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Introduction

Cet article propose une réflexion sur ce qui a permis l’introduction de la médiation de la musique dans le milieu culturel et dans les institutions d’enseignement supérieur de la musique au Québec. Cette réflexion nous amènera à considérer les liens entre le développement de la médiation et les politiques culturelles canadiennes et québécoises récentes (2016-2018) en nous appuyant, entre autres, sur les textes d’orientation publique du Canada et du Québec et les plans d’action qui les accompagnent.

Dans le milieu culturel québécois, William Beauchemin, Noémie Maignien, et Nadia Dugay (2020) ont montré que la « flexibilisation des actions des organismes culturels » était favorisée par la transformation de modes de gestion des institutions, les collaborations mises en place avec le milieu communautaire et l’intégration des figures artistiques hybrides comme nouvelle catégorie à part entière s’accordant aux nouvelles sensibilités des publics. Ce mouvement amorcé il a une dizaine d’années au sein des institutions repose « d’une part sur l’engagement interne des institutions à répondre aux problèmes pratiques qu’elles rencontrent, d’autre part, sur les orientations publiques et philanthropiques gouvernant les ressources disponibles » (ibid., p. 26). Poursuivant cette réflexion, nous montrerons comment les institutions musicales québécoises s’emparent du projet de la médiation culturelle. Ce faisant, nous montrerons que ces organismes circonscrivent bien souvent la médiation de la musique aux actions directement en lien avec la programmation et la diffusion musicale guidées par des ambitions de « développement de public » en scotomisant très souvent les objectifs sociaux qui fondent cette pratique.

Dans la première partie de cet article, nous montrerons que les évolutions récentes dans le domaine musical reposent sur plusieurs éléments explicatifs. Ces évolutions récentes ne sont pas sans lien avec les principes qui régissent la dernière « génération » de politiques culturelles canadienne et québécoise. Elles s’expliquent également par les réflexions menées par les responsables d’organismes musicaux à propos des mécanismes implicites d’éloignement de certaines populations[1]. Plus largement elles découlent d’une reconsidération des rôles conférés aux musicien·ne·s.

Dans une seconde partie, au-delà du clin d’oeil à Bernadette Dufrêne et Michèle Gellereau (2004) offert par la parenté syntaxique des termes, nous décrirons les « gammes de la médiation de la musique » au Québec afin de saisir certaines logiques d’action qui traversent le champ musical institutionnel.

Ces deux premières parties s’appuieront sur l’analyse des politiques culturelles fédérale et provinciale récentes, sur le dépouillement de certains programmes d’aide aux arts de la scène et sur les données d’une enquête que nous avons menée en 2018 auprès des organismes de diffusion et de production musicale (Kirchberg 2018).

À ces données s’ajoutent nos réflexions portées par notre expérience dans le domaine de la gestion de la musique et nos responsabilités de formateur·rice·s en médiation de la musique. Celles-ci nourrissent une troisième partie dans laquelle nous mettons en exergue les défis qui naissent de la combinaison des nouvelles opportunités (offertes par le cadre général de développement de la culture proposé par les gouvernements) et des attentes et besoins du milieu musical professionnel (promouvant la figure d’un·e musicien·ne caractérisée par la polyvalence et la conscience de son rôle social) auxquels les chercheur·e·s et les formateur·rice·s en médiation de la musique doivent faire face.

Un cadre culturel évolutif

En Amérique du Nord, le Québec fait figure de cas particulier en ce qui a trait à la place qu’occupe l’art dans la société et son financement par l’état. Cette particularité s’articule notamment autour de l’inscription de la culture au coeur d’un certain nombre d’enjeux sociaux comme l’affirmation de l’identité culturelle et l’intégration par la langue. Elle se distingue aussi par une structure du monde des arts basée sur la mixité des approches tant en ce qui a trait aux modèles d’affaires[2] que par une division entre les différents paliers gouvernementaux de certaines responsabilités culturelles[3]. Dans les années 1990, les gouvernements canadien et québécois s’engagent dans une refonte de leurs instances liées à la culture et amorcent un cycle de développement. C’est ainsi que le ministère du Patrimoine canadien (ancien ministère des Communications fédéral) s’engage dans le soutien des arts, que de nouveaux fonds canadiens voient le jour pour les industries culturelles et que le gouvernement du Québec, dans la foulée de sa politique culturelle (1992), crée le Conseil des arts et des lettres du Québec (calq, 1994) et la Société de développement des entreprises culturelles (sodec, 1995). Le principal effet de cette politique est de modifier en profondeur les mécanismes de soutien des arts de la scène et de l’industrie culturelle puisque l’aide aux artistes et aux entreprises culturelles ne passe plus directement par le ministère, mais par un principe de délégation à des sociétés d’État dont les décisions d’attribution des aides financières sont le fait de jurys de pairs. Elle mène aussi à la publication en 1995 d’un document favorisant les ententes de développement culturel régional[4].

Parmi les mesures envisagées en 1992, on note le renforcement de l’éducation artistique, des actions traditionnellement mises en oeuvre dans les politiques de démocratisation culturelle, mais aussi, plus timidement, l’émergence d’une nouvelle conception du développement culturel, que l’on peut rapprocher de la démocratie culturelle[5]. C’est dans cette optique de participation qu’une attention particulière est portée aux différents groupes sociaux (jeunes, communautés culturelles, aîné·e·s, etc.), tout en réaffirmant la liberté et la diversité des expressions. Cette politique permet d’intégrer un nombre appréciable de nouvelles pratiques artistiques dans le giron du ministère par l’intermédiaire de ses sociétés d’État[6]. Si la question de l’éducation artistique est mise de l’avant, les résultats réels de la politique provinciale de 1992-2018 s’expriment beaucoup plus en termes de professionnalisation du milieu et de l’augmentation de l’offre culturelle en région qu’en termes de participation et d’intégration au sein de la communauté. Ce volet, directement lié aux ambitions de la médiation culturelle[7], est alors encore « l’apanage des pouvoirs locaux » (Lafortune 2018).

