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Dans la foulée des travaux de Claude Didry (Centre Maurice Halbwachs), une nouvelle discipline est en émergence en France, la sociologie du droit du travail, au croisement des regards sociologiques portés sur le droit, le travail, l’économie et les relations professionnelles, entre autres. Cette seule mention montre combien un sujet qui peut sembler pointu à priori exige un vaste coup d’oeil interdisciplinaire et porte sur un fait social de toute première importance, le rapport de travail, lequel, dans la société contemporaine, se voit largement conditionné par le droit. Comme le signalent Vincent-Arnaud Chappe et Jean-Philippe Tonneau dans le chapitre introductif, la sociologie du travail s’est longtemps désintéressée du droit, croyant que le voile des prescriptions juridiques faisait écran à l’étude du réel. L’ouvrage entend attester du contraire, soit de l’importance centrale de la prise en compte des différentes pratiques du droit du travail pour comprendre l’ordre social.
Si la discipline ainsi désignée est nouvelle, elle peut, suivant les auteurs, se réclamer d’une longue filiation intellectuelle, réunissant Marx, et surtout Weber et Durkheim, auxquels il convient d’ajouter Gurvitch et ses analyses du « droit social ». Suivra cependant une longue période d’éclipse des études sociologiques du droit, laquelle prend fin, graduellement, au cours des années 1980. On se basera ici sur les travaux de Jean-Daniel Reynaud relatifs à la régulation sociale qui débouchent sur un dialogue avec les juristes, encore que non dépourvu d’ambiguïté comme l’a montré Antoine Jeammaud (« Théorie de la régulation sociale et intelligence du droit », 2003). Sous l’influence de l’économie des conventions, c’est toutefois au tournant du 21e siècle que naît une authentique sociologie du droit du travail, avec les travaux fondateurs de C. Didry sur l’institution du contrat de travail et la naissance de la convention collective (signalons aussi l’apport de Francine Soubiran-Paillet quant à « l’invention du syndicat »). À la suite de la formation d’un nombre important d’étudiant.e.s, notamment à l’IDHE, avec l’apport décisif d’Annette Jobert, spécialiste des relations professionnelles, un réseau de chercheur.e.s de premier plan se met sur pied (mentionnons à cet égard les noms d’Élodie Bethoux, d’Arnaud Mias et de Jérôme Pélisse), permettant, sur la base de thèses, d’études de terrain et de nombreuses publications, d’assurer l’institutionnalisation de la discipline.
L’ouvrage dirigé par Chappe et Tonneau comporte treize chapitres. Nous pouvons regrouper ceux-ci en trois catégories. Un premier ensemble de contributions brosse un tableau historique d’évolution des institutions du droit du travail, soit le contrat de travail (C. Didry), les fonctions de ce champ juridique (L. Willemez, d’un droit protecteur des salarié.e.s à un vecteur de l’entrepreneuriat), la décentralisation des relations professionnelles (A. Mias), enfin l’organisation syndicale (J. Pélisse). Du point de vue théorique, les deux premières contributions font appel à Bourdieu, à travers les notions d’habitus économique, de révolution symbolique ou de champ. Pour leur part, Mias et Pélisse mobilisent plutôt la sociologie états-unienne du droit (Laureen B. Edelman, Particia Ewick & Susan Silbey), à travers les concepts d’intermédiaires du droit, d’endogénéisation et de managérialisation, enfin de conscience juridique.
Le corps de l’ouvrage est formé d’un ensemble d’études empiriques s’intéressant aux acteurs, spécialisés ou profanes, du droit du travail : est ainsi analysé, du point de vue sociojuridique, le comportement des inspecteurs du travail (Anaïs Bonanno), des médecins de prévention (Romain J. Morival), des tribunaux du travail saisis de la requalification du travail dit gratuit (Maud Simonet), des salarié.e.s et syndicats face à la fermeture de l’usine Renault à Villevoorde (Jean-Philippe Tonneau), des jeunes salarié.e.s (Camille Trémeau), des travailleurs de plateformes (Sarah Abdelnour et Émilien Julliard), enfin des travailleurs sans-papiers (Daniel Véron). Il n’est pas possible de rendre justice à chacune de ces études, lesquelles témoignent éloquemment de la fécondité d’une approche sociologique du droit du travail. Soulignons seulement la diversité et la rigueur des méthodes de recherche mises en oeuvre, souvent exposées, ce qui est fort utile, dans un encadré : monographies d’entreprise et études de cas, entretiens avec les acteurs concernés, observation de l’activité, analyse jurisprudentielle, études statistiques et recherches dans les fonds d’archives, etc.
