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« Je vis presque exclusivement dans la pièce que vous connaissez et ne cesse de m’entretenir avec E. A. Poe », écrit Claude Debussy à son éditeur Jacques Durand le 14 août 1909 (Debussy 2005, p. 1205). La chose est évidemment impossible : le compositeur, né en 1862, n’a pas pu rencontrer l’écrivain américain mort en 1849. Il s’agit bien sûr d’un trait d’humour, ici presque absurde, qui ne saurait nous étonner de la part d’un musicien qui excellait dans l’art de la formule et de l’ironie en particulier (Herlin 2017). Ces mots sont dans le même temps très révélateurs. Ils suggèrent d’une part que Debussy, enfermé dans son bureau, devise alors avec un personnage caractéristique de la littérature fantastique en général et de Poe en particulier : le fantôme. La quasi-référence à un spectre de Poe montre d’ailleurs que Debussy mesure bien l’importance de l’auteur américain dans l’imaginaire artistique de son époque – un héritage qui ne cessera de s’enrichir avec le temps (Menegaldo et Dupont 2020). Ces mots indiquent d’autre part que Debussy tente véritablement de dialoguer avec cet écrivain qu’il admire depuis longtemps et dont il retravaille à cette période deux nouvelles pour les mettre en musique. Il s’agit d’abord du Diable dans le beffroi, puis de La chute de la maison Usher, un texte qui allait véritablement le hanter jusqu’à sa mort en 1918.

C’est sans doute parce qu’il ne termina pas ces deux drames que le lien entre Debussy et Poe, et plus généralement entre Debussy et le fantastique, demeurait relativement peu étudié (Lockspeiser 1962, Schaeffner 1962, Nectoux 1997, Lysøe 2020). Il apparaissait donc utile de revenir sur cet aspect de son oeuvre, mais aussi sur le rapport au fantastique chez d’autres compositeurs et compositrices situé·e·s dans l’entourage ou le sillage de Debussy, du xxe au xxie siècle, tant ce mégagenre s’est révélé fécond dans divers domaines musicaux (Lacombe et Picard 2011, Carayol, Castanet et Pistone 2017).

Faisant suite à une journée d’étude tenue à l’Université de Rouen en avril 2022, le présent numéro propose ainsi d’explorer les sources et les particularités dramatiques et musicales de cette inspiration fantastique chez Debussy et chez d’autres figures et oeuvres inexplorées, contemporaines ou plus tardives, et qui ont pour certaines subi son influence.

Littérature du surnaturel maléfique et de la peur (Prince [2008]2015) caractérisée en partie par l’hésitation du·de la lecteur·rice entre le réel étrange et le surnaturel (Todorov 1970), le fantastique littéraire a particulièrement inspiré les compositeurs et les compositrices, notamment au tout début du xxe siècle où l’on observe une floraison d’oeuvres motivées par des textes de ce genre. Les thèmes et les motifs du fantastique ne pouvaient que susciter la créativité de musicien·ne·s cherchant de nouvelles sonorités. Mais cet engouement doit également être corrélé à la puissance expressive de l’art des sons. Art non verbal et non représentatif fondé sur la référence, la musique possède un pouvoir de suggestion qui dépasse les textes ou les images auxquelles elle renvoie directement et qui permet notamment de cultiver le mystère propre au genre fantastique. Pour autant, on ne pourrait affirmer l’existence d’une musique fantastique indépendamment de références extramusicales, et il sera principalement question ici de musique à programme au sens large. On considérera ainsi qu’un titre d’oeuvre est déjà un « programme miniature » (Accaoui 2011, p. 367), mais aussi que la musique au cinéma doit être envisagée dans la continuité de la musique à programme. En suivant une narration extramusicale, la musique de film s’inscrit naturellement dans le prolongement de l’opéra ou du poème symphonique, même s’il faut tenir compte des caractéristiques propres à la musique de film qui s’adapte au format du film en fonction du montage et des divers matériaux de la bande-son (dialogue, bruitage) (Carayol 2012, p. 252).

Il s’agira donc d’observer la manière dont les musicien·ne·s s’emparent de textes et/ou d’images issues de ce vaste domaine qu’est le fantastique et se positionnent face à leur support ou leur source d’inspiration. On s’intéressera également à la manière dont ils produisent, à l’instrument ou à l’orchestre, des effets venant souligner tel ou tel aspect de ces récits poétiques de l’effroi qui ont tant plu à Debussy. Les quatre articles du présent numéro sont consacrés respectivement à Debussy librettiste sur les textes de Poe (François Delécluse), à L’Étude pour le Palais hanté d’Edgar Poe de Florent Schmitt (Cécile Quesney), aux oeuvres pour harpe d’inspiration fantastique d’André Caplet et d’Henriette Renié (Constance Luzzati) et enfin à l’influence de Debussy dans la musique de film fantastique sombre (Cécile Carayol). Le numéro est complété par un entretien avec Denis Herlin présentant ses travaux d’édition et de recherche sur Debussy et révélant plusieurs traits de la personnalité d’un compositeur qui, depuis Pelléas et Mélisande, n’a cessé de nourrir nos imaginaires[1].

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Le dossier thématique de ce numéro est complété par trois contributions libres et une note de terrain. La première contribution, signée par Jeanne Ricard et Hélène Boucher, présente une étude de l’apport de la formation professionnelle en pédagogie Kodály sur le développement des compétences et des stratégies en solfège chez les enseignants et enseignantes de musique. Audrey-Kristel Barbeau revient quant à elle sur une étude pilote menée à Montréal en juillet 2019 auprès de huit musicien·ne·s amateur·rice·s et dont l’objectif était d’évaluer les effets de la pratique musicale sur les niveaux de stress et les variations du système immunitaire. À la suite de cette deuxième contribution libre, un article de Carlos Tinoco, Caroline Traube et Christine Guptill explore les ressources en matière de santé et de bien-être des musicien·ne·s offertes au sein des programmes de musique postsecondaires canadiens. Enfin, la note de terrain de Kamille Gagné constitue un nouvel épisode de l’anthologie réalisée sous l’égide du projet « Histoire de l’esthétique musicale en France, 1900-1950 ». L’autrice y examine la place du folklore dans la presse musicale française de la première moitié du xxe siècle.

Pour conclure le numéro, une présentation du livre Analyser le langage tonal (2023) de Sylveline Bourion par Jean-Jacques Nattiez permet d’inaugurer la toute nouvelle section « Communications » de la revue. Trois comptes rendus d’ouvrages viennent ensuite compléter le sommaire. Le premier, par Eric Smialek, s’intéresse au premier tome d’un projet de Laurent Cugny se donnant pour objectif, comme le titre du livre l’indique, de Recentrer la musique (2021). Alban Ramaut rend ensuite compte du Berlioz in Time (2022) de Peter Bloom dans lequel le musicologue américain reprend quelques-uns de ses textes antérieurs pour mieux les enrichir. Pour terminer, Mathias Rousselot s’intéresse au collectif codirigé par Laurence Le Diagon-Jacquin et Geneviève Mathon, De Franz Liszt à la musique contemporaine. Musicologie et significations (2023), qui rend hommage à la musicologue Márta Grabócz.