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À l’orée du xxe siècle apparait en France un nouveau répertoire soliste et de chambre pour la harpe au sein duquel l’inspiration littéraire fantastique occupe une place significative. André Caplet (1878-1925) et Henriette Renié (1875-1956) sont les principales figures de cet intérêt pour l’instrument – qu’il soit chromatique ou à pédales – en lien avec un substrat littéraire fantastique ou merveilleux clairement affiché dans les titres de leurs oeuvres. En témoigne la Légende d’après une des Histoires extraordinaires d’Edgard Poe. Le Masque de la Mort rouge pour harpe chromatique et orchestre de Caplet (1908) que ce dernier retravaillera dans une seconde version demeurée célèbre pour harpe à pédales et quatuor à cordes intitulée Conte fantastique (1923). De son côté, Renié signe trois pièces d’inspiration fantastique ou merveilleuse pour harpe seule (à pédales) : une Légende d’après Les Elfes de Leconte de Lisle (1904), une Danse des lutins (1911) ainsi qu’une Ballade fantastique (1913) d’après la nouvelle Le Coeur révélateur d’Edgar A. Poe.

Parmi ces oeuvres quasi contemporaines et presque toutes inspirées par les textes de Poe et de Leconte de Lisle, celle de Caplet (incluant sa première version pour harpe chromatique) a déjà fait l’objet d’études musicologiques abordant tout particulièrement les questions de ses rapports au texte de Poe (Huvet 2020), de sa genèse et de son style (Luzzati 2020). En revanche, des trois oeuvres de Renié, seule la Légende a donné lieu à des études qui traitent principalement de sa virtuosité (Cho 1995, Haefner 2007). Nous proposons donc d’analyser ces quatre oeuvres pour harpe soliste ou chambriste sous l’angle de leur écriture proprement instrumentale en faisant l’hypothèse que le fantastique est l’élément déclencheur qui pousse leurs auteurs[1] à faire sonner la harpe d’une manière novatrice, renouvelant ainsi et sous un angle singulier l’écriture traditionnelle de l’instrument. L’étude du caractère fantastique des textes qui les ont inspirées, puis de l’écriture instrumentale propre à ces oeuvres permettra ensuite de poser la question de l’existence d’un style fantastique purement instrumental.

Le renouveau de l’écriture pour harpe

La harpe suscite au début du xxe siècle en France une floraison de pièces d’une qualité nouvelle. Certains compositeurs, non-harpistes, s’intéressent à l’instrument en dehors du répertoire de l’orchestre dans lequel il s’épanouit depuis Hector Berlioz. On observe dans ces oeuvres de Claude Debussy, Maurice Ravel ou Gabriel Fauré[2] à la fois la richesse d’inspiration qui est la leur et une écriture idiomatique parfaitement maîtrisée, où chaque arpège « tombe » idéalement sous les doigts de l’instrumentiste. Ces gestes, parfaitement adaptés à la physiologie instrumentale, sont ceux que l’on trouve habituellement dans les oeuvres composées par des harpistes : Alphonse Hasselmans (1845-1912), Albert Zabel (1834-1910), Félix Godefroid (1818-1897) par exemple, dont la plume a principalement servi leur instrument et la mise en valeur de leurs talents de virtuose. Il n’était pas usuel avant les années 1900 de trouver ces gestes idiomatiques associés à la densité compositionnelle d’un Fauré ou d’un Ravel. Peu de compositeurs, hormis Carl Philipp Emmanuel Bach, Wolfgang A. Mozart, François-Adrien Boieldieu, Louis Spohr et quelques autres, s’étaient auparavant intéressés à la harpe sans en jouer eux-mêmes.

Le fait qu’Alphonse Hasselmans ait repris la classe de harpe du Conservatoire de Paris en 1884 n’est probablement pas étranger à la naissance de ces oeuvres, qui doivent également beaucoup à la compétition entre facteurs. Gustave Lyon, de la maison Pleyel, vient d’imaginer un instrument chromatique à cordes croisées pour lequel il fait écrire des oeuvres nouvelles, auxquelles répond Sébastien Érard, moins proactif en ce domaine, car davantage confiant dans son hégémonie sur le marché, par une commande à Ravel (Introduction et Allegro, 1905). Les relations étroites entre compositeurs et harpistes ont probablement favorisé aussi l’éclosion de ce répertoire, Marguerite Hasselmans, pianiste et fille du professeur de harpe du Conservatoire de Paris étant par exemple la muse et confidente de Fauré depuis 1901. L’écriture de son Impromptu (1904) est d’ailleurs si bien adaptée à la gestuelle de la harpe que la paternité de l’oeuvre a été discutée (Swanson 1999, Weidensaul 2000).

