Résumés
Résumé
Cet article vise à étudier les conséquences sociales des relations industrielles de la sous-traitance internationale qui, si elle est source de compétitivité pour les grandes entreprises dans les pays développés, peut conduire à des conditions de travail indécentes dans les pays en développement, en particulier dans les industries à forte intensité de main-d'oeuvre. Nous abordons la question peu explorée de la nature de l'engagement des PME du textile au Maroc en matière de responsabilité sociale compte tenu des exigences des grands donneurs d’ordres. Les résultats de notre étude quantitative corroborent l'hypothèse d'une dégradation des conditions de travail des salariés qui accompagne la sous-traitance internationale.
Mots-clés :
- sous-traitance,
- contractants,
- conditions de travail,
- PME,
- Industrie du textile
Summary
This article aims to study the social consequences of international subcontracting industrial relations, which, while a source of competitiveness for large companies in developed countries, can lead to indecent working conditions in developing countries, particularly in labor-intensive industries. We are interested in the little-explored question of the nature of the commitment of textile SMEs in Morocco to social responsibility, given the demands of major principals. The results of our quantitative study corroborate the hypothesis of a deterioration in employees' working conditions that accompanies international subcontracting.
Corps de l’article
1. Introduction
Le drame de Rana Plaza, l'une des catastrophes les plus meurtrières de l'histoire du travail à façon (plus de 1100 morts), révèle les formes extrêmes de production qui se cachent derrière la mondialisation et montre que la gouvernance des entreprises a conduit à restreindre l'horizon du management et à focaliser les critères de gestion sur la valeur pour l'actionnaire et la compétitivité sur le très faible coût de la main-d’oeuvre (Hatchuel, 2018). Cette dérive a discrédité, voire dissuadé, les engagements à long terme ainsi que les ambitions sociales et environnementales des entreprises (Segrestin et al., 2016).
Par ailleurs, dans un contexte de mondialisation de l'économie et de libéralisation des échanges favorisant l'adoption de nouveaux systèmes de production plus décentralisés et globalisés, la sous-traitance privilégiant l'externalisation des approvisionnements et le recours à des formes d'emploi plus flexibles est un facteur de compétitivité économique pour les grandes entreprises utilisé de plus en plus pour contourner leurs obligations légales et mieux maîtriser les coûts et les délais de fabrication. Cependant, la dimension sociale de la sous-traitance industrielle internationale est une question relativement nouvelle et peu explorée, peu d'études ayant examiné son impact social à l'échelle mondiale, dans les cas où les donneurs d'ordre disposant d'un fort pouvoir de négociation parviennent à s'impliquer dans les calculs de coûts et les choix organisationnels de leurs sous-traitants au cours du processus de sélection, ce qui peut entraîner des conditions de travail indécentes dans les pays du tiers-monde.
Néanmoins, à la suite des récents scandales éthiques et sociaux, particulièrement le drame du Rana Plaza, les grandes firmes transnationales, qui encourent le risque de voir leur réputation remise en cause, se préoccupent de plus en plus de leur responsabilité sociale et mettent en place un plan de vigilance pour éviter les risques sociaux avec leurs sous-traitants (Jaussaud, 2019). Ceci nous amène à nous demander si la sous-traitance s'accompagne d'une dégradation des conditions de travail au sein des PME qui travaillent en sous-traitance avec des donneurs d'ordre étrangers. En outre, à la suite des dix années qui se sont écoulées depuis la tragédie de Dacca, quels progrès ont été réalisés en matière de santé et de sécurité des travailleurs des pays du tiers monde ?
Au Maroc, l'industrie textile, qui a cédé du terrain ces dernières années à ses concurrents, notamment la Turquie et la Chine, exécute principalement ses activités dans le domaine de la sous-traitance internationale. Ainsi, étant donné le peu d'études scientifiques sur l'éthique dans les relations entre donneurs d'ordre globaux et PME sous-traitantes oeuvrant en Afrique du Nord, la question de la responsabilité sociale des entreprises (RSE), notamment en matière de conditions de travail, au sein des petites et moyennes entreprises (PME) marocaines, en particulier dans l'industrie du textile, qui fonctionnent en sous-traitance avec des donneurs d'ordre étrangers (Naciri, 2010), mérite une prise de conscience.
