Résumés
Résumé
Cet article s’appuie sur l’analyse d’un opéra créé pour la télévision (Labyrinth, Gian Carlo Menotti, 1963), d’un opéra comprenant un segment en réalité virtuelle et un autre, interactif, diffusé sur YouTube (Orpheus vr et Live from the Underworld, Debi Wong, 2021), afin d’étudier la représentation des corps performants et leur perception qui en découle. Nous tentons de démontrer que les opéras utilisant pleinement les spécificités des médias tels que le montage, la surimpression, la conception 3D et l’immersion peuvent répondre à certaines problématiques soulevées par des critiques et théoricien·ne·s, comme l’impression d’étrangeté face au gros plan, les limitations du cadre et la perte du sentiment de présence.
Mots-clés :
- corps performants,
- médias,
- opéra,
- perception,
- plateformes
Abstract
This article is based on the analysis of an opera created for television (Labyrinth, Gian Carlo Menotti, 1963), an opera including a virtual reality segment, and an interactive opera, streamed on YouTube (Orpheus vr and Live from the Underworld, Debi Wong, 2021); the aim is to study the representation of performing bodies and their resulting perception. I endeavour to demonstrate that operas making full use of media specificities such as editing, overprinting, 3D design, and immersion can respond to certain issues raised by critics and theorists, including the impression of strangeness when confronted with close-ups, the limitations of the frame, and the loss of a sense of presence.
Keywords:
- media,
- opera,
- perception,
- performing bodies,
- platforms
Corps de l’article
La littérature qui compare des expériences d’opéra sur scène avec d’autres expériences opératiques fondées sur des médias tels que le cinéma ou la télévision est très dense et mitigée. Certain·e·s théoricien·ne·s et critiques voient l’apport de ces médias comme une dénaturation de l’opéra (Mason 1964) tandis que d’autres considèrent leur emploi comme un moyen de créer et de diffuser cet art autrement que ce qui se fait sur scène (Cachopo 2014). Peu importe le camp choisi, il semble toutefois difficile pour la critique de ne pas comparer la création opératique dite « traditionnelle » à celle qui innove sur le plan des techniques, en particulier en ce qui a trait à la perception du corps performant qu’a le public, sur scène comme à l’écran. Chez les auteur·rice·s qui pratiquent cette démarche comparative, plusieurs arguments se positionnent en faveur de l’opéra traditionnel, tels qu’une impression d’étrangeté face aux visages en gros plans (Donington 1988, p. 281), un sentiment de claustrophobie engendré par la limitation du cadre (Barnes 2003, p. 44-45) et surtout une perte de la performance en direct (Abel 1996).
Au regard de ces réflexions théoriques, cet article démontrera que les opéras qui s’appuient sur la télévision et le cinéma permettent une autre forme d’appréciation de cet art à leur public. L’expérimentation par le public d’opéras créés avec et pour d’autres médias passe notamment par la modification de la captation des corps performants et par une redéfinition de la notion de performance en direct. La création opératique et les technologies fusionnent pour créer un opéra d’un genre nouveau qui tente d’accorder une place aussi importante à l’image, et notamment à la présence des performeur·euse·s, qu’à la musique. De l’idéation jusqu’à la diffusion de l’oeuvre, les spécificités des médias sur lesquels s’appuie l’opéra influencent la perception du public sur la performance et l’invitent par conséquent à l’appréhender autrement.
Cet article s’attardera à l’étude de deux oeuvres : l’opéra Labyrinth, de Gian Carlo Menotti, créé pour la télévision et diffusé en 1963 sur la chaîne nbc, et le projet d’opéra en réalité virtuelle de la compagnie re:Naissance Opera, Orpheus vr, constitué d’un premier prototype (2021) ainsi que d’un opéra complémentaire interactif, Live from the Underworld, diffusé en simultané sur YouTube entre 2021 et 2022[1]. Ces opéras montrent qu’avec le développement de la télévision dans les années 1960 et celui de la réalité virtuelle dans les années 2020, la création opératique s’approprie les caractéristiques de ces médias pour proposer des oeuvres qui ne pourraient être reproduites sur scène. À l’aide de la littérature théorisant la représentation du corps performant au cinéma, il s’agira, dans un premier temps, d’étudier comment le corps est respectivement perçu à la télévision et dans la réalité virtuelle dans les deux oeuvres. Dans un second temps, nous interrogerons la notion de performance en direct et son influence sur la perception des corps au sein de ces deux oeuvres où l’opéra troque la scène pour l’écran.
Du grand opéra pour le petit écran
Avant de considérer la perception du corps de l’acteur·rice d’opéra à l’écran, il faut d’abord déterminer le type de mise à l’écran de l’opéra auquel nous nous intéressons. André Gaudreault distingue deux types d’opéra adaptés à l’écran : « l’opéra filmé » et « l’opéra filmique » (Gaudreault 2014, p. 295). Le premier, que le chercheur étudie à partir des retransmissions du Metropolitan Opera de New York et qui ne s’applique selon lui qu’aux retransmissions diffusées exclusivement en cinéma, est le résultat d’un processus d’adaptation de l’opéra sur scène pour l’écran qu’il nomme la « cinématisation ». Ce type d’opéra rejoint le concept de « television opera » étudié par Jennifer Barnes (2003, p. 2), qui s’intéresse à la représentation télévisuelle de l’opéra, bien que la chercheuse ne mentionne pas les captations en maison d’opéra qui se multiplient à l’ère actuelle. Le second type d’opéra, l’opéra filmique, est quant à lui créé pour le médium cinématographique avec les outils qui lui sont propres, comme le jeu avec les échelles de plan ou le montage ; il rejoint pour sa part le concept d’« opera for television » (ibid., p. 2), proposé par Barnes à la suite de Jack Bornoff, selon lequel une telle oeuvre ne saurait être adaptée sur scène. Il s’agit, dans le cadre du présent article, d’étudier la perception des corps au sein de ce genre d’opéras filmiques ou d’opéras pour la télévision, afin de montrer en quoi le médium télévisuel joue un rôle spécifique dans la perception des corps.