Ces pièces, qui ont une importance capitale au sein du répertoire de la harpe, sont cependant relativement anecdotiques dans la trajectoire esthétique de leur compositeur. Le Conte fantastique de Caplet est à ce titre une exception, de même que la Sonate pour flûte, alto et harpe (1916) de Debussy[3]. L’écriture du Conte fantastique[4] de Caplet, dont la première version intitulée Légende[5] est composée pour la harpe chromatique Pleyel, emmène son auteur, comme le répertoire de la harpe, vers des contrées inexplorées. Il est habituel d’attribuer les innovations rencontrées dans les oeuvres composées pour la harpe chromatique à cordes croisées à la facture de l’instrument, qui permet une écriture chromatique plus élaborée que celle possible à la harpe à pédales. L’étude détaillée de ce répertoire ne confirme cependant pas cette hypothèse (Luzzati 2020) : la plupart des pièces composées pour la harpe chromatique, à l’exception de l’Andante et Scherzo (1907) de Florent Schmitt, s’adaptent relativement bien à la harpe à pédales et n’exploitent que très partiellement les possibilités de l’instrument Pleyel.

C’est le cas de la Légende de Caplet, d’après Le Masque de la mort rouge de Poe, qui ne change pas radicalement de visage en devenant Conte fantastique pour harpe à pédales et quatuor à cordes, sous l’impulsion de la harpiste Micheline Kahn qui incite le compositeur à reprendre la partition, afin de la transcrire dans une version qui soit compatible avec la harpe à pédales[6]. Il faut alors chercher ailleurs que dans la relation entre facture et écriture les raisons d’un tel renouvellement[7].

L’oeuvre présente par ailleurs quelques caractéristiques communes avec des pièces pour harpe à pédales composées par une musicienne contemporaine de Caplet et quelque peu hors-normes : Henriette Renié. Enfant prodige, très jeune titulaire du premier prix de harpe du Conservatoire de Paris, elle suit ensuite, de façon inhabituelle pour une jeune femme de son époque, les classes d’harmonie, de fugue, et de composition[8]. Elle commence la composition de son concerto pour harpe alors qu’elle est encore élève dans la classe de Théodore Dubois. Celui-ci soutient cette première grande oeuvre et incite Camille Chevillard, le chef d’orchestre des concerts Lamoureux, à mettre la pièce au programme. La création, le 24 mars 1901, est appréciée, ainsi que le relate la « Revue des grands concerts » du journal Le Ménestrel : on a pu entendre un « concerto pour harpe qui fait valoir toutes les ressources de cet instrument et que son auteur, Mlle Henriette Renié, a interprété avec toute la virtuosité requise[9] ». Renié consacre par la suite plusieurs oeuvres de grande ampleur à l’instrument : une Légende d’après Les Elfes de Leconte de Lisle (éd. 1904), une Danse des lutins (1911), une Ballade fantastique (1913) d’après le Coeur révélateur de Poe et une Pièce symphonique (1913). La thématique « fantastique » qu’elle privilégie volontiers émane des titres comme une évidence. Dès lors, il semble tentant d’établir le lien entre l’inspiration fantastique de Renié et celle de Caplet, dont elle a probablement entendu la création de sa Légende pour harpe chromatique et orchestre en 1909[10], en attribuant à ce « fantastique » l’utilisation d’harmonies chromatiques et de registres inhabituels.

Ballade, légende et conte fantastiques

On pourrait donc émettre l’hypothèse que le fantastique serait le levain qui pousse Renié et Caplet à faire sonner la harpe autrement. Le Masque de la mort rouge (1842), Le Coeur révélateur (1843) de Poe et Les Elfes de Leconte de Lisle (Poèmes barbares, 1862) sont en effet des textes qui relèvent incontestablement de la catégorie littéraire du fantastique. Les trois poèmes sont très différents, mais orchestrent tous une rencontre entre le monde réel et la mort qui survient ou résonne de façon surnaturelle, dont l’interprétation par le lecteur est plurielle. Le fantastique est le lieu d’un doute, d’un malaise, d’une hésitation. Tzvetan Todorov, dans son Introduction à la littérature fantastique, le considère comme le moment d’hésitation entre l’étrange et le merveilleux, un temps d’incertitude (Todorov 1970). Le « fantastique pur[11] » peut n’exister qu’un bref moment, avant qu’il ne s’infléchisse vers un « fantastique merveilleux » ou un « fantastique étrange ». Il peut aussi perdurer : en ce cas, la sensation de mystère et de malaise plonge les protagonistes du récit dans la folie ou le lecteur dans une forme d’angoisse. Louis Vax ([1986]1987) a une vision du fantastique qui se transpose mieux au domaine musical, car il ne considère pas le fantastique comme un genre spécifiquement littéraire, mais comme une catégorie esthétique plus large, au même titre que le tragique, le comique ou l’élégiaque. Le fantastique réside en tous les cas dans l’ambiguïté due à l’expérience de l’interpénétration de deux mondes incompatibles, en l’occurrence le monde naturel et le monde surnaturel. Ce goût pour un « fantastique » déstabilisant se développe dans la littérature du xixe siècle où dominent des principes positivistes ressentis comme réducteurs d’une réalité plus vaste.