L'objectif de ce papier est donc de comprendre le lien entre les relations de sous-traitance et l'engagement des PME en matière de RSE liée aux conditions de travail des salariés compte tenu des exigences du donneur d'ordre en tant que client principal. La question à laquelle nous tentons de répondre est donc la suivante : la relation de sous-traitance internationale contribue-t-elle à l'amélioration des pratiques RSE sur le plan des conditions de travail ou au contraire à sa dégradation au sein des PME industrielles du textile ?
Après avoir explicité les enjeux de la RSE en matière de conditions de travail, et soulevé les clivages théoriques concernant sa pertinence en tant que levier efficace de compétitivité pour les PME engagées dans des relations de sous-traitance, nous mettrons en évidence ensuite la part de responsabilité des grandes entreprises transnationales dans les dégâts sociaux causés aux pays en développement. Enfin, nous analyserons à travers une étude quantitative les effets des exigences sur le plan des conditions de travail exercées par les donneurs étrangers sur les PME marocaines sous-traitantes dans l’industrie du textile.
2. Revue de littérature
2.1 Engagement RSE en faveur des conditions de travail et compétitivité des PME sous-traitantes
La question des conditions de travail désigne les circonstances dans lesquelles le travail est effectué (outils de travail) et à son environnement (sécurité du lieu de travail, protection des travailleurs, température, bruit, lumière, etc.) (Gollac & Volkoff, 2007). Elles se rapportent également aux contraintes physiques (nuisances, rythmes, répétitivité, fatigue, posture physique), ainsi qu'aux pressions psychologiques qui peuvent être ressenties (pression sur les objectifs de production ou de vente, concurrence entre les salariés, sentiment d'utilité, isolement, autonomie dans le travail…) (Lizé, 2020).
Dans l'ère post-crise sanitaire, les conditions de travail des salariés constituent pour les entreprises une dimension essentielle de leur responsabilité sociétale dans la mesure où elles affectent directement l'intégrité physique et psychologique des individus (Havard & Sobczak, 2018). Cependant, le débat sur l'engagement de la RSE en faveur des conditions de travail et son lien avec la compétitivité des PME, particulièrement les sous-traitants facilement remplaçables et présents sur des marchés très concurrentiels, reste controversé et la corrélation entre ces deux concepts est toujours débattue (Gendron, 2009).
Ainsi, certaines études ont montré que le lien entre performance sociale et économique des entreprises est positif : réaliser du profit et suivre les principes de RSE ne représentent pas nécessairement deux objectifs contradictoires ; les entreprises peuvent être à la fois rentables et responsables (Schier, 2007 ; Allouche et al., 2005 ; Grimand et al., 2010 ; Acquier et al., 2015 ; Peretti et al., 2015 ; Mili et al., 2018), car d'une part, la RSE représente une motivation au travail, un déterminant d'engagement pour les salariés, et une condition primordiale d'efficacité pour toute entreprise aspirant à une meilleure performance tout en assurant sa pérennité. En revanche, la qualité de vie au travail peut constituer un véritable facteur d'attractivité, notamment auprès des jeunes, et faciliter le recrutement de salariés compétents dans l'entreprise (Bernard, 2019).
Aujourd'hui, les entreprises pratiquent la RSE parce que leurs clients attendent d'elles qu'elles agissent de manière éthique. Les activités de RSE axées sur le marché aident les entreprises à attirer et à fidéliser leurs clients, garantissant ainsi leur survie à long terme (Mayanja & Perks, 2017).
D'un autre côté, l'une des critiques les plus anciennes et les plus radicales de la RSE vient de la pensée libérale. Dès 1970, l'économiste Milton Freidman avait émis l'idée selon laquelle la maximisation du profit étant la seule responsabilité sociale du dirigeant d'entreprise mandaté par les actionnaires (Friedman, 1970). Dans ce contexte, les théories instrumentales adoptant une approche positive considèrent que les tentatives de concilier maximisation du profit et engagement social en suggérant que la RSE peut conduire à la maximisation du profit à long terme se révèlent peu convaincantes et s'inscrivent dans le registre des jugements de valeur (Garriga et Melé, 2004 ; Boudier & Bensebaa, 2008).
