Résumés
Résumé
Après Sex-shop (1972) et Je t’aime moi non plus (1976), la collaboration entre Serge Gainsbourg et le réalisateur-producteur Claude Berri trouve une forme d’aboutissement dans Je vous aime, sorti en salles à l’orée des années 1980. Le film raconte l’histoire d’Alice (Catherine Deneuve), une jeune femme séduisante qui ne parvient pas à s’épanouir dans ses relations amoureuses successives, minées par le quotidien et l’usure du temps. Construit sous la forme d’une succession de flashbacks, le récit s’articule autour de cinq chansons originales écrites et composées par Gainsbourg, qui incarne également le personnage de Simon, figure centrale de l’amant destructeur. Principalement diégétiques – à l’exception d’une version pour piano de « La Fautive », thème central associé au personnage d’Alice –, ces chansons que le spectateur découvre à différents stades d’avancement mettent en évidence la relation au temps, par un jeu de miroir entre la création artistique et les aléas de l’existence. Elles instaurent également une troublante confusion entre fiction et réalité, due notamment au fait que le chanteur, remis en selle un an plus tôt par l’album Aux armes et caetera (1979), apparaît conforme à l’image qu’il véhicule auprès du public, celle d’un créateur génial et provocateur, doté d’un humour cinglant au service d’une misogynie solidement ancrée dans l’air du temps.
Mots-clés :
- Serge Gainsbourg,
- Claude Berri,
- Je vous aime,
- bande-son,
- chanson
Abstract
After Sex-shop (1972) and Je t’aime moi non plus (1976), the collaboration between Serge Gainsbourg and the director-producer Claude Berri reached its culmination in Je vous aime, released at the beginning of the 1980s. This movie tells the story of Alice (Catherine Deneuve), a seductive young woman who fails to thrive in her successive romantic relationships, undermined by daily life and the wear and tear of time. Constructed as a succession of flashbacks, the narrative revolves around five original songs with music and lyrics by Gainsbourg, who also took on the role of Simon, the central figure of the destructive lover. With the exception of a piano version of ‘La Fautive’, a central theme associated with the character of Alice, these songs, which the viewer discovers at different stages of progress, are mainly diegetic and highlight the relationship to time, through a mirror game between artistic creation and the vagaries of existence. They also create an unsettling confusion between fiction and reality, due especially to the fact that the singer, who had gotten back on track a year earlier with the album Aux armes et caetera (1979), appeared true to the image he was conveying to the public, that of a brilliant and provocative creator, endowed with a scathing sense of humour serving a misogyny in tune with the times.
Keywords:
- Serge Gainsbourg,
- Claude Berri,
- Je vous aime,
- soundtrack,
- song
Corps de l’article
Sorti en salles en décembre 1980, Je vous aime marque l’apogée de la collaboration artistique entre Serge Gainsbourg et Claude Berri, après Sex-shop (1972), mis en musique par le premier, et Je t’aime moi non plus (Gainsbourg, 1976), coproduit par le second[1]. Le neuvième long métrage de Berri en tant que réalisateur bénéficie d’une distribution prestigieuse où se côtoient trois des plus grandes stars de l’époque, Catherine Deneuve, Jean-Louis Trintignant et Gérard Depardieu, ainsi qu’un jeune chanteur en vogue, Alain Souchon, qui apparaît pour la première fois au cinéma. Gainsbourg, dont la carrière de chanteur vient d’être relancée par la sortie de son album Aux armes et caetera (1979), se voit confier le rôle d’un musicien cynique et séducteur ayant vécu une relation passionnée et orageuse avec l’héroïne, incarnée par Deneuve, qui constitue l’élément central du récit. Assisté de Jean-Pierre Sabar aux arrangements et à la direction d’orchestre[2], il est également chargé de composer la bande originale, qui comporte cinq chansons (« Je pense queue » et « La Fautive » interprétées par Gainsbourg, « Dieu fumeur de havanes » en duo avec Deneuve, « La p’tite Agathe » et « Papa Nono » interprétées par Depardieu et le groupe Bijou), ainsi qu’une version instrumentale de « La Fautive » ; quelques-uns de ces titres ont connu un certain succès après la sortie du film et figurent désormais en bonne place dans ses compilations.
Dans l’introduction de leur ouvrage collectif consacré à La chanson dans le film français et francophone depuis la Nouvelle Vague, Renaud Lagabrielle et Timo Obergöker évoquent « la forte présence de la chanson dans le cinéma » et rappellent que depuis le premier film français « cent pour cent parlant et chantant », Sous les toits de Paris (René Clair, 1930), jusqu’à l’arrivée de la Nouvelle Vague, « ces étroites relations entre chanson et cinéma ne vont cesser de se développer », avec d’abord un engouement du public pour les films d’opérette mettant en scène des vedettes de l’époque telles que Tino Rossi, Luis Mariano ou Georges Guétary, puis au début des années 1960, pour les films musicaux de Jacques Demy et l’insertion de chansons interprétées par Anna Karina dans les films de Jean-Luc Godard (Une femme est une femme, 1961 ; Pierrot le fou, 1965), par Jeanne Moreau dans Jules et Jim (François Truffaut, 1962) ou par Corinne Marchand dans Cléo de 5 à 7 (Agnès Varda, 1962) (Lagabrielle et Obergöker 2016, p. 8-9).
Ensuite la figure de l’acteur-interprète disparaît des écrans de cinéma, comme le souligne Jérôme Rossi, qui note une « raréfaction progressive de la présence chantée dans les films » depuis les années 1970 (Rossi 2010, p. 64). Phil Powrie pointe également la disparition des films musicaux en France durant la période des Trente glorieuses, qu’il explique par une américanisation croissante de la société, entraînant la désintégration de la notion de communauté culturelle – dont la chanson est emblématique – au sein des représentations filmiques (Powrie 2005, p. 216-217). La chanson française connaîtra ensuite un regain d’intérêt à la fin des années 1990 avec On connaît la chanson (Alain Resnais, 1997) et Jeanne et le garçon formidable (Olivier Ducastel et Jacques Martineau, 1998), qui ouvrent la voie à ce que Renaud Lagabrielle appelle le « film en chanté[3] » (Lagabrielle 2016, p. 489-501), porté notamment par les cinéastes Christophe Honoré et François Ozon, ainsi qu’à une vague de biopics tels que La Môme (Olivier Dahan, 2007), Gainsbourg, vie héroïque (Joann Sfar, 2010) ou Cloclo (Florent Emilio Siri, 2012).