Pour les chaînes de télévision, l’enjeu est de recruter des créateur·rice·s et des projets qui mettent de l’avant les outils offerts par ce médium. Barnes énumère ainsi les critères de sélection les plus communs de la chaine américaine Channel 4 et de sa « commissioning editor of music », Avril MacRory :
Rather than approaching a particular composer, Channel 4 invited production companies or composers to nominate themselves. The criteria were simple but exacting: the opera should be 51’45” in length, including opening titles and credits. Each opera should be constructed in such a way as to accommodate one commercial break in the middle of the programme. There should be no chorus. Most importantly, the opera was to be entirely dependent on television techniques. MacRory wanted the operas to break free from the lineage of the traditional opera. In fact, music was not, at this stage, particularly significant. The assessment of each project was determined by the story line and the visual concept.
ibid., p. 82
Ces critères de sélection, qui, en insistant sur la qualité visuelle des projets plus que sur leur composition musicale, confirment la thèse de Michel Chion (2017) selon laquelle le son et l’image ne sont jamais traités de manière égale, l’un étant toujours présent pour soutenir l’autre, et peuvent étonner dans le cas de productions se voulant avant tout opératiques. C’est pourtant dans ce contexte que Gian Carlo Menotti compose Labyrinth (1963) pour la chaîne nbc aux États-Unis.
Labyrinth est une « énigme opératique » (« operatic riddle », selon les mots de son compositeur dans l’introduction télévisée de la première diffusion de Labyrinth) qui relate, en trois actes, l’histoire de deux jeunes marié·e·s voulant passer leurs noces dans un hôtel. Arrivé dans le couloir de ce lieu labyrinthique, le couple se rend compte qu’il a perdu la clé de sa chambre et ne parvient pas à se souvenir de son numéro. Il cherche le bureau de la réception pour résoudre l’affaire, mais toutes les personnes qu’il rencontre ne font que le désorienter davantage. Les décors sont d’une importance fondamentale pour cet opéra. L’action se déroule entièrement à l’intérieur de l’hôtel, principalement dans un couloir. Cependant, chaque porte ouverte par les marié·e·s donne sur des lieux insolites, comme une verrière fournie de plantes poussiéreuses, une navette spatiale ou un wagon de train.
Labyrinth est un opéra qui utilise les techniques de la télévision afin d’être impossible à mettre en scène en maison d’opéra. Son créateur n’est pas étranger aux nouveaux médias ; il se prête volontiers au jeu de la création pour ces derniers. The Old Maid and the Thief, par exemple, est un opéra qu’il a composé pour la radio en 1939. En 1951, il compose le premier opéra créé pour la télévision, Amahl and the Night Visitors. Bien que ce dernier opéra et Labyrinth soient tous deux créés pour la télévision, ils usent toutefois des spécificités de ce médium différemment. Amahl, d’une part, utilise le médium pour sa possibilité de diffusion en direct : il a en effet été diffusé en même temps que les artistes du nbc Opera Theatre performaient l’opéra sur la scène, au studio 8H du Centre Rockefeller, à New York. D’autre part, Labyrinth, qui a été diffusé en différé, valorise un travail plus abouti au niveau de la postproduction. Dans cet article, nous allons donc étudier ce qui permet la modification de la perception des corps, tant dans la mise en scène que dans la postproduction, au sein de ce dernier opéra conçu pour la télévision.
Dans son ouvrage Television Opera. The Fall of Opera Commissioned for Television, Barnes rapporte le témoignage du chanteur Theodore Uppman, qui a joué dans l’opéra pour la télévision Billy Budd (1951) (Barnes 2003, p. 44-45). Lors du tournage, Uppman se serait senti restreint dans ses mouvements et son jeu à cause du cadre imposé par l’écran. Cependant, l’usage d’outils propres au cinéma et à la télévision, comme le montage et les mouvements de caméra, peut aussi permettre des arrangements spatiaux plus complexes qui offrent la possibilité de réactiver les corps des acteur·rice·s dans le cadre, comme l’illustrent brillamment les plans longs et mobiles de Labyrinth. Les plans longs participent ici au travail de spatialisation des protagonistes : la diégèse avance grâce à leurs interactions et à leur rapport au décor. En observant le nombre total de plans de l’opéra Labyrinth, qui excède légèrement le nombre de 100, et sa durée totale, qui équivaut à trois quarts d’heure, nous obtenons une durée moyenne de plus de 20 secondes par plan, ce qui est plutôt long[2]. Le recours minimal à la coupe des plans, qui découle souvent d’une volonté de scinder le moins possible la performance chantée, permet de travailler le développement des protagonistes et de l’histoire au sein d’un même cadre. Ces évolutions s’opèrent notamment par les nombreux mouvements des personnages et par ceux de la caméra qui les recentre, comme c’est le cas dans le dixième plan de l’opéra télévisuel à l’étude. Celui-ci dure environ 2 min 30 s et montre le personnage de l’espionne qui prend à part le mari pour l’aider dans sa quête. Elle semble agir dans le secret, loin de l’épouse, et s’adresse au mari dans des cadrages très serrés, ce qui permet de révéler son statut d’espionne. Malgré la longueur du plan, l’espionne n’est pas figée dans un cadre immobile. Au contraire, elle marche, court, tourne, s’approche et s’éloigne de l’époux tandis que la caméra la suit dans ses mouvements et effectue un travelling avant sur son visage lorsqu’elle tient l’homme par les épaules. De même, elle se dirige parfois vers le couloir qui est à l’arrière-plan, un mouvement qui est esquissé à plusieurs reprises dans l’oeuvre par les personnages afin d’aller à la rencontre du couple ou de le quitter (extrait vidéo 1) et qui crée un effet de profondeur de champ. Dans cet opéra filmique, la profondeur de champ est ainsi perceptible tant visuellement, par la continuité de certains plans et le mouvement des protagonistes, qu’auditivement, comme en témoigne le troisième plan de l’oeuvre, lorsque les époux tentent de rattraper le groom (bellboy) dans le couloir en l’interpelant d’une voix qui paraît plus lointaine au public, ce qui modifie la perception des corps chez ce même public. En contraste avec une performance sur scène pendant laquelle les chanteur·euse·s sont principalement statiques et visibles d’un point de vue unique, la profondeur de champ autorise une meilleure exploration de l’espace, mais les acteur·rice·s ainsi qu’une plus grande variété de mouvements donnant accès à une nouvelle perspective sur les corps performants.
Extrait vidéo 1 : Gian Carlo Menotti, Labyrinth (1963) ; profondeur de champ avec le Bellboy (00:19:39-00:19:51). Voir la vidéo.
Extrait vidéo 2 : Gian Carlo Menotti, Labyrinth (1963) ; gros plan sur les larmes de l’épouse (00:24:04-00:24:20). Voir la vidéo.