Toutefois, selon Muldoonet al. (2021), la prétendue opposition de Friedman à la RSE est quelque peu caricaturale. En mettant l'accent sur la création de valeur pour les consommateurs, en étant de bons gestionnaires de ressources limitées et en évitant les pratiques de recherche de rente, Friedman a plus de points communs avec les défenseurs de la RSE qu'on ne le pense parfois. En produisant des biens et des services demandés, l'entreprise contribue au bien-être de la société. Il en va de même lorsqu'elle crée des emplois et finance les besoins de la communauté grâce à ses impôts (Bessire & Mesure, 2009). Par ailleurs, si pour les entreprises, notamment les grands groupes, la mise en oeuvre de stratégies RSE peut améliorer leur image de marque auprès des consommateurs et des salariés, pour les PME, cet engagement est synonyme d'investissements coûteux à long terme qui pourraient compromettre leur rentabilité. La démarche RSE s'accompagne de mesures qui augmentent les coûts pour les PME sous-traitantes qui travaillent presque exclusivement en sous-traitance avec des donneurs d'ordre (ex. : audits pour s'assurer du respect des codes de conduite, investissements dans le domaine environnemental et/ou social, coûts liés au respect des normes RSE de qualité et de sécurité sur le lieu de travail, formation et rémunération des employés, etc.). De ce fait, les fournisseurs sont alors placés dans une injonction contradictoire entre la pression du coût le plus bas possible et les contraintes de strict respect des procédures et des codes de conduite responsables (Quairel, 2007). Qui supporterait donc le coût de la responsabilité sociale et d'une restructuration des relations contractuelles alors que l'environnement est hautement compétitif et axé sur le profit et que les prix sont bas ? L'impératif de survivre dans un environnement compétitif rend toute tentative de mise en oeuvre de la RSE secondaire (Triki, 2011).
2.2 Relations de sous-traitance internationale et conditions de travail dans les pays en développement dans l’industrie du textile
La sous-traitance consiste à confier la responsabilité de la production d'une partie d'un produit ou d'un service à un tiers (Morvan, 1991). En économie industrielle, la relation de sous-traitance est étudiée selon la théorie des coûts de transaction (Williamson, 1979, 1986) du point de vue de l'organisation efficace des activités par l'entreprise, qui choisit la forme de gouvernance (marché, hiérarchie, forme hybride) qui minimise les coûts de transaction (Thévenot, 2012). La solution « optimale » dépend des attributs des transactions (fréquence, incertitude qui les entoure, spécificité des actifs nécessaires à leur réalisation), qui influencent le coût associé à leur organisation dans une configuration donnée (Williamson, 1991).
L'industrie du textile, souvent liée à la sous-traitance, est de plus en plus abusée par les donneurs d'ordre étrangers qui, motivés par le souci d'éviter des coûts salariaux élevés dans leur pays d'origine, multiplient filiales et sous-traitants dans un cadre international trop imprécis et profitent de certaines règles pour se soustraire à leurs obligations légales (Belghazi, 2005 ; Maxime, 2007 ; Andreff et al., 2001). Les entreprises formelles ont de plus en plus tendance à sous-traiter certaines parties de leur activité à des petites entreprises, à des unités de production familiales et à des travailleurs de l'industrie informelle. Ce phénomène est constaté tant dans les pays avancés que dans les pays en développement (Sassen-Koob, 1997). Les fournisseurs sont fréquemment mis en concurrence (les commandes sont à court terme) et leur sélection est basée sur le prix. Dans ce cas, les organisations transfèrent les risques sociaux par la sous-traitance afin d'éviter l'imposition de nouvelles contraintes ou de coûts trop élevés (Puech, 2004 ; Barthélemy, 2007 ; Guers et al., 2014).
Les conséquences sur l'emploi sont de plus en plus préoccupantes et la responsabilité des entreprises multinationales dans les dégâts causés aux pays en développement est évidente : en utilisant la puissance économique et sociale dont elles disposent et en mettant des États, ayant des niveaux de développement et des normes du travail variables, en concurrence les uns avec les autres, elles profitent de l'attractivité des territoires grâce à des incitations fiscales et sociales du « moins disant » (Bensebaa, 2008; Petitjean, 2019). Ainsi, comme par le passé, la recherche d'un avantage concurrentiel à court terme pour les grands groupes internationaux fait que la rémunération des salariés dans les pays du Sud est bien inférieure à celle du Nord, avec des conditions de travail souvent difficiles.