Au moment de sa sortie, en 1980, Je vous aime fait donc figure d’exception dans le paysage cinématographique français, qui a progressivement délaissé le film musical au profit des comédies populaires, des aventures policières et des drames sociaux ou historiques. Néanmoins, ce film apparaît profondément ancré dans son époque et porte un regard dénué de complaisance sur l’émancipation de la femme dans la période post-1968. Le choix d’une forme non linéaire, dans laquelle les différentes temporalités du récit filmique ne cessent de s’emmêler et de se télescoper au gré des souvenirs de l’héroïne, l’intégration de chansons originales aux allures de work-in-progress qui scandent l’écoulement du temps, ainsi que l’effacement de la frontière entre fiction et réalité, savamment entretenu par Berri en s’appuyant sur l’image véhiculée par Gainsbourg auprès du public, aboutissent à un traitement original et innovant de ce qui aurait pu n’être qu’une fable psychologique de plus sur la difficulté d’aimer.
Flashbacks et jalons temporels
Le scénario de Je vous aime est construit autour de l’histoire d’une jeune femme, Alice, qui ne parvient pas à s’épanouir durablement dans ses relations sentimentales, progressivement minées par la vie commune, la banalité du quotidien et l’usure du temps. Au cours du récit, les évocations de moments partagés avec Simon (Serge Gainsbourg), Patrick (Gérard Depardieu), Julien (Jean-Louis Trintignant) et Claude (Alain Souchon) ne cessent de s’entrecroiser à travers une série de flashbacks initiés, pour la plupart, par le personnage féminin. Chacune de ces histoires d’amour successives s’inscrit dans une durée relativement courte – quelques années tout au plus – et s’achève lorsqu’une nouvelle rencontre vient réenchanter le quotidien de l’héroïne, qui apparaît dans l’incapacité de mener une relation à long terme et considère le désamour comme une fatalité.
La question de l’écoulement du temps, qui érode lentement le couple jusqu’à sa désagrégation, se trouve au coeur de ce récit partiellement autobiographique, conçu par Claude Berri comme une forme de thérapie pour surmonter le traumatisme de son récent divorce[4]. Le choix d’une construction non linéaire, bâtie sur des flashbacks qui s’enchaînent au gré des réminiscences d’Alice, témoigne d’une volonté de brouiller les repères chronologiques pour donner une représentation globale, impressionniste et subjective de sa vie amoureuse. Au cours d’une soirée de Noël qui réunit Julien, Patrick et sa nouvelle compagne, Simon et les enfants d’Alice, celle-ci se remémore des instants partagés, des situations agréables ou pénibles, les moments charnières de chaque relation, ainsi que sa rencontre avec Claude, son nouvel amant, pour lequel elle est sur le point de quitter Julien. Précisons que cette réunion familiale s’inscrit elle-même dans le passé, plusieurs mois (ou années ?) avant la séquence d’ouverture du film, qui met en scène la séparation d’Alice et Claude. La seconde partie du récit, également ponctuée par de nombreux flashbacks, dépeint l’évolution de la relation entre ces deux personnages, depuis la période enchantée des débuts jusqu’au constat d’échec qui ramène le spectateur au point initial, la rupture. Au final, la construction même de ce récit en boucle parsemé de multiples incursions dans le passé qui surviennent dans un ordre aléatoire aboutit, d’une certaine façon, à neutraliser le passage du temps.
Au sein de cette narration chaotique, les trois chansons interprétées par Gainsbourg représentent des jalons temporels qui symbolisent les différentes étapes de la relation entre Alice et Simon : « Je pense queue » est associée à leur rencontre, lorsqu’Alice assiste au tournage d’un clip avant d’interviewer le chanteur, qui la provoque ouvertement ; le duo « Dieu fumeur de havanes » correspond à la période de l’épanouissement et de la lune de miel ; enfin, « La Fautive » marque le temps de la rupture et de l’amertume – notons qu’elle est aussi associée à la rencontre avec Patrick, ainsi qu’à la rupture avec Claude, résumant ainsi le destin de la jeune femme qui semble être de virevolter sur un coup de tête d’une histoire d’amour à une autre[5]. Chacune des chansons apparaît à plusieurs reprises au cours du film, à différents stades d’avancement, de sorte que le processus créatif contribue à scander le temps de l’histoire.
Ce procédé narratif est relativement inhabituel au cinéma, où généralement les chansons « symbolisent dans le tissu continu du film quelque chose de fini, de refermé sur soi-même, de passager dans le temps » (Chion 1995, p. 232). Un tel phénomène s’explique par la nature intrinsèque de la chanson, que Stéphane Hirschi définit comme « un art du temps compté », arguant que celle-ci se constitue en tant qu’oeuvre grâce à l’interprétation et à la fixation de cette interprétation par l’enregistrement ; la chanson est donc étroitement liée à la notion de temps, qui s’écoule à la manière d’un compte à rebours :
Si le corps, la voix, le temps – durée et débit – sont désormais incorporés au genre chanson, à ses productions, on a alors affaire à une forme d’expression liée à la durée, et plus précisément à une durée limitée. […] [L]es chansons françaises, à partir du xxe siècle, sous leur forme enregistrée, doivent s’entendre, quels qu’en soient les thèmes, structurellement, comme des métaphores de l’agonie, c’est-à-dire comme le compte à rebours vers la fin qui s’amorce dès le début d’une chanson : elle est en train de finir dès qu’elle commence.
Hirschi 2008, p. 33, c’est l’auteur qui souligne
Dans Je vous aime, le processus de création qui est donné à voir/entendre au spectateur opère comme une déstructuration de la chanson, qui se définit moins par le temps de l’interprétation que par celui de l’élaboration, éclaté et discontinu. Les interventions musicales et/ou chantées qui émaillent le récit apparaissent ainsi comme autant de repères dans une temporalité indistincte et floue, tantôt dilatée, tantôt contractée au gré des remémorations de l’héroïne.
