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Pour tout musicien abordant les oeuvres de J.-S. Bach sur des instruments modernes au xxie siècle, les questions sur l’authenticité et la validité de différents styles d’interprétation occupent un rôle important dans le processus de recherche-création. À l’époque postmoderne, l’abondance et la diversité des approches historiques en interprétation offrent la possibilité d’une réévaluation plus systématique des traditions du passé. Dans le contexte précis du répertoire pour clavier de J.-S. Bach, la recherche d’un style d’interprétation constitue une part de travail d’autant plus importante, les paramètres d’exécution qui s’offrent aux pianistes permettant de manipuler le résultat sonore avec des variations individuelles considérables. Le processus de création de l’interprète comprend ainsi, dans un premier temps, un positionnement par rapport à différentes propositions artistiques existantes.

À la recherche d’une vérité historique, l’interprète peut s’orienter vers un des rares types de documents nous permettant de voyager à travers les époques : l’enregistrement. À titre d’exemple, les enregistrements historiques de Brahms, Grieg[1], Rachmaninov[2] ou Debussy, sont de réels témoignages d’une autre époque qui peuvent servir de guide pour l’interprétation de la musique de certains des plus grands compositeurs des 150 dernières années. Les enregistrements des élèves de Liszt et de Chopin, ainsi que les nombreux écrits témoignant de la manière dont ces maîtres enseignaient leurs propres oeuvres[3], assurent une certaine continuité d’une tradition dont l’expression musicale est aujourd’hui majoritairement éteinte. Cependant, même les plus anciens enregistrements ne remontent guère plus loin que la fin du xixe siècle, à une époque où la musique baroque n’était plus en vogue. Le style de jeu entendu sur certains de ces enregistrements historiques est souvent surprenant, car les paramètres d’expression appartiennent à des normes d’interprétation qui ont changé depuis les 100 dernières années. En reculant dans le temps, les questions sur l’authenticité se compliquent de plus en plus au-delà de Beethoven[4] et c’est surtout à partir de Haydn et de Mozart que les musiciens interprètes commencent à se spécialiser dans un style particulier. En fait, les spécialistes du style d’interprétation de la période classique se produisent souvent en concert sur des instruments d’époque et s’intéressent aux questions pointues sur les techniques d’exécution propres à cette période. De surcroît, plusieurs cours dans les cursus universitaires enseignent l’interprétation de la musique de la période classique comme un sujet à part.

Pour ce qui est de la musique baroque, aucun document ni tradition orale existante ne peut servir de référence absolue sur la manière dont les compositeurs de cette époque envisageaient l’interprétation de leurs oeuvres. En ce qui concerne l’interprétation des oeuvres de Bach, répertoire considéré comme la norme de référence pour la maîtrise au plus haut degré de la musique occidentale dite classique, on constate une grande variété de visions artistiques, parfois opposées, telles qu’elles sont exprimées par les musiciens des quatre coins du monde. Cependant, et malgré l’arrivée du mouvement de l’interprétation historiquement informée (Historically Informed Performancehip) dans les années 1970 qui a apporté un renouvellement des connaissances sur le style d’interprétation de la musique baroque, on constate l’absence d’un consensus sur la manière de jouer ce répertoire encore aujourd’hui[5].

Devant les possibilités qui s’offrent à eux, les interprètes doivent étoffer leurs connaissances sur les pratiques d’exécution, mais aussi se munir d’outils concrets. L’étude ici présentée découle d’une démarche de recherche d’authenticité dans l’interprétation de la musique pour clavier de J.-S. Bach dans laquelle l’auteur principal de cet article s’est engagé à titre de pianiste-musicologue. La réflexion sur ce sujet fut amorcée dans le cadre d’un mémoire de maîtrise en interprétation (Lazarov 2015). L’objectif était alors de s’appuyer sur des documents musicologiques permettant de former une opinion éclairée sur l’esthétique qui convient le mieux à l’interprétation des oeuvres du maître allemand. Sur la base de ses travaux, la présente étude vise à développer une compréhension plus raffinée des paramètres d’exécution qui s’expriment dans le jeu instrumental en fonction du style d’interprétation, à l’aide d’une méthodologie mixte alliant l’analyse qualitative à l’analyse quantitative de ces paramètres.

Par ailleurs, cette étude se penche plus généralement sur le processus de la recherche artistique en interprétation et sur la capacité d’expression de l’interprète. La recherche artistique menée par un interprète ne repose pas sur une approche impulsive ou désordonnée, mais bien sur un processus cohérent depuis la découverte d’une idée créatrice ou esthétique originale jusqu’à sa réalisation à l’instrument. Mais comment l’interprète intègre-t-il des connaissances théoriques sur la question du style ? Comment exprime-t-il un style d’interprétation par son jeu ? Par quels paramètres d’exécution peut-on caractériser ce style ? Comment le style est-il perçu par un auditeur externe lors de l’écoute de l’enregistrement ? Y a-t-il une correspondance entre l’intention musicale de l’interprète et sa réception par l’auditeur ?

Ce sont ces questions qui motivent la présente recherche, conçue comme une étude de cas préparant le terrain à une étude de plus grande envergure faisant appel à plusieurs pianistes. Cette étude plus large permettrait notamment d’apprécier les variations individuelles, d’un pianiste à l’autre, dans l’expression d’un style d’interprétation. Mais dans un premier temps, nous avons cherché à mettre au point et à tester un protocole de recherche interdisciplinaire sur un seul pianiste (qui est ici l’auteur principal de cet article) et confirmer la validité des méthodes d’analyse envisagées.