Selon les estimations de l'Organisation internationale du travail (OIT), en matière de santé et de sécurité des travailleurs, 2,78 millions de travailleurs perdent chaque année la vie à cause d'accidents et de maladies professionnelles, et 374 millions sont victimes d'accidents et de maladies professionnelles non mortelles (Hämäläinen et al., 2017). En outre, le rapport 2020 publié par Oxfam souligne que le recours à une main-d'oeuvre majoritairement féminine pose le problème du harcèlement et du sous-paiement ; heures supplémentaires obligatoires mal payées et excessives pour des commandes urgentes ; contrats à durée déterminée ou inexistants ; à cela s'ajoutent des niveaux de salaires très bas, souvent rémunérés à la pièce ou à la tâche et inférieurs au minimum légal.
Cependant, si les chaînes d'approvisionnement sont capables de véhiculer les contraintes de productivité et de compétitivité et la pression qui en résulte sur les entreprises partenaires pour réduire les coûts et introduire la flexibilité de l'emploi, elles sont également capables de transférer les valeurs de durabilité auxquelles les donneurs d'ordre, et derrière eux les consommateurs et les bailleurs de fonds, sont attachés. D'après de nombreuses études, au début de l'introduction des démarches RSE dans les pays en développement, ce sont les filiales des multinationales qui se sont engagées à intégrer des préoccupations sociales et environnementales et qui ont veillé à ce que leurs partenaires y adhèrent. De plus en plus de donneurs d'ordre intègrent des critères liés à la responsabilité sociale et sociétale dans leurs contrats interentreprises, afin d'améliorer leur image de marque, mise à mal par les récents scandales comme celui du Rana Plaza, en se posant comme prescripteurs de bonnes pratiques qui se sont diffusées tout au long de la chaîne de valeur.
Dans ce contexte, les pays occidentaux, sous la pression des ONG et des mouvements sociaux, ont multiplié les initiatives de protection de l'environnement et des droits de l'homme afin d'éviter de telles tragédies humaines. Ils ont également adopté des réglementations à portée extraterritoriale qui obligent les multinationales à adopter des comportements sociaux responsables. La main visible de l'État prend la relève de la main invisible qui devait diriger les marchés vers l'intérêt général. La Loi californienne de 2010 sur la transparence de la chaîne d'approvisionnement, la Loi britannique sur l'esclavage moderne de 2015, et la Loi française sur le devoir de vigilance du 27 mars 2017 relative au devoir de vigilance en sont quelques exemples (Maizeray, 2019 ; Duthilleul, 2020).
Faire preuve d'éthique est devenu un enjeu stratégique majeur afin d'accroître l'avantage concurrentiel en développant une image positive auprès des actionnaires, des employés et des clients (Gasmi et Grolleau, 2005). La préservation de leur réputation étant cruciale pour le maintien des ventes, Nike et d'autres multinationales se sont trouvées dans l'obligation d'intégrer des critères sociaux dans la sélection de leurs sous-traitants. Elles ont mis en place des procédures de contrôle pour s'assurer du respect de leurs nouveaux engagements en matière de respect des droits des travailleurs, ce qui a permis d'augmenter les ventes. Par conséquent, de plus en plus d'entreprises internationales de textile et d'habillement qui externalisent leur production en Asie ou en Afrique adoptent des codes de conduite en matière de responsabilité sociale et mettent en oeuvre des pratiques visant à améliorer les conditions de travail des travailleurs en amont des « chaînes de valeur mondiales » (Boudier et al., 2008 ; Vercher et al., 2011). En effet, les conséquences négatives ressenties par l'ensemble des parties prenantes internes et externes de l'entreprise peuvent avoir un effet négatif sur l'image de marque associée à la non-action éthique, les clients pouvant éviter d’encourager une marque qui n'est pas suffisamment éthique. Mais qu'en est-il de la réalité sur le terrain ?
3. Méthodologie
3.1 Zone d'étude
L’échantillon d’étude regroupe des PME de l’industrie du textile au Maroc qui travaillent en sous-traitance avec des donneurs d'ordre étrangers. La part de la production exportée dans ces entreprises est conséquente. En effet, 75% de la production de l’industrie du secteur est destinée à l’exportation, notamment en Europe qui constitue le premier client du Maroc. Cette industrie historique occupe une position stratégique dans l'industrie de transformation nationale, tant en matière d'emplois et de revenus d'exportation qu'en matière d'équilibre socio-économique du pays. Avec 1628 entreprises employant 189 000 personnes, représentant 27% des emplois au niveau national, cette industrie génère un chiffre d'affaires total d'environ 5 milliards de dollars, dont 3,5 milliards de dollars à l'exportation.