Malgré des investissements conséquents de la part des gouvernements[8], les conditions économiques au tournant des années 2000 poussent notamment le gouvernement provincial à concevoir une approche du soutien au milieu culturel moins directe, favorisant le mécénat et le développement d’une approche économique du secteur de la culture. L’étape suivante sera de repenser le soutien aux arts en tenant compte des nouvelles conditions culturelles associées au développement des technologies numériques, mais aussi à l’évolution des pratiques culturelles influencée par les enjeux de la diversité et de l’inclusivité. Cette évolution suit celle des grands mouvements de pensée entourant le rôle de l’État en matière de culture – de la démocratisation à la démocratie culturelle –, qui se développe depuis plusieurs années déjà tant au Canada qu’au Québec (voir Saint-Pierre 2011, p. 131). James H. Marsh et Jocelyn Harvey montrent qu’au milieu des années 2000, après avoir soutenu un discours faisant de la culture un moteur économique, les « décideurs tournent leur attention vers l’impact social de la culture sur les enfants et les jeunes, sur le voisinage et les communautés, sur la civilité et la sécurité des établissements urbains et sur les liens créés entre les citoyens » (Marsh et Harvey 2006, rév. 2015). Cette attention portée à l’impact social des arts et de la culture pose des assises essentielles pour une mise en valeur des principes qui sont ceux de la médiation culturelle.

Entre les années 1990 et les années 2000, l’engagement auprès de la communauté passe davantage par la délégation d’une partie des décisions culturelles aux municipalités. C’est dans cette dynamique que la Ville de Montréal prendra de nombreuses initiatives en matière de culture et structurera très rapidement ces actions en signant dès 2003 une entente de développement culturel avec le ministère de la Culture, des Communications et de la Condition féminine (mcccf) qui mettra de l’avant la notion d’accès à la culture. La médiation culturelle devient très tôt un fer de lance de sa politique locale et, en 2005, on peut lire sur le site de la ville qu’elle adopte « la médiation culturelle comme action prioritaire afin de favoriser l’accès à la culture pour tous ses citoyens ». Dans son plan d’action 2007-2017, la ville « place la médiation en tête de liste des orientations et mesures »[9]. Il semble indéniable qu’au Québec, la Ville de Montréal soit un des acteurs centraux dans la structuration[10] et la systématisation des financements de la médiation culturelle. L’action culturelle de Montréal peut être considérée comme une action de première ligne. Le service de la culture de la ville est au plus près des populations desservies tout comme le Conseil des arts de Montréal (cam) est au plus près des artistes et des organisations culturelles. L’enjeu de la culture pour Montréal est considérable dans la mesure où il s’agit d’une ville cosmopolite et universitaire (un peu plus de 200 000 étudiant·e·s en 2018)[11] qui accueille la majorité des immigrants accueillis par le Québec (74 %)[12] tout comme la majorité des artistes qui s’y installent et y travaillent. Le réseau des maisons de la culture, les programmes de coopération avec le milieu scolaire tout comme les programmes de circulation des artistes dans les arrondissements, sont au coeur d’une action culturelle du « quotidien » qui vise à dépasser la simple logique de mise en contact ponctuelle avec des prestations artistiques[13].

Il n’est pas anodin de remarquer que dans les municipalités la structuration du discours sur la médiation culturelle se réalise simultanément aux mouvements internationaux d’affirmation des droits culturels. En 1992, lors du Sommet de la terre à Rio de Janeiro, de nombreux chefs d’État (182) adoptent un plan d’action relié au développement durable qui s’appuie sur les communautés territoriales. Le document inspirera de nombreuses sphères de la société tant en Europe qu’en Amérique pour le développement d’« agendas » qui mettent en valeur les droits des populations à disposer d’elles-mêmes et à s’assurer du développement de leur communauté selon des principes que sont, par exemple, l’équité, la justice sociale, le droit à un environnement sain ou l’accès aux ressources naturelles. L’Agenda 21 de la culture au Québec évoque ces « droits culturels » dans son article 27 et aborde surtout la culture dans une perspective de développement durable lors d’une consultation à grande échelle sur l’avenir de la culture au Québec tenue dans les années 2010. Il s’agit de se demander comment faire en sorte qu’« à travers le partage de valeurs communes, la culture joue le rôle d’un puissant vecteur de cohésion sociale et de construction de la citoyenneté » (Ministère de la Culture et des Communications 2012, p. 6)[14]. Indirectement reliée à la sphère de l’éducation populaire et artistique, la médiation culturelle inscrit « l’action culturelle dans une perspective de durabilité » et est au coeur du cinquième objectif de l’Agenda 21 et qui annonce l’étape suivante que sera la nouvelle politique culturelle du Québec de 2018 :

Favoriser l’épanouissement culturel des citoyennes et des citoyens ainsi que l’accès et leur participation à la vie culturelle. Valoriser la pratique amateur et la médiation culturelle. Inclure les citoyennes et citoyens dans les processus d’élaboration des politiques culturelles, à tous les niveaux. Miser sur le loisir culturel comme lieu d’apprentissage et d’appropriation citoyenne.

Ibid., p. 11

Transformations (2016-2018)

Le développement de la médiation culturelle n’est certainement pas le seul fait de l’engagement de l’État dans son essor. Si les programmes de soutien aux arts ne sont pas tous aussi performants à ce titre, on peut néanmoins constater une transformation de certains d’entre eux qui ouvrent la porte à une pratique artistique qui ne peut plus faire abstraction de la question du rapport avec les publics, quels qu’ils soient. La médiation de la culture bénéficie aussi de conditions matérielles peut-être plus favorables puisque les chiffres canadiens et québécois des dernières années tendent à montrer que les investissements dans la culture sont en hausse[15]. Cependant, les moyens financiers accordés aux organismes musicaux par l’état ne sont toujours pas suffisants pour combler les manques à gagner qui se creusent avec l’évolution des pratiques musicales. Pour les musiques classiques, ces changements se traduisent, entre autres, par un vieillissement et une contraction des publics (Dorin 2018), et pour les musiques populaires, par un changement de paradigme économique, alors que le disque n’est plus une source de revenu stable et que la diffusion numérique ne rapporte que très peu aux artistes[16]. Si les organismes musicaux et les musicien·ne·s doivent trouver de nouvelles sources de financement, c’est d’abord et avant tout pour maintenir leur pratique. Nous le verrons dans la prochaine partie de cet article : la médiation de la musique est alors souvent perçue par les institutions musicales comme un outil d’éducation et de « développement » des publics (dans une optique de croissance des revenus de billetterie). Or, même si certains organismes envisagent la médiation comme un outil devant engendrer un potentiel de réponse positive de la part de publics désormais « formés » et donc plus enclins à acheter un billet de concert, la médiation de la musique n’a fondamentalement pas cette vocation « marchande ». C’est sur la combinaison de ce potentiel et du principe d’imputabilité sociale des artistes et des organismes qui bénéficient du soutien de l’état qu’apparaissent dans les politiques culturelles et certains programmes de soutien aux arts, de nouvelles orientations qui s’apparentent au projet de la médiation culturelle. La difficulté de concilier l’objectif de développement de public d’un point de vue comptable et de contribution à la société explique peut-être que la référence explicite à la « médiation culturelle » n’apparaisse que très rarement dans ces textes.