Cette étude s’inscrit dans les domaines de la musicologie numérique et de la musicologie de l’interprétation[6] qui comprend l’exploration des aspects moins tangibles[7] de la musique par le biais de l’analyse du jeu instrumental, à la croisée des chemins de plusieurs disciplines complémentaires. Cette démarche de recherche amène à repenser le rôle de l’interprète dans notre compréhension fondamentale de la musique et met en lumière la pratique du musicien, qui émerge de l’intention poétique et aboutit à la réalisation technique de la mise en son de la partition.

La première étape dans l’élaboration de cette étude a été l’identification des contextes historiques de l’interprétation de la musique de J.-S. Bach au xxe siècle. Nous avons pris comme point de départ les travaux du musicologue et spécialiste de la musique baroque Bruce Haynes. Dans son ouvrage de référence, The End of Early Music, Haynes décrit trois grandes tendances stylistiques dans l’étude des enregistrements historiques du xxe siècle : romantique, moderne et rhétorique. Ce sont ces descriptions, soutenues par un grand nombre d’exemples musicaux, qui ont servi de modèles pour les interprétations analysées dans le cadre de notre étude.

Il faut souligner que Haynes n’a pas été le seul à suggérer cette description tripartite ; deux autres auteurs se sont servis de la même catégorisation : Jacques Handschin en 1927 (cité dans Robert Hill 1994) et Hermann Danuser en 1996. Notre objectif ici n’est pas de valider cette catégorisation, mais plutôt de la considérer comme une base pouvant aider un musicien à orienter sa réflexion et à développer son interprétation. Nous ne cherchons pas non plus à aboutir à une définition universelle ou consensuelle des styles en interprétation. Il s’agit plutôt de mettre au point une méthode d’investigation mixte qui permet de caractériser et différencier, à la fois qualitativement et quantitativement, des styles d’interprétation contrastants, quels qu’ils soient.

Les trois styles d’interprétation, qui constituent notre objet d’étude, sont exposés dans une première section de cet article. Par la suite, nous présentons la méthode adoptée, une discussion des résultats et les retombées pour une étude à plus grande échelle.

Description de l’objet d’étude : trois styles d’interprétation de la musique baroque

Dans son important ouvrage sur l’interprétation de la musique baroque, Haynes décrit trois approches qui ont imprégné, pendant tout le xxe siècle, l’exécution de la musique de la période baroque : les styles romantique, moderne et rhétorique[8]. À travers des comparaisons d’enregistrements historiques et des descriptions précises de chaque style, Haynes répond à plusieurs questions qui portent sur l’interprétation de la musique de Bach, notamment sur le choix des paramètres d’exécution et sur l’expressivité. Son analyse représente un point de départ pour développer une pensée critique face aux nombreux styles d’interprétation existants. Nous présenterons d’abord une description sommaire de chacun de ces trois styles en ordre chronologique croissant, suivie d’un tableau résumant en détail chaque style selon Haynes.

Le style d’interprétation romantique

L’expression romantique, prédominante en Europe au xixe siècle, peut encore être perçue dans les plus anciens enregistrements datant du tout début du xxe siècle. Selon l’esthétique romantique, deux éléments en particulier occupent une place privilégiée : d’une part, la contemplation du sublime et de l’infini, souvent associée à la nature et, d’autre part, l’expression individuelle de l’artiste, où l’art est considéré comme une expérience unique et transformative (Haynes 2007, p. 176-177). Dans un contexte où la perception de l’artiste est centrée sur soi-même, l’acte de création prend un rôle plus important que par le passé, créant une différenciation entre le rôle des compositeurs et celui des musiciens interprètes (ibid., p. 112). L’époque romantique a aussi donné naissance au concept du canon occidental classique, composé de chefs d’oeuvres universels et intemporels, en partant des symphonies de Beethoven (ibid., p. 28) et du Werktreue (l’intention du compositeur comme paramètre fondamental dans la compréhension d’une oeuvre) (ibid., p. 34).

De manière synthétique, les caractéristiques du style romantique peuvent être résumées en deux catégories : les paramètres musicaux et l’expression. Concernant les paramètres musicaux, le romantisme présente une « obsession pour la mélodie » (ibid., p. 36) et privilégie les longues phrases en arche aboutissant à un point culminant de tension harmonique avant de retourner vers un équilibre tonal. L’articulation legato est le plus souvent utilisée, car elle correspond bien à l’exécution des phrases « arc-en-ciel[9] » associées à la mélodie et au chant bel canto. Ceci est confirmé par de nombreux traités de l’époque romantique qui recommandent l’usage d’une articulation legato à la base, auquel s’ajoute un staccato seulement lorsque noté par le compositeur (Brown 1999, p. 173). Pour les instruments à cordes ou pour les chanteurs, l’usage du portamento était fréquent (Haynes 2007, p. 33). De manière générale, les interprétations romantiques sont caractérisées par une fluctuation fréquente du tempo de base, un manque de précision, l’abolition d’ornements ou d’improvisation (en vogue avant les années 1800) et un manque de hiérarchie des temps. En ce qui concerne l’expression, ces traits se traduisent en une interprétation lourde (tempo et touché) et solennelle, imprégnée d’une émotion sincère, voir exagérée ou sentimentale (ibid., p. 33-34).