Du point de vue géographique, l'échantillon couvre trois régions qui constituent notre zone d'étude, avec à peu près 5OO répondants et un total de 90 PME du secteur étudié, dont 50 sont situées dans la région de Casablanca-Settat, suivie par la région de Tanger-Tétouan avec 30 entreprises, et les 10 entreprises restantes dans la région de Fès-Meknès. Cela reflète la réalité de l'économie marocaine : quoique les entreprises du secteur du textile soient présentes dans tout le pays, 80 % d'entre elles sont situées dans les régions du nord et de l'ouest, en particulier dans les villes de Casablanca, Tanger-Tétouan, Rabat-Salé et Fès.
3.2 Méthodes de collecte et d’analyse des données
Pour mener notre étude, nous avons fait appel à une enquête quantitative basée sur un questionnaire transmis à 5OO répondants qui sont des dirigeants, cadres responsables ou ouvriers au sein des PME de l’industrie de la zone d'étude, selon deux méthodes : en ligne et en face-à-face. Nous avons constitué notre base de données à partir d'annuaires (STE.MA, Kerix, Kompass, Supindex) et en contactant l'Association Marocaine des Industries du Textile et de l'Habillement (AMITH). Nous avons choisi les petites et moyennes entreprises qui comptent entre 10 et 200 employés en moyenne. Le premier échantillon des répondants a été épuré. Les entreprises non sous-traitantes et celles ayant plus de 250 salariés ont été exclues de l'analyse.
Nous avons créé un questionnaire avec des items validés dans la littérature et des échelles de mesure de Likert de 4 points (de 1 à 4 : tout à fait d'accord) pour tester notre modèle. Nous avons opté pour l'échantillonnage probabiliste, car nous disposons d'une base de sondage.
Notre échelle de mesure a été conçue en s’inspirant d’un modèle de référence dans la littérature, testant la relation entre le niveau de RSE dans les pratiques d’achats responsables et la performance du fournisseur et de l’entreprise cliente, développé par Carter (2005) qui a construit et validé une échelle multi-items en se basant sur les travaux de Brown et Dain (1997) et de Maignan et Ferre (2005), et prenant appui sur la théorie des ressources et plus particulièrement sur les travaux de Barney (1991) et March (1991).
Leur travail d’analyse a été élaboré dans un contexte nord-américain ayant ses propres spécificités. Par conséquent, il nous a semblé nécessaire de proposer une adaptation de l’échelle au contexte marocain. Ainsi, sur la base de notre recherche documentaire et des apports de la théorie, nous retenons quatre facteurs permettant d'expliquer l'engagement RSE des PME en matière de conditions de travail : la pression des parties prenantes, la culture organisationnelle, les obligations légales, et la perception qu'ont les managers des avantages et des coûts de l'introduction de la RSE. Comme Carter (2005), nous partons du principe que l’engagement en matière de RSE joue le rôle de variable médiatrice entre les exigences de donneurs d’ordre (variable indépendante) et les conditions de travail des salariés des PME sous-traitantes (variable dépendante).
Notre questionnaire est donc composé de deux parties : la première étudie la relation avec le donneur d’ordre, tandis que la deuxième partie mesure l’engagement et les perceptions managériales de la RSE liée aux conditions au travail au sein des PME de l’échantillon. Pour analyser nos données quantitatives, nous avons effectué une analyse factorielle exploratoire (analyse en composantes principales sous le logiciel SPSS version 25), conformément aux suggestions de Haïr et al. (1998). L’AFE est une « technique préliminaire lors de la construction d’une échelle de mesure » (Gering et Anderson, 1988). Elle permet d’identifier les facteurs latents à partir des variables mesurées et de dégager les perceptions des PME marocaines envers la RSE.
4. Résultats
Nous avons effectué une analyse de type ACP sur l’ensemble des items dont nous avons mesuré les réponses. L’objectif était d’abord de valider les items d’échelle de mesure et ensuite d’extraire les dimensions principales. Les résultats de l’analyse se montrent comme suit :
Dans notre cas, l'indice Kaiser-Meyer-Olkin (KMO) est de 87 %, ce qui est un résultat acceptable, la corrélation entre les items de l’échelle de mesure étant donc validée. Le test de sphéricité de Bartlett avec une probabilité de 0 % indique que les données se prêtent à une analyse significative. En conclusion, le modèle peut être factorisé.