En 2016, le Conseil des arts du Canada (cac) met en oeuvre une refonte intégrale de tous ses programmes, processus entamé quelques années auparavant. Cette refonte témoigne à la fois de la prise de conscience politique évoquée par Marsh et Harvey (2006, rév. 2015) et de la nécessité de revoir la manière de concevoir l’appui aux arts en s’appuyant sur les principes de l’interdisciplinarité et de la diversité tant en ce qui concerne les pratiques artistiques que les publics[17]. Éliminant les barrières disciplinaires, le cac met au point des programmes transversaux qui ouvrent la voie à une autre manière de concevoir la pratique artistique et surtout, l’expérience qui l’accompagne. Tel que le mentionne le programme « Inspirer et enraciner », il s’agit pour le cac de :

Faire croître de solides communautés créatives au Canada

Le programme Inspirer et enraciner assure une solide fondation pour les arts au Canada en soutenant les organismes artistiques qui sont au coeur de leurs communautés créatives.
Ce programme finance les organismes qui visent l’excellence artistique et se consacrent à l’avancement des arts par des programmations qui font appel à un large éventail d’artistes et qui sont destinées à un public diversifié.

Le Conseil des arts du Canada prévoit que le programme aura les résultats suivants :

  • Les organismes artistiques canadiens offrent des activités de sensibilisation de grande qualité qui interpellent le public.

  • Les organismes artistiques canadiens s’adaptent aux changements et sont une ressource pour leur communauté professionnelle en créant les conditions propices à un perfectionnement artistique continu.

  • Grâce à des programmes et des activités de sensibilisation de grande qualité, les organismes artistiques canadiens sont utiles à leur collectivité locale. (Nous soulignons)

Nous avons mis en italique les termes de « communautés créatives », de « public diversifié », de « sensibilisation » et d’« utiles à la collectivité locale », car ils permettent, sans contredit, d’arrimer aux projets artistiques concernés des actions de médiation culturelle et par conséquent de la musique, dans la mesure où ce vocabulaire fait clairement référence à plusieurs des principes qui régissent la médiation culturelle.

En 2017, le gouvernement fédéral adopte moins une nouvelle politique culturelle qu’un plan directeur intitulé « Cadre stratégique du Canada créatif ». Tout en faisant du soutien aux artistes son premier axe d’intervention, cette politique se concentre essentiellement sur les questions de diffusion des arts en contexte numérique, incluant la radiodiffusion ainsi que sur le développement de contenus numériques canadiens et leur exportation. C’est d’ailleurs ce qui constitue la principale modification au Fonds de la musique du Canada[18]. Ce « cadre » est celui d’une politique concentrée sur la « production » artistique et audiovisuelle dans un contexte de commercialisation internationale. Rien n’y est dit sur le rôle des artistes dans la société et encore moins à propos des publics autrement que dans une optique de consommation. Il faut chercher dans les programmes de soutien à la programmation artistique du ministère du Patrimoine canadien pour trouver une mention, bien timide, d’actions à rapprocher de la médiation culturelle puisqu’il est question d’appuyer :

les festivals artistiques professionnels et les diffuseurs de saisons de spectacles établis afin d’offrir des activités qui rapprochent les artistes et les Canadiens dans leurs collectivités. Ceci est réalisé principalement avec les spectacles, et avec le développement d’auditoire comportant des activités de sensibilisation telles que les discussions de groupe avant ou après un spectacle, les lectures publiques et les ateliers, les artistes en résidence, les démonstrations, les répétitions publiques et autres formes de contact entre la communauté et l’artiste professionnel. (Nous soulignons)

2018 : une nouvelle politique culturelle du Québec

La politique culturelle du Québec de 2018 reprend certaines idées développées dans l’Agenda 21 et se distingue alors nettement de la première politique culturelle du Québec de 1992. Les fondements de la politique québécoise restent l’affirmation de l’essentialité de la culture, l’indépendance artistique, la liberté d’expression et « l’affirmation du caractère francophone du Québec » (Québec 2018a, p. 9). Cette nouvelle politique culturelle met désormais l’accent sur l’inclusion sociale et la participation de « tous à la culture » (ibid.). Une attention particulière est portée à la question de son incarnation au sein de la société non seulement sous la forme d’oeuvres d’art ou de pratiques artistiques, mais sous la forme d’un quotidien façonné par la culture.

L’inscription des notions de « cohésion sociale » (ibid.) et de « construction de la citoyenneté » (ibid., p. 16) dans la politique culturelle québécoise témoigne de la place accordée à la culture comme levier de développement social, du moins dans le discours. On peut d’ailleurs lire dans la politique de 2018 :

Le secteur culturel et les autres secteurs de la société peuvent conjuguer leurs forces dans une grande diversité de contextes et ainsi atteindre des objectifs allant au-delà de leurs missions respectives : inclusion sociale, dialogue intergénérationnel et interculturel, sensibilisation à la consommation responsable, prévention en santé, etc.

Ibid., p. 21

Cependant, même si la majorité des objectifs de la première orientation de la politique s’arrime parfaitement avec le champ d’action de la médiation culturelle, l’expression « médiation culturelle » n’apparaît nulle part. Il ne faut certainement pas s’arrêter à cette absence trop longtemps, car à la lecture des grands objectifs de l’orientation 1 (ibid., p. 18-21), la médiation culturelle est « partout » :

Objectif 1.1 : Prendre appui sur la participation à la vie culturelle pour valoriser la langue française
Objectif 1.2 : Soutenir une participation culturelle élargie et inclusive
Objectif 1.3 : Renforcer l’engagement individuel et collectif en culture
Objectif 1.4 : Amplifier la relation entre la culture et l’éducation
Objectif 1.5 : Accroître la synergie des secteurs culturels et sociaux

Sur le site du ministère, en cherchant bien, on découvre aussi que certains programmes obligent la présence d’activités de médiation culturelle dans les projets artistiques soumis. Cette inflexion de la politique culturelle québécoise transparaît dans ce grand appel de projets « Culture et inclusion » de plus de 1,5 million de dollars, lancé en 2019 et dont les deux grands objectifs consistent à : « soutenir la réalisation de projets culturels au profit des personnes qui risquent l’exclusion ou qui ont un faible revenu ; soutenir des projets qui utilisent la culture comme outil d’intervention permettant d’agir sur des enjeux sociaux »[19].