Alice ou « La Fautive »
Par ailleurs, il est généralement admis que l’une des propriétés inhérentes à la chanson est sa capacité à synthétiser de manière concise et percutante une humeur, un sentiment, une situation, etc. Son aptitude à marquer les esprits et à s’ancrer dans la mémoire lui confère un caractère volatile, aisément transportable d’un point à l’autre de la narration en se prêtant aux utilisations les plus variées :
La chanson est cet élément simple et caractéristique, symbole d’un destin enfermé en quelques notes et en quelques mots, qui peut se promener dans tout un film, siffloté, chantonné, entonné avec ou sans paroles, dans l’écran ou depuis la fosse. Elle incarne, au cinéma, le principe même de circulation.
Chion 1995, p. 282
À cet égard, l’exemple le plus intéressant est celui de « La Fautive », dont les trois occurrences diégétiques interviennent dans un ordre strictement chronologique. Après avoir assisté aux prémices de la création – une mélodie rageusement improvisée au piano lors d’une violente scène de dispute entre Alice et Simon (00:27:14-00:27:36) –, on découvre la version instrumentale accompagnée de choeurs qui scandent « la fautive… la fautive… », lors d’une séance d’enregistrement en studio (00:33:15-00:33:50) ; c’est à cette occasion qu’Alice fait la connaissance de Patrick, qui participe à la session en tant que saxophoniste. Puis, quelques minutes avant la fin du film (01:22:06-01:22:51), les paroles accusatrices et revanchardes entonnées par Simon à l’adresse d’Alice sonnent définitivement le glas de leur liaison :
La fautive, c’est toi
Si t’es dans c’merdier, c’est de ta faute à toi
La fautive, c’est toi
Le mal qu’tu m’as fait, tu vas payer pour ça
La fautive, c’est toi
Aujourd’hui tu chiales, mais ne t’en prends qu’à toi
La fautive, c’est toi
Tu m’as possédé, tu m’auras pas deux fois
La fautive, c’est toi
J’te promets, ma p’tite, qu’tu t’en mordras les doigts
La fautive, c’est toi
Fallait pas parler d’amour et caetera
A priori, le texte de cette chanson ne reflète que l’opinion subjective de Simon sur son ex-compagne, mais un autre élément important doit être pris en compte pour en mesurer la véritable portée. Il s’agit de l’utilisation, à plusieurs reprises au cours du récit, d’une version instrumentale de « La Fautive » sur le mode extradiégétique ou métadiégétique. Dans cet arrangement pour piano seul (figure 1), on reconnaît parfaitement la mélodie – à peine modifiée par rapport à la version chantée –, sous-tendue par une basse en croches régulières à la main gauche qui imprime un mouvement ascendant, puis descendant. Une atmosphère mélancolique émane de cette version déclinée sur un tempo plus lent, dont le schéma harmonique diffère légèrement de celui de la version chantée : tandis que celle-ci est bâtie sur une alternance tonique-dominante, dont la banalité est compensée par une orchestration efficace et incisive (figure 2), la version pour piano est enrichie par l’utilisation d’accords du deuxième et du quatrième degré et comporte quelques raffinements d’écriture, tels que l’emploi de chromatismes, d’une pédale de tonique, d’emprunts et de renversements.
Première occurrence musicale du film, cette version intervient dès la fin de la séquence d’ouverture, lorsque la caméra effectue un arrêt sur image sur le visage d’Alice après le départ de Claude. La musique se poursuit pendant le générique, tandis que l’on suit la jeune femme au volant de sa voiture, puis durant un long plan fixe sur une route de campagne menant à une vaste demeure en pierres, devant laquelle elle range son véhicule. Associé d’emblée au personnage d’Alice, ce thème musical réapparaît à l’issue de la scène finale, dans un effet de répétition cyclique qui conforte l’idée d’un leitmotiv caractérisant l’héroïne. Entre ces deux occurrences situées au début et à la fin du récit, le thème instrumental de « La Fautive » resurgit lors de deux courtes séquences presque consécutives dans lesquelles Alice apparaît pensive, rêveuse, tandis que la musique résonne de façon lointaine et réverbérée, sous-mixée par rapport aux sons ambiants (01:17:49-01:18:11 et 01:20:24-01:20:52, extrait vidéo 1). Cette combinaison audiovisuelle suggère que la musique, à ce moment précis, acquiert un statut métadiégétique, c’est-à-dire qu’elle n’a pas d’existence réelle mais qu’elle est imaginée, énoncée par la jeune femme – impression confirmée par le fait que chacune de ces scènes introduit un flashback. « La Fautive » n’est donc pas seulement l’expression du ressentiment et de l’amertume de Simon après la rupture ; ces observations tendent à accréditer l’idée d’une caractérisation objective du personnage d’Alice en tant que « fautive » ou, à tout le moins, d’une intériorisation par ce personnage d’un sentiment de culpabilité qui s’exprime par le biais de réminiscences musicales.
Extrait vidéo 1 : Je vous aime, occurrences métadiégétiques de la version pour piano de « La Fautive », 01:17:49-01:18:11 et 01:20:24-01:20:52 © Pathé.
Cette représentation de la femme moderne et émancipée en tant que responsable de tous les maux – les siens et ceux de son(ses) partenaire(s) –, est loin d’être anecdotique dans le cinéma populaire des années 1970-1980. Au terme d’une décennie (1965-1975) marquée par des avancées considérables dans le domaine de l’égalité entre hommes et femmes[6], on assiste à « une dévalorisation de la représentation de l’émancipation des femmes maintenant ressentie comme inconciliable avec la hantise grandissante de la perte de contrôle des hommes sur la gent féminine » (Le Gras 2005, p. 266). Le choix de Catherine Deneuve pour incarner cette héroïne à la fois amoureuse et indépendante, qui fixe les limites de la relation de couple et refuse de se soumettre au désir des hommes dès lors que la passion s’étiole, s’avère particulièrement judicieux compte tenu de l’image ambivalente véhiculée par l’actrice, aussi bien à travers ses rôles que dans sa vie publique. En effet, si elle représente une forme d’idéal féminin, alliant la beauté plastique, l’élégance, le charme et la vivacité, elle s’est également affirmée comme une figure de l’émancipation et de la libération sexuelle en étant cosignataire du « manifeste des 343[7] ». Aussi crédible dans le rôle d’une bourgeoise perverse et masochiste (Belle de jour, Luis Buñuel, 1967) que dans celui d’une aventurière sans scrupules (La Sirène du Mississipi, François Truffaut, 1969) ou d’une emmerdeuse volubile (Le Sauvage, Jean-Paul Rappeneau, 1975), elle symbolise – à l’écran comme à la ville – la femme moderne qui, sous l’effet du mouvement féministe, s’est affranchie de l’autorité patriarcale et a su conquérir son autonomie ; cependant, sous ses traits – et ceux des personnages qu’elle incarne –, l’évolution de cette femme moderne apparaît comme « de plus en plus incontrôlable et responsable du “mal” qui ronge la société » (Le Gras 2010, p. 168). Reflet de la misogynie ambiante, le cinéma populaire des années 1970-80
s’emploie à rendre les femmes responsables de leur crise d’identité et de leurs insatisfactions personnelles attribuées de façon implicite à leur émancipation. Par son image d’indépendance, sa réussite sociale, Deneuve, femme active, moderne, à la féminité épanouie et star influente, devient la cible/interprète idéale de la résurgence de cette figure misogyne.