Le fantastique du Coeur révélateur correspond relativement bien à la conception de l’instant fantastique de Todorov : le moment d’incertitude de ce coeur battant trop fort dont on ne sait s’il s’agit de celui du meurtrier ou de l’assassiné est fugace et concentre le fantastique qui se dissipe à la résolution de cette question. Le sentiment de mystère y est tout intérieur, conditionné par le psychisme instable du narrateur et non pas par son action. Celui des Elfes et du Masque de la mort rouge s’inscrit en revanche dans un temps plus long et subsiste à la fin du récit : nul ne sait de quoi est faite cette redoutable, mais indéfinissable mort rouge, pas davantage qu’il n’est possible de trancher entre interprétation réaliste ou merveilleuse de la mort du fiancé qui se refuse aux elfes[12]. La différence de temporalité est liée au fait que le fantastique est tout intérieur dans Le Coeur révélateur et que l’action en elle-même – le meurtre – est bien réelle, alors que dans Les Elfes et Le Masque, c’est l’action et non pas la psyché qui concentre le fantastique : tout le mystère réside dans ce qui provoque la mort. Le fantastique des Elfes frise avec le merveilleux, à l’opposé de celui du Coeur révélateur, concentré dans l’esprit du narrateur, mais qui frôle le réalisme si on l’observe du point de vue du lecteur, tandis que celui du Masque se tient exactement entre les deux.

Du texte littéraire à l’oeuvre musicale

Aucune des pièces ici considérées ne suit pas à pas le texte littéraire dont elle s’inspire, qui est cependant clairement référencé par les compositeurs. Renié indique sur la page de couverture, très lisiblement, les titres des oeuvres de Poe et Leconte de Lisle dont elle s’empare. Elle fait intégralement copier Les Elfes en page liminaire de sa Légende et cite quatre vers de Poe en tête de la Ballade fantastique :

Vrai ! Je suis nerveux, épouvantablement nerveux,

Je l’ai toujours été ; mais pourquoi prétendez-vous que

Je suis fou... Fou ? Attention ! Et observez avec quelle

Santé, quel calme, je puis vous raconter toute l’histoire.

La manière dont elle figure le texte de Leconte de Lisle dans la Légende est quelque peu plus narrative que ne l’est la relation au texte qui a inspiré la Ballade fantastique. Cette dernière s’enveloppe en effet de l’atmosphère nerveuse et inquiétante du conte de Poe, davantage que de la succession d’événements du récit. Dans la Légende, la structure du récit est conservée non pas en raison de son sens, mais de sa forme poétique, musicale en soi puisqu’elle comprend un refrain de deux vers répétés sept fois, qui encadrent et scandent le poème de Leconte de Lisle :

Couronnés de thym et de marjolaine

Les elfes joyeux dansent sur la plaine. 

Une introduction, qui s’épanouira dans un Meno vivo/Moderato central et conclura la pièce de façon beaucoup plus enlevée, mais sur le même thème, précède le refrain de la Légende de Renié. Si l’on entend les trois premières présentations variées de ce refrain, qui s’enchaînent immédiatement comme un seul et même refrain, la parenté avec le poème de Leconte de Lisle est alors frappante : ce thème, sous la forme de variations virtuoses, reviendra sept fois, comme le refrain dans le poème. La parenté s’arrête cependant là, car le refrain de Renié ne figure pas seulement « les elfes joyeux » qui « dansent sur la plaine ». Il associe à une évocation de la légèreté de ces elfes, par le staccato du premier énoncé du refrain, des éléments qui appartiennent au poème dans son ensemble, assombrissant la danse joyeuse du refrain littéraire par la tessiture grave et l’écriture chromatique. Ce thème, qui constitue la majeure partie de la pièce de Renié, laquelle est relativement dépourvue de « couplets », condense tout à la fois les caractères de la danse, de la chevauchée, des elfes légers et de la terreur fantastique.