Après une période (longue) où l’emphase a été de favoriser la professionnalisation du milieu et de concentrer les moyens dans la production artistique, il semble, autant au niveau fédéral que provincial, que l’attention est désormais portée vers les citoyens « culturels ». L’objectif est de « contribuer à l’épanouissement individuel et collectif[20] (Québec 2018a, p. 17) de la population. L’éducation doit jouer son rôle et devient un « partenaire indissociable » (ibid., p. 16) de la culture. Le milieu culturel est quant à lui nouvellement sollicité pour collaborer avec les milieux communautaires notamment. Les organismes professionnels promoteurs de ressources et défenseurs des intérêts des artistes organisent donc de multiples formations à la médiation culturelle[21] pour leurs membres.

Jusqu’en 2020, dans le lexique du calq, le terme « médiation » n’apparaissait qu’au prétexte d’opération de « diffusion » des oeuvres. Désormais pris en étau entre une dynamique de médiation bien installée au niveau municipal et des préconisations provinciales renouvelées, le calq tourne son attention vers cette pratique. En mars 2020, les directeur·rice·s et chargé·e·s de programme basé·e·s à Québec bénéficient d’une journée de formation à la « médiation culturelle », son histoire, ses définitions, sa pratique au Québec et son évaluation.

Le champ d’expertise est désormais promis à se développer à tous les échelons des politiques culturelles. Cette sensibilité accrue à l’engagement envers la communauté de la part des artistes est un véritable enjeu, mais n’efface pas, pour certains de ces observateurs, l’ambiguïté du terme médiation. Le paradigme actuel de la participation citoyenne à la culture s’inscrit toujours dans différentes dynamiques. L’extrait du programme du ministère « culture et inclusion » nous le rappelle : les frontières entre médiation, loisir, pratique amateur semblent encore varier selon l’interlocuteur·rice qui le mobilise, chercheur·e, artiste, diffuseur·e, producteur·rice, agent·e culturel·le ou membre du public. Deux manières de concevoir la participation culturelle des citoyen·ne·s structurent néanmoins la pratique et la recherche sur la médiation. La première se concentre sur la mise en contact des publics et des oeuvres et reste intimement liée à la programmation et la diffusion artistique (conférence préconcert, rencontre avec les interprètes et les compositeurs, présentation scolaire, concert jeunes publics). La deuxième repose sur l’engagement des populations à tous les stades d’une pratique artistique qui se traduit par un bénéfice « sensible » (expression des goûts et dégoûts, des émotions) et « social » (sentiment de fierté, de satisfaction, d’accomplissement, d’appartenance, etc.) qui revient aux citoyen·ne·s. L’enjeu est de taille pour le milieu culturel, dans la mesure où la nature de cette participation est basée non pas seulement sur le rendu artistique, mais sur la mise en relation entre les participant·e·s, l’inclusion sociale et la contribution à la création, ce qui n’implique plus une relation de fournisseur (l’artiste) à client·e·s (les publics). Une telle participation est une réalité institutionnelle parfois difficilement conciliable avec les impératifs financiers et artistiques des organismes dans un contexte de forte concurrence.

Les budgets de production sont souvent contraints et les moyens destinés à de nouveaux postes budgétaires, comme celui de la médiation de la musique, sont tributaires de fonds spéciaux ou encore attribués par les départements de communication et marketing qui conçoivent alors leur investissement selon une logique de rentabilité liée aux revenus autonomes (notamment de la billetterie). Il peut également être difficile pour les organismes musicaux de réputation internationale d’associer leur image de marque à des activités qui impliquent par exemple des amateurs. On ne peut pas non plus faire abstraction des réticences de bien des musicien·ne·s qui, d’une part, s’inquiètent eux aussi de la possible confusion entre la pratique professionnelle de musique et « l’amateurisme » et qui, d’autre part, considèrent l’expression musicale se suffit à elle-même et que sa valeur dépend essentiellement du degré de perfection de l’exécution tant d’un point de vue technique qu’expressif[22].

Si la médiation culturelle est sur toutes les lèvres, au-delà de la reconnaissance et de l’ancrage dans la communauté, elle appartient encore essentiellement pour nombre d’organismes de production et de diffusion musicale à l’arsenal des moyens pour maintenir l’assistance des salles de spectacle qui ont connu une chute de fréquentation 7 % entre 2012 et 2018[23]. Elle se déploie donc dans une logique d’accessibilité et de formation dont l’évaluation tend à se faire quantitative.

Jean-Marie Lafortune note ainsi que :

Alors que son [la médiation culturelle] objectif principal consiste à autonomiser les individus et les collectivités qui en ont le plus besoin par un transfert de compétences et de responsabilités, la logique économique dominante accentue plutôt leur dépendance (Lafortune 2007). La relation de confiance entre les institutions culturelles et les citoyens est minée par des stratégies qui tendent à les asservir à une offre culturelle répondant d’avantage à des objectifs commerciaux qu’au développement socioculturel.

Lafortune 2019, p. 222

Les inquiétudes face à la percée des logiques de marché dans les institutions culturelles et, conséquemment face à une forme d’instrumentalisation la médiation culturelle à d’autres fins qu’elle-même, génèrent des débats passionnants[24].

Ces « visions » contradictoires sont d’autant plus saillantes que la politique culturelle du Québec introduit une nouvelle dimension (orientation 4), celle de l’apport de la culture à l’économie du pays[25]. C’est là tout le paradoxe auquel doivent faire face les formations musicales professionnelles et les institutions d’enseignement supérieur de la musique dans un contexte de recul de certaines pratiques artistiques qui touche autant les publics en salle que le développement de la population étudiante en musique dans l’enseignement supérieur. Les universités montréalaises et le réseau des Conservatoires du Québec ont vu en effet leur population étudiante stagner, voire diminuer dans la période 2007-2017. Le réseau des Conservatoires de musique du Québec a connu entre 2007 et 2017 une stagnation de ses effectifs autour de 800 étudiant·e·s : 816 en 2007-2008 et 806 en 2016-2017[26]. De manière plus globale, d’après les données du ministère de l’Éducation du Québec, les effectifs étudiants ont diminué de 6,2 % entre 2017 et 2020[27]. Selon les prévisions du ministère, cette baisse s’accentuera dans les prochaines années et pour la musique, l’on peut poser l’hypothèse que cela tient, entre autres, à la disparition d’un continuum solide dans la formation musicale[28].