Pour déterminer le nombre de facteurs à prendre en compte, nous sélectionnons la quantité minimale d'informations que nous souhaitons conserver. Par exemple, si l'on veut que le modèle retienne au moins 60% de l'information, comme le montre le tableau ci-dessus, nous ne considérons que les deux premiers axes, car la variance cumulée des deux premiers axes est de 58,501%. Cette méthode nous permet de déterminer si la réduction des variables à deux composantes conserve l'essence du phénomène mesuré par les variables initiales. Les deux colonnes du tableau ci-dessous représentent les deux composantes extraites (1 et 2). Chaque ligne est associée à un facteur particulier qui a été examiné.
Les valeurs du tableau représentent les coefficients de corrélation entre chaque variable et les composantes extraites. Le coefficient de corrélation mesure la force et la direction de la relation entre deux variables. Les valeurs positives indiquent une corrélation positive, tandis que les valeurs négatives indiquent une corrélation négative. Par exemple, considérons la première ligne : « Qualité du service ». Le coefficient de corrélation pour cette variable est de -0,487 pour la composante 1 et de 0,523 pour la composante 2. Cela suggère que la « qualité du service » a une corrélation négative avec la composante 1 et une corrélation positive moyenne avec la composante 2. En examinant le tableau, nous pouvons observer comment chaque variable est associée aux composantes extraites. Ces associations peuvent aider à identifier les variables qui ont une plus forte influence sur chaque composante et à comprendre les modèles ou facteurs sous-jacents qui contribuent aux données.
5. Discussion
L'analyse des résultats obtenus soutient l'hypothèse selon laquelle les PME marocaines de l'industrie textile et de l'habillement étudiées ne respectent pas les exigences de la RSE concernant les conditions de travail. Elles sont soumises aux pressions de coûts et de délais de la part de donneurs d'ordre étrangers. Elles ne peuvent pas s'aligner efficacement sur les normes de RSE, compte tenu aussi des investissements importants requis et du manque de moyens et de ressources. De plus, l'amélioration de la qualité des produits et la garantie de conditions de travail décentes dans les PME sous-traitantes sont loin d'être des préoccupations pressantes pour les donneurs d'ordre étrangers, même si elles sont de nature à préserver leur image de marque.
L'analyse met également en évidence le fait que les entreprises sous-traitantes fortement orientées sur la RSE ne peuvent pas améliorer leur position concurrentielle à court terme, étant donné que la sélection des fournisseurs, facilement remplaçables et présents sur des marchés très compétitifs, se base sur des critères exclusivement mesurables, principalement sur le critère prix. Eu égard aux résultats de notre enquête, la sous-traitance fait référence à des relations de domination. Adopter un comportement responsable vis-à-vis des parties impliquées de l'entreprise et de l'environnement est donc difficile, chronophage et coûteux pour les entreprises sous-traitantes qui recherchent d'abord la performance économique et financière, puis tentent de corriger la situation en assumant après coup leurs responsabilités en matière de RSE.
Une recherche portant principalement sur des données américaines qui vise à expliquer le recours à ces formes d'organisation productive segmentée (Houseman, 2001), à partir d'une enquête menée auprès de 550 employeurs, met de l’avant les économies réalisées, sur le coût direct du travail et la couverture sociale payée par les entreprises. De même, Sauviat & Serfati. (2013) montrent qu’au lieu de renforcer leur compétitivité structurelle par l’innovation ou de repenser leurs spécialisations, le recours à des services sous-traités a été un moyen de modérer les charges des entreprises françaises au détriment de ses parties prenantes internes et externes. Dans le même ordre d’idées, Perez et al. (2014), en rendant compte d’une étude mise en oeuvre auprès de 4000 établissements français entre 2008 et 2010, placent la sous-traitance dans le champ de l’économie du travail en s’intéressant aux économies de coût du travail et à l’ajustement de l’emploi aux fluctuations de l’activité que permettrait le recours à l'emploi indirect ou externe. Enfin, s'intéressant à l'interrelation entre ces pratiques et le cadre juridique de la relation salariale, Autor (2003) montre, à partir d'un test économétrique d'un modèle théorique, que les restrictions légales au licenciement adoptées par 44 États américains peuvent expliquer une part significative de la croissance du recours à l’externalisation au Mexique. L’étude de Bruyère & Lizé (2020) menée à partir de deux bases de données françaises révèle que les performances des donneurs d’ordre qui tirent leur épingle du jeu en matière de rentabilité du capital tendent à dégrader la qualité et le collectif de travail au sein des établissements sous-traitants.