Le Gras 2010, p. 175
Dans Je vous aime, Berri place son personnage au centre d’un quatuor masculin qu’elle semble, à première vue, dominer, et sur lequel elle continue de régner par son pouvoir de séduction, même après la séparation (voir notamment la soirée du réveillon ou les scènes de retrouvailles dans sa maison de campagne) ; toutefois, le réalisateur prend soin de la rendre implicitement responsable de ses échecs successifs et de présenter les hommes comme des victimes de son tempérament instable :
En mettant Deneuve au centre d’une romance populaire aux accents de mélodrame, […] Berri insiste sur les conséquences destructrices, autant pour les femmes que pour les hommes, de l’émancipation des femmes. Sans être mauvaise, juste inconstante donc irresponsable, Alice s’apparente à une Salomé des temps modernes qui fait tomber les têtes sur le coup d’un caprice. Elle est d’autant plus énigmatique et menaçante pour les hommes, qu’elle privilégie son identité de femme plus que son rôle de mère. Tour à tour méprisée, adulée et redoutée par ses compagnons, Deneuve endosse de nouveau la malédiction du mythe d’Ève. La femme émancipée, présentée par Berri […], rompt en apparence avec les stéréotypes féminins. Mais elle contribue à légitimer l’ordre masculin qu’elle a mis en péril.
Le Gras 2010, p. 182-183
Dès lors, il apparaît clairement que le rôle de « La Fautive » ne se limite pas à celui d’une simple « chanson d’écran » destinée à camper la misogynie et l’amertume du personnage incarné par Gainsbourg à la suite de sa rupture avec Alice. Les occurrences extra- et métadiégétiques lui confèrent une portée bien supérieure, cristallisant sous une forme subliminale le message central du film, qui s’inscrit pleinement dans le contexte socioculturel de son époque. Cette création originale, déclinée sous plusieurs formes selon le statut et le stade d’avancement, revêt donc un rôle crucial au sein du récit fictionnel ; dans la mesure où elle fait également dialoguer plusieurs temporalités par l’intermédiaire des flashbacks, elle peut s’apparenter à ce que Phil Powrie appelle une « chanson-cristal[8] », définie comme suit :
La chanson-cristal nous propose un croisement critique dans la narration. Ce croisement se fonde dans le temps autant que la psychologie des personnages ; il s’agit d’une cristallisation de ce qui s’est passé et ce qui se passera narrativement et psychologiquement. La chanson-cristal est une plaque tournante, mais qui ne dépend pas de la structure formelle d’un film : elle peut arriver à n’importe quel moment, un film peut en avoir plusieurs, et en outre qu’elles soient seules ou plusieurs, elles peuvent être répétées.
Powrie 2016, p. 76
Lorsqu’elle intervient à plusieurs reprises au cours du récit – comme c’est le cas ici –, la chanson-cristal se distingue du leitmotiv par le fait qu’elle crée une chaîne temporelle autonome, qui participe au rayonnement et à la diffusion des affects :
The leitmotiv attempts to provide continuity as part of the narrative weave, or to use a term common in linguistics, it is diachronic. The crystal-song, on the other hand, is not concerned with continuity but with critical moments of change, whether the song is singular or repeated, moments in which strands of time coalesce; it is synchronic.It creates a warp within the narrative weft, picking moments of time together with affect. […] I contend that the crystal-song is not so much a pause, then, as refracted affect, a knotting together, or warping, whose principle is not the pause but the confluence of centrifugal and centripetal movement.The crystal-song is centrifugal because it brings together moments of time. It is centripetal for the same reason: those moments of time work together as does a crystal to create the intense light of affect; but in the same moment, they refract each other becoming centrifugal as affect is released.
Powrie 2017, p. 238-239
Véritable pivot de la narration, au carrefour du temps et de l’affect, « La Fautive » cristallise non seulement la mécanique du souvenir, en mettant en relation les différentes temporalités du récit et en lui imprimant une dimension nostalgique via la version pour piano, mais également la complexité des relations amoureuses, et plus spécifiquement des rapports entre les hommes et les femmes, à travers le prisme socioculturel des eighties.
Fiction réaliste ou réalité fictive ?
Avant de culminer au box-office dans les années 1980-1990, grâce à ses adaptations d’oeuvres littéraires de Marcel Pagnol, Marcel Aymé ou Émile Zola[9], Claude Berri a longtemps été un fervent adepte du récit autobiographique, ou comportant une part d’autofiction, plus ou moins importante selon les films. Dès son premier long métrage, Le Vieil homme et l’enfant (1967), il s’inspire d’un souvenir de jeunesse pour retracer l’histoire d’un jeune garçon juif nommé Claude Langmann – le véritable nom de Berri –, hébergé sous une fausse identité par un couple de paysans antisémites durant l’Occupation. Les six opus qu’il réalise ensuite, entre 1969 et 1976[10], s’inscrivent également dans une veine autobiographique, mêlant fiction et souvenirs personnels, clairement revendiquée par le fait que le protagoniste s’appelle toujours Claude (parfois Langmann) et qu’il est la plupart du temps incarné par Berri lui-même[11] ; ce sera également le cas dans La Débandade (1999), film crépusculaire et peu apprécié par la critique, dans lequel le réalisateur met en scène les difficultés de la vie de couple après quinze ans de mariage. En outre, Claude Berri a fréquemment recours aux membres de sa famille pour jouer leur propre rôle. Ainsi, dans Le Mâle du siècle, la mère de Claude est interprétée par la propre mère du réalisateur, Betty Langmann, et c’est son fils Julien Rassam qui endosse le rôle de Julien, le fils de Claude ; dans Sex-shop, le protagoniste a deux enfants prénommés Thomas et Julien, ce dernier étant également incarné par Julien Rassam.