Les acteur·rice·s de Labyrinth en sont aussi les chanteur·euse·s. La chose ne va pas de soi : en effet, dans les opéras créés pour l’écran, les chanteur·euse·s ne savent pas forcément jouer devant la caméra et les acteur·rice·s peuvent ne pas avoir reçu de formation en chant d’opéra[3]. Ceci peut être expliqué par le fait que dans ce type d’opéras, le physique et la photogénie des personnes qui apparaissent à l’écran doivent correspondre plus rigoureusement aux personnages développés, car ils sont vus avec tellement de précision par le public que le moindre défaut peut suffire à créer une distanciation entre l’oeuvre et lui (Gaudreault et Marion 2019). Un autre procédé technique propre au médium télévisuel participe ainsi à la modification de la perception des corps lors de l’écoute des opéras filmiques : il s’agit du gros plan, qui est souvent critiqué pour la mise en scène d’opéras au cinéma (ibid., p. 58-71), mais qui est adapté au médium télévisuel selon Barnes (2003, p. 21-22). En effet, le passage de l’opéra scénique à celui écranique marque la transition d’un art de la distance à un art de la proximité ; aussi dans Labyrinth observons-nous de nombreux plans épaules et gros plans sur les visages. Le gros plan permet de transmettre les émotions, il met l’accent sur le drame et l’émotion vécue par le personnage (Epstein 1921, p. 103-105), comme la tristesse de l’épouse lorsqu’elle se trouve seule dans le couloir, qui est rendue visible par un long travelling avant jusqu’à son visage où des larmes coulent et audible par son chant (voir extrait vidéo 2). La transition en fondu enchaîné avec le plan suivant montre ensuite le visage de l’époux, qui est pour sa part décontenancé par un vieillard qui s’est apparemment assoupi pendant une partie d’échecs. Cette superposition des visages révèle le contraste des émotions de chacun·e face aux problèmes que rencontrent séparément le mari et la femme. Dans un autre registre, lorsque la caméra effectue un rapide travelling avant sur la bouche de la directrice générale (executive manager) pendant qu’elle répond au téléphone et que sa bouche forme le mot « hello », ce gros plan illustre comment le personnage est débordé par son travail : la caméra s’engouffre dans sa bouche ouverte avant qu’une spirale suivie d’un fondu au noir apparaisse (extrait vidéo 3). Le médium télévisuel autorise ainsi un jeu plus minimaliste que celui permis sur scène, puisque, dans une maison d’opéra, les gestes des chanteur·euse·s sont exagérés pour être vus par l’ensemble du public présent dans la salle.
Extrait vidéo 3 : Gian Carlo Menotti, Labyrinth (1963) ; gros plan sur la bouche de la directrice générale (00:29:39-00:29:44). Voir la vidéo.
Extrait vidéo 4 : Gian Carlo Menotti, Labyrinth (1963) ; séquence de la noyade, superposition des plans (00:42:07-00:44:08). Voir la vidéo.
Extrait vidéo 5 : Gian Carlo Menotti, Labyrinth (1963) ; apesanteur dans la chambre de l’astronaute (00:31:50-00:34:19). Voir la vidéo.
Extrait vidéo 6 : Gian Carlo Menotti, Labyrinth (1963) ; l’époux aux ballons (00:44:36-00:45:00). Voir la vidéo.
Enfin, le travail en postproduction de Labyrinth, qui inclut le montage et l’ajout d’effets spéciaux, a lui aussi son rôle à jouer dans la modification de la perception des corps au sein de cet opéra créé pour l’écran. Pour ce qui est du montage, nous l’avons vu, celui-ci est minimal au vu de la longueur des plans de Labyrinth. Toutefois, le rythme de l’oeuvre s’accélère à mesure que l’époux se rapproche de la réception et que l’hôtel dévoile de plus en plus de situations surréalistes. Lorsque le couple se sépare dans les couloirs, un montage alterné nous permet de voir tantôt l’homme tantôt la femme en pleine course effrénée et s’appelant mutuellement en vain. Ensuite, alors que le mari joue innocemment dans un wagon transformé en bassin, il se rappelle la perte de sa femme dans un montage superposé (extrait vidéo 4) : l’eau du wagon est superposée à une tempête en mer où nous revoyons le couple séparé courant dans l’hôtel. Dans cette eau, la femme appelle son époux par le même chant que celui qu’elle chantait dans le couloir avant de se noyer tandis que l’homme parvient à s’accrocher à une planche flottant à la surface. Le montage permet alors de rendre présents les deux personnages principaux malgré leur éloignement dans le temps et l’espace. Par effet de superposition et, auditivement, par leurs chants entremêlés, le public peut faire dialoguer l’état d’âme des protagonistes. Du côté des effets spéciaux, l’oeuvre emploie à deux reprises un fond vert permettant aux corps de ses personnages de défier les lois de la physique auxquelles ils sont censés être soumis. Quand l’époux entre dans la chambre d’un astronaute, qui n’est autre qu’une navette spatiale, les deux personnages sont en apesanteur, comme s’ils étaient réellement dans l’espace (extrait vidéo 5). Cette impression de flottement revient dans la scène qui fait la transition entre la tempête en mer et une salle de bal : l’époux atterrit tout en légèreté dans cette dernière grâce à des ballons qui le font flotter en l’air (extrait vidéo 6). Ces exemples démontrent que la postproduction parvient à créer un espace onirique dans lequel les personnages évoluent, ce qui infirme l’argument de Barnes selon lequel le réalisme de la télévision et la théâtralité de l’opéra seraient nécessairement opposés. Puisque les spécificités du médium télévisuel sont mises à l’avant-plan dans Labyrinth et que celles liées à la création opératique y sont reléguées au second plan, cet opéra peut être étudié à l’aune du concept d’« hypermédialité » développé par Tereza Havelková (2021). Selon la chercheuse, l’opéra « hypermédial » expose son utilisation des médias de telle sorte que le public n’accède pas à l’oeuvre immédiatement, au sens littéral : selon l’emploi qu’elle fait des médias en question, l’audience peut voir l’action qui se déroule sous plusieurs angles, parfois en simultané, ce qui lui permet de participer à la création d’un monde fantastique ayant ses propres principes physiques comme dans l’opéra de Menotti.
Labyrinth, par son usage inédit des procédés techniques propres au cinéma comme à la télévision, propose une vision des corps performants tout à fait originale. Plus récemment, une oeuvre usant d’autres technologies, mais s’inscrivant dans une démarche créatrice similaire a elle aussi vu le jour ; son étude nous permettra d’observer en quoi la présence et la représentation des corps performants en contexte opératique sont des enjeux persistants.
