Résumés
Mots-clés :
- Gamelan,
- États-Unis,
- Bali,
- université,
- ethnomusicologie
Keywords:
- Gamelan,
- United States,
- Bali,
- university,
- ethnomusicology
Corps de l’article
American Gamelan d’Elizabeth Clendinning aborde la pratique des musiques balinaises aux États-Unis. D’emblée, elle sort le gamelan de son cadre ethnomusicologique classique et incite à reconnaître les implications complexes de sa mondialisation. D’abord un moyen pour mieux comprendre la musique de l’autre, cette pratique est devenue aux États-Unis ainsi qu’ailleurs une fin en soi. Avec maintenant plusieurs décennies de développement international, le gamelan a généré d’innombrables échanges entre l’Indonésie et les communautés artistiques d’outremer. Ainsi, les projets de création et d’éducation qui découlent de ce réseau se situent dans un espace sans positionnement géographique fixe. Clendinning propose d’explorer en détail les implications d’un tel milieu interculturel en ancrant sa recherche sur les gamelans situés au Colorado. Elle fait du musicien balinais I Made Lasmawan le protagoniste de son récit, articulant ses exemples autour d’éléments biographiques. Ce faisant, elle expose les liens durables qui sont créés entre les contextes américains et balinais ainsi que l’influence mutuelle que chaque pôle exerce sur l’autre.
Faisant une lecture tantôt macroscopique et tantôt localisée du phénomène, Clendinning couvre la chronologie des événements historiques expliquant le gamelan aux États-Unis, en examine les retombées et finit par en aborder les multiples enjeux. L’argument plus général englobant ces analyses thématiques est la transformation du rapport entre l’étude du gamelan et l’ethnomusicologie américaine à travers les générations. Au-delà de la bimusicalité initialement promue par l’ethnomusicologue Mantle Hood, le gamelan outremer a donné lieu à des communautés artistiques vivantes affectant profondément la vie de ses agents. Même si le système d’échange facilité par ces communautés est loin d’être égalitaire[1], les retombées qu’il a sur tant d’individus en valent amplement les défis. Méthodologiquement, Clendinning fait usage de la biographie pour faire ressortir ces points. Les anecdotes et histoires personnelles sont ainsi utilisées à profusion, mettant par ailleurs fréquemment l’autrice en scène.
Dans son chapitre introductif (« Interlocking sounds, interlocking communities », p. 1-22), Clendinning souligne l’importance du gamelan indonésien parmi les sous-cultures musicales aux États-Unis. Malgré le faible poids démographique des diasporas indonésiennes, elle estime à environ 150 le nombre de gamelans actifs dans ce pays. Au moins la moitié d’entre eux ferait partie d’un cursus universitaire, les autres suivant un modèle communautaire. Au sein de l’enseignement supérieur, le gamelan prend souvent la forme de world music ensemble, un type de cours pratique ayant émergé à partir des années 1960 par souci de diversification des musiques promues dans les départements de musique. Avec la notion de bimusicalité défendue par Hood, spécialisé en musiques indonésiennes, le gamelan s’est retrouvé « au coeur de ce nouvel ordre consciencieusement diversifié » (p. 3) et est ainsi devenu le world music ensemble par excellence. Clendinning revendique au passage une ethnomusicologie étudiant de près ces ensembles académiques.
Au deuxième chapitre (« Early encounters in bi-musicality », p. 23-46), Clendinning relate les jalons qui ont permis aux États-Unis de se transformer en terrain fertile pour l’apprentissage du gamelan au cours des xixe et xxe siècles. D’abord, elle rend compte de l’Exposition universelle de Chicago en 1893, événement majeur pour la diffusion de la culture javanaise en Amérique. Ensuite, elle mentionne l’entreprise d’Odeon and Beka, compagnie ayant commercialisé des enregistrements de gamelan à Bali dans les années 1920. Échec commercial sur l’île, ces disques sont néanmoins d’une importance capitale pour la carrière de Colin McPhee. Ce dernier dévoue de nombreuses années à l’étude et la documentation des musiques balinaises, s’inspirant de celles-ci dans ses compositions. Pionnier dans l’étude des musiques d’ailleurs sur le terrain, McPhee ouvre la voie à d’autres générations de compositeurs intéressés par le gamelan, tels Henry Cowell, Lou Harrison et John Cage.