Figure 1

Henriette Renié (1904), Légende d’après les Elfes de Leconte de Lisle pour harpe, Paris, L. Rouhier, page 2, 3e système[13].

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Renié annonce ainsi dès la première occurrence de ce thème, qui sera repris et varié tout au long de sa Légende, la couleur de celle-ci et distingue nettement ces elfes des lutins d’une féérie légère et non inquiétante qu’elle a mise en musique dans La Danse des lutins. Cette dernière pièce, plus courte (3 à 4 minutes contre 12 à 13 pour la Légende et la Ballade), est la plus jouée du répertoire de la compositrice et s’inscrit dans une vaste littérature de pièces légères, rapides, où la féérie est le prétexte à un type de vélocité très idiomatique de l’instrument. Renié corse cette vélocité d’une écriture chromatique qui lui est propre sans explorer les graves et l’ampleur quasi orchestrale que l’on entend dans la Ballade ou la Légende.

Figure 2

Henriette Renié (1912), Danse des lutins, Paris, L. Rouhier, page 1, 1er système.

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Si la folie, la nervosité du narrateur et la noirceur de l’intrigue s’emparent de la Ballade de Renié dès ses premières mesures, il n’y a pas de parenté formelle entre le texte et la musique, pas de narration musicale non plus. Quelques éléments peuvent cependant faire référence au poème : un auditeur qui l’aurait lu peut par moments imaginer entendre les battements du coeur ou une porte entrouverte. Ainsi la quinte augmentée est-elle associée à des instants fantastiques, toujours mis en exergue par des gestes spécifiques : jeu près de la table dépourvu de résonances, harmoniques, arpèges elfiques très légers, staccato très détaché, silences suspensifs. Ce moment pourrait être celui où le meurtrier entrouvre la porte comme celui où le rai de lumière éclaire l’oeil qui rend le narrateur fou... mais l’« assez lent, tristamente e espressivo » qui suit écarte immédiatement une idée aussi littérale : la musique est celle d’une ballade ancestrale aux harmonies romantiques, sans lien direct avec la poésie de Poe. C’est la folie du narrateur qui semble intéresser Renié, car elle lui permet les interruptions les plus brusques, les revirements d’écriture les plus inattendus. Elle est un prétexte pour écrire des harmonies qu’elle fait entendre de manière très frontale, qui ne sont pas neuves en elles-mêmes, mais peu familières de l’écriture pour harpe (voir figure 3), et volontairement saisissantes sous la plume de Renié, dont le langage harmonique romantique n’a que peu de choses en commun avec celui de Caplet. Elle débute ainsi par un accord de septième mineure, quinte et tierce diminuées (répété sans la basse, il se transforme en une quinte augmentée) qui occupe les deux premiers systèmes, avec des variations sonores sur les timbres du fantastique : près de la table, harmoniques, et arpèges à l’écriture plus conventionnelle.

Figure 3

Henriette Renié (1912), Ballade fantastique, Paris, Leduc, page 1, 1ers systèmes.

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C’est peut-être chez Caplet que la trame littéraire est la plus présente. Le conte de Poe est condensé par les soins du compositeur en un argument présenté de façon identique dans la partition publiée en 1924 et dans le programme de salle de la création le 18 décembre 1923. Il n’existe pas de trace dans la correspondance de Caplet qui éclaire le choix de ce texte, mais on peut raisonnablement supposer qu’il a, comme Renié, lu le poète américain dans les traductions qu’en réalise Charles Baudelaire, publiées sous le titre Nouvelles histoires extraordinaires en 1857. Il est également probable que Schmitt, grand ami de Caplet depuis leurs séjours à la villa Médicis, lui ait fait entrevoir les possibilités musicales offertes par les textes de Poe. Il n’existe pas de source attestant que Caplet a assisté à la création parisienne du Palais hanté[14] d’après Poe, qui constitue l’un des « envois de Rome » de Schmitt, sous le titre Étude symphonique d’après des sensations diverses (Dratwicki 2005, p. 192). Cependant, à l’époque de la composition de l’oeuvre, Schmitt et Caplet étaient tous deux pensionnaires à la villa Médicis et leur relation amicale chaleureuse peut laisser supposer qu’ils échangeaient largement sur leurs enthousiasmes d’artistes et leurs préoccupations compositionnelles.