Peu de souci est accordé à la validité ou la référence historique des interprétations. Les artistes romantiques formaient souvent des conceptions d’autres périodes de l’histoire de la musique (ou de l’art européen en général, tel le gothique ou l’Antiquité) selon leurs propres intuitions ; Haynes décrit cette approche comme une réappropriation de la musique d’une autre époque selon les normes de l’esthétique en vigueur (Haynes 2007, p. 27).

Haynes nomme quelques artistes les plus reconnus du tournant du xxe siècle tels Adelina Patti ou Alessandro Moreschi, le dernier castrat, dont il commente l’usage du portamento, la variation du tempo et « l’implacable sincérité » de l’expression (ibid.). Considérés comme étant le pinacle de l’art vocal dans leur temps, les enregistrements de Patti et de Moreschi rendent les auditeurs du xxie siècle un peu mal à l’aise. La candeur de l’expression, l’usage répandu des portamenti ou les libertés artistiques face à la partition[10] ne s’accordent pas bien avec nos oreilles habituées à des interprétations plus sobres, mais aussi techniquement plus assurées. En analysant les enregistrements de Bach par les chefs d’orchestre Willem Mengelberg[11] et Leopold Stokowski[12], Haynes note une « flexibilité rythmique et un souci pour l’expression », mais aussi un manque de précision technique (ibid., p. 35). L’expressivité poussée à l’extrême devient ici opulente, sentimentale, libre et « fortement déclinée » (ibid.). L’interprétation romantique est essentiellement focalisée sur l’expression des sentiments de l’artiste tels qu’ils le sont au moment de l’exécution.

Le style d’interprétation moderne

En opposition à l’esthétique romantique, le style moderne préconise une stabilité au niveau du tempo, un usage restreint du rubato, une égalité au niveau de la métrique – et donc un manque de hiérarchie des temps –, une technique vocale ou instrumentale qui fait appel à un vibrato continu, moins d’emphase sur les dissonances et une exécution plus stricte des passages rapides (voir ibid., p. 48). Alors que le romantisme met l’accent sur l’individualité et la liberté d’expression, le modernisme prône un style caractérisé par la discipline et l’objectivité dans la lecture d’une partition et une approche conservatrice de la gestion du tempo et du rubato.

Au moins deux facteurs importants ont influencé les caractéristiques du modernisme. Premièrement, l’esthétique moderne s’est développée en parallèle avec l’évolution de la technologie de l’enregistrement phonographique. La production de disques de meilleure qualité pouvant être joués à partir d’appareils désignés pour un usage domestique a entraîné une forte croissance de l’industrie de l’enregistrement de la musique classique dans la période d’après-guerre. La compétition du point de vue économique qui en découle exigea des musiciens et des techniciens une plus grande conscience de la perfection du produit final commercialisé. Tous les aspects mentionnés précédemment assurent une production plus malléable du point de vue des techniques d’édition et de combinaison des prises enregistrées. L’interprétation romantique, qui contient plus de variabilité et de spontanéité, ne peut être aussi facilement éditée et combinée qu’une exécution moderne où chaque tempo, chaque articulation et chaque vibrato est cohérent d’une prise à l’autre.

Deuxièmement, le modernisme a évolué avec la conscience d’une plus grande universalité et d’une plus grande objectivité dans les sciences humaines, contrairement à – et peut-être en réaction à – la nature plus nationaliste et eurocentriste du romantisme. Le xxe siècle a apporté des changements majeurs dans la société à travers le monde : les deux guerres mondiales, les tensions post-colonialistes, les questions d’égalité et des droits de l’Homme, les droits des femmes, pour n’en nommer que quelques-uns. À une telle époque, l’expression étoffée des sentiments de l’artiste, son rôle plus élevé et sa dimension presque divine prennent une perspective plus sobre. À titre d’exemple, les interprétations rigoureuses et disciplinées de Toscanini, de Karajan ou de Gould, certes moins « charmantes » que celles de Patti, de Moreschi et de bien d’autres musiciens plus « stylisés »[13], prennent plus de valeur aux oreilles d’un public d’une sensibilité très différente. La recherche d’une plus grande objectivité a entraîné une lecture plus stricte de la partition, une obsession pour le manuscrit original (le Urtext, se rapportant au concept de la Werktreue, la « fidélité à l’oeuvre »), et une exécution plus austère et disciplinée (voir Haynes 2007, p. 48).

L’aspect universel de l’approche moderniste a pourtant un côté moins flatteur. Pour les puristes, l’uniformité des paramètres d’exécution, caractéristique du style moderne, s’applique sans discernement et sans distinction à tous les styles de composition et à toutes les esthétiques musicales. Une telle approche, démocratique sans doute, démunit l’expression musicale des subtilités et des nuances tant sur le plan esthétique que sur le plan compositionnel en rassemblant la pluralité des styles en un seul amalgame « mainstream » de l’exécution de la musique occidentale classique (ibid., p. 50). Concernant la musique de l’époque baroque, une lecture qui met de l’importance sur chaque note à titre égale, ou qui abolit la hiérarchie des temps et emploie la même intensité de jeu dans les sections contrastantes, ne permet pas une interprétation cohérente, ou « authentique », avec l’esprit des xviie et xviiie siècles (ibid., p. 48).

Le style d’interprétation rhétorique (ou historiquement informée)

C’est en partie en réaction à cette facette de l’esthétique moderne que le mouvement de l’interprétation historiquement informée (ou hip en anglais) s’est développé dans les années 1970 en Europe et en Amérique du Nord. Au lieu de se fier à une même approche pour l’interprétation des oeuvres de différentes époques stylistiques, le mouvement hip préconise une approche spécifique à chaque période. En s’appuyant sur les écrits et traités qui ont survécus à l’épreuve du temps, les praticiens et musicologues adhérant à la philosophie hip ont réussi à construire un style d’interprétation distinct des esthétiques romantique et moderne. Plutôt que d’essayer de retrouver l’intention du compositeur, les musiciens hip ont tenté d’évoquer l’esprit et les sonorités d’une époque tout en laissant la place à l’improvisation et à l’individualité de chaque musicien pour façonner sa propre interprétation.