Après la Seconde Guerre mondiale, l’Amérique reçoit ses premières tournées d’artistes balinais. De 1952 à 1956, le groupe Gunung Sari du village de Peliatan présente des spectacles dans les plus grandes villes du pays ainsi qu’à la télévision. L’autrice retrace ensuite le parcours de Mantle Hood qui, inspiré par un groupe de gamelan hollandais et par ses études avec Jaap Kunst, ouvre en 1958 un cours pratique sur la musique javanaise, suivi d’un volet sur la musique balinaise l’année suivante. (Clendinning omet de le mentionner dans son livre, mais Mantle Hood avait déjà ouvert un groupe d’étude en musique javanaise à ucla en 1954.) Première initiative de la sorte, ce cours pratique permet l’embauche des virtuoses Hardja Susilo, Cokorda Agung Mas et I Wayan Gandera, tout en systématisant la pratique des musiques non européennes et le world music ensemble. Application concrète de la bimusicalité promue par Hood, le cours de gamelan à ucla marque profondément l’enseignement de la musique aux États-Unis ainsi que l’ethnomusicologie en général.
Dans le troisième chapitre (« From Bali to America. Teachers and transitions », p. 47-64), l’autrice renverse le récit du chapitre précédent. Au lieu de présenter cette histoire par ses agents nord-américains, elle s’attarde plutôt sur la biographie des premiers Indonésiens à avoir enseigné le gamelan aux États-Unis. Elle survole d’abord les changements qui ont affecté la jeune nation indonésienne dans le contexte de la guerre froide. Ceci permet de contextualiser le parcours des divers professeurs balinais ayant eu des carrières internationales. Au lendemain de l’indépendance, de nouvelles institutions telles que les radios nationales et les conservatoires permettent une démocratisation des arts au-delà du mécénat royal et aristocratique longtemps dominant à Java et Bali. C’est dans ce contexte que des musiciens tels Hardja Susilo, ne faisant pas partie d’une lignée artistique héréditaire, peuvent se parfaire en tant que musiciens.
Avec l’arrivée de Suharto au pouvoir en 1966, à la suite de violentes purges anticommunistes, l’enseignement et la diffusion des arts se transforment de manière à restreindre leur potentiel subversif et leurs variations régionales. Ce changement se traduit notamment par une codification des formes artistiques qui peuvent tantôt servir à divertir la population indonésienne, et tantôt être outil de diplomatie culturelle à l’international. Les politiques autoritaires de l’Orde Baru (Nouvel Ordre) représentent également un réalignement de l’Indonésie avec les États-Unis et le Bloc de l’Ouest. Ces relations favorables entre les deux pays permettent notamment l’ouverture de nombreux programmes de subventions privés telles les bourses de la Rockefeller Foundation. Cet organisme permet notamment à I Made Bandem, politicien et diplomate en devenir, d’étudier aux États-Unis dès 1968.
I Made Lasmawan, dont la biographie fait l’objet principal du chapitre, exemplifie une génération de musiciens formés durant l’Orde Baru. Issue d’une famille de musiciens et ayant pratiqué le gamelan depuis son plus jeune âge, Lasmawan s’enrôle au conservatoire de niveau secondaire kokar. Dans cette institution, son éducation est centrée sur l’apprentissage d’un large éventail de genres artistiques. Alors que les crédits académiques sont de plus en plus valorisés pour faire carrière en musique, la standardisation du savoir affecte négativement la valeur accordée aux artistes formés hors des murs institutionnels (seniman alam). En dépit d’une orientation académique, Lasmawan se distingue par une quête continue de savoirs régionaux auprès des seniman alam. Couplée à une décennie d’études à Java, la grande diversité de genres artistiques que Lasmawan apprend à maîtriser lui permet d’atteindre une polyvalence à l’intersection entre les deux traditions de gamelan les mieux connues. À la fin des années 1980, Lasmawan se fait remarquer par l’ethnomusicologue Robert Brown grâce à qui il est embauché à San Diego State University. Ce contrat est le point de départ d’une carrière de plus de trois décennies dans diverses universités de la côte ouest des États-Unis. En plus de faire ressortir ces perspectives indonésiennes sur le développement du gamelan en Amérique du Nord, Clendenning démontre les conditions ayant pu produire des enseignants tels Lasmawan.