Dans son argument, Caplet abrège la nouvelle de Poe, supprime certains éléments symboliques comme la présence récurrente du chiffre sept, amoindrit la portée politique du texte et condense les développements qui ont trait à la personnalité de Prospero. Il reformule aussi certains passages et fait des ajouts pour expliciter davantage le récit et intégrer un moment (la reprise de la fête) pouvant suggérer une partie centrale antérieure, ce qui se retrouve dans la forme en arche (ABCB’A’) de sa composition (Huvet 2020, p. 14-16).

L’argument est présenté avec une mise en page identique dans la partition publiée en 1924 et dans le programme de salle qui accompagne la création le 18 décembre 1923. Il met en valeur, par la typographie, certaines articulations du texte que la musique souligne :

Rôdant autour des proies qu’elle convoite, la Mort horrible et fatale, hante la contrée...
Dans une atmosphère lourde d’angoisse et d’épouvante, c’est, brusque et hideuse, l’apparition du Masque de la Mort rouge, dont le rictus diabolique dénonce la joie rageuse et impitoyable de tout livrer à l’anéantissement.

Comme pour défier le fléau, un jeune Prince et ses amis festoyent [sic] joyeusement dans une abbaye fortifiée dont on a soigneusement muré les issues.
Là, le Prince gratifie ses hôtes d’un bal masqué de la plus insolite magnificence, et son goût fantasque pourvoit aux divertissements de la fête : tableau voluptueux que cette mascarade !

Cependant chaque fois que la voix étrange et profonde d’une très vieille horloge sonne les heures... l’élan des danseurs semble paralysé...
À peine des échos de ce tintement ont-ils fui qu’une hilarité légère et mal contenue circule parmi les hôtes.
La fête reprend alors, mais avec moins d’entrain et comme gênée par le souvenir de ces appels de l’heure ; toutefois, peu à peu, la musique s’anime. Les couples fiévreusement tourbillonnent, lorsque, sur un geste brusque du Prince, les musiciens s’arrêtent...
Dans l’ombre de l’Horloge, où lourdement résonnait minuit, se tenait, immobile, un personnage enveloppé d’un suaire.
Une terreur mortelle s’empara de toute l’assistance.
La Mort rouge était venue comme un voleur de nuit !
Et tous les convives tombèrent convulsivement l’un après l’autre dans les salles de l’orgie inondées d’une rosée sanglante.

Le thème de la mort rouge est énoncé dès les premières mesures de l’oeuvre, sans pour autant dominer cette dernière comme le font les thèmes de Renié, dont la variation constitue la trame essentielle du discours. En revanche, il donne le ton comme le font ceux de la Balladefantastique et de la Légende : registre très grave, chromatismes et quartes diminuées.

Figure 4

André Caplet (1924), Conte fantastique d’après une des Histoires extraordinaires d’Ellen Edgar Poë. « Le masque de la mort rouge », pour harpe et quatuor à cordes, Paris, Durand, page 1, 1ers systèmes.

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On suit aisément certains éléments de la narration, qui donnent forme à la pièce : le bal, les coups de l’horloge, l’hilarité légère et mal contenue, la fête qui reprend avec moins d’assurance et le retour de l’horloge sont des moments structurants que l’auditeur ne peut manquer. Si l’utilisation des timbres est plus développée dans la partition de 1924 que dans celle de 1909 (Luzzati 2020), les moments clés du texte de Poe, tel qu’il a été condensé et retravaillé par Caplet, sont mis en musique de façon presque similaire dans les deux versions. Ils sont à l’origine des pages les plus novatrices, étonnantes et fortes de cette oeuvre de Caplet qui, au contact de l’univers fantastique de Poe, a déployé d’innovantes ressources compositionnelles.

Ancrer l’oeuvre dans le réel

Les onze puis douze coups de l’horloge sont, dans la Légende de Caplet, l’élément déterminant qui inscrit l’oeuvre dans la catégorie esthétique du fantastique. Il s’agit en effet du procédé musical le plus simple et efficace pour poser un cadre réel, lequel n’est pas neuf, la harpe ayant déjà sonné les douze coups de minuit dans la Danse macabre de Saint-Saëns (1875), par exemple. Mais c’est surtout dans les opéras romantiques que la thématique fantastique s’est largement déployée au xixe siècle et on ne compte pas ceux dans lesquels les fatidiques douze coups viennent affirmer l’existence d’une temporalité, d’une réalité et du coeur de la nuit : Der Freischütz (1821) de Carl Maria von Weber, Der Vampyr (1828) de Heinrich Marschner ou encore Robert le diable (1831) de Giacomo Meyerbeer, pour ne citer que les plus anciens et les plus fameux (Brittan 2021).