Je vous aime s’inscrit à l’évidence dans cette filiation, puisque le personnage du libraire, interprété par Alain Souchon, s’appelle également Claude et qu’il a un enfant prénommé Thomas, interprété par Thomas Langmann. Toutefois, la part d’autofiction ne constitue que l’un des nombreux aspects du récit et les sources d’inspiration s’avèrent multiples. En effet, si le réalisateur a puisé dans sa propre histoire conjugale (voir supra, note 4), il s’est également inspiré de la vie amoureuse de Deneuve, notamment lors de sa liaison avec François Truffaut : « J’ai demandé à Catherine Deneuve si je pouvais m’inspirer de sa vie, de ses débuts en amour et des ruptures successives qu’elle avait connues. Et elle a accepté… On était très liés, surtout quand elle vivait avec Truffaut » (Klifa 2002, p. 135-136). Pour donner la réplique à l’actrice et incarner l’autre moitié de ce couple dévoré par la passion, Berri a décidé de faire appel à Serge Gainsbourg, avec lequel s’était noué au fil des années une grande complicité amicale et professionnelle, et de le faire apparaître à l’écran en tant que musicien, plutôt que cinéaste :
Il ne s’agissait pas de trouver quelqu’un pour incarner Truffaut mais de donner à Catherine un partenaire qui rendrait leur relation très personnelle, déchirante et agressive. C’est alors que j’ai pensé à Gainsbourg, lui seul pouvait m’inspirer l’écriture des scènes. Je n’ai pas essayé de lui faire jouer un cinéaste, je l’ai gardé dans son personnage de chanteur, le contraire eût été trop bête.
Verlant 2000, p. 530
De fait, le rôle de Simon a été taillé sur mesure, au point que l’acteur et le personnage semblent souvent se confondre, instaurant une troublante sensation d’ambiguïté entre fiction et réalité. À titre d’exemple, dans la violente scène de dispute au cours de laquelle le thème de « La Fautive » jaillit sous les doigts de Simon/Gainsbourg, le dialogue est manifestement improvisé et les mots assassins qui sortent de la bouche du personnage masculin sentent, comme on dit, le vécu. Dans la mesure où la scène se déroule dans un décor qui reconstitue fidèlement l’appartement de la rue de Verneuil, le spectateur se sent un peu comme un voyeur en train d’assister à une reconstitution des fameuses engueulades entre Jane Birkin et son mentor, qui viennent tout juste de se séparer après dix ans de vie commune.
Au-delà de cet épisode chaotique, une multitude de références externes au film se greffent sur le personnage et l’enrichissent de connotations liées au parcours, à la vie personnelle et à la notoriété du chanteur. Ainsi, dans la scène du tournage du clip de « Je pense queue », puis dans l’interview menée par Alice, alors jeune journaliste, l’image de Gainsbourg et de ses frasques artistico-médiatiques se superpose instantanément au personnage de provocateur caustique, obscène et désabusé qui surgit à l’écran (00:38:05-00:41:05). La thématique de cette chanson, aux paroles décalées, humoristiques et néanmoins très explicites, n’est pas sans rappeler l’univers scatosexuel d’un précédent album sorti en 1973, Vu de l’extérieur, et d’une mini-chanson intitulée « Eau et gaz à tous les étages » (1979). En outre, le chanteur a revêtu pour l’occasion une veste militaire et une chemise kaki, en tous points semblables à la tenue qu’il portait lors de son fameux concert annulé à Strasbourg, le 4 janvier 1980, lorsqu’il a entonné la Marseillaise a cappella en signe de protestation contre la censure exercée par une association d’anciens parachutistes hostiles à sa version reggae de l’hymne national (figures 3 et 4). Ce moment de bravoure constitue un véritable tournant dans la carrière de Gainsbourg, qui parvient alors à troquer son image de chanteur sulfureux et passablement has been contre celle d’un authentique révolutionnaire, zélateur d’un courant musical importé de la Jamaïque dont la jeunesse de l’époque deviendra friande :
De ce fait, il réussit le tour de force de s’affirmer en éclaireur pour un nouveau public, jeune et épris de liberté qui se reconnaît dans sa démarche, et en même temps en patriote, capable de retourner, par sa sincérité et malgré sa démarche apparemment subversive, les parachutistes venus le défier lors de son tour de chant […].
Hirschi 2016, p. 39-40
Au moment de la sortie du film, le personnage de Gainsbarre est encore en gestation et, bien que l’on distingue des signes avant-coureurs dès la fin des années 1960[12], Serge n’a pas encore accouché officiellement de son double maléfique et autodestructeur. Il faudra attendre la parution de son album Mauvaises nouvelles des étoiles[13], en 1981, pour découvrir sa nouvelle profession de foi dans la chanson « Ecce Homo » :
Et ouais, c’est moi Gainsbarre,
On me trouve au hasard
Des night-clubs, des bars
Américains, c’est bonnard.
Cette vie de noctambule, qui déambule de bar en bar et s’enivre avec des inconnus que le hasard met sur sa route, est précisément ce qui, dans Je vous aime, compromet au-delà du tolérable la relation entre Alice et Simon : « J’en ai marre de vivre avec un hibou », s’exclame-t-elle lorsque son compagnon la rabroue parce qu’elle le réveille à six heures du soir. Provocateur, acrimonieux ou désinvolte, le personnage campé dans le film de Berri préfigure certaines apparitions médiatiques de Gainsbourg au cours des années 1980, qui ont contribué à forger l’image décadente de son alter ego[14]. Au demeurant, selon Sébastien Merlet,
Gainbarre ne remplace pas Gainsbourg. Les deux cohabitent et chacun s’exprime au gré des circonstances, l’un rigoureux, l’autre, sans filtre, porté sur la dérision. En somme, Gainsbarre est la personnification du regard nihiliste que Gainsbourg a toujours porté sur le monde qui l’entoure : Gainsbarre ne voit que laideur là où Gainsbourg reste attentif aux manifestations du beau.