Des médiations culturelles aux médiations de la musique

La politique culturelle de 2018 ouvre les portes à une action culturelle qui n’a plus pour seule fonction de « faire aimer[29] » les oeuvres, mais bien de créer un cadre propice à la redéfinition des rôles des acteur·rice·s (citoyen·ne·s et artistes) en promouvant la participation de toute la population à la vie artistique. Si au Québec la pratique de la médiation culturelle est particulièrement bien implantée dans certains milieux culturels (par exemple, le milieu muséal et théâtral), cette pratique est plus erratique dans le milieu musical. Alors qu’en 2011, 4 des 25 projets soutenus par l’attribution de contributions financières en médiation culturelle par la Ville de Montréal sont dédiés à des projets de médiation en lien avec la musique ce nombre est porté à 7 sur 29 en 2012. Le milieu musical peine à maintenir cette proportion et seulement sept projets musicaux ou d’exploration sonore sont comptés parmi les 46 projets subventionnés en 2018[30]. Il s’agit donc d’un déploiement dont l’ordonnancement et la visibilisation sont en cours et qui ne bénéficie pas d’une évaluation systématique permettant de le valoriser. Dans ce contexte, l’enquête que nous avons menée permet de dresser un premier panorama des pratiques de médiation de la musique réalisées par une centaine de musicien·ne·s et d’organismes producteurs et diffuseurs de musique du Québec (Kirchberg 2018). À ces données s’ajoutent les constats réalisés dans le travail de terrain en partenariat avec des organismes culturels et communautaires qui nous permettent de noter que la pluralité des « médiations » culturelles[31] se décline à son tour dans le champ musical (ici-même p. 65-66). Ces logiques d’appropriation et le profil des individus qui en sont les acteur·rice·s témoignent à la fois de l’histoire du champ et de l’adaptation des objectifs de la médiation à la nature de l’objet médié et invite, par là même, à aborder la médiation culturelle de manière disciplinaire (ici-même p. 66-68).

Les « gammes de la médiation » de la musique

La présence accrue du vocabulaire de la médiation dans les organismes de production et de diffusion de la musique et la place croissante consacrée aux activités étiquetées de la sorte (ibid.) ne doit pas faire oublier le décalage temporel de plus de 10 ans qui sépare le moment ou les musicien·ne·s se sont emparés du programme de la médiation culturelle (généralement dans les années 1990) et celui où les organismes témoignent avoir débuté leurs activités de médiation dans les années 2010 (ibid., p. 28). Dans les structures de production et de diffusion de la musique, si les termes « accessibilité », « dialogue, échange, interaction » dominent la description de la médiation culturelle, le vocabulaire de « l’apprentissage, l’éducation, la formation, la pédagogie » saille des descriptions de la médiation de la musique réalisée auprès des diffuseurs et producteurs de musique du Québec.

L’enquête montre donc la distinction qui s’établit au sein de ces institutions musicales entre ces objectifs associés à la médiation culturelle et les finalités des actions de médiation de la musique qui rélève dès lors de la « transmission de connaissance » et du « développement de public(s) » pour lesquelles la participation n’est mentionnée que de façon anecdotique (ibid., p. 22-23). Certains s’étonnent de ces définitions d’« une médiation qui part du “haut” pour aller vers le ‘“bas”, vers un public qui semble juste être là pour recevoir des informations » et ajoutent que « c’est très institutionnalisé comme façon de voir ! »[32]. Au-delà des façons de décrire ces activités et d’en caractériser les objectifs, ces différents degrés de la gamme des médiations de la musique se distinguent par la place donnée aux participant·e·s et par le statut qui est conféré à l’objet artistique musical.

Le concert est le pivot des activités de médiation pour 142 des 184 activités mentionnées par les enquêté·e·s et la conférence (Kirchberg 2018, p. 29) est encore la principale modalité d’action des organismes du milieu musical au Québec. Leurs activités de médiation restent majoritairement articulées à la programmation régulière des organismes, sont réalisées au sein même de leur salle de concert (ibid., p. 20) par les artistes eux-mêmes (ibid., p. 38) et s’adressent principalement à leur public régulier ou à un public scolaire.

Dans le même temps, le développement d’initiatives menées par des organismes pionniers dans le domaine (Opéra de Montréal, Orchestre Symphonique de Montréal, Orchestre Métropolitain et Arte Musica)[33] ne fait que confirmer l’importance de la mutation de la conception même de l’acte créateur en musique. Sans perdre son essence, cet acte s’accorde désormais avec une contribution à la transformation des rapports sociaux. Il ne s’agit plus d’apporter la culture (dans un mouvement que les plus critiques qualifieraient de « misérabilisme »), mais bien de « faire avec » les participant·e·s. Ces actions, proches du versant le plus engagé d’une médiation culturelle portée par la volonté de changement et de justice sociale se teintent également de préoccupations liées au bien-être et à la santé. Certains de ces organismes entreprennent de développer leurs actions dans le domaine avec l’aide de ressources externes (médiateur·rice·s indépendant·e·s ou organismes d’intervention sociale). Les institutions québécoises qui ont créé des postes dont l’intitulé renvoie à la médiation de la musique restent néanmoins très rares. Si, en mai 2020, l’Orchestre de chambre I Musici de Montréal recrutait une « chargée de médiation », les postes associés jusqu’alors à cette pratique ne portaient pas un titre si univoque et mélangeaient (ou éludaient) le terme au profit de missions d’éducation, de programmation et de coordination[34].

Les spécificités de la médiation de la musique

Comprendre ces différences relevées entre ces médiations de la musique nécessite de prendre en considération l’histoire de ce champ artistique et d’en maîtriser les outils d’appréhension. Ainsi, la tendance à « pédagogiser » la médiation dans les institutions musicales tient certainement au fait qu’en occident, la musique, d’une part, est étroitement associée à une sphère de pratique qui a rapidement été identifiée à l’exigence de qualifications particulières, voire professionnelles, notamment en matière de maîtrise du langage musical et de son écriture. Dans l’imaginaire collectif, cette exigence, a priori, rend la musique inaccessible sans apprentissage scolaire préalable. D’autre part, la musique classique qui a dominé le paysage institutionnel pendant très longtemps est tributaire d’une tradition qui impose un rapport à l’oeuvre obéissant à un ensemble de codes plus ou moins rigides figés dans le dispositif du concert. Ceci explique la difficulté immédiate d’implémenter la médiation dans un milieu musical très ancré dans une conception de l’action culturelle largement structurée autour de l’accès le plus consensuel aux oeuvres. Cela explique aussi en partie, la tendance des musicien·ne·s et des organismes à focaliser leurs efforts sur la « démystification » du concert, et dans le même temps, à concentrer leurs actions de médiation autour de ce « moment » musical[35].

