productrice de violence, c’est-à-dire la colonialité qui est constitutive de l’État canadien, résultant à l’effacement de l’histoire de son rôle. Par conséquent, l’État peut s’approprier les termes de la réconciliation, en imposant une guérison individuelle plutôt qu’un processus décolonial et de restitution des territoires et des ressources. Grâce à cette violence sublimée, l’État peut inscrire dans l’histoire du Canada le pardon qui est nécessaire à sa légitimité et à redorer sa marque de « gentil ».

Car la réputation du Canada en matière des droits humains lui est extrêmement chère et prend une place importante dans la politique étrangère canadienne. L’exemple récent de la rupture unilatérale des relations diplomatiques par l’Arabie saoudite avec le Canada est ici intéressant. En effet, le 5 août 2018, l’Arabie saoudite a, après avoir expulsé l’ambassadeur canadien et rapatrié le sien, suspendu ses relations diplomatiques et commerciales avec le Canada[270]. Les critiques formulées publiquement par la ministre des Affaires étrangères canadienne Chrystia Freeland à l’égard de l’arrestation de militants et militantes des droits humains en Arabie saoudite sont la source de cette colère saoudienne. L’Arabie saoudite dénonce ainsi l’ingérence du Canada dans ses affaires internes. En réponse à ces mesures, la ministre a affirmé que « le Canada défendra toujours les droits de la personne, incluant les droits des femmes et la liberté d’expression dans le monde entier »[271]. À cela, les médias saoudiens se sont fait un plaisir d’épingler le Canada pour ses propres violations à l’égard de sa population, et notamment des populations autochtones[272]. Ainsi, comme le souligne Heather Exner-Pirot, la question autochtone ne suffit pas à ternir la « marque » canadienne à l’international, mais elle nuit certainement à sa légitimité en matière de droits humains[273]. Cette « marque » canadienne semble être une des raisons qui pousse le Canada à rechercher ce pardon, à travers cette construction de son identité.

Tout de même, Rosemary Nagy affirme l’existence d’un vrai potentiel dans la CVRC en tant que catalyseur de changements sociaux[274]. Elle croit effectivement en la notion de responsabilité sociale, c’est-à-dire que le public désormais informé peut commencer à poser des questions, exiger des réponses et militer pour des changements[275]. Elle ajoute: « [t]he social function of the Commission in this regard is to generate political will to ensure that an injustice is not repeated »[276]. Elle place dans cette population informée la garantie de non-répétition qui est centrale aux CVR. Toutefois, il faut rappeler les critiques qui ont été faites à l’égard du manque de diffusion de la CVRC que Nagy a elle-même évoquée[277]. Il devient difficile dès lors de miser sur cette population pour se porter garante des droits des populations autochtones. Quand même, il faut reconnaître ce potentiel, particulièrement dans le contexte où la fin des travaux de la CVRC en 2015 est encore très récente. Il est donc difficile de mesurer les effets tangibles de la CVRC sur la réconciliation et notamment l’ampleur de cette responsabilité sociale.

Bien que nous ayons fait un constat très dur envers l’apport de la CVRC, il serait ardu d’aller plus loin. Certaines mesures donnent espoir quant au futur de la réconciliation entre les populations autochtones et non-autochtones. En guise d’exemple, le premier ministre Justin Trudeau a annoncé le 16 août 2018 la création d’une Journée nationale en mémoire des pensionnats[278]. La création de cette journée était l’une des recommandations émises par la CVRC. Un autre exemple positif, le Conseil municipal de Victoria en Colombie-Britannique vient tout juste de voter pour le retrait de la statue de Sir John A. Macdonald, premier ministre du Canada au moment de la mise en place du système des pensionnats autochtones[279]. Ce retrait constitue un geste ouvertement en faveur de la réconciliation. Malheureusement, ces mesures sont généralement suivies de geste ouvertement hostile. Par exemple, une députée conservatrice a réagi à cette décision en affirmant que les Canadiens allaient trop loin dans le politically correct et qu’il ne fallait pas juger « nos pères fondateurs sur la base de nos connaissances contemporaines »[280].

Finalement, nous avons constaté l’absence problématique de considération de genre dans les travaux de la CVRC. Pourtant, le genre fut central dans la formation des différences coloniales, comme l’a démontré Andrea Smith[281]. Certaines auteures affirment même qu’aujourd’hui, la « mission civilisatrice » s’est réincarnée sous « l’émancipation des femmes »[282]. Cette dimension genrée est centrale pour les femmes autochtones au Canada alors qu’elles sont trois fois plus à risque de violence que les autres Canadiennes[283]. Devant l’organisation des familles et des collectivités, le gouvernement canadien a finalement mis en place en 2016 une Enquête nationale indépendante sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées pour comprendre les causes de cette statistique aberrante. Nous espérons que cette Enquête nationale viendra combler les vides laissés par la CVRC, du moins en matière de genre.