Merlet 2019, p. 360
Par ailleurs, comme évoqué plus haut, la relation houleuse entre Alice et Simon n’est pas sans évoquer le couple très médiatique formé par Gainsbourg et Jane Birkin dans les années 1970. Le duo sensuel qui réunit les deux protagonistes et symbolise les temps heureux de leur union, « Dieu fumeur de havanes », fait écho à ceux que le chanteur a enregistrés avec sa jeune fiancée anglaise entre 1968 et 1971, de « 69 année érotique » à « La Décadanse », en passant par « Je t’aime… moi non plus » et « La Chanson de Slogan ». À l’instar de Jane, qui n’avait jamais chanté avant de rencontrer Serge, Alice donne la réplique à Simon avec une forme d’ingénuité, la voix tendre et suave compensant le manque de technique. En matière d’interprétation vocale, Catherine Deneuve est alors presque aussi novice que son personnage – en effet, bien que sa carrière d’actrice ait été marquée par plusieurs rôles de premier plan dans les films chantants de Jacques Demy, elle y était doublée par Danielle Licari (Les Parapluies de Cherbourg, 1964) et Anne Germain (Les Demoiselles de Rochefort, 1967 ; Peau d’âne, 1970)[15]. On la voit ici se prêter au jeu de l’enregistrement, d’abord avec timidité et retenue (00:45:42-00:47:14), puis avec conviction et sincérité, dans une longue scène en play-back qui intervient exactement au milieu du film (00:48:12-00:50:49, extrait vidéo 2).
Extrait vidéo 2 : Je vous aime, scène de l’enregistrement de « Dieu fumeur de havanes », 00:48:12-00:50:49 © Pathé.
Outre cette scène qui semble s’énoncer comme le « clou » du spectacle cinématographique, « Dieu fumeur de havanes » est également repris dans le générique de fin, sur ce que Jérôme Rossi nomme le « mode parenthétique » :
À l’opposé de [l’]usage scénique se situe l’équivalent chanté de la « parole-texte » qui n’appartient pas à la diégèse du film ; toujours intelligible, ce mode s’accompagne très souvent d’une suppression plus ou moins totale des bruits et des dialogues diégétiques ; la chanson devient alors un espace privilégié, un temps « entre parenthèses » qui échappe au temps du quotidien marqué, lui, par les bruits réels et la prédominance des dialogues.
Rossi 2010, p. 70
La place qui lui est réservée en clôture du récit, juste avant (ou pendant) que les spectateurs quittent la salle de projection, confère à ce duo de « stars » un rôle de premier plan, renforcé par le fait qu’il a été abondamment utilisé durant la promotion du film. Comme le souligne Joël July, le cinéma, dès les années 1930, a toujours su mettre à profit l’image publique des chanteurs populaires et tirer avantage de leur statut de vedette autant que de leur voix :
Outre le bénéfice tiré de la célébrité préalable d’une personnalité médiatique, c’est l’idée qu’une chanson, elle-même, pourra servir facilement la promotion d’un film. Leurs succès mutuels se fortifient et pas de meilleure bannière publicitaire d’un film que sa chanson-thème.
July 2015, p. 241
De surcroît, Gainsbourg, récemment séparé de Birkin, a malicieusement alimenté la rumeur d’une relation sentimentale entre Deneuve et lui, adoptant des attitudes équivoques en présence de l’actrice ou tenant des propos pleins de sous-entendus tels que « Bardot était un Ingres, Jane un Gainsborough, Catherine est un Van Dongen[16] » (Verlant 2000, p. 546). Ces insinuations, démenties plus tard par l’intéressée, n’avaient d’autre objectif que de susciter l’intérêt du public à l’égard du film – et de sa propre personne – en aiguisant sa curiosité naturelle vis-à-vis des relations qu’entretiennent les célébrités. En effet, chacun sait que « le phénomène de la star est fondé, entre autres, sur une synthèse entre vie privée et image publique. Les spectateurs sont fascinés par les mariages, déboires sentimentaux, enfants, frasques, maladies et résidences des stars » (Vincendeau 2008, p. 33).
La frontière entre fiction et réalité est devenue encore plus ténue lorsque Gainsbourg a proposé à Deneuve, quelques mois plus tard, de lui écrire un album entier, intitulé Souviens-toi de m’oublier (1981). Si deux chansons en duo[17] tentent vainement de réitérer le miracle de leur première collaboration musicale, cet opus comporte une remarquable ballade pop intitulée « Dépression au-dessus du jardin » – reprise par Gainsbourg dans son spectacle au Casino de Paris en 1985 –, dont les paroles font écho à la problématique du temps qui sous-tend le film de Claude Berri, comme un ultime flashback sur les amours tourmentées d’Alice[18] :
Dépression au-dessus du jardin
Ton expression est au chagrin
Tu as lâché ma main
Comme si de rien
N’était de l’été c’est la fin
Les fleurs ont perdu leur parfum
Qu’emporte un à un
Le temps assassin
Le disque a été un échec commercial et critique, en partie du fait de son inconsistance sur le plan de l’écriture et de la composition (hormis la chanson sus-citée), en partie à cause de l’interprétation approximative de l’actrice qui, contrairement à Brigitte Bardot, Jane Birkin ou Isabelle Adjani – pour laquelle Gainsbourg écrira « Pull marine » deux ans plus tard –, n’était selon ses propres dires « pas assez ambitieuse pour prouver quoi que ce soit dans ce domaine » (cité dans Verlant 2000, p. 555).
Un hommage au punk-rock
Sur le plan de la technique vocale, la performance de Gérard Depardieu, qui incarne un musicien de studio devenu chanteur à succès, n’a rien à envier à celle de sa partenaire. Les deux chansons qu’il interprète, « Papa Nono » et « La P’tite Agathe », sont le fruit d’une collaboration avec le groupe Bijou, un trio de punk-rock qui s’est constitué au milieu des années 1970 et a été repéré au festival de Mont-de-Marsan, avant de signer chez Philips un album intitulé Danse avec moi, en 1977. Durant la préparation de leur deuxième album, les membres du groupe sont allés voir Gainsbourg pour lui demander l’autorisation de reprendre « Les Papillons noirs », une chanson qu’il avait interprétée en duo avec Michèle Arnaud en 1966. Le résultat de cette entrevue a dépassé leurs espérances, puisque ce dernier a non seulement donné son accord, mais a également accepté de venir en studio pour l’enregistrer avec le chanteur Philippe Dauga. Après la sortie du disque (ok Carole, 1978), Gainsbourg a été invité à se produire avec eux lors d’une série de concerts, une véritable renaissance pour cet artiste qui n’était pas monté sur scène depuis treize ans[19]. En guise de remerciement, il leur a écrit une chanson intitulée « Betty Jane Rose » – dont le 45 tours est paru en novembre 1978 –, avant de leur proposer d’accompagner les deux chansons destinées à Depardieu.