L’esthétique basée sur la rhétorique est fondée sur la communication des émotions au public d’une manière persuasive, déclamatoire et passionnée en adaptant les principes de la rhétorique à l’interprétation d’une partition. En partant des concepts d’inventio, dispositio, elaboratio, decoratio et executio, une interprétation rhétorique se déploie comme un discours politique : le but est de convaincre un auditoire en s’appuyant sur des arguments qui se suivent de manière logique, transmis à l’oral dans un style déclamatoire et modulés au niveau de l’intonation selon le contexte sémantique (voir Dreyfus 1996, p. 5). L’intention de ce style d’interprétation est de troubler, d’émouvoir ou de remuer les affects ou les humeurs – appelées aussi les « passions » – du public. Dans ce contexte, on ne doit pas s’étonner lorsque Gustav Leonhardt affirme que la musique baroque est plus expressive que la musique romantique (en parlant de la musique de l’époque romantique ; voir Haynes 2007, p. 171).

La musique baroque s’appuie sur la ligne de basse comme point de départ de toute composition. Les voix supérieures ne sont qu’une élaboration, souvent improvisée, sur la basse chiffrée qui occupe une place fondamentale (ibid., p. 35). Les phrases musicales baroques sont relativement courtes et se rapprochent des agréments improvisés que les chanteurs du xviie siècle avaient l’habitude d’ajouter à leurs parties vocales pour donner plus de clarté et d’emphase à la rhétorique musicale (voir ibid., p. 186). Ces phrases, ou unités mélodiques, harmoniques et rythmiques, constituent les bases pour les techniques de contrepoint, de rhétorique ou de descriptions textuelles suggestives[14]. Afin que l’effet émotif de ces structures soit persuasif, l’interprète doit exécuter ces unités avec énergie en donnant l’illusion d’une spontanéité, d’un élan gracieux, d’une élégance et d’un sens rythmique contrôlé. Chaque note doit porter en soi un jet, une lumière et un mouvement d’une élégance inspiré. Un musicien « informé » devrait donc concevoir une grande variété d’articulations, de rubatos, de nuances et d’attaques afin d’exprimer toute la complexité et la richesse de l’expression musicale dans son jeu.

La figure 1 présente les caractéristiques de chacun des trois styles d’interprétation. La catégorisation des caractéristiques (mode d’expression, objectifs esthétiques, etc.) est la nôtre, mais le contenu est entièrement tiré de l’étude de Bruce Haynes (2007).

Figure 1

Figure 1 (suite)

Les styles d’interprétation selon Bruce Haynes (2007).

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Objectifs de l’étude

En partant de la définition des trois styles d’interprétation de la musique baroque présentés dans la section précédente, notre étude vise à caractériser ces styles, tant du point de vue de l’intention musicale (de la part du musicien) et de sa perception (par un auditeur expert externe) que par une analyse quantitative du jeu instrumental. Nous cherchons ainsi à :

  • Caractériser trois styles d’interprétation musicale contrastants en fonction de paramètres d’exécution au piano ;

  • Quantifier ces paramètres d’exécution à l’aide d’outils permettant de capter le jeu instrumental, sur le plan de l’articulation et sur le plan sonore ;

  • Mettre en relation les paramètres musicaux d’une interprétation (définissant l’intention du musicien) et les paramètres techniques (définissant le jeu instrumental) ;

  • Plus généralement, développer et appliquer une méthodologie permettant de cerner les stratégies employées par les musiciens dans l’expression d’un style d’interprétation.

Méthodologie

La méthodologie comprend deux démarches parallèles et complémentaires. La première démarche est qualitative et vise à révéler le processus d’appropriation des styles par le pianiste par un exercice d’auto-explicitation et à valider les interprétations auprès d’un auditeur expert. La seconde démarche est computationnelle et vise à extraire des paramètres d’exécution de la captation numérique du jeu instrumental. Dans le contexte de cette étude pilote, le pianiste participant est le premier auteur de l’article, possédant une formation universitaire de haut niveau en piano.

Appropriation des styles d’interprétation

La Partita en do mineur (BWV 826) a été choisie comme oeuvre à interpréter, car elle avait été étudiée en détail par le pianiste. Celui-ci a retravaillé un extrait de la Partita après avoir complété une deuxième lecture de l’ouvrage de Haynes. En référence aux définitions des styles d’interprétation formulées par celui-ci, le pianiste a préparé un court extrait de la Partita (« 6. Capriccio, mes. 1-48) joué dans trois styles d’interprétation musicale contrastants : romantique, moderne et rhétorique. La première étape a donc consisté en un processus d’appropriation des caractéristiques de chacun de ces trois styles au cours du travail de réapprentissage de l’extrait qui a duré une dizaine de jours.