« Be a part of the saga »
La compagnie re:Naissance Opera, à qui l’on doit les oeuvres Orpheus vr (2021) et Live from the Underworld (2021-2022), a pour mandat d’explorer de nouvelles pratiques opératiques avec les moyens technologiques qui sont à notre disposition aujourd’hui. Son équipe créative se questionne notamment sur l’écart observé entre la performance d’opéra traditionnelle et ce qu’elle pourrait devenir grâce à nos outils actuels, comme la réalité virtuelle et Internet[4]. Dans ce dernier contexte, le corps performant est mis en scène par de nouveaux médias qui impliquent un mode de réception différent. Ces nouvelles formes de réception entraînent une variation de l’expérience spectatorielle, laquelle influe nécessairement sur la perception des corps chez les créateur·rice·s et le public. En réalité virtuelle, le ou la spectateur·rice porte un casque qui lui permet d’interagir avec l’oeuvre ; ses mouvements influencent le développement de l’histoire et sa vision de la scène change selon sa position dans l’espace virtuel. Tous ces nouveaux paramètres participent, de la création à la réception, à la modification de la perception des corps performants.
Le projet de re:Naissance Opera est composé de deux oeuvres. Orpheus vr, d’une part, est un opéra interactif en réalité virtuelle au sein duquel le·la spectateur·rice interagit avec l’univers et les personnages pour faire avancer le mythe d’Orphée et d’Eurydice. D’autre part, Live from the Underworld est un opéra d’une introduction et deux parties qui reprend le même design qu’Orpheus vr, mais qui est diffusé en direct sur YouTube. Les spectateur·rice·s, qui assistent à la descente aux Enfers d’Eurydice, y font plusieurs choix qui déterminent la suite de l’histoire. En raison de contraintes logistiques et matérielles, nous n’avons pas pu expérimenter nous-même l’oeuvre en réalité virtuelle. Dans la suite de cet article, les différents aspects de ce projet à deux volets seront ainsi relevés et analysés à partir de textes et de conférences diffusés par re:Naissance Opera. Dans ce contexte, et bien que celle-ci soit fondamentale, nous écarterons donc de notre étude la dimension subjective de la perception des corps en réalité virtuelle[5].
Extrait vidéo 7 : Opera 5 (2020), « OperaCon – Re:Naissance » ; Conrad Sly (directeur artistique) à propos de l’évolution de la conception du personnage d’Eurydice (00:10:25-00:15:19). Voir la vidéo.
Les personnages et l’univers des deux oeuvres de re:Naissance Opera sont réalisés grâce à la conception 3D, une technique largement utilisée dans le domaine du jeu vidéo. La conception 3D a une influence directe sur la représentation des corps performants, puisqu’on ne voit pas les corps des artistes à l’écran, mais plutôt une image de synthèse qui reproduit leurs mouvements. Cette représentation fonde alors une esthétique qui s’éloigne de la réalité et de l’humain et qui se rapproche du caractère mythologique des personnages présentés dans les deux oeuvres. En effet, Orphée est un demi-dieu capable de commander la nature par son chant et sa lyre et Eurydice est une dryade, une nymphe de la forêt. Le motif de la forêt apparaît d’ailleurs dans les différentes étapes de la conception d’Eurydice, notamment dans sa tenue faite d’écorce et sa chevelure rappelant le feuillage d’un saule (extrait vidéo 7), tandis que le pouvoir d’Orphée est symbolisé par les plumes d’oiseaux qui le coiffent et par le vêtement qui renvoie à son instrument. L’emploi de la conception 3D est un moyen technologique qui renouvelle l’esthétique et la matérialité des costumes dans l’opéra, qui ont toujours eu pour fonction de représenter le plus fidèlement possible la nature des personnages mis en scène, car l’ensemble des visuels est créé dans un même design. La conception 3D et le fait qu’il n’y ait pas de caméra pour filmer les personnages et l’environnement permettent en outre de représenter l’impossible de manière plus concrète : pour donner un exemple issu du deuxième épisode de Live from the Underworld, les décors représentant des lieux fantaisistes sont nombreux (l’entrée des Enfers dans la clairière, la rive du Styx, le bateau de Charon et le portail menant à Orphée) et réalisés avec beaucoup de détails pour plonger les personnages dans des environnements marqués par des couleurs, lumières, formes et matières variées. Il aurait été impossible de réaliser avec précision autant de lieux sur scène pour une performance si courte. Dans une maison d’opéra, le public accepte de combler les manques de visuels par son imagination. Alors que David Trippett (2014) et Christopher Morris (2010) constatent que l’opéra mis à l’écran provoque une impression d’étrangeté en raison du décalage entre l’art opératique, qui est rapproché de la fantaisie, et le cinéma, qu’on lie au réalisme, Orpheus vr ouvre ainsi la voie à une possible résolution de cette impression : l’usage de la conception 3D dans l’ensemble de l’oeuvre apporte de la cohérence à la création visuelle du mythe et offre une matérialité nouvelle aux corps des protagonistes.
La capture de mouvement est une autre spécificité de ce projet qui détermine la perception des corps lorsque le public l’expérimente. Si ce procédé est utilisé en audiovisuel depuis l’arrivée du numérique, son emploi permet la fusion des talents de deux artistes en un seul corps dans les deux opéras à l’étude. Les personnages du projet Orpheus sont composés d’une chanteuse pour les expressions faciales et d’une danseuse pour les mouvements du reste du corps. Les deux performeuses sont munies de capteurs pour que leurs mouvements soient attribués aux personnages créés numériquement par les concepteur·rice·s 3D. La performance chantée reste ainsi optimale, car la chanteuse n’a pas à se soucier de son langage corporel. La performance dansée est elle aussi optimale, car l’artiste n’a pas à se soucier de la qualité du chant, primordiale en opéra, lorsqu’elle exécute sa chorégraphie. La fusion des deux corps s’opère en simultané : la chanteuse peut ainsi adapter ses expressions faciales aux mouvements que la danseuse effectue face à elle. Cet usage de la capture de mouvement résout l’un des problèmes soulevés par les critiques et théoricien·ne·s en ce qui a trait aux opéras mis en scène pour le cinéma et la télévision, où l’acteur·rice est souvent différent du·de la chanteur·euse et où l’on recourt régulièrement à la synchronisation des lèvres (lip-sync), c’est-à-dire à un mime effectué sur un chant préenregistré. Alors que, dans ce genre d’opéra, on considère que la performance manque d’authenticité et qu’elle est amoindrie par ces subterfuges (Radigales 2012), dans le projet Orpheus, la technologie en place n’incite pas l’équipe créative à privilégier l’une ou l’autre des performances. Elle permet plutôt de synthétiser dans l’oeuvre les compétences de plusieurs artistes pour un même personnage. Contrairement à la synchronisation des lèvres, où la fausseté de la performance est généralement dissimulée, la démarche entreprise par re:Naissance Opera a en outre été dévoilée au grand public. Lors de l’édition 2022 du festival musical IndieFest, la troisième partie de Live from the Underworld, « Eurydice’s Calling », a en effet été jouée en direct, devant une audience[6]. Celle-ci pouvait voir de part et d’autre de la scène l’équipe technique, légèrement sur le côté, les chanteur·euse·s et, au centre, les danseuses qui occupaient l’espace. Simultanément, la performance « fusionnée », créée au moyen de l’esthétique 3D et qu’on peut observer sur YouTube et en réalité virtuelle, était projetée sur un grand écran au-dessus de la scène. Cette expérience scénique donnait ainsi accès à son processus créateur, car le public pouvait voir l’oeuvre 3D se réaliser instantanément sous ses yeux ; les corps de chair étaient transformés en corps de pixels en direct. Nous pouvons dès lors parler d’une oeuvre « augmentée » : l’exposition de la division des tâches dévoile tous les talents qui ont été mobilisés lors de la création de ce projet opératique et, en unifiant l’opéra, la création numérique et la danse, le projet réactualise la notion d’art total.