Diffusée en tant que musique d’ambiance, lors d’une scène située dans un bar où Patrick a ses habitudes, « Papa Nono » occupe une place relativement modeste dans le récit. Elle joue cependant un rôle dans l’intrigue, dans la mesure où elle est à l’origine de la première véritable brouille entre Alice, l’auteure des paroles, et Julien. En effet, lorsque ce dernier lui demande sur un ton badin « comment [elle] arriv[e] à écrire des conneries pareilles », elle rétorque sèchement que Patrick vendra peut-être trois cent mille disques avec cette chanson de Noël et que ces « conneries » lui assurent une indépendance financière qui préserve leur relation de couple (01:08:25-01:09:03)[20]. Au cours du récit, il n’est guère fait mention de l’activité d’Alice en tant que parolière, à l’exception de cette scène de dispute ; à la faveur d’un flashback, on comprend toutefois qu’elle a commencé à écrire des chansons à la demande de Patrick, alors qu’il remplissait déjà les salles en interprétant des chansons écrites par d’autres (00:53:00-00:54:00).
Plus conforme à la veine gainsbourienne, « La P’tite Agathe » constitue l’indispensable socle musical d’une séquence au cours de laquelle Depardieu apparaît en chanteur punk, véritable bête de scène hallucinée, vociférant aux côtés des musiciens de Bijou dans une salle de concert pleine à craquer. L’acteur livre une prestation qui frôle la parodie, beuglant des paroles aux accents surréalistes dans lesquelles on reconnaît l’humour parfois décalé de Gainsbourg, ainsi que son inclination désuète pour les rimes uniques (extrait vidéo 3)[21] :
J’suis pour la p’tite Agathe
C’est la dernière en date
S’il y a d’autres candidates
J’suis un vrai démocrate
J’accepte les prognathes
Je suis pour les primates
Pour les filles qui se grattent
Pour le permanganate
Extrait vidéo 3 : Je vous aime, interprétation de « La P’tite Agathe » par Patrick (Gérard Depardieu) dans une salle de concert, 00:51:21-00:52:43 © Pathé.
D’après les informations rapportées par Gilles Verlant, c’est sur la demande expresse de Gainsbourg que le groupe Bijou a participé à cette séquence en live, qui dépeint la consécration de Patrick en tant que chanteur populaire, après des années de galère. Plus qu’une recommandation ou un simple souhait, c’est un véritable hommage rendu à ces « p’tits gars » (Verlant 2000, p. 495), comme il les appelait, qui lui ont remis le pied à l’étrier et ont « provoqué [s]on envie de remonter sur scène » à l’orée des années 1980 (ibid., p. 510).
Conclusion
Il apparaît clairement que les chansons originales composées par Serge Gainsbourg occupent une place centrale dans la narration, tant par leur valeur informative et référentielle, via les textes qui permettent de caractériser les personnages, que par leur dimension symbolique, en tant que jalon temporel de la relation entre Alice et Simon, mais également à travers l’ensemble des éléments extratextuels véhiculés au sein du récit. Si Je vous aime se présente, de prime abord, comme une fiction sur la difficulté d’aimer, l’enjeu du film est aussi d’amener une réflexion sur la création artistique et sur les répercussions au quotidien de ce que l’on appelle communément la « vie de bohème ». L’évocation de la figure de l’artiste, incarnée par Serge Gainsbourg, se révèle d’autant plus troublante qu’elle entre en résonance avec le réel et fait resurgir, dans la mémoire collective, le souvenir d’autres personnes, d’autres histoires, d’autres chansons. Loin de parasiter l’intrigue, ces interférences enrichissent le propos du film et lui donnent une portée inattendue, métamorphosant ce qui aurait pu n’être qu’une banale production commerciale en une oeuvre atypique et singulière.
Parties annexes
Note biographique
Docteure en musicologie, Emmanuelle Bobée est chargée d’enseignement à l’Université de Rouen. Membre fondateur du groupe de recherche collective elmec (Étude des langages musicaux à l’écran) et membre associé du grhis (Groupe de recherche d’histoire) et du ceredi (Centre d’études et de recherche éditer/interpréter), ses travaux portent sur les relations image-son dans le récit filmique, ainsi que sur les interactions entre composition musicale et sound design.
Notes
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[1]
Dix ans plus tard, Berri acceptera par amitié d’incarner le protagoniste de Stan the Flasher (1990), le dernier film réalisé par Gainsbourg.
-
[2]
Après avoir participé, en tant que musicien, à plusieurs sessions d’enregistrement sous la direction de Jean-Claude Vannier (Slogan, Pierre Grimblat, 1969 ; La Horse, Pierre Granier-Deferre, 1969 ; Cannabis, Pierre Koralnik, 1970 ; et Sex-shop), Jean-Pierre Sabar a collaboré plus étroitement avec Serge Gainsbourg à partir de 1975, participant à de nombreuses musiques de film en tant qu’arrangeur, directeur musical et parfois co-compositeur – on lui doit notamment la « Ballade de Johnny Jane » dans Je t’aime moi non plus. Outre le premier long métrage de Gainsbourg et Je vous aime, ils ont conçu ensemble tout ou partie des bandes originales de quatre films : Aurais dû faire gaffe, le choc est terrible (Jean-Henri Meunier, 1977), Madame Claude (Just Jaeckin, 1977), Vous n’aurez pas l’Alsace et la Lorraine (Coluche/Marc Monnet, 1977) et Good-bye, Emmanuelle (François Leterrier, 1978). Sujet à des tensions récurrentes, ce partenariat s’est achevé brutalement en mars 1986, au cours de la session d’enregistrement des musiques de Tenue de soirée (Bertrand Blier, 1986).
-
[3]
Cette expression a été employée pour la première fois par Jacques Demy pour souligner l’originalité de la mise en scène de son troisième film, Les Parapluies de Cherbourg (1964).