Captation des interprétations à l’aide d’un piano enregistreur

Une fois les styles maîtrisés, l’oeuvre a été jouée sur un piano à queue Disklavier DC7X ENPRO[15] permettant de capter et d’enregistrer le jeu instrumental sous forme de données midi, encodant le moment de déclenchement des touches (onset), le moment de relâchement des touches (offset), la vitesse d’attaque (velocity) qui est corrélée au niveau dynamique, ainsi que l’utilisation des pédales. Une captation sonore a aussi été réalisée simultanément à l’aide d’un microphone stéréo[16]. Chaque style a été interprété trois fois, lors d’une seule séance qui a duré une heure (total de 9 prises). Les meilleures interprétations représentatives de chacun des trois styles ont été repérées à l’issue de la séance. Les normes de sélection des extraits ont été : la qualité de l’exécution technique, la musicalité, un sens clair de la métrique et du rythme (le morceau est habituellement joué dans un tempo plus vif avec de l’élan rythmique bien marqué). Les choix des extraits retenus pour les analyses ont été faits immédiatement après la fin de la séance d’enregistrement en réécoutant attentivement chaque prise.

Extrait audio 1 : Enregistrements des trois styles d’interprétation du « Capriccio » (mes. 1-48) de la Partita en do mineur (BWV 826) de J.-S. Bach ; style romantique, style moderne, style rhétorique.

Démarche d’analyse qualitative

1. Auto-explication des stratégies expressives par le pianiste

Le processus de recherche artistique du pianiste a été documenté à travers un exercice d’auto-explicitation qui s’est effectué dans les heures suivant la séance d’enregistrement. Cet exercice permet d’éclairer un aspect très intime de la recherche artistique : le travail du musicien dans sa pratique personnelle. L’auto-explicitation peut se faire tant à l’oral qu’à l’écrit dans le but de communiquer spontanément ce qui se passe dans l’esprit conscient de l’artiste durant la pratique de son art (voir Vermersch 2007). Pour la présente étude, le pianiste a transmis par écrit les pensées qu’il a eues lors de l’enregistrement des extraits. Pour chaque style, il a décrit ses réflexions, pensées, intuitions ou sensations le plus fidèlement possible et dans la langue dans laquelle ces impressions lui venaient à l’esprit (en anglais, en français ou en serbe, la langue maternelle du pianiste). Ces données sont présentées dans la figure 9.

2. Perception des stratégies expressives du pianiste par un auditeur externe

Les enregistrements de styles d’interprétation ont été soumis à un auditeur externe expert dans le but de confirmer la clarté des intentions du pianiste sur la base de la trace sonore seulement, et de vérifier s’il y a correspondance entre l’intention musicale de l’interprète et sa réception par l’auditeur. La personne choisie est reconnue dans le milieu comme un spécialiste de l’enregistrement à l’échelle internationale et a pu être disponible pour une entrevue à Montréal dans les délais d’environ un mois suivant la fin de l’étude pilote.

Les captations sonores de chaque extrait ont donc été présentées à cet auditeur expert qui a pu facilement verbaliser sa perception des styles immédiatement après l’écoute de chaque extrait. Dans un premier temps, les extraits ont été présentés à l’aveugle, sans aucune description préalable, lors d’une séance d’écoute qui a duré environ 30 minutes ; les seules consignes données ont été d’écouter les extraits en portant particulièrement attention au style d’interprétation ; l’expert a d’abord noté ses réflexions relatives au jeu du pianiste durant une première écoute, suivie de très près par une seconde écoute, plus brève, de chaque extrait afin de confirmer ses impressions ; ensuite, l’expert a verbalisé ses pensées de vive voix en s’appuyant sur ses notes et en ajoutant spontanément d’autres qualificatifs et descriptions. L’intégralité de la session (hormis l’écoute qui s’est faite en silence) a été filmée ; une transcription écrite de l’entrevue enregistrée a été réalisée et a été validée par l’expert ; cette transcription a servi de référence pour produire la figure 10.

Démarche computationnelle

1. Alignement des données midi de l’interprétation à la partition

Durant la séance d’enregistrement, les données midi ont été enregistrées sur une clé usb insérée dans le boîtier qui se trouve sous le clavier, à l’aide de l’application Yamaha Controller installée sur un téléphone intelligent et communiquant avec le piano via réseau sans fil. Ces données sont importées dans l’environnement Matlab à l’aide de la midi Toolbox.

L’extraction des paramètres de jeu demande plusieurs étapes de traitement des données midi. Dans un premier temps, il faut pouvoir localiser les événements qui correspondent aux subdivisions de la mesure dans la partition, dans chacune des interprétations. Afin d’effectuer cette opération de façon automatique, le flux de données midi encodant l’interprétation a été comparé à une réduction de la partition originale, dans laquelle seules les notes tombant précisément sur les subdivisions de la mesure (au niveau de la croche) ont été conservées.

Figure 2

Partition originale utilisée par le pianiste.

The Associated Board of the Royal Schools of Music, éditée par Walter Emery, 1981

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Pour produire ces partitions de référence en format midi, nous avons édité une version de l’extrait de la Partita disponible sur MuseScore[17] de façon à ce qu’elle corresponde à la partition originale utilisée par le pianiste lors de son travail d’apprentissage de l’oeuvre. La partition comprenait en effet plusieurs différences au niveau de l’articulation, du phrasé et de la distribution des notes entre les mains. L’étape suivante a été de séparer la main droite de la main gauche afin de produire deux partitions distinctes ; ensuite, nous avons produit une nouvelle version où nous avons gardé uniquement les notes se situant sur les temps forts (quatre croches par mesure) et éliminé toutes les notes (doubles croches) se situant sur les temps faibles. Dans la partition résultante, il reste deux notes par temps et donc quatre notes par mesure (le mouvement étant en 2/4).

Figure 3

Partition MuseScore originale.