Au quatrième chapitre (« Creating and conceptualizing a Balinese American gamelan community », p. 65-85), Clendinning décortique les communautés de gamelan du Colorado. Ce faisant, elle présente différents modèles d’ensembles de gamelan aux États-Unis tout en soulignant la porosité qui existe entre ceux-ci. Le premier de ces ensembles est Tunas Mekar, un groupe auquel les membres participent sur une base volontaire. Cet ensemble n’est pas affilié à une institution, à la différence des gamelans établis au Colorado College et à Denver University qui prennent la forme de cours pratiques. À l’instar de plusieurs autres gamelans de la région, tous ces ensembles ont en commun de recevoir au moins périodiquement l’enseignement de Lasmawan. Le réseau qui s’est ainsi créé entre ces groupes, par le partage de ressources et de musiciens, enrichit l’expérience de chaque ensemble. Pour illustrer ce phénomène, Clendinning introduit la notion d’interdépendance. Par exemple, Gamelan Tunas Mekar acquiert une grande expertise avec ses décennies d’activité, permettant à nombre de ses membres de prêter main-forte aux gamelans institutionnels lorsque ceux-ci sont à court de musiciens. Ce sont pourtant ces institutions qui fournissent à Lasmawan sa principale source de revenus. Sans cette stabilité financière, il ne lui serait pas possible de maintenir une telle présence au sein de Tunas Mekar. En ce sens, chaque type d’ensemble contribue au soutien de l’autre.
Par ailleurs, le maintien d’un gamelan nécessite les efforts continus d’individus qui, souvent titulaires de postes d’enseignement, coordonnent le financement et l’organisation d’un ou plusieurs gamelans. Ils assistent parfois à l’enseignement du répertoire, ou encore gèrent les demandes de visas et le logement des professeurs balinais. Ceci rend compte des différents acteurs qui complémentent la présence d’un professeur comme Lasmawan. Par exemple, ces artistes balinais s’établissent généralement au pays avec leur famille. Ni Ketut Marni, épouse de Lasmawan, a joué un rôle crucial dans l’enseignement de la danse au Colorado en plus de soutenir son mari par l’entremise de tâches variées alors que leurs trois fils assistent Lasmawan à l’enseignement du gamelan. Cet exemple permet à l’autrice de dégager une situation analogue à celle des banjars et seka balinais (associations communautaires), où les activités des hommes sont rendues possibles grâce à l’implication de leurs épouses. Finalement, Clendinning esquisse la grande diversité de contextes et situations qui peuvent caractériser un groupe de gamelan américain. La vitalité de ces ensembles dépend davantage d’un réseau que d’une communauté cloisonnée. Les membres de ce réseau s’investissent souvent dans plus d’un groupe durant leur parcours. Cet espace culturel est ainsi tissé par les actions d’individus clés qui permettent aux groupes de gamelan de survivre et de se développer.
Ensuite, Clendinning analyse plus en détail les dynamiques internes d’un gamelan américain (« Teaching, learning, representing », p. 86-112). Elle se penche d’une part sur les défis liés à l’enseignement, tels le rythme d’apprentissage variable des étudiants et le choix du répertoire. La négociation de ces paramètres génère des contextes d’apprentissage et d’interprétation variables d’une institution à l’autre. Cependant, tant dans les attentes des étudiants que des publics assistant à leurs concerts, le gamelan balinais est parfois perçu comme devant répondre à un devoir de représentation de la culture balinaise. Cette question met à l’épreuve la légitimité des groupes de gamelan américains, lesquels disposent rarement de suffisamment de ressources pour fournir une représentation culturelle adéquate. À l’inverse, une émulation trop poussée d’un ensemble balinais court le risque d’être perçue comme de l’appropriation culturelle.