Chez Caplet, c’est la harpe seule, sans orchestre ni quatuor, qui fait sonner onze heures puis minuit, comme un glas, dans l’extrême grave, sur un accord répété, éclaté et à nu. Ces coups constituent le point de bascule de la pièce : avant eux, l’écriture est raisonnablement discontinue ; après eux, la fête se délite sur des intervalles, des timbres et des juxtapositions abruptes qui renouent avec l’atmosphère morbide de l’introduction. Ces coups sont à la fois annonciateurs du destin funeste des convives et condition d’existence du fantastique musical : ils viennent ancrer dans le temps, et donc dans le réel, une musique qui évoque le monde surnaturel.

Figure 5

André Caplet (1924), Conte fantastique d’après une des Histoires extraordinaires d’Ellen Edgar Poë. « Le masque de la mort rouge », pour harpe et quatuor à cordes, Paris Durand, partie de harpe à pédales, chiffre 38, p. 24.

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La relation avec le texte étant plus distendue dans les pièces de Renié que dans celle de Caplet, il est plus difficile d’affirmer que tel ou tel élément musical renvoie explicitement à l’univers naturel et réel. Le texte de Poe est pourtant largement pourvu, dans la Ballade, d’éléments qui pourraient être musicalisés : minuit, les battements du coeur, le nombre de nuits. Ce n’est manifestement pas ce qui intéresse la compositrice, qui évoque une atmosphère générale et non pas une conduite narrative. Dans la Légende, il aurait été moins aisé de faire le lien avec une réalité, la seule réalité tangible et musicalisable étant la chevauchée, comme dans Erlkönig de Goethe et Schubert dont la thématique littéraire est on ne peut plus proche. Les battements de coeur de la nouvelle de Poe semblent cependant évoqués par les pédales harmoniques qui rythment la partition dans ce qui s’apparente à un large final, à partir de la page 14. Régulières et Staccato, elles font irruption sous un discours musical qui pourrait être un écho à l’anodine conversation du meurtrier avec les policiers.

Figure 6

Henriette Renié (1912), Ballade fantastique, Paris, Leduc, page 14, 1er système.

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L’effet produit par le la se poursuit sur la pédale harmonique de si bémol, le degré chromatique ascendant augmentant quelque peu la tension créée. La pulsation grave et régulière demeure, mais sur des degrés mobiles, dans une ultime variation très virtuose sur le thème principal, qui peut évoquer le coeur battant et accusateur de la nouvelle de Poe. Ce battement concentre le fantastique de la nouvelle, étant à la fois un élément d’ancrage dans le réel pour nous et l’événement surnaturel du texte pour le narrateur : le meurtrier, halluciné, entend si fort le coeur du vieillard, mort ou vif, en lieu et place du sien qui s’emballe à cette idée.

Un fantastique instrumental ?

C’est la référence à certains éléments du texte, notamment ceux qui peuvent musicalement faire référence au monde réel, qui permet que la musique relève de la catégorie esthétique du fantastique. En effet, si elle a la capacité d’emporter l’auditeur dans un univers surnaturel, sombre ou léger, par ses capacités référentielles propres, elle ne peut s’inscrire dans le réel sans être tributaire d’une source littéraire. La possibilité pour la musique de faire référence à des éléments extramusicaux n’est pas d’absolue, mais contingente et dépendante de la sédimentation du répertoire, dont ressortent certains topoï prégnants : chevauchée, féérie, déploration ou mondes aquatiques. Christian Accaoui développe en ce sens les notions d’analogie et d’iconisme musical, soulignant que « l’imitation musicale dépend de présupposés culturels généraux, extramusicaux, concernant le langage, la perception, la conception du monde » (Accaoui 2020, p. 301). Raymond Monelle (2016) nomme « topiques » ces codes musicaux, sociaux et littéraires qui permettent à l’auditeur d’associer un élément du monde à un geste musical ou une idée à un enchaînement sonore particulier.