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Figure 4

Partition MuseScore ajustée.

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Figure 5

Partition de référence main droite.

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Figure 6

Partition, main droite, croches sur temps forts.

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Figure 7

Interface graphique du dynamic score matcher. La fenêtre du haut présente la partition midi. La figure du bas présente les données midi encodant l’interprétation.

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Le repérage des événements a été réalisé à l’aide d’un algorithme d’appariement dynamique de la partition (dynamic score matcher), fourni par la boîte à outils Matlab midiMatcher développée par Summer K. Rankin, Edward W. Large et Philip W. Fink (2009). Cet algorithme met en correspondance une interprétation encodée en format midi avec sa notation correspondante (partition en format midi), grâce à des techniques de programmation dynamique (voir Large 1993). Une interface graphique permet de vérifier et d’éventuellement corriger localement l’appariement effectué de façon automatique. Une fois que les événements de la partition ont été repérés dans le fichier midi, les intervalles de temps (inter onset intervals) séparant ces événements ont été calculés et les valeurs de tempo en ont été déduites.

2. Extraction et analyse de données quantitatives des paramètres d’exécution

Afin de comprendre la manière dont les styles diffèrent les uns des autres, nous avons effectué une analyse des paramètres d’exécution suivants[18] :

  1. Le tempo moyen (déduit des intervalles de temps entre les attaques des croches) ;

  2. La variation de tempo relative à cette moyenne (écart-type) qui donne une mesure du taux de rubato ;

  3. La vélocité moyenne de l’abaissement des touches (qui détermine l’intensité) ;

  4. La variation de la vélocité autour de cette moyenne (écart-type) ;

  5. L’analyse fréquentielle des variations de vélocité qui permet d’évaluer la vitesse à laquelle les changements de dynamique se produisent au cours du temps ;

  6. Le degré de legato entre les notes qui est relié au temps pendant lequel plusieurs notes sont jouées et résonnent simultanément.

La dernière étape a consisté à mettre en relation les données quantitatives et les données qualitatives.

Résultats

Données qualitatives

La figure 9 présente les mots clés issus de l’exercice d’auto-explication concernant chaque style. Ces commentaires ont été rédigés par le pianiste dans la journée de la séance d’enregistrement, à peine quelques heures après avoir joué les extraits. Pour guider l’auto-explicitation, le pianiste a défini cinq catégories pour structurer sa réflexion (musicien de référence, articulation, phrasé, son, caractère). Ensuite, il a suivi un processus d’associations libres pour noter ses pensées, c’est-à-dire qu’il a tenté de reprendre les images, les sonorités et les influences dont il s’est servi pour préparer ses interprétations.

Ces descriptions sont cohérentes avec celles données par Haynes. Pour le style rhétorique, on retrouve une mention de la danse et de l’élégance, de l’égalité des voix, de la variété dans l’articulation. Pour le style moderne, on y voit les mots « précision et tempo » et « fougue » suggérant un caractère stable, déterminé et une précision dans le tempo de base. Pour le style romantique, on remarque un vocabulaire descriptif « atmosphère », « contour », « musicalité ». Plusieurs aspects sensoriels sont notés : « imagine playing a harpsichord », « beat, a little swing » reflètent une sensibilité physique, voire kinesthésique et tactile (au niveau des doigts et du touché) ; ensuite, « hear the bass », qui se rapporte au sens de l’ouïe, et « breathe in phrases », qui fait référence à un bien-être associé à la pratique de la musique, concrètement en lien avec chaque phrase musicale. « Shape, big hall », réfère à un état physique – le sentiment d’être dans une grande salle de concert, l’espace qui entoure l’interprète sur scène, l’acoustique (très différente d’un studio d’enregistrement) où il est nécessaire de jouer avec une sonorité différente, en comparaison avec le jeu qui serait adapté à une salle plus petite. Finalement, on remarque aussi des associations de chaque style à l’image auditive d’une interprétation ou d’un style d’interprétation d’un musicien en particulier. La référence à Martha Argerich est liée à sa propre interprétation très connue de la Partita[19]. Enfin, la mention de Brahms correspond à deux contextes : une conception de l’ensemble de ses oeuvres que le pianiste garde en sa mémoire (sensation auditive) et une illustration connue où Brahms est assis au piano, semblant à l’aise avec ses bras et ses mains tranquillement posées sur les touches (impression kinesthésique et visuelle ; voir figure 8). Cette posture adoptée par Brahms correspond à l’idée de grandeur et de majesté que l’interprète a eu en tête pendant l’enregistrement de l’extrait « romantique ».

Figure 8

Willy von Beckerath, Brahms am Flügel, 1896.

Source : sous licence Domaine public, Wikimedia Commons

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La figure 9 représente les commentaires suivant l’auto-explicitation du pianiste réalisée après la séance d’enregistrement.

Figure 9

Auto-explicitation par le pianiste.

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La figure 10 présente les descriptions de l’expert à l’écoute des enregistrements.

Figure 10

Appréciation par l’auditeur expert externe.