À l’instar de Labyrinth, un souci particulier est consacré aux décors dans le projet de re:Naissance Opera. Les enjeux sont toutefois différents dans le projet de réalité virtuelle, puisque ce mode d’expérimentation implique une perception du monde particulière et des personnages qui doivent répondre aux besoins de l’immersion. L’immersion est la pierre angulaire de ce projet de création opératique avec les nouvelles technologies. Comme l’explique Debi Wong, réalisatrice du projet Orpheus et directrice artistique fondatrice de re:Naissance Opera lors d’une journée d’étude à Montréal en 2022, quand nous assistons à une représentation en maison d’opéra, nous avons accès à une immersion auditive (Wong 2022). En passant par la réalité virtuelle, Orpheus vr voulait supplémenter l’immersion auditive d’une immersion visuelle. Dans une telle expérience, le décor est donc le premier point d’accès à l’oeuvre pour le·la spectateur·rice. Il·elle est d’abord transporté·e dans un monde créé de toutes pièces où on l’invite ensuite à s’immerger dans l’histoire. Le·la participant·e peut explorer l’univers à 360° avant d’interagir avec les protagonistes. Lorsque ces dernier·ères sont visibles, une certaine distance est instaurée entre eux·elles et le·la spectateur·rice pour qu’il·elle puisse les regarder de plein pied et pour donner l’impression que les personnages sont sensiblement de la même taille que le public. Avant cela, il n’avait jamais été possible d’être aussi proche des corps performants, ni trop éloignés sur une scène, ni gigantesques à cause d’un gros plan dans une salle de cinéma. Le sentiment de présence des performeur·euse·s provient de ses proportions semblables au public et à sa proximité avec ce dernier dans l’univers virtuel.
Extrait vidéo 8 : re:Naissance Opera, Live from the Underworld (2021-2022), « Eurydice’s Descent » ; champ-contrechamp sur le bateau voguant sur le Styx avec un saut d’axe (00:48:22-00:51:25). Voir la vidéo.
Pour des raisons d’accessibilité, Live from the Underworld fait office de complément à l’oeuvre Orpheus vr tout en étant indépendant de cette dernière. L’exploitation d’une technologie émergente implique en effet un coût élevé ; dans le cas de la réalité virtuelle, les frais associés à l’achat ou à la location de l’équipement nécessaire pour expérimenter le projet peuvent être trop élevés pour le public et ainsi limiter l’accessibilité du projet. Par sa mise en ligne sur YouTube, Live from the Underworld pallie en partie ce défaut tout en conservant certains aspects clés de la réalité virtuelle et de l’expérience immersive qu’elle propose. Par exemple, la distance établie entre les protagonistes et le public (interprété par la caméra) prend forme au moyen d’une échelle de plans de l’ordre du plan d’ensemble et du demi-ensemble. La caméra est en outre généralement fixe, ce qui, en maintenant les personnages à une distance fixe de la caméra, leur accorde une grande liberté de mouvement et permet d’éviter les coupures au montage. Dans la première partie de l’opéra diffusée sur YouTube, nous voyons notamment Eurydice dans un tronc d’arbre qui chante et danse tout en occupant l’espace visible dans le cadre. Le décor, ici, n’est plus relégué à l’arrière-plan : il devient tangible, car il est investi par la dryade. La fixité du cadre est donc contrebalancée par la mobilité des personnages. Certaines transitions entre deux plans évoquent elles aussi la nature immersive de Live from the Underworld. Dans la deuxième partie de l’opéra, lorsqu’Eurydice monte à bord du bateau de Charon pour traverser le Styx, un champ-contrechamp permet de voir la proue et la poupe du navire (extrait vidéo 8). C’est un procédé des plus conventionnels au cinéma pour montrer plus d’éléments que ceux qui peuvent être contenus par le cadre ; toutefois, ici, le public observe un saut d’axe. Celui-ci indique que la caméra enfreint la règle du médium cinématographique, qui recommande de ne pas dépasser un angle de 180° pour effectuer le champ-contrechamp, afin d’accentuer l’effet d’immersion : le saut d’axe témoigne d’une volonté de montrer l’univers de l’histoire comme si le·la spectateur·rice pouvait l’explorer en dehors de toutes conventions cinématographiques, à la manière de l’expérience en réalité virtuelle.
Le slogan du projet Orpheus, « be a part of the saga », s’explique en partie par les procédés d’immersion qui y sont mis en place. Ces procédés, qui exercent une influence directe sur notre perception des corps performants, sont rendus possibles grâce aux nouvelles technologies comme la conception 3D, la capture de mouvement et la réalité virtuelle. Ces outils sont au service de la création opératique tout au long du processus, de la production jusqu’à la diffusion. Le slogan fait aussi écho à l’influence que peut avoir le·la joueur·euse dans l’oeuvre qui, rappelons-le, est interactive. Ce principe d’interactivité rejoint la question de la perception de la performance en direct, dans la mesure où une redéfinition du direct est à faire dans un tel projet.