À l’instar de l’ensemble des médiateur·rice·s du spectacle vivant, leurs homologues en musique font alors face aux problèmes de « présence de l’oeuvre » et de « temporalité » que rencontrent peu les médiateur·rice·s travaillant dans le domaine muséal, par exemple (Bordeaux 2016a). Telles qu’elles sont conçues par les organismes de diffusion et de production de la musique du Québec, les activités de médiation de la musique restent bien distinctes aux moments « d’avènement » des oeuvres renouvelés durant les concerts. La médiation y est à la fois subordonnée et satellite à la programmation de concert (les actions de médiation ne sont qu’exceptionnellement simultanées au concert). Sur le plan symbolique la médiation ne bénéficie alors pas de l’aura de prestige couramment associé aux performances musicales faisant « oeuvre » à chaque nouvelle interprétation et de la part « vivante » du spectacle vivant. Si, comme le remarquent les sociomusicologues, « une » musique est en fait une multitude de moments uniques » et est « toujours en devenir du temps qu’elle est jouée et écoutée » (Ravet 2010, p. 274), les activités de médiation de la musique font face au défi d’être réalisées selon une temporalité qui les coupe, aux yeux des observateurs, du prestige associé à l’actualisation des oeuvres lors des concerts et semble les empêcher d’exister par elles-mêmes.

D’autres réflexions sur les spécificités de la musique ne sont pas sans effets sur les conceptions mêmes des obstacles tendus à ses médiateur·rice·s et sur les compétences particulières dont ils ou elles devraient être doté·e·s. Sans faire ici un exposé systématique de la combinaison de ces particularités, on peut évoquer le caractère asémantique de la musique et par conséquent différent d’autres formes artistiques comme les arts du théâtre ou de la littérature. Le constat répété par les musicologues de l’absence de correspondance entre signifié et signifiant au coeur de la production musicale signale que les mots et la musique n’évoluent pas sur le même plan et que l’un échouera toujours à transcrire l’autre. De là naissent les discours sur le caractère « ineffable » et « impalpable », « en deçà des mots » (Beffa 2013) de la musique. C’est sur cette base que les médiateur·rice·s sont renvoyé·e·s à l’usage du vocabulaire musicologique comme seul moyen de dépasser ces obstacles. Ceux qui pratiquent la médiation de la musique diversifient pourtant les modalités des rapports au musical (par l’écriture créative, l’expression corporelle, les arts plastiques, etc.) afin de permettre à chacun·e de se saisir dans le « fait musical total » du prétexte à l’expression de son individualité.

Sur le plan éthique, les médiateur·rice·s ne peuvent faire l’impasse d’une réflexion sur les effets de prescription charriés, d’une part, par les cadres d’analyse et le vocabulaire forgés dans le giron de la musicologie (n’ont-ils pas initialement été étalonnés à partir d’un répertoire bien particulier, celui de la musique « savante » occidentale ?) et, d’autre part, des formules rhétoriques pseudo-techniques d’une vulgarisation fleuretant avec le prosélytisme. Sur le plan des dispositifs, cela oblige à réfléchir aux moyens (mise en contexte, description, écoute partagée, expérimentation, co-création, etc.) à déployer dans ces activités de médiation[36] pour offrir à chacun·e l’opportunité d’explorer de nouvelles « prises »[37] sur les musiques.

Ce regard sur les façons dont les intervenant·e·s du milieu musical conçoivent la médiation de la musique et les spécificités de cet objet artistique et culturel renseigne sur les représentations à l’oeuvre au sein de ce champ professionnel. L’apparition de la médiation de la musique sous la forme de contenu de cours (séminaires ou ateliers), voire de programme dans les institutions d’enseignement supérieur, donne à son tour une idée des opportunités, des partis pris et des défis auxquels font face les formateur·rice·s et les chercheur·e·s impliqué·e·s dans le domaine.

Former à la pratique et à la recherche en médiation de la musique au Québec

En 2012, lors d’une consultation qui réunit chercheur·e·s et acteur·rice·s culturel.le·s, apparaît très clairement le besoin de développer des formations continues, d’articuler recherche et pratique en documentant la médiation culturelle sur le territoire québécois (voir Lussier et Quintas 2015, p. 157). Alors que l’animation puis la médiation culturelles se sont progressivement taillé une place dans les cursus universitaires en muséologie[38], leur enseignement restait jusqu’à l’apparition des cursus en « médiation de la musique » généraliste et consacrés à la culture. Ce qui se rapprochait le plus d’une formation en médiation de la musique relevait jusqu’alors indirectement des formations en musicologie et se limitait à une initiation à la vulgarisation scientifique prenant la forme des exercices « traditionnels » que sont les notes de programme et les conférences préconcert (voir Bernard 2019). Désormais, ces formations mettent l’emphase sur la pertinence dans le contexte contemporain de concevoir l’activité musicale (du concert, de la diffusion en ligne, etc.) non plus comme un simple « service » rendu contre paiement, mais comme une part essentielle de la vie collective dont les dimensions sont multiples : mise en relation, partage d’expériences, appréciation collective, etc. En s’inspirant du Master « médiation de la musique » mis en place conjointement par Sorbonne Université et Sorbonne Nouvelle en 2014, la Faculté de musique de l’Université de Montréal (UdeM) a mis sur pieds en 2016 un Diplôme d’études supérieures spécialisées (d.e.s.s.) d’un an en médiation de la musique. Plus récemment, au niveau collégial au Québec (équivalent de la fin du lycée en France), certains cours, certaines initiatives au travers de la forme de projets ou de stages intègrent des activités de médiation de la musique[39]. Le caractère pionnier de ces formations tient au parti pris disciplinaire dont elles témoignent[40].