Toutefois, ces inquiétudes ont peu d’importance pour les professeurs balinais. Leur principale préoccupation est davantage tournée vers le respect d’un style musical particulier. Dans la plupart des cas, les artistes balinais sont heureux de transmettre leur savoir à des étudiants étrangers qui y sont investis. Les méthodes d’enseignement favorisant l’imitation du geste plutôt que la notation et les explications théoriques contrastent avec celles acquises par les étudiants occidentaux dans leur formation musicale. De plus, l’autrice démontre que le gamelan en contexte académique est un safe space pour ses étudiants. Cet environnement neutre leur permet simultanément de faire l’expérience d’un temps et espace détaché de leurs soucis quotidiens, d’expérimenter une incarnation alternative de leur corps par la danse et les costumes et de mieux comprendre leur propre foi à travers des comparaisons avec l’hindouisme balinais. Cette capacité à mieux se connaître à travers la pratique du gamelan rehausse significativement la valeur de cette entreprise, au-delà des compétences strictement musicales et culturelles visées par les plans de cours.
Au chapitre suivant (« Americans learning gamelan in Bali », p. 113-132), Clendinning présente les infrastructures de logement des étudiants séjournant à Bali. Celles-ci prennent la forme de camps de formation en musique et danse, accueillant des dizaines d’étrangers pendant plusieurs semaines. Ces programmes se déroulent au sein d’une communauté balinaise, offrant une expérience immersive qui dépasse l’atteinte d’objectifs musicaux. Cet enrichissement culturel permet de faire l’expérience d’une pédagogie inaccessible dans une université nord-américaine. Notamment, l’apprentissage par l’observation et par l’écoute est beaucoup plus efficace à Bali où plusieurs musiciens peuvent enseigner simultanément. De plus, le fait d’être temporairement membre d’une communauté permet aux participants de transcender leur statut de touriste et de dépasser une relation transactionnelle avec leurs professeurs. Une portion du capital financier obtenu grâce à ces ateliers est réinvestie dans la communauté pour offrir de l’éducation gratuite aux enfants et construire diverses infrastructures, donnant une dimension sociale à l’image des valeurs communautaires balinaises. Ces programmes fonctionnent ainsi dans un espace relativement en retrait du réseau touristique de masse. Ces espaces intermédiaires sont désormais bien intégrés dans l’écosystème international du gamelan et agissent à la fois comme une extension de l’éducation de musiciens étrangers et comme structure bénéficiant aux développements des arts et des communautés balinaises.
Dans le septième chapitre (« Kembali. To return or change », p. 133-153), Clendinning problématise la cultivation d’une carrière internationale en gamelan. D’une part, elle explique que les tournées à Bali sont devenues un pèlerinage pour de nombreux ensembles américains. Un tel voyage avait été accompli pour la première fois en 1985, quand le groupe californien Sekar Jaya avait fait sensation sur l’île. Depuis, se produire en concert en Indonésie est devenu l’aspiration par excellence des gamelans américains. Ensuite, le chapitre se consacre à comparer les réalités de trois générations d’artistes Balinais. Pour ceux de la première génération, tel I Ketut Gedé Asnawa, s’établir aux États-Unis implique une distanciation par rapport à sa communauté d’origine. Jamais totalement intégré dans la société américaine, les retours au bercail d’Asnawa sont à leur tour un choc culturel. De plus, il lui est difficile, ainsi qu’à son épouse, de remplir les obligations communautaires attendues du village durant leurs courtes visites. La qualité de leurs rapports sociaux est également sujette aux jugements que la communauté peut avoir sur leur statut socioéconomique. Ceci met à l’épreuve le maintien des relations avec la communauté, chez qui Asnawa a pourtant toujours une demeure.
Le prototype d’une carrière internationale ayant déjà été modélisé par la génération précédente, les musiciens de gamelan nés par après grandissent dans un climat où les possibilités de travail à l’étranger sont déjà manifestes. Conscients du fort intérêt des Occidentaux pour le gamelan balinais, cette réalité façonne leur développement artistique et leurs choix de carrière. Clendinning donne l’exemple de trois musiciens aux parcours distincts, tous issus du groupe Çudamani de Pengosekan. I Dewa Ketut Alit réussit notamment à se forger une carrière orientée sur la composition, cultivant les résidences de création ponctuelles plutôt qu’en dénichant des contrats d’enseignements prolongés outremer. Après ses études graduées au Canada, I Wayan Sudirana choisit d’enseigner au conservatoire balinais isi Denpasar plutôt que de chercher à s’établir en Amérique du Nord. Dewa Ketut Alit Adnyana, marié à l’ethnomusicologue américaine Sonja Lynn Downing, s’établit aux États-Unis pour y enseigner par l’entremise de la carrière de cette dernière.