Vers une reformulation du direct influençant la perception des corps
Bien que l’opéra Labyrinth n’ait pas été diffusé en temps réel, à la manière d’Amahland the Night Visitors, il n’est pas dénué d’un certain rapport avec la notion de « direct », du moins en ce qui concerne sa première diffusion mondiale à la télévision, le 3 mars 1963. Certains aspects de cette diffusion donnent en effet une impression de direct, à commencer par l’introduction de l’oeuvre par Gian Carlo Menotti lui-même, présentée directement après les logos de la nbc et de la nbc Opera Company et avant le générique de début de l’opéra. L’introduction du compositeur comprend sa présentation, une justification de cette introduction, un résumé de l’histoire et une explication des métaphores à l’oeuvre dans l’opéra. Le caractère événementiel de la première diffusion permet ainsi de mettre en scène le compositeur de l’oeuvre et de percevoir son corps, qui reste habituellement invisible, ce qui crée déjà une certaine impression de proximité avec lui. Pendant son discours, que nous pourrions qualifier de « performance », Menotti renforce cette proximité avec le public, et ce, malgré le fait que l’enregistrement de son introduction ait probablement été en décalage avec sa diffusion et que l’effet de présence conféré par le médium télévisuel soit fondamentalement illusoire. En effet, il s’adresse directement à l’audience et la fait entrer dans la confidence en révélant que cette introduction est une idée du producteur de la pièce, qui était dubitatif face à la clarté de l’histoire. Sa connivence avec le public est d’ailleurs exacerbée lorsqu’il emploie une expression telle que « let me cheat a little » (« laissez-moi tricher un peu »), comme elle implique sa participation à la démonstration par l’usage du verbe « laisser » accordé à la deuxième personne du pluriel et par l’interaction avec le compositeur que suppose le pronom « moi » qui en est le complément. L’introduction de Menotti est donc un moyen de capter l’attention du public et de le préparer à la première diffusion de Labyrinth.
Les théoricien·ne·s qui étudient les opéras créés pour la télévision ou le cinéma voient la performance des artistes dans ces oeuvres différemment de celle qu’il·elle·s peuvent offrir dans une maison d’opéra (Cachopo 2014), en ceci que les procédés cinématographiques et télévisuels détourneraient l’attention du public de la performance tandis que sur scène, celle-ci serait concentrée sur les corps performants ici et maintenant. La notion de direct attribuée à l’opéra traditionnel mérite cependant d’être appliquée aussi aux productions opératiques médiatiques, même dans le cas de diffusions en différé comme celle de Labyrinth, puisque celles-ci jouent sur la dimension de la programmation événementielle afin de créer un effet de direct. De la même façon que nous pourrions attendre le programme de la saison à venir d’une maison d’opéra, une compagnie de théâtre ou tout autre spectacle vivant, la nbc promeut son répertoire pour une nouvelle « saison » en mettant l’accent sur ces créations originales comme Labyrinth. La chaîne crée alors une attente pour la diffusion de l’opéra qui est largement couvert par les médias. Dans le cas de cet opéra filmique, l’expérience de visionnement est collective et individuelle à la fois, car délocalisée, puisque les membres du public intéressé·e·s par cette oeuvre vont nécessairement la regarder en même temps, mais chacun·e chez soi. Le visionnement est synchrone du côté du public, il y a un effet de rassemblement autour d’un même programme télévisé, même si l’oeuvre a été enregistrée en amont, de manière asynchrone, et son visionnement est délocalisé de la maison d’opéra à l’espace domestique. Ce paramètre de visionnement en direct participe à la transformation de la perception des corps performants, car le mode de diffusion de l’opéra, la rencontre entre le public et la performance, se voit modifié par la médiation tout en conservant un caractère événementiel proche de l’opéra sur scène.
Ce phénomène s’est reproduit en 2020, quand le département de musique et des arts de la scène du Ventura College, en Californie, a tenté de se réapproprier Labyrinth dans le cadre d’une représentation sur scène, revenant ainsi à une mise en scène et à une diffusion en direct plus classiques. Toutefois, la pandémie du covid-19 a forcé l’annulation de la représentation, ce qui a mené à sa transformation en expérience virtuelle prenant la forme d’un film réalisé alors que chaque étudiant·e était confiné dans leur domicile. Bien que leur projet initial ait cherché à s’éloigner de la production télévisuelle de l’opéra, les étudiant·e·s sont ainsi revenu·e·s en fin de compte vers un format respectant les critères de réalisation d’un opéra hypermédial, pour la télévision, soit l’utilisation de procédés techniques propres à la mise à l’écran. Leur projet final a également conservé la nature événementielle de l’opéra filmique original, ce qui est démontré par la création d’une bande-annonce dévoilant une date de sortie comme pour donner rendez-vous au public sur les réseaux du Ventura College.
Dans une oeuvre comme Orpheus vr, qui a recours à des technologies complètement différentes de celles employées dans Labyrinth, la définition du direct doit être conçue de façon encore plus large. En effet, dans le premier volet du projet en réalité virtuelle, la performance en direct est totalement absente ; ce n’est donc pas cet aspect qui influencera notre perception des corps dans celui-ci. Ce qui nous intéresse, c’est plutôt l’un des procédés employés en production dans ce volet, c’est-à-dire l’enregistrement simultané du corps de la danseuse et des expressions faciales de la chanteuse, qui rend la fusion des corps plus réaliste. Celui-ci, nous l’avons vu, est fait en simultané afin d’obtenir une meilleure synchronisation entre les mouvements du corps de la danseuse et ceux du visage de la chanteuse, lesquels sont liés à la formation du chant dans sa bouche. La performance créée synthétiquement, qui est transmise au·à la joueur·euse à travers le casque de réalité virtuelle, correspond ainsi à une expérience qui se rapproche du direct, dans le sens où l’enregistrement n’est pas morcelé, mais continu et immédiat. Le·la joueur·euse peut en outre explorer et interagir avec les éléments de la fiction au lieu de les observer comme c’est le cas dans l’opéra traditionnel, car cette oeuvre est aussi un jeu vidéo. En effet, le·la participant·e joue le rôle du destin : il·elle peut choisir d’aider Orphée dans sa quête pour récupérer Eurydice d’entre les mort·e·s ou bien il·elle peut l’en empêcher afin de veiller à l’ordre naturel des choses. Sans interactivité, et donc sans certaines prises de décisions en direct, l’oeuvre ne peut donc pas se déployer.