L’intégration de la médiation dans l’enseignement supérieur de la musique au Québec s’appuie donc sur l’expérience européenne et se fait simultanément avec l’expression de nouveaux besoins des milieux artistique, communautaire et de santé au Québec[41]. Certain·e·s chercheur·e·s (à l’origine de l’implantation de la formation en médiation culturelle dans le milieu universitaire) affirment ce qui est pour eux « un point de doctrine important : la médiation culturelle n’est pas une discipline, mais un secteur professionnel d’application des disciplines fondamentales » (Péquignot 2007, p. 3). Une telle conception nécessite de questionner d’une part ces disciplines « fondamentales » à intégrer dans le curriculum des étudiant·e·s et d’autre part les relations de dépendance qui s’installent avec le milieu dans les formations professionnalisantes.

Ainsi les défis liés à l’enseignement de la médiation culturelle se doublent de ceux posés par le parti pris disciplinaire dont font preuve ces institutions d’enseignement supérieur de la musique.

Parti pris disciplinaire

Les observateurs indiquent que la médiation culturelle s’est d’abord incarnée dans une réflexion théorique qui jongle avec les définitions et les notions de la sociologie (de la culture, mais pas seulement), de philosophie, des sciences de l’information et de la communication, de la politique, de l’esthétique, etc. L’enseignement de la médiation de la culture ne se nourrit pourtant pas à l’ensemble de ces disciplines et l’enseignement de la médiation de la musique convoque principalement la musicologie et la sociologie dans son curriculum.

C’est certainement la sociologie qui a le plus d’impact sur la formation. Ce constat explique donc peut-être le parti pris disciplinaire dont témoignent les formations à la médiation spécifiquement consacrées à la musique. En effet, les chercheurs qui sont à l’origine de la fondation de ces cursus sont aussi ceux qui ont été investis dans les réflexions sur la spécificité de l’objet musical et de la nécessité d’une interdisciplinarité sociomusicologique. Dans le domaine de la recherche et de la formation à la médiation de la musique, tout cela débouche à des variations sur des thèmes qui ont déjà animé la sociomusicologie (voir Le Guern 2005, Ravet et Brévan 2010). Faut-il être musicien ou musicologue pour faire oeuvre de médiation de la musique ? Si on considère que la musique est un levier particulièrement efficace pour atteindre les objectifs de la médiation, comment l’analyser sans disposer d’outils pour saisir par quoi se jouent musicalement l’émancipation, l’appropriation et l’encapacitation[42]. Comment analyser des négociations de « sens » qui se nouent autour de l’objet musical dont le ou la médiateur·rice invite à s’emparer, sans être capable de se saisir à son tour des éléments musicaux au coeur des interactions sociales en jeu dans la « mise en dialogue des oeuvres » de l’« expérience artistique »[43].

Ces questionnements ne témoignent-ils pas du fait que la médiation culturelle arrive à un stade où ses bases conceptuelles sont assez solides pour que l’on puisse la décliner en réflexions disciplinaires ? Un regard sur la littérature consacrée à la médiation de la culture permet de constater que la musique est une discipline relativement moins interrogée. Si le théâtre, la danse, la littérature et les arts plastiques sont régulièrement cités, la musique, sans pour autant être mise de côté, ne semble pas mise à contribution au même titre. Les fondateur·rice·s[44] de ces cursus en médiation de la musique tant en France qu’au Québec ont la forte conviction que la pratique et la recherche en médiation de la musique nécessitent des compétences spécifiques qui ne sont pas complètement couvertes par l’enseignement et la recherche en médiation culturelle[45].

L’apparition des formations spécifiquement consacrées à la « médiation de la musique » vient donc augmenter les questions liées à l’enseignement de la médiation culturelle d’enjeux disciplinaires. La musicologie contribue à la formation en médiation de la musique et couvre un vaste champ de spécialisations qui font partie à des degrés divers de ce que doivent posséder les médiateur·rice·s diplômé·e·s de ces cursus, tout comme la maîtrise de la musique d’un point de vue pratique (lutherie, composition, interprétation, arrangement) est un atout. Que ce soit pour monter une conférence préconcert, jouer ou organiser un atelier participatif en milieu communautaire, social ou de santé, les musicien·ne·s doivent pouvoir compter sur un bagage musical et intellectuel considérable, sans plus seulement faire la démonstration de leurs capacités musicales. C’est ce que montre la recherche réalisée auprès d’étudiant·e·s en musique du niveau collégial[46]. Dans cet établissement postsecondaire spécialisé en arts, des cohortes d’une quinzaine d’étudiant·e·s en musique réalisent, sur l’invitation d’un mécène, des animations musicales au département de santé mentale de l’Hôpital du Sacré-Coeur de Montréal. Dès leurs premières prestations d’une heure au pavillon Albert-Prévost du Centre intégré universitaire de santé et de services sociaux (ciuss) du Nord-de-l’Île, les étudiant·e·s mentionnent à quel point cette expérience leur permet de saisir la pertinence des apprentissages théoriques proposés dans leur cursus (analyse, littérature musicale, etc.), mais aussi, et surtout, de redonner du sens à leur engagement dans une voie de professionnalisation musicale qu’un modèle de progression compétitif (auditions, concours) était venu entamer. La recherche fait donc apparaître « les compétences musicales, organisationnelles, relationnelles sollicitées et développées par les musicien·ne·s pour mener à bien ces actions de médiation de la musique en milieu de santé décrites sous les registres vocationnels et de la pluriactivité » (Kirchberg 2019).

Dans cette dynamique, on peut s’interroger sur ces choix disciplinaires qui ne font pour l’instant intervenir que de façon anecdotique les disciplines autres que la musicologie, l’interprétation ou la sociologie. À titre d’exemple, notons le regard des psychologues, des médecins, des neurologues qui se tournent avec insistance (et parfois peu de distance critique[47]) vers la musique pour faire la démonstration de ses effets sur le développement des sociabilités, sur la motricité, sur le stress, voire le développement cognitif (pour ne citer que ces quatre aspects). Ces regards ont inévitablement un impact sur la formation en médiation de la musique dans la mesure où ils alimentent de manière très large la recherche en musique, tout comme le discours sur son importance dans la société.

Entre discours d’accompagnement et discours critique

Repenser le rôle de l’activité musicale pour créer du lien social, du sens, est un défi considérable tant pour les artistes pris individuellement que pour les institutions de diffusion et de production musicales. La recherche et la formation sont peut-être des solutions pour tenter de réduire ces tensions, mais reste à fédérer les objectifs des chercheur·e·s, des formateur·rice·s, des professionnel·le·s et des employeur·e·s du milieu autour d’une réflexion en termes de médiation de la musique. Les institutions d’enseignement supérieur de la musique, qui ont la responsabilité de former la relève culturelle, se retrouvent alors au croisement d’enjeux politiques et professionnels qui nécessitent de faire la part entre « discours d’accompagnement et discours critique » (Dufrêne et Gellereau 2004, p. 204).