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[4]
Dans son autobiographie, le réalisateur confie : « À travers les amours de Catherine, j’ai cherché à comprendre comment on pouvait refaire sa vie en plusieurs fois, moi qui avais toujours cru faire la mienne avec une seule femme. J’ai montré le bonheur de la rencontre et la souffrance de la séparation. Au départ tout cela était inconscient dans ma tête, c’est seulement le film terminé que j’ai compris qu’en le faisant, c’était indirectement une sorte d’analyse de ma vie. […] Ce que je vivais douloureusement avec Anne-Marie [son ex-épouse] était implicitement la matière profonde du film. » (Berri 2003, p. 271)
-
[5]
À première vue, « La Fautive » pourrait donc s’apparenter à une « chanson-leitmotiv », selon la terminologie employée par Louis-Jean Calvet et Jean-Claude Klein, « dont le motif mélodique […] accompagne le héros ou scande les temps forts du récit » (Calvet et Klein 1987, p. 105). Nous verrons plus loin que son emploi dépasse le cadre du simple leitmotiv.
-
[6]
Parmi les grandes avancées sociales dans ce domaine, on peut notamment citer : la loi du 13 juillet 1965, qui proclame l’égalité civile des époux dans le mariage et permet à la femme mariée d’ouvrir un compte en banque ou d’exercer une profession sans l’autorisation de son mari ; la loi du 4 juin 1970, qui supprime le statut de « chef de famille » et instaure la notion d’autorité parentale commune ; la loi du 11 juillet 1975, qui instaure le divorce par consentement mutuel ; la loi du 28 décembre 1967, qui pose le principe du droit à la contraception et réglemente l’accès à la pilule contraceptive ; et bien sûr, la loi Veil du 17 janvier 1975, relative à l’interruption volontaire de la grossesse, qui dépénalise l’avortement.
-
[7]
Publié le 5 avril 1971 dans le magazine Le Nouvel Observateur, ce manifeste rédigé par Simone de Beauvoir visait à obtenir la légalisation de l’avortement en France. Il a été signé par 343 Françaises – dont un certain nombre de personnalités du monde littéraire et artistique – qui, au risque de s’exposer à des poursuites pénales, ont déclaré s’être fait avorter clandestinement.
-
[8]
Ce terme fait référence à la notion d’« image-cristal », développée par Gilles Deleuze dans L’image-temps (Deleuze 1985, p. 92-128).
-
[9]
Jean de Florette (1986), Manon des sources (1986), Uranus (1990) et Germinal (1993).
-
[10]
Mazel Tov ou le Mariage (1968), Le Pistonné (1969), Le Cinéma de papa (1971), Sex-shop (1972), Le Mâle du siècle (1975) et La Première fois (1976).
-
[11]
Dans Le Pistonné, présenté comme une suite du Vieil homme et l’enfant, le personnage de Claude est interprété par Guy Bedos. Dans La Première fois, il est incarné par Alain Cohen, qui avait joué le rôle du petit garçon dans Le Vieil homme et l’enfant, avant d’endosser celui du jeune Claude dans Le Cinéma de papa.
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[12]
Voir notamment « Docteur Jekyll et Monsieur Hyde » (1968), « Des laids des laids » (1979) et, dans une certaine mesure, l’album L’Homme à tête de chou (1976).
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[13]
Le titre est une traduction littérale de celui d’un dessin de Paul Klee, intitulé Schlimme Botschaft von den Sternen, acquis par le chanteur en 1967. Selon Gainsbourg, sa signification est double : « Il faut le prendre dans le sens mystique et dans le sens mythique. Par rapport aux dieux et par rapport aux stars… de cinéma, par exemple » (Merlet 2019, p. 367). Sébastien Merlet avance que cet « album égocentré et testamentaire » est « sans doute le plus noir de sa discographie » (ibid., p. 368).
-
[14]
Sur le personnage nihiliste et dandy composé par Gainsbourg, on peut consulter Grenaudier-Klijn 2012.
-
[15]
En revanche, c’est bien Deneuve qui interprète la chanson-titre de Zig-Zig (László Szabó, 1975), en duo avec Bernadette Lafont.
-
[16]
Outre ces propos dont il ne cite pas la source, l’auteur rapporte également deux anecdotes contemporaines de la sortie du film. Le 4 octobre 1980, Gainsbourg est invité au Palais des Congrès pour la soirée d’anniversaire de Julien Clerc ; le même jour, France-Soir a annoncé la sortie prochaine de Je vous aime en publiant une photo de Deneuve et lui : « comme un môme, comme un vantard, ce dernier la découpe et ne cesse, dans les coulisses du Palais, de la sortir de sa poche pour la montrer à tout le monde, laissant entendre à ses interlocuteurs qu’il y a quelque chose entre eux… » (p. 542). Le 27 décembre 1980, Deneuve et Gainsbourg sont invités à l’émission Stars, présentée par Michel Drucker, pour la première de « Dieu fumeur de havanes » sur un plateau de télévision : « au cours du play-back, Serge fait mine d’être bourré et tente de peloter Catherine, question d’alimenter les ragots… » (p. 548).
-
[17]
« Ces petits riens », une reprise tirée de l’album Gainsbourg Percussions (1964) et la chanson-titre.
-
[18]
Détail intéressant, qui confirme notre propos : la dernière chanson de l’album est intitulée « Alice hélas ».
-
[19]
Sa dernière prestation publique en tant que chanteur datait de 1965, lors d’une tournée avec Barbara dont il assurait la première partie.
-
[20]
On peut voir dans cet échange une forme de justification ou d’argumentaire voilé de la part de Claude Berri, par rapport à son activité de producteur, dans la mesure où il lui est arrivé de céder à la facilité pour faire rentrer de l’argent dans les caisses. Citons, par exemple : Pleure pas la bouche pleine (Pascal Thomas, 1973), Je sais tout mais je dirai rien (Pierre Richard, 1973), La moutarde me monte au nez (Claude Zidi, 1974), ou encore Vas-y maman (Nicole de Buron, 1978).
-
[21]
Voir notamment : « Pamela Popo » (1973), « Sensuelle et sans suite » (1973), « Daisy Temple » (1979) et « Ecce Homo » (1981).
Bibliographie
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Médiagraphie
- Berri, Claude ([1980]2004), Je vous aime, dvd, Pathé vidéo 490130.
- « Concert de Serge Gainsbourg annulé à Strasbourg » (1980), Samedi et demi, 5 janvier, ina/France Régions 3 Strasbourg, https://www.ina.fr/ina-eclaire-actu/video/cab8000061901/concert-de-serge-gainsbourg-annule-a-strasbourg, consulté le 2 décembre 2021.