Ensuite, la plus jeune génération d’artistes est constituée d’Américano-Balinais, soit les enfants de Balinais établis aux États-Unis. Ceux-ci ayant grandi outremer, leur relation à la langue, la culture et la musique balinaise est foncièrement différente. Clendinning donne l’exemple des deux fils aînés de Lasmawan, lesquels développent tardivement un intérêt pour le gamelan, malgré y avoir été exposés depuis le plus jeune âge. En dépit de ce rapport compliqué avec la culture balinaise, Putu Hiranmayena and Ade Wijaya doivent vivre avec des attentes de représentation de la part du milieu académique américain. Ne se sentant chez eux ni aux États-Unis ni à Bali, ces musiciens négocient leur intérêt pour le gamelan avec une panoplie d’autres intérêts et références culturelles.
Dans le chapitre suivant (« Bimusicality and beyond », p. 154-178), l’autrice dénote les avantages de la pratique du gamelan en éducation tant musicale que générale. D’une part, elle défend que pour les percussionnistes, le gamelan transmet des compétences non accessibles via la formation classique. Notamment, les savoirs corporels, l’apprentissage par imitation et l’importance de la gestuelle peuvent bonifier la pratique des percussionnistes. Clendinning explique toutefois que l’infrastructure académique n’encourage pas par défaut l’interaction entre les world music ensembles et les programmes de percussion. De fait, un nombre marginal de percussionnistes choisissent de suivre les cours de gamelan offerts. Par ailleurs, l’autrice argumente en faveur de la composition pour gamelan. Cette avenue est une occasion d’explorer et de mieux comprendre les instruments. Dans le même ordre d’idées, interpréter une nouvelle oeuvre balinaise explicite la participation des étudiants à une tradition vivante. Clendinning mentionne aussi la difficulté de mettre en place des programmes de gamelan auprès de jeunes enfants, une expérience pourtant riche en transmission de valeurs communautaires tels le respect et le travail d’équipe.
Dans le neuvième chapitre (« Sustainability and the academic world music ensemble », p. 179-200), Clendinning expose les enjeux liés à la durabilité des gamelans aux États-Unis. Elle anticipe ainsi les défis qui mettront à l’épreuve la vitalité de ces ensembles dans le réseau académique lors des prochaines décennies. Notamment, l’influence montante de la valeur marchande en éducation représente une menace potentielle pour l’offre de cours jugée non utilitaire. De plus, les intérêts des universités, davantage orientés sur la diversification des cultures représentées, ne se traduisent que rarement par une réelle valorisation du gamelan ou de son apport expérientiel. Par ailleurs, l’orientation des politiques américaines, désormais moins tournée sur l’Asie du Sud-Est qu’auparavant, amoindrit les ressources accordées aux gamelans. L’autrice s’inquiète aussi de l’accessibilité pour la communauté locale, le gamelan étant généralement convoité par des gens issus de la classe moyenne. Bien que le gamelan ait un grand potentiel d’unification sociale, celui-ci demeure sous-exploité. Clendinning conclut son chapitre en recensant les impacts négatifs de la mondialisation du gamelan, telles les opportunités inégales de mobilité et de carrière entre musiciens balinais et américains.
Finalement, Clendinning termine l’ouvrage de manière atypique (« Cultivating new flowers », p. 201-216). Elle juxtapose deux récits individuels, soit une transcription d’entrevue avec I Dewa Ketut Alit Adnyana ainsi qu’un compte rendu de sa propre expérience avec le gamelan. Le statut d’Adnyana comme immigrant aux diplômes insuffisants pour obtenir un emploi stable contraste avec la carrière privilégiée de l’autrice. Elle présente ainsi deux pôles de l’espace interculturel qui fait l’objet du livre et en souligne à nouveau les défis par le récit plutôt que la théorie. L’incapacité financière d’Adnyana d’acheter un billet d’avion pour visiter sa famille à Bali est parlante des injustices qui persistent au sein du gamelan institutionalisé. En revanche, le parcours de Clendinning illustre les bénéfices tangibles de la pratique du gamelan outremer. En plus de démontrer les retombées du world music ensemble développé à ucla dès 1958, ceci fait valoir l’importance de continuer à développer ces programmes tout en améliorant la situation des enseignants balinais.