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On remarquera que plusieurs éléments de l’analyse concordent avec les grandes lignes convenant à chacun des styles. Les observations au niveau du tempo sont les plus marquantes au premier abord. Les commentaires sont précis, comme « Elastic kind of playing quality of short notes » qui fait référence à l’élégance et l’usage du rubato bien mesuré dans le style rhétorique. L’expert attribue aussi le bon tempo et la bonne sonorité à ce même style. D’autres commentaires portent sur la mise en lumière des voix du contrepoint : « Different voices audible but without the very precise attention that they have to be all absolutely equal ». Ses impressions du style romantique vont dans le sens d’une sonorité opulente : « Sound is generous and round and wide », « …sound produced… allowed to blend in a much more generous way ». L’idée de la phrase en arche a été bien explicité dans ses commentaires aussi, tout comme l’attention portée envers la mélodie en dépit des autres voix. De même, il a noté la tendance à bien marquer les thèmes, le tempo et l’attaque plus ferme : « Very crisp », « The theme heads are always clearly indicated and stick out a little bit, so you can get a very good guidance through the piece », « each of the voices is equally important ».

La figure 11 présente les données des analyses qualitatives mises en relation avec les descriptions de Haynes.

Figure 11

Figure 11 (suite)

Figure 11 (suite)

Synthèse des données qualitatives.

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Données quantitatives

1. Données relatives au tempo

À partir des données midi ont été extraits les intervalles de temps qui s’écoulent entre deux attaques successives de notes tombant sur les demi-temps (au niveau des croches). Le tempo en battements par minute est calculé suivant la formule forme: 2106545n.jpg.

Les courbes de tempo résultantes sont représentées à la figure 8. En abscisse, on retrouve l’index de chaque demi-temps au sein de la mesure en 2/4. Le mouvement comprenant 24 mesures, la courbe de tempo comprend 24 x 4 = 96 points de données. Les courbes de tempo sont ainsi alignées en fonction des événements dans la partition, plutôt qu’en fonction du temps, ce qui permet de mieux les comparer.

Figure 12

Variation du tempo (une valeur de tempo par demi-temps), pour les trois styles d’interprétation.

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La figure 13 présente les moyennes de chaque courbe ainsi que les écarts-types. Le taux de rubato est représenté par l’écart-type relatif moyen donné en pourcentage, qui est plus représentatif de la perception de la variation de tempo.

Figure 13

Données relatives au tempo.

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On remarque que le tempo moyen du style romantique est bien au-dessous de celui des autres styles d’interprétations et que le taux de variation de ce tempo est plus grand en comparaison aux deux autres. En observant la figure 2, on s’aperçoit que les trois courbes suivent souvent la même variation, mais avec des amplitudes différentes.

2. Données relatives à la dynamique

Après avoir séparé les données midi correspondant aux notes jouées par la main droite des notes jouées par la main gauche (à l’aide de la dynamic score matchingtoolbox), nous avons fait une analyse de l’évolution de la vélocité d’abaissement des touches[20] (fonction velocmap). Les vélocités ont été mises à l’échelle entre 0 à 100 par convention.

Figure 14

Vélocité d’abaissement des touches (déterminant la dynamique) au cours du temps (en fonction des événements de la partition) pour les trois styles d’interprétation.

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L’analyse des données a été réalisée en considérant qu’un événement correspond à une note jouée. Si plusieurs notes sont jouées simultanément, on calcule la moyenne des vélocités. Dans la figure 14, l’axe des abscisses correspond à l’index des événements qui se succèdent dans la partition. On peut remarquer qu’il y a plus d’événements dans la main droite (approx. 325) que dans la main gauche (approx. 250). Le nombre total d’événements avec les deux mains combinées est plus élevé (approx. 360) car il y a des notes qui sont jouées à la main gauche alors qu’il n’y a rien à la main droite, et vice versa.

Les valeurs moyennes et les écarts-types de ces courbes sont donnés dans la figure 15 ci-dessous. En observant les résultats, on constate que les trois styles ont une évolution similaire, mais que le style romantique présente des valeurs de vitesse (et donc de dynamique) moins grandes mais avec plus de variations, par rapport aux deux autres styles.

Figure 15

Données relatives à la dynamique : valeur moyenne et écart-type des vélocités midi.

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3. Données relatives à l’articulation

Le degré de legato est un paramètre important car il décrit la manière dont le pianiste enchaîne les notes au cours du temps. En fonction de l’articulation, les notes peuvent être jouées de façon détachée (staccato) ou plus liée (legato). Dans ce second cas, deux ou plusieurs notes successives résonnent simultanément (aucun silence ne les sépare). La figure 16 présente trois niveaux d’articulation pour la main droite seulement, par le nombre de notes jouées simultanément sur le clavier. Le niveau 0 correspond à un silence ; le niveau 1 correspond à une seule note jouée ; le niveau 2 correspond à un accord ou à un chevauchement de deux notes ; le niveau 3 correspond à un accord ou à un chevauchement de trois notes. Les interprétations sont de durées différentes en fonction du style (la durée étant la plus courte pour le style moderne et la plus longue pour le style romantique), mais les trois représentations sont mises à l’échelle de façon à ce que les événements de la partition coïncident verticalement.

Figure 16

Représentation graphique de l’articulation (nombre de notes jouées simultanément) en fonction du temps et pour les trois styles d’interprétation.

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On observe proportionnellement moins de silences dans le style romantique que dans les deux autres où les espaces vides sont plus fréquents. Dans le tableau ci-dessous, les valeurs représentent la fonction intégrale de la courbe (aire sous-tendue par la courbe) représentée à la figure 16, pour chaque style d’interprétation, en considérant seulement les points de deux ou plusieurs notes, divisés par le tempo, afin que les données soient indépendantes de la durée de l’extrait. On peut remarquer un score plus élevé pour le style romantique, ce qui suggère que le pianiste a utilisé davantage une articulation legato que staccato.

Figure 17

Données relatives à l’articulation.