5.1 Implications théoriques et managériales
Cette étude a des implications théoriques. Nous la plaçons d’abord dans le champ d'analyse de Marx, selon lequel l'essor de la sous-traitance reflète l'histoire de la subordination du travail au capital : elle est l'une des manières par lesquelles le capitalisme cherche à contourner les droits sociaux et les protections salariales que la classe ouvrière s’est battue si durement à établir. La logique consiste à briser formellement le collectif du travail tout en maintenant l’unité réelle du capital, malgré son apparente fragmentation (Tinel, 2005). Le travail en sous-traitance devient un moyen d’exploitation des travailleurs en situation précaire, un subterfuge pour certaines grandes entreprises, leur permettant de se soustraire à leurs responsabilités sociales, le surprofit résultant de l’accroissement du capital ne peut correspondre qu’à la plus-value produite par le travail en dehors de la sphère de la circulation (Harribey, 2000).
Ce texte s’inscrit aussi dans la perspective wébérienne en matière d'éthique des affaires aujourd’hui quelque peu délaissée en vue d’articuler la question de la « morale » et celle des comportements et des pratiques économiques ordinaires. Selon Weber, la recherche du profit reposant sur la capacité de mesurer le capital et son accroissement correspond à une forme générale de capitalisme, se retrouvant notamment de manière diffuse dans le temps et dans l’espace sous les traits d’un « capitalisme vautour » correspondrait aujourd’hui au capitalisme financier moderne, au sens d’une irrationalité liée à la séparation entre entrepreneur et propriétaire.
Concernant l'aspect managérial, notre recherche pose le problème de la mise en oeuvre pratique de la RSE comme véritable outil de gestion dans le cadre de relations de sous-traitance, où les fournisseurs sont fréquemment mis en appel d'offres (les commandes sont à court terme) et leur sélection repose sur le prix. Dans ce cas, les organisations transfèrent les risques sociaux par l’entremise de l’externalisation afin d’éviter des coûts sociaux excessifs ou l’imposition de nouvelles contraintes (Puech, 2004 ; Barthélemy, 2007 ; Guers et al., 2014). Ainsi, pour ces sous-traitants, les objectifs environnementaux et sociaux sont ignorés, et les seules marges supplémentaires possibles sont celles qu'ils peuvent obtenir en améliorant la qualité de leurs produits ou en réduisant leurs coûts de production (Bardelli, 1996).
Les dirigeants et les propriétaires agissent pour leur propre compte et dans l'intérêt des donneurs d'ordre européens et perçoivent parfois la RSE comme une contrainte ou du luxe. La précarité est présente dans la plupart des zones industrielles que nous avons visitées. Les travailleurs, notamment les femmes, étaient, au moment des enquêtes, dans des situations de relative inclusion et toujours confrontés à des difficultés sur le plan socioprofessionnel. Précarisés par la COVID-19 et la cherté de la vie, harcelés par les employeurs et abandonnés par les centrales syndicales, ils continuent de mener diverses luttes pour préserver leurs maigres acquis et aspirent à un travail convenablement rémunéré et garantissant la sécurité sur le lieu de travail et une protection sociale pour tous. L'un des obstacles à la pénétration de la RSE au Maroc est exacerbé par le manque de partage d'informations pour rendre les meilleures pratiques plus accessibles. La mondialisation de l'industrie manufacturière nécessite des arrangements internationaux de gouvernance du travail qui créent d'autres niveaux de soutien institutionnel en plus de la réglementation gouvernementale (Alam et al., 2021).
Comme le souligne Quairel (2007), dans ce type de relation de sous-traitance, la démarche RSE mise en oeuvre par le donneur d'ordre avec ses sous-traitants va conduire à des stratégies de conformité minimales et à des codes de conduite, transmis aux sous-traitants de manière purement symbolique, sans aucun mécanisme de contrôle. Nombreux sont ceux qui affirment que le discours managérial sur la responsabilité sociale n'est rien d'autre qu'un outil marketing visant à augmenter les ventes et les parts de marché. En développant la dimension éthique ou sociale de leurs activités, ou en commercialisant des gammes qui leur sont spécifiquement dédiées, les entreprises seraient en mesure de toucher le créneau de plus en plus important des « consommateurs responsables » (Corinne et Lapointe, 2004).