Dans son ensemble, l’ouvrage fournit une lecture réflexive sur plus de sept décennies de gamelan et d’ethnomusicologie aux États-Unis. Clendinning en fait une analyse essentiellement sociologique et historique, qui incite à prendre la pratique du gamelan elle-même comme objet de recherche. L’autrice donne peu de détails sur la musique qui est jouée par les ensembles dont elle documente l’activité, mais les situe dans un contexte local et international. À la différence de publications antérieures centrées sur la composition pour gamelan en Amérique du Nord, American Gamelan est une ethnographie de son pendant pédagogique. Cette approche démontre bien le corollaire de l’ethnomusicologie bimusicale, laquelle a propulsé le gamelan dans une boucle de rétroaction internationale. De manière implicite, l’autrice met à l’épreuve l’orientation classique de l’ethnomusicologie du gamelan, laquelle situe habituellement son terrain dans un espace donné de l’archipel indonésien.
En sélectionnant divers exemples tirés du vécu d’enseignants et d’ensembles américains, Clendinning démontre habilement la pluralité des gamelans nord- américains tout en tirant des conclusions générales du phénomène. Le lecteur regrettera toutefois l’absence de figures, tableaux ou annexes qui auraient pu donner des portraits plus étoffés des ensembles et musiciens pris en exemple çà et là dans l’ouvrage. Néanmoins, l’autrice rend très claire l’unicité de chaque gamelan américain, tous produits de circonstances et de ressources particulières. La plupart de ces ensembles se situent quelque part dans un spectre allant de cours universitaire à ensemble communautaire indépendant. Cette réalité permet à Clendinning de faire un parallèle avec le concept balinais de desa, kala, patra voulant que toute chose résulte d’un lieu, d’un temps et d’une situation donnée.
En somme, l’ouvrage est une contribution remarquable dans la mesure où il ouvre la porte à une discussion prenant en compte les situations balinaises et américaines dans leur relation dynamique au lieu de les isoler comme objets distincts. Il semble toutefois qu’avec le titre American Gamelan and the Ethnomusicological Imagination, le lecteur ne retire du livre qu’une dimension étroite de ce thème, limité ici au gamelan balinais. Étant donné l’abondance de gamelans javanais aux États-Unis et les différences majeures entre la vie musicale de Java par rapport à celle de Bali[2], les analyses de Clendinning ne sont pas directement transférables aux ensembles américains oeuvrant dans cette tradition. En ciblant la musique balinaise plutôt que le gamelan en général dans son étude, l’autrice maximise sa propre expertise et évite de se risquer à une analyse trop englobante. Néanmoins, un ouvrage équivalent documentant le gamelan javanais aux États-Unis viendrait complémenter admirablement le travail accompli par Clendinning dans ce livre.
Parties annexes
Note biographique
Laurent Bellemare est un étudiant à la maîtrise en musicologie à la Faculté de Musique de l’Université de Montréal. Actif comme musicien au sein de divers ensembles, il est notamment membre de l’ensemble de musique balinaise Giri Kedaton depuis 2015. Sa spécialisation en traditions musicales de l’Indonésie l’a amené à séjourner dans ce pays lors de l’année académique 2016-2017. Il complète présentement la rédaction d’un mémoire portant sur la naturalisation du gamelan indonésien dans trois villes canadiennes.
Notes
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[1]
De manière générale, la mobilité, les opportunités et les ressources financières sont beaucoup plus accessibles aux Américains qu’aux Balinais. Il est par exemple plus facile pour un Américain de voyager à Bali pour aller s’instruire qu’il l’est pour un Balinais de faire de même aux États-Unis.
-
[2]
Le gamelan est beaucoup moins omniprésent dans la société et l’éducation à Java. Il n’est également pas l’objet de programmes d’étude pour étrangers dans la mesure où il l’est devenu à Bali.