La musique instrumentale peut donc, en raison des références musicales préexistantes nombreuses en 1900, exprimer le surnaturel ou les mondes magiques, dont l’expression musicale est largement représentée dans les opéras et poèmes symphoniques du xixe siècle qui font partie de l’horizon d’attente de l’auditeur. L’harmonie, les registres et les timbres sont les principaux éléments qui orientent vers ce type d’interprétation. Caplet et Renié font un large usage des registres extrêmes et des effets qu’ils produisent : le vivo (p. 6-7) de la Légende dans l’aigu, léger, rapide, chromatique, est parfaitement représentatif d’une écriture « elfique » que l’on trouve dans nombre de pièces de harpe aux titres féériques, par exemple dans les oeuvres du harpiste Albert Zabel. L’extrême grave, qui renvoie au sombre et au tragique depuis plusieurs siècles, est privilégié dans nombre de passages de la Légende ou dans le thème du Conte fantastique. Bien que son utilisation soit ordinaire pour d’autres instruments, par exemple au piano, il n’est en revanche pas habituel à la harpe, surtout présenté de manière dénudée comme dans le motif de Caplet (voir figure 4). Spécifique à ces pièces, on ne le rencontre pas dans celles de Debussy, Ravel, Pierné ou Fauré qui sont contemporaines.

L’écriture presque orchestrale de Renié est aussi une spécificité sans précédent, sauf peut-être dans certaines oeuvres de Franz Poenitz, dont une Nordische Ballade, op. 33 (1892) au titre évoquant lui aussi les mondes fantastiques. Les commentateurs de son temps sont régulièrement surpris par l’écriture de Renié qu’ils qualifient de « virile » : ils soulignent par ce terme genré que la densité d’accords fournis et très rapprochés, qui utilisent l’ensemble du spectre de l’instrument, dans une nuance fortissimo, lui donne une puissance inhabituelle.

Figure 7

Henriette Renié (1904), Légende d’après les Elfes de Leconte de Lisle pour harpe, Paris, L. Rouhier, page 13, 2e système.

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La harpe, dans un passage comme celui-ci, vibre et tangue entre les genoux de l’interprète, prise par le mouvement alterné des cordes tendues avec tout le poids du bras et relâchées avec la plus grande énergie possible. Il serait fort tentant d’associer ce type d’écriture à la thématique fantastique. Un rapide regard vers la Pièce symphonique de Renié ou sa première grande oeuvre, le Concerto en do mineur pour harpe dirigé par Chevillard en 1901, invalide cette hypothèse. Dès le premier mouvement du concerto, en effet, se dessine le goût de la compositrice pour une harpe orchestrale, qui fait usage du registre grave beaucoup plus que ses contemporains, ainsi que de larges accords. Les arpèges, très idiomatiques de l’écriture de l’instrument, sont utilisés par Renié pour développer la puissance sonore et non pas pour en souligner un caractère gracile ou éthéré. C’est dans le troisième mouvement, de composition plus tardive, que la parenté entre la technique instrumentale mise en oeuvre et les enchaînements harmoniques des deux oeuvres est frappante. Dans le Concerto et la Pièce symphonique, elle utilise les arpèges pour développer la puissance sonore de l’instrument, qui se fait presque orchestral. La musique de Renié est « fantastique » par la virtuosité puissante qu’elle convoque, comme le sont certaines oeuvres de Franz Liszt[15] pour piano ou de Niccolò Paganini pour violon, qui ont d’ailleurs été représentés comme des êtres surnaturels méphistophéliques. À cette puissance s’ajoute une écriture harmonique riche de chromatismes, appoggiatures chromatiques, que l’on entend dans le thème de la Ballade comme dans nombre de ses variations ou interludes.

Figure 8

Henriette Renié (1912), Ballade fantastique, Paris, Leduc, page 2, 4e système.

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Ce type de chromatisme, en 1913, n’a rien de nouveau en soi. Il l’est en revanche à la harpe à pédales, instrument pour lequel les chromatismes sont employés avec une certaine frilosité, en raison des difficultés d’exécution induites par les demi-tons successifs, réalisés par une utilisation continue du mécanisme des pédales. L’édition de la Ballade, qui fait apparaître les pédales à actionner, montre la fréquence des changements de pédales rendus nécessaires par cette écriture harmonique.

Figure 9

Henriette Renié (1912), Ballade fantastique, Paris, Leduc, page 5, 1er système.

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Les harmonies employées par Caplet dans le Conte fantastique explorent des superpositions et successions de sons qui n’existent pas dans le langage de Renié. Les accords altérés, parfois inclassables, et surtout enchaînés de manière non fonctionnelle et sans repos harmonique, entre les chiffres 27 et 31, sont à cet égard remarquables. Le discours musical est construit par juxtaposition de deux à trois phrases différentes qui s’enchaînent à chaque fois de façon abrupte via trois notes chromatiques du violoncelle, à intervalle de deux mesures environ. Ce moment figure la reprise hésitante, mais animée de la fête, l’hilarité « légère et mal contenue », par des harmonies denses et inhabituelles, qui ne sont qu’esquissées dans le manuscrit de 1908[16] et beaucoup plus développées dans la partition imprimée de 1924[17].