De plus, alors que les entreprises transnationales, qu'elles soient intégrées ou en réseau, ont un poids économique, une autonomie et un pouvoir très importants dans l'économie mondiale, il n'existe pas encore d'outils adéquats pour appréhender cette réalité, d’où le problème actuel de l'adaptation de ce système et de son harmonisation avec les exigences d'un équilibre entre une gestion efficace et un travail décent partout et pour tous.
5.2 Limites et portée future
Dans notre étude, nous avons évalué l'engagement RSE sur le plan de l'amélioration des conditions de travail au moyen d'un questionnaire auprès des dirigeants et du personnel de PME sous-traitantes. Nous nous sommes appuyés sur une seule source. Or, il nous semble prendre en compte plusieurs sources pour mesurer la RSE : informations collectées auprès des donneurs d'ordres, mais aussi des fournisseurs, des ONG, etc. Les quelques limites de cette étude pourront contribuer aux études futures. Par ailleurs, le type de relation avec les fournisseurs constitue un facteur clé pour comprendre l'intégration de la RSE dans les politiques d'achat des entreprises ; une même entreprise peut mettre en oeuvre différentes stratégies RSE selon la nature de sa relation avec ses clients (Carter, 2005). Enfin, la nature statique de notre modèle ne nous permet pas de capturer la dynamique des interactions entre les variables au fil du temps. Les études longitudinales seraient donc mieux adaptées pour comprendre les conséquences des actions de responsabilité sociale des entreprises sur la rentabilité et la valeur boursière.
6. Conclusion
Notre étude a montré, d'une part, que les entreprises externalisent leur travail pour réduire leurs coûts et, d'autre part, que les relations de sous-traitance entre les entreprises sont dominées par des rapports de force conduisant les donneurs d'ordre à répercuter sur les autres les contraintes économiques qu'elle subit, ce qui affecte à son tour les conditions des travailleurs, notamment dans les pays en développement. Outre le fait que ce travail traite d'un thème peu abordé dans la littérature, l'apport essentiel de notre recherche est d'avoir étudié la dynamique des relations donneurs d'ordre/sous-traitants sous l'angle de la dimension sociale et d'avoir proposé un modèle pour expliquer la rareté des politiques d'achats responsables fondées sur des préoccupations environnementales et sociales.
Si plusieurs facteurs économiques et sociaux contribuent à faire de la sous-traitance un moyen d'exploitation des travailleurs en situation précaire, l'imprécision de la législation et le manque de transparence dans son interprétation et son application freinent le travail des organes de contrôle et de sanction, découragent les victimes de faire valoir leurs droits et font de la sous-traitance un subterfuge pour certaines entreprises donneuses d'ordre, leur permettant de se dérober à leurs responsabilités sociales. Plus grave encore, même dans les pays développés, des voix s'élèvent pour réduire les charges sociales pesant sur les entreprises et imputent aux coûts salariaux les problèmes de compétitivité industrielle.
Les obstacles à surmonter ne se résument pas à trouver des solutions harmonisées aux problèmes que pose partout la sous-traitance, mais tiennent à la difficulté de définir et de délimiter son champ d'application, car ses aspects diffèrent dans le temps et dans l'espace et varient en fonction du niveau de développement entre pays et des différents domaines de coopération et de partenariat entre entreprises. En effet, la présence d'une filiale internationale ou la création d'une usine de sous-traitance peut être une source de richesse créée en augmentant la valeur ajoutée d'un pays et en favorisant ainsi la croissance économique, comme c'est le cas au Maroc. Le gouvernement soutient donc souvent ces agents économiques, moteurs de l'économie par les emplois qu'ils génèrent et le transfert de connaissances et de pratiques managériales qu'ils induisent, mais on doit prendre compte de la dimension éthique pour garantir une société juste.
Il s’avère nécessaire de repenser la relation entre les niveaux international et national lorsqu'on cherche à comprendre les évolutions actuelles des relations industrielles (Wailes, 2007) et à parvenir à une forme de mondialisation humaine et équitable qui nous permette de sortir des crises économiques sans mettre en péril la vie et les droits des travailleurs (Lansbury, 2009). Dans cette perspective, les achats responsables des grandes entreprises des pays développés permettront un apprentissage organisationnel et donc l'amélioration des conditions de travail des PME sous-traitantes des pays en développement. Enfin, le drame de Dacca a aidé à la prise de conscience des consommateurs occidentaux des limites de la fast fashion. En tant que consommateurs, pouvons-nous acheter une chemise en solde pour deux dollars sans contribuer à la misère des autres quelque part dans le monde ?
Parties annexes
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