Cette impression de direct réside également dans la composition musicale de l’oeuvre, qui est modifiée selon les choix du·de la joueur·euse. Lors d’une conférence intitulée « OperaCon – re:Naissance » donnée virtuellement le 28 novembre 2020, le compositeur d’Orpheus vr, Brian Topp, explique le rôle de la musique dans l’oeuvre et sa dimension interactive. Comme il le décrit, sa composition musicale vise à faire ressentir au·à la participant·e qu’il·elle influence la musique en même temps qu’il·elle effectue ses choix afin d’influencer le déroulement de l’histoire. Topp souligne que la musique dans Orpheus vr doit être flexible, car elle doit s’adapter au temps variable requis par le·la joueur·euse pour prendre les décisions nécessaires à l’avancement de l’oeuvre. C’est une expérience de création musicale unique en son genre, car une composition s’inscrit généralement de manière stricte dans le temps. Dans l’opéra-jeu vidéo, il existe donc trois types de composition selon le type de temps qui est développé : 1) la musique fixe, qui se déploie comme n’importe quelle composition musicale pendant les performances des personnages qui chantent et dansent ; 2) la musique libre, entendue pendant l’exploration du·de la participant·e dans l’univers et qui dépend du temps que prend l’audience avant de faire un choix ou de rencontrer des personnages ; 3) la musique influencée par les choix du public. La fusion de ces trois façons de penser la composition permet de qualifier la musique d’Orpheus vr de « musique dynamique », car elle change en temps réel (extrait vidéo 9). La musique influencée par les choix du·de la joueur·euse sert aussi à illustrer la moralité de chacune de ses décisions : elle annonce soit le destin tragique pour le couple mythologique, avec une musique de plus en plus sombre, soit la réunification prochaine des amant·e·s, avec des harmonies plus riches. Il s’agit là d’une adaptation en temps réel de la perception auditive, musicale, des personnages.
Extrait vidéo 9 : Opera 5 (2020), « OperaCon – Re:Naissance » ; Brian Topp à propos du concept de musique dynamique (00:37:55-00:38:50). Voir la vidéo.
Orpheus vr est ainsi une oeuvre qui s’expérimente en direct grâce à l’interactivité qu’elle suppose entre le public et le jeu et grâce à sa musique dynamique, qui évolue selon les décisions prises par le·la participant·e. La perception des corps performants y est renouvelée chaque fois que l’oeuvre est expérimentée, puisqu’elle est modifiée par les éléments qui donnent une impression de performance en temps réel. Étant donné que les personnages se meuvent dans l’espace virtuel selon les choix du public et que ces choix peuvent différer d’un·e participant·e à l’autre, chacun·e vit ainsi une expérience singulière selon ses choix en plus de percevoir les corps selon une perspective qui lui est propre. Chaque fois que l’opéra-jeu vidéo démarre, il s’agit donc d’une expérience unique pour chaque individu.
Le volet Live from the Underworld propose lui aussi une expérience de direct singulière qui joue un rôle dans la perception des corps par le public. Son titre est d’ailleurs loin d’être anodin : il instaure les modalités de visionnement pour accéder à l’oeuvre en temps réel grâce au mot « live » pour indiquer que l’histoire d’Eurydice se déroule en direct depuis les Enfers. La dimension « live » (« en direct ») de ce volet ne réside pas dans la performance, qui n’est pas jouée en même temps que les spectateur·rice·s la regardent. Elle se trouve plutôt dans son mode de diffusion. L’oeuvre est un opéra interactif dont les deux premières parties sont disponibles sur YouTube en tout temps. Une première diffusion en direct est néanmoins organisée pour chacune des parties, puis un enregistrement de l’événement et de la messagerie instantanée activée pendant celui-ci sont archivés sur YouTube. C’est donc seulement la première diffusion qui peut être qualifiée d’« interactive » et qui se rapporte à la notion de « direct » selon nous. Lors de cette diffusion initiale, la messagerie instantanée est activée afin que le public puisse réagir en direct à l’oeuvre, interagir avec les autres usager·ère·s de la plateforme, mais aussi interagir avec l’oeuvre lorsque certains choix sont lui sont proposés. Ces choix sont semblables à ceux proposés dans l’expérience en réalité virtuelle Orpheus vr : certain·e·s peuvent choisir de faciliter les retrouvailles d’Orphée et Eurydice tandis que d’autres peuvent tenter de maintenir l’ordre établi et de ne pas faire revenir les mort·e·s comme Eurydice à la vie. Ce qui change, par rapport à Orpheus vr, c’est la façon dont le public peut prendre des décisions, qui est liée au changement de médium. Le visionnement de Live from the Underworld est, en un sens, similaire à celui de Labyrinth, c’est-à-dire collectif, mais chacun·e chez soi. Le·la spectateur·rice fait ainsi un choix sur son écran, mais le choix final qui sera retenu dans la suite du récit sera celui fait par la majorité des spectateur·rice·s. Les décisions retenues exercent une influence immédiate sur l’oeuvre et sur les comportements des personnages, ce qui fait croire au public qu’une réponse en direct est émise par l’oeuvre visionnée, alors que toutes les séquences des choix possibles ont été filmées et conceptualisées en amont de la diffusion. Même s’il ne s’agit pas de « direct » au sens d’une performance non médiée qui se déroulerait en même temps que le public assiste à l’oeuvre, ces exemples montrent que le direct peut exister sous d’autres formes grâce aux nouvelles technologies et techniques de médiation.
La notion de direct importe ainsi grandement à l’expérience spectatorielle des opéras qui utilisent les technologies à l’étude, que ce soit par le caractère événementiel de leur visionnement ou bien par leur dimension interactive, qui inclut le public dans le développement de la création. Elle affecte également de façon déterminante la perception des corps performants chez le public.
Conclusion
Si la création opératique pensée pour de nouveaux médias n’est pas un phénomène récent, les résultats de ce processus tendent à se diversifier à mesure que les outils à disposition se multiplient. L’utilisation de certaines technologies et de certains médias joue ainsi un rôle prépondérant dans notre vision et notre appréhension de la performance des artistes. Dans le cas des deux oeuvres étudiées, les procédés propres aux technologies comme la télévision, la réalité virtuelle et Internet interviennent à plusieurs stades de leur développement, de la conception et de la composition opératique à la diffusion en passant par la production. Pour l’opéra créé pour la télévision Labyrinth, les procédés techniques comme l’échelle de plan, la mise en scène des personnages au sein des décors et les effets spéciaux participent à une redéfinition de la présence qui implique une modification de la figure quasi immobile et peu esthétique sur un grand écran du·de la chanteur·euse sur scène. La conception 3D des personnages et l’application des performances dansées et chantées sur ces derniers dans le projet Orpheus réconcilient la dimension fantaisiste des opéras et le besoin de réalisme lié à leur mise à l’écran. Le passage d’un médium à un autre pour la création d’opéras témoigne de la constance des réflexions liées à la représentation des corps dans le genre opératique. Pourtant, cette transition démontre aussi que de nouvelles réflexions accompagnent les possibilités offertes par les nouveaux médias et les technologies émergentes. C’est le cas de l’immersion du public et de son interaction avec l’oeuvre en réalité virtuelle Orpheus, qui offre la possibilité d’approcher et de percevoir les corps performants d’une manière inédite. Au terme de cette étude de différents opéras « médiatiques », nous pouvons donc être certain·e·s que l’hybridation de l’opéra ne cessera de se renouveler et que les réponses apportées à des réflexions comme celle entourant la perception des corps performants et celle au sujet de la notion de performance en direct seront de plus en plus nombreuses.