Les résultats obtenus ne peuvent être disséqués ici, mais soulignons-en quelques éléments : la mobilisation du droit par les salarié.e.s peut conduire à une certaine pacification des conflits, mais la judiciarisation en résultant inscrit ceux-ci dans une temporalité beaucoup plus longue, tout en obligeant les acteurs à hausser considérablement leur familiarité avec le champ juridique (J-P. Tonneau) ; l’importance fondamentale que revêtent à cet égard les jugements des cours de dernière instance, telles que la Cour de cassation, pour infléchir le droit du travail, mais aussi créer, ou non, de nouveaux espaces de luttes (S. Abdelnour et É. Julliard) ; l’endogénéisation du droit du travail apparaît manifeste, vu le rôle capital assumé par les intermédiaires juridiques (R. Morival) ; quant à cette activité d’intermédiation, l’existence de tensions internes doit être mise en exergue, par exemple quant à l’inspection du travail entre position externe à l’entreprise et nécessité d’une intervention en son sein (A. Bonnano) ; s’impose par ailleurs la nécessaire prise en compte des processus de socialisation, non seulement au travail, mais aussi en milieu familial et scolaire, ce qui peut expliquer un rapport ambigu des salarié.e.s avec le droit du travail, entre protection et subordination (C. Trémeau) ; le droit, tout comme la grève, s’érige – non sans ambivalence – comme espace possible de mobilisation des salarié.e.s, y compris dans ces zones grises de l’emploi situées à l’intersection du bénévolat et du travail (M. Simonet) ; participe au plus haut degré d’une telle zone grise, l’emploi des personnes sans-papiers, lequel témoigne au demeurant de la porosité des frontières entre le légal et l’illégal, vu la présence de nombreux illégalismes patronaux dans ce type d’activité (D. Véron).
Ces résultats découlant d’études de terrain témoignent d’une adéquation forte avec les propositions plus générales formulées dans la première partie de l’ouvrage, à l’effet notamment d’une transformation de sens du droit du travail, passant d’un droit protecteur des salarié.e.s à un droit entrepreneurial axé sur les besoins de flexibilité de l’entreprise (L. Willemez), favorisé par la décentralisation de la négociation collective (A. Miaz) et contredisant ainsi la révolution symbolique qu’a représentée l’institution du contrat de travail (C. Didry) : ceci n’exclut nullement un mouvement contraire de mobilisation du droit par les syndicats et employé.e.s, le juridique et le judiciaire étant devenus des éléments centraux de l’action syndicale (J. Pélisse).
L’ouvrage est complété par deux chapitres à portée prospective, voire utopique : l’un, écrit par Josapha Derringer, fait état d’un projet alternatif de Code du travail, rédigé dans un contexte militant de lutte contre la loi El Khomri (2015) et contre tout le mouvement d’infléchissement du droit du travail en France, lequel vise avant tout à assurer le primat d’une vision néo-classique de l’économie de marché. L’autre chapitre, lequel clôt l’ouvrage, est de Michel Lallement : celui-ci soulève, par rapport au champ du travail, la question des liens entre droit et utopie. Le texte de M. Lallement décrit en quelque sorte un procès de désenchantement de la pensée utopiste, de la réflexion en solitaire du penseur se projetant dans un univers idéal (tel Thomas More pensant l’Utopie), aux réformateurs sociaux (ainsi les socialistes utopiques) cherchant les voies idéelles d’une transformation radicale des rapports de travail, enfin aux utopies concrètes, telles que les communes autogérées aux États-Unis, lesquelles aspirent à un retrait du monde sans pouvoir pour autant échapper à une régulation juridique du travail. Ces deux chapitres illustrent, de manière différente, l’utilité d’une vision idéale des rapports de travail, en lien étroit toutefois avec les exigences contraignantes de la vie concrète, pour qui souhaite un développement du droit du travail en continuité avec ses objectifs initiaux, d’égalité et de dignité des salarié.e.s.