Figure 10

André Caplet (1924), Conte fantastique d’après une des Histoires extraordinaires d’Ellen Edgar Poë. « Le masque de la mort rouge », pour harpe et quatuor à cordes, Paris, Durand, chiffre 28.

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Dans cette seconde version de l’oeuvre, les instruments sont exploités de façon presque expressionniste : pizzicati arrachés du quatuor après les onze coups, coups frappés sur la table de la harpe juste avant les douze coups, intervalles de seconde joués bas dans les cordes de la harpe, très près de la table d’harmonie, à plusieurs reprises. On trouve cet intérêt pour le timbre dans les oeuvres de Renié également, qui en utilise toutes les possibilités dans les moments qui cherchent à faire entendre le surnaturel. Dans la Légende, la pédale de fa au-dessus de laquelle sont suspendus des arpèges de septième diminuée en do dans l’aigu, égrainés, alternant avec le son cristallin des harmoniques, jouent pleinement leur rôle magique, qui se déploie ensuite sur un arpège de septième mineure et quinte diminuée posé sur do, très léger, lequel se conclut sur un son harmonique et une réitération de la pédale de fa.

Figure 11

Henriette Renié (1904), Légende d’après les Elfes de Leconte de Lisle pour harpe, Paris, L. Rouhier, page 5, 4e et 5e systèmes.

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L’autre grand moment surnaturel de la Légende se situe juste avant le Finale et peut probablement être associé au moment où survient la mort étrange : « et de son doigt blanc, elle touche au coeur le guerrier tremblant ». Au-dessus d’une basse résonante de sol bémol, dans l’extrême grave, se trouvent posés des accords de la mineur qui semblent figer le temps, d’autant plus que leur sonorité étrange (près de la table) fait entendre une rupture avec le timbre de ce qui précède et de ce qui suit.

Figure 12

Henriette Renié (1904), Légende d’après les Elfes de Leconte de Lisle pour harpe, Paris, L. Rouhier, page 15, 2e système.

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Le moment fantastique de la Ballade se situe au milieu de celle-ci ; il associe tous les timbres et modes de jeu qui sortent de l’ordinaire à l’accord de quinte augmentée : près de la table, harmoniques, arpèges légers et elfiques, staccato, silences suspensifs... que l’auditeur peut associer à un point de bascule du récit comme celui où le rai de lumière éclaire l’oeil qui fait perdre la raison au narrateur, ou simplement entendre comme un instant suspendu.

Figure 13

Henriette Renié (1912), Ballade fantastique, Paris, Leduc, page 8, 4e-5e systèmes, page 9, 1er système.

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L’existence d’un fantastique purement instrumental semble donc en partie illusoire. Un moment musical faisant référence au « surnaturel » et à la « magie » l’est en revanche, identifié comme tel par l’auditeur en raison d’une accumulation de références : harmonies chromatiques ou non fonctionnelles, ruptures abruptes du discours, timbres et modes de jeu particuliers. L’harmonique associée au jeu près de la table déclenche immédiatement cet imaginaire. En revanche, il n’y a pas de différence possible entre merveilleux maléfique et fantastique sans l’appui d’un texte. C’est le texte littéraire, ou a minima son titre, qui ancre une oeuvre dans le réel, et même si la musique a quelques moyens – ténus – pour faire entendre cette réalité (par les sonneries d’horloge essentiellement), c’est dans sa référence à un texte littéraire qu’on peut la qualifier de fantastique.

La seule forme de « fantastique » spécifiquement instrumental résiderait alors dans un certain rapport à la virtuosité, une forme de virtuosité « démoniaque » que l’on trouve paradoxalement dans les oeuvres de Renié, laquelle n’a jamais joué sur cette image à la différence de Liszt ou Paganini au siècle précédent. La musique de Caplet pour harpe, d’une autre envergure quant au langage harmonique qu’elle invente, sort tout à fait de ce jeu avec la virtuosité, intéressant chez Renié en ce qu’il concourt au développement d’une harpe orchestrale. Cette harpe à la sonorité large n’est pas réservée aux pièces qu’elle a composées sur une thématique fantastique, mais elle en est caractéristique[18]. Ce fantastique instrumental aporétique produit paradoxalement bien une musique et une gestuelle spécifiques ; en poussant à sortir hors des cadres il devient une puissante source de renouvellement de l’écriture.