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Conclusion

La complexité d’une interprétation musicale peut difficilement être exprimée uniquement sous un seul angle de recherche. Lorsqu’il s’agit d’un phénomène comme la musique, la nature même de l’objet d’étude nécessite une approche analytique diversifiée. Dans notre méthodologie de recherche, chaque type d’analyse révèle un aspect différent. Avec des données quantitatives, il est possible de mesurer précisément les paramètres d’exécution d’une interprétation afin de comparer l’amplitude du rubato par rapport à un tempo moyen, le degré de legato, ou encore la vélocité d’attaque produisant une dynamique précise. Les descriptions qualitatives, écrites ou orales, illuminent des aspects plus intimes d’une interprétation : l’intention, l’émotion, le caractère et le contexte esthétique. Ces données permettent de mieux comprendre ce qui se passe dans l’esprit d’un musicien lorsqu’il construit une interprétation et d’identifier les éléments qui entrent en jeu dans le processus de recherche artistique. La compréhension de ceux-ci est étroitement liée aux associations émotives sociales ou culturelles propres à une certaine forme d’expression. L’essence du phénomène musical reste insaisissable, subjective et profondément liée au caractère unique de chaque expérience musicale, mais en combinant toutes ces analyses (voir figure 18), il est possible de brosser un portrait plus complet du processus et du résultat d’une recherche-création en interprétation que par les moyens traditionnels de l’analyse de la partition ou de l’enseignement directif. Les analyses viennent ici compléter et nourrir la stimulation cognitive d’une expérience musicale et non la remplacer.

Figure 18

Synthèse des analyses qualitatives et quantitatives.

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Ainsi, à l’aide du protocole de recherche que nous avons conçu et mis en pratique, nous avons pu révéler la cohérence d’un processus de recherche-création en interprétation, de l’intention musicale à la réception par l’auditeur, la perception du jeu instrumental étant soutenue par les analyses quantitatives. Au niveau du tempo, les différences sont marquées et clairement perceptibles, mais lorsque nous incluons les paramètres comme le rubato, la valeur moyenne du tempo, l’écart-type de la vélocité d’abaissement des touches (taux de variation de la dynamique) ou le degré de legato, il est possible de comparer les interprétations avec plus d’objectivité.

Sur la base des résultats de cette étude de cas, nous pouvons maintenant envisager une étude plus large faisant appel à plusieurs participants pianistes. Le même type d’analyse, à la fois qualitative et quantitative, permettrait de valider la cohérence de chaque approche, mais aussi d’apprécier les variations individuelles, d’un pianiste à l’autre, dans l’expression d’un style d’interprétation.

L’implication pour une étude à plus grande échelle serait alors qu’une approche esthétique bien définie, si suivie dans les détails, peut avoir une incidence sur le contrôle fin des paramètres d’une interprétation, tels que mesurés par des outils d’analyse computationnelle et perceptibles par un auditeur externe. Ici, la pertinence d’une auto-évaluation individuelle prend de l’ampleur, car nous pourrions comparer le vocabulaire et les expressions utilisées par chaque participant afin de comprendre si des manières de penser, des types d’associations ou d’autres éléments ressortent d’un tel exercice. À titre pédagogique, cela pourra être intéressant pour le développement des savoirs des professeurs, en comprenant quel type d’information est retenue, comment les élèves intègrent les connaissances et quelles références sont les plus pertinentes. Finalement, d’autres paramètres pourront également être investigués, comme le timbre, l’utilisation des pédales et l’ajout d’ornements.

Nous terminerons par mentionner que l’ouvrage de Haynes a été l’un des plus complets et détaillés de tous ceux que nous avons étudiés sur le sujet de l’interprétation baroque en préparation à cette étude. Sa recherche a une portée large, couvrant des sujets depuis l’ornementation et l’analyse jusqu’à l’esthétique musicale. Considérant le travail d’interprète de l’auteur principal du présent article, l’étude du livre The End of Early Music a aidé à développer sa réflexion en tant que chercheur, mais aussi à aiguiser son écoute critique des interprétations musicales. Le développement de ces deux aspects a eu un impact direct sur son travail d’interprète : en reconsidérant de nombreux aspects de son jeu vis-à-vis la musique baroque, il a pu altérer certains des paramètres de son interprétation afin de concilier sa formation musicale traditionnelle avec les nouvelles connaissances dans le domaine de la performance practice.

Cette étude aura montré comment un interprète peut développer sa propre conception de l’exécution stylistique d’une oeuvre en s’appuyant sur une source historique, puis qualifier, quantifier et analyser les paramètres d’exécution propres à différents styles d’interprétation de façon à aboutir à une vue globale de son processus créatif. L’étude illustre aussi que la démarche analytique peut se faire avantageusement par la collaboration avec des chercheurs issus du domaine de l’informatique et de l’acoustique musicale. Ces échanges contribuent à la concrétisation des intuitions musicales du musicien tout en sensibilisant le milieu scientifique à des questions de recherche qui ont des retombées importantes dans le domaine de l’interprétation. En traduisant les concepts musicaux comme le tempo, le rubato, l’articulation ou le style en paramètres mesurables et quantifiables et ayant la possibilité d’analyser de façon précise les caractéristiques de son propre jeu, le musicien enrichit sa démarche de recherche-création d’une dimension donnant plus de profondeur et de spécificité à chaque phase du processus de développement d’une interprétation musicale informée. Cette démarche interdisciplinaire contribue alors à la formation de l’interprète-chercheur-créateur, combinant de façon fructueuse l’intuition, l’observation et l’analyse.