Parties annexes
Note biographique
Tara Karmous est professionnelle de recherche au Laboratoire CinéMédias, adjointe à la Chaire de recherche du Canada en études cinématographiques et médiatiques et agente de coordination à la Chaire de recherche du Canada en création d’opéra. Sa maîtrise en cinéma, option recherche-création, achevée à l’hiver 2023, portait sur l’usage de la réalité augmentée et la géolocalisation dans des récits transmédiaux à visée activiste. Elle poursuit sa réflexion artistique en développant La Fin des Paillassons, un projet artistique subventionné réalité augmentée invitant à réviser le discours patriarcal en histoire de l’art.
Notes
-
[1]
La première partie de Live From the Underworld est disponible en ligne, sur Youtube, à partir du lien suivant : https://www.youtube.com/live/HsBnCTFD7VA?si=4Pi_SoWIMJlXbJud&t=420. La seconde partie est elle aussi disponible sur Youtube à partir du lien suivant : https://www.youtube.com/live/CHndV-0qiUs?si=cqyj8105Z9rbdEBQ&t=1790 ; liens consultés le 29 septembre 2023.
-
[2]
Il n’y a pas vraiment de durée moyenne des plans qui fait loi dans la télévision américaine, mais l’usage du multi-caméra sur un plateau de télévision encourageait une alternance régulière des plans.
-
[3]
Cette idée sera plus amplement développée dans l’étude d’Orpheus vr, à la section suivante.
-
[4]
Voir Reallusion 2022, 00:00:50.
-
[5]
L’expérience spectatorielle est grandement influencée par le dispositif de la réalité virtuelle, où le·la spectateur·rice est seul·e dans l’univers virtuel qu’il ou elle explore à la première personne, en coprésence avec des personnages qui ne sont pas dans le même environnement réel. Ces éléments sont pertinents dans le cadre de la présente étude, car ils participent tous au renouvellement de la représentation des corps dans ce médium ; néanmoins, la façon dont ils sont perçus ne peut être exprimée de manière objective, c’est pourquoi nous ne nous y attarderons pas dans l’analyse qui suit.
-
[6]
En date du 29 septembre 2023, la troisième partie de l’opéra, « Eurydice’s Calling », a été performée en direct mais n’a pas été mise en ligne dans son entièreté sur YouTube.
-
[7]
Tous les hyperliens ont été vérifiés le 29 septembre 2023.
Bibliographie[7]
- Abel, Samuel D. (1996), « Opera Through the Media », dans Samuel D. Abel (dir.), Opera in the Flesh. Sexuality in Operatic Performance, Boulder, Westview Press.
- Barnes, Jennifer (2003), Television Opera. The Fall of Opera Commissioned for Television, Martlesham, Boydell Press.
- Cachopo, João Pedro (2014), « Opera’s Screen Metamorphosis. The Survival of a Genre or a Matter of Translation? », The Opera Quarterly, vol. 30, no 4 (automne), p. 315-329, https://doi.org/10.1093/oq/kbu013.
- Chion, Michel (2017), L’audio-vision. Son et image au cinéma, 4e éd., Paris, Armand Colin.
- Donington, Robert (1988), « Close-ups v. Opera », The Musical Times, vol. 129, no 1744 (juin), https://www.jstor.org/stable/i239593.
- Epstein, Jean (1921), Bonjour Cinéma, Paris, Éditions de la Sirène.
- Havelková, Tereza (2021), Opera as Hypermedium. Meaning-making, Immediacy, and the Politics of Perception, Oxford, Oxford University Press.
- Mason, Colin (1964), « Television Opera », Tempo, nouvelle série, no 70 (automne), p. 1, https://www.jstor.org/stable/943931.
- Morris, Christopher (2010), « Digital Diva. Opera on Video », The Opera Quarterly, vol. 26, no 1 (hiver), p. 96-119, https://doi.org/10.1093/oq/kbq002.
- Gaudreault, André (2014), « Quand la captation opératique se fait son cinéma. Du relatif anonymat des “enregistreurs d’opéra” à l’ère de l’agora-télé », dans Pierre-Henry Frangne et Hervé Lacombe (dir.), Musique et enregistrement, Rennes, Presses universitaires de Rennes, p. 283-296.
- Gaudreault, André, et Philippe Marion (2019), « The Sublime Spittle of the Opera Singer », dans Rossella Catanese, Francesca Scotto Lavina et Valentina Valente (dir.), From Sensation to Synaesthesia in Film and New Media, Cambridge, Cambridge Scholars Publishing, p. 58-71.
- Gian Carlo Menotti Archive (2020), « Labyrinth by Gian Carlo Menotti », video YouTube, https://youtu.be/OwnnKGtBYvA?si=fxul-KqNqXLR0sFL.
- Opera 5 (2020), « OperaCon - Re:Naissance », vidéo YouTube, https://www.youtube.com/live/clM5HTEPzY4?si=h2w0rgdO83IMxq1W.
- Radigales, Jaume (2012), « Playback Problems when Filming Opera for the Screen. Two Case Studies », dans Hector J. Pérez (dir.), Opera and Video. Technology and Spectatorship, Bern ; New-York, Peter Lang.
- Reallusion (2022), « Orpheus vr | re:Naissance Opera brings live virtual performance with iClone and motion capture », video YouTube, https://youtu.be/ZEsvzHV9-6w?si=6BjzkIMxMRBzFRRY.
- Renaissance Opera (2022), « Live From The Underworld. Eurydice’s Descent », video YouTube, https://www.youtube.com/live/CHndV-0qiUs?si=msaCeTJQmPkzLSZX.
- Trippett, David (2014), « Facing Digital Realities. Where Media Do Not Mix », Cambridge Opera Journal, vol. 26, no 1, p. 41-64, https://www.jstor.org/stable/24252409.
- Wong, Debi (2022), « L’opéra et la xr. Un survol des projets en cours », communication présentée à la journée d’étude L’opéra et laxr. Démocratisation, innovation, transformation, Centre phi, Montréal, 30 octobre.