Du point de vue de la recherche, Marie-Christine Bordeaux met ainsi en garde : « alors que les acteurs de la médiation ont besoin d’un concept mobilisateur, unificateur et susceptible d’alimenter leur pensée de l’action, les chercheurs ne peuvent jouer pleinement leur rôle sans une élaboration conceptuelle distanciée par rapport aux enjeux de la pratique » (Bordeaux 2016b, p. 39-40 ). Au Québec, les chercheur·e·s qui s’intéressent à la médiation culturelle forment des équipes qui s’articulent à de véritables infrastructures de recherche en partenariat[48]. Cela est favorisé par le fonctionnement de la recherche au Canada, où les grandes orientations scientifiques imprimées au milieu, en provenance des universités et des organismes de financement de la recherche, incitent à concevoir les travaux en sciences humaines et sociales de plus en plus en lien direct avec les problématiques des milieux de pratique. D’ailleurs, les travaux d’équipes comme ceux produits par les chercheur·re·s québécois·e·s actif·ive·s depuis plus d’une dizaine d’années reposent sur la mise en relation partenariale des chercheur·e·s. Comment, au croisement de la formation professionnelle et de la recherche, tenir le cap de cette « élaboration conceptuelle distanciée »[49] ?

Du point de vue de la formation au métier de médiateur de la musique, l’appropriation de ces « gammes » de la médiation évoquée précédemment oblige les formateur·rice·s à jouer sur un double tableau (si ce n’est à prendre position). Si les grandes institutions invoquent principalement la médiation pour « résoudre » les problèmes de fréquentation de leurs salles, comment entretenir au coeur de la formation cet esprit critique porté par des velléités de transformation des relations de pouvoir systémique qui animent le volet le plus activiste de la médiation culturelle ? Marie Christine Bordeaux complétait cette réflexion d’un point particulièrement important pour qui réfléchit à la formation des artistes à la médiation : « L’investissement des artistes dans la médiation fait que celle-ci peut être assez peu distanciée par rapport à son objet, plutôt à la recherche d’une empathie, ce qui peut interroger sur la formation à l’esprit critique, qui est en principe une des finalités de la médiation » (Bordeaux 2016a, p. 132). Que se joue-t-il alors dans l’offre de formation à la médiation offerte à des musicien·ne·s interprètes au sein d’établissements supérieurs d’enseignement de la musique ?

En considérant que dans ces établissements le modèle pédagogique est historiquement marqué par un fonctionnement compétitif (concours, auditions) basé sur l’excellence individuelle, comment s’en tenir à un projet de médiation qui dans une optique de participation culturelle élargie donne autant de crédit à la qualité de l’acte artistique partagé qu’aux conditions de travail et de vie ? Comment implanter dans cet environnement la reconnaissance et l’apport des compétences de chacun·e dans un esprit plus collaboratif et inclusif que compétitif reconnaissant le potentiel de l’auditeur (voir Saada 2011) et visant son émancipation (voir Rancière 2008) ?

Déployant l’apprentissage instrumental et théorique hors de ses frontières parfois mécanicistes, ces formations confrontent les étudiant·e·s aux contradictions et aux limites d’un système éducatif[50] dont le modèle ne s’est pas encore adapté aux réalités sociales ? Tous les signes envoyés par le milieu musical nous incitent pourtant à considérer qu’il s’agit d’une façon d’être, une posture, une conscience sociale de plus en plus essentielles à l’exercice du métier de musicien·e.

Cette conscience sociale associée au métier du musicien se heurte cependant à un cadre culturel encore rigide. Le fait que les établissements d’enseignement supérieur de la musique soient bien souvent des « conservatoires » (au sens le plus propre du terme) du répertoire le plus légitime[51] s’accorde-t-il avec la conception anthropologique de la culture que porte la médiation ? Les formateur·rice·s se trouvent donc dans une situation parfois délicate au sein de leurs établissements d’appartenance en accompagnant les étudiant·e·s dans une démarche réflexive qui les amène forcément à prendre conscience des limites du système éducatif.

L’un des enjeux de la formation en médiation de la musique est donc d’ouvrir à la fois de nouvelles perspectives professionnelles aux étudiant·e·s et de leur donner l’occasion de repenser en profondeur les fondements d’une pratique musicale dont le cursus était jusqu’alors rythmé par une logique élitiste[52].

Conclusion

Cet article montre que la mise en place d’initiatives de formation en médiation de la musique traduit des enjeux politiques et d’évolution des conditions de programmation musicale (métier de musicien) en s’appuyant au socle de la recherche en médiation culturelle. Reconnaissant l’importance de la rencontre et de la confrontation des musicien·ne·s avec le monde, encapacitant les étudiant·e·s dans la conduite de projets à leur image, ces formations offrent aux musicien·ne·s et musicologues en devenir l’opportunité de s’impliquer activement dans leur processus d’apprentissage (comme le préconisent certains rapports sur la refonte de l’enseignement musical ; voir Campbell, Myers et Sarath 2016). Le mouvement amorcé dans ces institutions reste pour le moment fragmentaire et cela semble vrai à l’échelle internationale. Au terme d’une étude réalisée sur l’ensemble du territoire français, Sylvie Pébrier note que

les situations sont très hétérogènes. La formation apparaît parfois construite, parfois embryonnaire, le plus souvent tâtonnante, parfois obligatoire pour tous, parfois limitée à certains diplômes. Peu d’établissements ont par ailleurs formalisé la question des objectifs, des outils pédagogiques et de l’évaluation. En outre, les équipes dédiées à la médiation n’existent pas toujours de manière pérenne dans les établissements.

Pébrier 2020, p. 158

Enfin, l’enjeu principal de ces formations est certainement celui d’établir une relation entre les musicien·ne·s et les citoyen·ne·s, basée sur la confiance, notamment professionnelle, dont l’objectif sera de susciter de l’intérêt, certes, mais qui, plus que cela, devra contribuer à créer ou recréer un sentiment d’appartenance de part et d’autre à une communauté pour laquelle la musique constitue un levier du vivre-ensemble. N’est-ce pas une mission fondamentale pour la musique et un projet exaltant pour ses institutions d’enseignement ?