L’ouvrage dirigé par Chappe et Tonneau marque une étape importante dans l’édification de la sociologie du droit du travail : celle d’une perspective actuelle sur la recherche récente en France s’inscrivant dans ce champ scientifique. Comme le soulignent les auteurs, l’ouvrage n’a pas pour ambition de présenter un bilan achevé de la discipline, mais constitue plutôt une invitation à mettre à profit les concepts fondamentaux de la sociologie du droit pour analyser les rapports de travail, « cette institution majeure de nos sociétés » (p.18). Remarquons immédiatement que ce projet, si on l’entend le prolonger et lui donner une plus large assise, gagnerait assurément à s’appuyer sur les travaux réalisés, plus largement, dans la Francophonie, où des contributions additionnelles sont assurément à considérer – qu’elles se réclament explicitement ou non de la sociologie du droit du travail. Au Québec par exemple, juristes du travail et spécialistes des « relations industrielles » (i.e. de la sociologie des relations professionnelles) ont à leur crédit nombre de recherches empiriques mettant étroitement en relation droit et sociologie du travail. En suivant d’ailleurs la piste des Industrial relations, la sociologie du droit du travail trouvera aux États-Unis et au Canada des notions fécondes pour l’étude des rapports de travail dans leur dimension collective. Comme nous l’avons mentionné ci-dessus, la sociologie états-unienne du droit est déjà prise en compte en France, à travers notamment les études de L.B. Edelman portant sur l’endogénéisation et la « managérialisation » du droit. Ces études, réalisées dans le contexte des lois anti-discrimination aux États-Unis (le Title VII du Civil Rights Act en particulier), relèvent toutefois d’un domaine spécifique, le droit de l’emploi (Employment law) qui se dissocie complètement (ce qui n’est pas le cas au Canada) du Labour law (droit du travail stricto sensu), lequel concerne le domaine, en très net déclin là-bas, du droit collectif du travail. La discipline des Industrial relations, très centrée historiquement sur la dimension collective, offre encore aujourd’hui des concepts stimulants du point de vue sociojuridique, par exemple la notion de « fragmentation » des lieux de travail (fissured workplace) qui en révèle la trajectoire contemporaine, fondée notamment sur le jeu des formes juridiques (D. Weil, 2014).
En nous situant davantage en amont, nous croyons également indispensable de prendre en compte, du point de vue théorique et méthodologique, le rapport aux sciences sociales des premiers juristes du travail ; ainsi, en Allemagne, Philipp Lotmar élabore la méthode de recherche des faits sociaux du droit (Rechtstatsachenforshung) ou Hugo Sinzheimer, le premier, à notre connaissance, à se réclamer expressément de la sociologie du droit du travail (Arbeitsrechtssoziologie). Il y aurait également lieu de tenir compte des héritiers de cette réflexion ouverte à la sociologie, par exemple Otto-Kahn Freund au Royaume-Uni ou Thilo Ramm dans l’Allemagne fédérale.
Pour conclure, saluons avec vigueur ce relevé d’ensemble des travaux récents en sociologie du droit du travail réalisés en France. L’ouvrage se révélera d’un grand intérêt pour les juristes du travail, les sociologues des relations professionnelles, du travail et du droit, ainsi que (pour utiliser la terminologie nord-américaine) les spécialistes des relations industrielles. Le lecteur intéressé par tel ou tel aspect pourra en outre approfondir ses connaissances en se dirigeant vers les nombreux travaux spécifiques mentionnés tout au long de l’ouvrage.